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Colères

S’expatrier pour mieux revenir ou faire le deuil d’une carrière académique en France ?

Doutes et tribulations d’un jeune chercheur latino-américaniste

Expatriating to come back better or mourning an academic career in France
Doubts and tribulations of a young Latin American researcher
Damien Larrouqué

Texte intégral

  • 1 Simon Grivet, Michel Erman, « À l’université, des modalités de recrutement archaïques », Libération(...)

1L’exercice d’introspection auquel nous a invités la revue Essais pour ce numéro spécial est délicat, mais sans doute salutaire, à défaut d’être « expiatoire ». Selon Le Robert, l’adjectif « expiatoire » dérive du nom commun « expiation », terme désignant « une souffrance imposée ou acceptée à la suite d’une faute et considérée comme un remède ou une purification ». Or, nous autres, jeunes chercheuses et chercheurs, de quoi nous sommes-nous rendus coupables, si ce n’est d’avoir cru en notre passion ? Certes, d’aucuns pourront nous rétorquer que la passion appelle aussi, dans un sens christique, une idée de pénitence. Alors que l’entrée dans la carrière académique dépasse désormais les 33 ans en moyenne1, il semble que nous n’ayons pas fini de porter nos croix. Mais, soyons optimistes et montrons-nous résilients. Ne nous enseigne-t-on pas, depuis notre plus jeune âge, que les efforts consentis finissent toujours par « porter leurs fruits » ? Dès lors, la question qui se pose se décline en trois propositions aussi courtes que leurs réponses sont potentiellement vertigineuses : d’accord, mais 1) À quel prix ? 2) Quand ? Et 3) – on l’oublie parfois – Où ?

2En ce qui me concerne, après avoir achevé un contrat postdoctoral de deux ans à l’Université du Chili, je me retrouve à un tournant de ma jeune carrière académique où la perspective d’une réinstallation en France s’éloigne, tandis que se précise celle d’une expatriation définitive. Le cas échéant, il s’agira pour moi d’un deuil vraisemblablement inconsolable.

  • 2 Olivier Monod, Cassandre Leray, « En France, un système qui fait perdre l’envie de recherche », Lib (...)

3Par pudeur, il m’aurait été préférable de déposer ce texte de manière anonyme, ou sous un nom d’emprunt comme le font de nombreux précaires de l’enseignement supérieur et de la recherche (ESR) pour témoigner des infortunes qui sont les leurs2. Mais, après tout, puisqu’il nous a été demandé d’adopter un « certain recul sur notre propre discipline ou expérience » – ce qui exige d’être transparent avec nous-même afin de l’être envers les autres – je vais me livrer avec honnêteté et sans fausse modestie.

Entre dépit et envie : accepter de se prêter à un exercice introspectif

  • 3 Thomas Piketty, Capital et idéologie, Paris, Seuil, 2019, p. 534-538.

4J’ai l’orgueil de croire avoir toujours fait preuve d’une profonde intégrité morale et intellectuelle. M’étant très tôt forgé une certaine idée de l’intérêt général, je n’ai jamais dérogé à une conception du bien public que j’ai érigée au rang d’éthique de vie. Rien ne m’intéresse moins que l’argent ou la réputation, j’aspire simplement à vivre de ma passion pour la recherche et l’enseignement comme fonctionnaire de l’ESR en France. Parce que je dois tout aux institutions publiques, je n’aurai jamais assez d’une vie professionnelle pour rendre un peu de la dette que j’estime avoir envers notre « État social et fiscal », comme l’a désigné Thomas Piketty3. C’est la raison pour laquelle, si mon expatriation devait se pérenniser, je ne la considèrerais plus comme un passage obligé pour consolider un CV académique mais la vivrais comme une cruelle désillusion. L’amertume qui transparaît dans ces lignes est à la hauteur des doutes qui m’assaillent : si je me refuse encore à changer d’orientation, dois-je a minima modifier mon objet de recherche ? Celui-ci est pourtant intimement lié à ce que je suis et ce en quoi je crois.

  • 4 Jean Picq, Il faut aimer l’Etat : Essai sur l’État en France à l’aube du XXIe siècle, Paris, Flamma (...)
  • 5 Pierre Rosanvallon, La Contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance, Paris, Seuil, 2006.
  • 6 La sociologie de l’action publique en France s’est bâtie à travers une approche « top-down ». Voir (...)
  • 7 Lorenzo Barrault Stella et al., « Etudier les transformations de l’action publique en Amérique lati (...)

5À la façon d’un Jean Picq, je suis de celles et de ceux qui n’ont pas peur, en ces temps d’incertitude généralisée et de contestation tout azimut, de déclarer leur amour pour l’État4. Cette passion au sens premier du terme se retrouve dans l’approche très institutionnaliste que j’ai adoptée dans le cadre de mon doctorat en science politique (mention politique comparée) et que j’ai poursuivie dans mes recherches sur les transformations de l’action publique (en Amérique latine). Or, au sein de la discipline, cette focale « par le haut » – par les sommets de l’État – est malheureusement moins valorisée que les approches « par le bas » ou ethnographiques. Ces dernières s’intéressent aux réceptions des politiques publiques et voient souvent dans les institutions au sens large une menace contre une citoyenneté qui n’en exercerait pas moins, fort heureusement, son pouvoir « contre-démocratique »5. Sans pour autant dénoncer une forme de sectarisme académique, je regrette que les approches plus confidentielles, ou moins à la mode qu’elles ne le furent6, soient désormais d’autant plus difficiles à convoquer que notre terrain est déjà considéré comme « exotique »7.

  • 8 Damien Larrouqué, « ¿ Existe el Estado neoweberiano en América latina ? », Apuntes para la moderniz (...)

6À l’aune des retours critiques sur une première ébauche de projet CNRS, je crois pâtir en France d’un a priori négatif sur mon objet (l’État néo-wébérien), dont je suis pourtant désormais l’un des promoteurs reconnus en Amérique latine8. Comme le veut l’adage, il nous faut accepter que nul n’est prophète en son pays. Ceci étant, il m’est insupportable d’être perçu comme un thuriféraire du pouvoir ou un partisan du statu quo. Car, au motif que je serais diplômé d’une école réputée élitiste (Sciences Po), que j’ai réalisé mon contrat d’attaché temporaire d’enseignement et de recherche (ATER) dans une université parisienne associée au conservatisme juridique (Assas) et que pleuvent les critiques sur mon centre d’intérêt (la haute-administration – accusée d’entre soi, de « pantouflage » ou de gabegie), j’ai parfois l’impression que l’on me voit comme un « chercheur de droite » qui travaillerait sur un terrain de gauche (l’Amérique latine). Pourtant, rien n’est moins vrai. Tout dans mes origines sociales, mon parcours personnel et les valeurs humanistes qui m’animent, démentent ces préjugés qui ont notamment été soulevés, à demi-mots, lors de ma première audition pour un poste de maître de conférences dans une université du Sud de la France.

De Maubourguet à Santiago via Washington : parcours et thèmes de recherches

7Pour la première fois, je m’autorise à l’écrire : oui, je suis fier de mon parcours, de ma persévérance et des valeurs qui n’ont cessé de guider mon orientation universitaire comme l’ensemble de mes recherches académiques.

Fils et petit-fils d’agriculteurs ayant grandi à Maubourguet dans le nord des Hautes-Pyrénées, je n’ai été scolarisé que dans des établissements publics. Pur produit de l’école républicaine, j’ai pour mes professeurs une considération qui n’a d’égal que la reconnaissance que je porte à ma famille et en particulier à mes parents, à qui j’ai dédié ma thèse « pour la liberté concédée et les sacrifices consentis ».

  • 9 Cette enquête a été conduite à travers un blog intitulé La Bitácora de Damien, désormais perdu dans (...)
  • 10 Concernant le rapport rédigé pour le Ministère des affaires étrangères, il n’a pas été rendu public (...)

8Boursier sur critères sociaux durant toute ma scolarité universitaire, j’ai intégré l’institut d’études politiques de Paris sur concours en 2006, où j’ai suivi, de la licence au doctorat, l’intégralité du parcours latino-américaniste. Avant de connaître l’existence de la science politique comme discipline académique, j’ai longtemps aspiré à me lancer dans une carrière de journaliste. Deux expériences m’ont permis de me familiariser avec ce métier. Dans le cadre de ma troisième année à l’étranger (2008-2009), j’ai d’abord réalisé pour le compte de l’Observatoire politique de l’Amérique latine et des Caraïbes (OPALC) de Sciences Po une enquête de terrain de neuf mois sur les conditions d’adaptation de la petite paysannerie latino-américaine à la mondialisation9. Par la suite en 2011 et 2012, j’ai successivement réalisé deux stages à Washington DC portant sur la situation de la liberté d’expression dans les Amériques, d’abord pour le compte de la mission française près l’Organisation des États américains (OEA), puis directement auprès de l’avocate colombienne Catalina Botero, alors Rapporteur spécial sur la liberté d’expression de la Commission interaméricaine des droits de l’Homme (CIDH)10. Ces différentes expériences ont été pour moi révélatrices des épreuves auxquelles s’exposent les reporters de terrain, notamment en Amérique latine. Devant la crainte de ne pouvoir vivre décemment de ce métier voire de mettre en péril ma propre intégrité physique (violence des cartels, affaires de corruption, etc.), j’ai décidé, dès 2009, de renoncer à intégrer l’école de journalisme de Sciences Po et me suis résolu à « bifurquer » en master recherche. Malgré quelques difficultés initiales pour rattraper mon retard académique sur mes camarades et me plier à des exigences méthodologiques alors nouvelles pour moi, je reste convaincu que ce choix a été l’un des plus sages.

  • 11 Damien Larrouqué, Le plan Ceibal en Uruguay : un exemple de bonne gouvernance ? Paris, L’Harmattan, (...)
  • 12 Pour plus de renseignements, cf. Christopher Bouckaert, Geert, Pollitt, Public Management Reform: a (...)

9Et pour cause, mes cinq années de thèse ont été intellectuellement les plus épanouissantes qui soient. Financée à hauteur de 42 000 euros par une bourse de la Fondation nationale des sciences politiques (FNSP) et par une bourse de terrain (Zellidja) attribuée par l’Académie française (2 500 euros), ma thèse s’est inscrite dans la continuité directe de mon mémoire de master. Publié aux éditions l’Harmattan11, ce travail portait sur la mise en œuvre du plan Ceibal en Uruguay, un programme pionnier de distribution d’ordinateurs avec accès internet à tous les écoliers scolarisés dans les institutions publiques du pays. À la croisée de la sociologie de l’État, de l’analyse des politiques publiques et de la politique comparée, ma thèse avait pour objet d’étude la mise en œuvre des programmes d’inclusion digitale inspirés de l’initiative philanthropique One Laptop Per Child (OLPC) dans quatre pays d’Amérique latine (Argentine, Paraguay, Pérou, Uruguay). Si j’ai choisi de travailler sur ce sujet, c’est d’abord et avant tout parce que j’étais fasciné par le changement de paradigme que ces projets éducatifs incarnaient en Amérique latine. Après plus de quinze années sous la coupe des idées néolibérales promues par le « Consensus de Washington », le réinvestissement politique et financier en faveur de l’éducation publique me paraissait être une avancée majeure. Au demeurant, mon travail n’en restait pas moins scientifique. L’ambition de ma recherche doctorale était ainsi de montrer pourquoi certains pays ont réussi à institutionnaliser ces politiques éducatives d’un nouveau genre, quand d’autres les ont abandonnées. L’analyse de ces programmes d’inclusion digitale était donc un prétexte pour étudier l’État latino-américain « en action » et en ouvrir la boîte noire. La thèse que j’ai défendue pourrait être résumée de la sorte : les pays qui sont parvenus à mettre en place ces programmes d’inclusion digitale sont ceux qui ont adopté de nouvelles modalités de gestion publique, que j’ai qualifiées de « néo-wébériennes » – empruntant le concept aux chercheurs Christopher Pollitt et Geert Bouckaert12. En d’autres termes, j’ai fait en sorte de montrer que ces programmes étaient moins révolutionnaires par leurs finalités (revaloriser l’éducation publique à travers l’outil informatique, réduire la brèche digitale) que par les modalités institutionnelles à travers lesquelles ils ont été mis en œuvre (nouvelle conception de l’État transcrite dans des innovations politico-administratives).

10Soutenue en septembre 2016, ma thèse n’a pas pu être évaluée par le Conseil national universitaire dans la section 04 dès février 2017, à cause d’un défaut de communication avec la direction de l’école doctorale qui m’a fait perdre les inscriptions. Ayant été qualifié l’année suivante, je leur en ai d’autant moins tenu rigueur que ma première campagne a été infructueuse et que j’avais, quoi qu’il en soit, décroché entre temps un poste d’ATER à l’université Paris 2 Panthéon-Assas. Élu conseiller municipal de Maubourguet sur la liste socialiste deux ans plus tôt, j’ai été accueilli dans cette université réputée conservatrice de la meilleure des manières. Malgré des désaccords politiques avec certains de mes collègues ou étudiants, mes deux années passées à Assas ont été des plus enrichissantes. J’ai eu l’opportunité d’enseigner aussi bien au sein du campus Vaugirard que sur l’antenne de Melun – auprès d’étudiants beaucoup plus diversifiés socialement. Bref, j’ai adoré travailler dans cette université, dont je remercie le corps professoral comme le personnel administratif pour leur confiance.

11Au terme de mon contrat d’ATER et après six mois de chômage, je me suis porté candidat à l’agrégation de science politique. Déclaré sous-admissible en mars 2019, j’avais entre temps décroché un poste de maître de conférences (profesor asistente) en « Administration et politiques publiques » à l’Université O’Higgins du Chili que j’ai décliné en dépit du salaire qui m’était proposé (environ 3500 dollars par mois). Convaincu de vouloir faire ma carrière en France, j’ai préféré saisir l’opportunité du contrat postdoctoral de deux ans (2019-2021) que j’ai obtenu au sein de l’Institut des affaires publiques (INAP) de l’Université du Chili en terminant premier du concours CNRS local (Fondecyt-Conicyt) dans la catégorie « Sciences juridiques et politiques ». Voilà comment je me suis retrouvé au Chili, laboratoire du néolibéralisme autoritaire.

De la crise sociale à la crise sanitaire : vivre sa recherche au pays des inégalités

12Le projet pour lequel j’ai été recruté porte sur les processus de recomposition de l’État en Amérique latine et, plus exactement, sur les transformations de la haute fonction publique dans le Cône Sud (Argentine, Chili, Uruguay). Pour résumer, la littérature nous enseigne que ces trois pays ont connu des trajectoires institutionnelles assez comparables jusqu’au premier tiers du XXe siècle, et que leurs divergences se sont par la suite accentuées, avec pour effet d’aboutir, à grands traits, à trois modèles administratifs différents : un fonctionnement néolibéral au Chili, une culture patrimonialiste en Argentine et une bureaucratie plutôt traditionnelle en Uruguay. Or, mon ambition initiale était précisément de démontrer que depuis une quinzaine d’années, on peut observer une convergence vers un nouveau modèle institutionnel de type « néo-wébérien ». Malheureusement, cette recherche a été, en grande partie, paralysée par le télescopage des crises sociales, politiques et sanitaires qui ont secoué l’ensemble de la région, et singulièrement le Chili, à partir d’octobre 2019.

  • 13 Avec de quoi alimenter mes recherches pendant plusieurs années, j’ai vécu aux avant-postes l’explos (...)

13À bien des égards, ces dix-huit mois sur place ont été déconcertants. Ils m’ont ouvert les yeux et m’ont exposé à un vrai dilemme moral. D’un côté, le Chili a connu son Annus Horribilis et sa population s’est enfoncée dans la pauvreté. De l’autre, je me suis retrouvé en position d’observateur privilégié13, jouissant de conditions matérielles particulièrement enviables, voire bien meilleures qu’en France pour un poste équivalent. Sur place, je gagnais au moins six fois le salaire minimum soit autour de 2 350 euros – avant la chute du pesos, autour de 2 000 ensuite – et disposais d’une cagnotte pour mon projet de recherche de 5 000 euros annuels supplémentaires.

14Cet argent relève de la recherche publique, qui est financée par le contribuable chilien. Or, le système fiscal étant si régressif, ce sont essentiellement les classes populaires qui payent à travers la TVA les émoluments des fonctionnaires et de l’élite politique. Dans le même temps, la société chilienne n’a pas accès à un système de santé de qualité à moins d’y mettre le prix, doit s’endetter parfois à vie pour ses études et se retrouve à la retraite avec des pensions misérables.

15Pour les avoir constatées et étudiées au quotidien, je n’ai plus supporté ces injustices et ces paradoxes. Le Chili est bien un laboratoire du néolibéralisme sauvage et de ses excès : un pays riche, un État pauvre et une société encore plus paupérisée. Si je me montrerai toujours reconnaissant envers les institutions publiques chiliennes pour m’avoir offert cette opportunité postdoctorale, j’en perdrai pour autant ni mes convictions personnelles, ni ma liberté académique.

16Je n’ai donc jamais eu peur de déclarer auprès de certains de mes interlocuteurs hauts-fonctionnaires, dans des séminaires ou sur les réseaux sociaux que ce pays doit être réformé en profondeur et avec lui un modèle de société hyper-capitaliste mortifère. À mes yeux, la perversité d’un tel système repose sur son auto-renforcement. De fait, je me suis rapidement rendu compte que même mes camarades et collègues qui revendiquent de vraies valeurs de gauche n’en envoient pas moins leurs enfants se former dans des écoles privées – car le niveau de l’éducation publique est réputé catastrophique. Ils cotisent également à des mutuelles de santé et se font soigner dans des établissements qui font de la maladie leur profit – car le temps d’attente pour une intervention chirurgicale à l’hôpital public peut dépasser les deux ans. Ils investissent enfin dans la pierre en vue de s’assurer un petit pécule à la retraite – alimentant par là-même la bulle immobilière et l’inflation sur des loyers qui atteignent aujourd’hui des valeurs européennes. Pourtant, comment leur reprocher ces comportements qui entrent en contradiction avec leurs principes ? Cela serait oublier que ce que nous enlève le système néolibéral, c’est précisément la sécurité du futur ou l’assurance contre l’adversité. Jeune, en bonne santé et sans enfant à charge, il était loisible pour moi de cotiser au système de santé public et d’en défendre fièrement les principes. Mais qu’en aurait-il été dans vingt ou trente ans ?

  • 14 Pour plus de renseignements sur cette crise politique et sociale d’une intensité inédite dans le pa (...)

17La question pourrait se poser, s’il me fallait me projeter dans ce pays, au-delà de mon postdoc. Malgré les offres alléchantes qui m’ont été faites en terme salarial, je suis trop attaché à la social-démocratie européenne pour faire ma carrière académique au pays du néolibéralisme échevelé. Alors certes, on pourrait me rétorquer que le peuple chilien s’est justement « réveillé » (Chile despertó14) et qu’il a massivement voté (à plus de 80 %) en octobre 2020 pour une nouvelle constitution, gage d’un nouveau modèle de société et qu’un jeune président de gauche tiendra désormais les rênes du pays. Toutefois, à l’aune du niveau d’inégalités sociales et de l’enracinement de cette culture pinochétisto-libérale dominante, je suis sceptique quant à la possibilité de voir les effets d’un changement de paradigme politico-économique se préciser avant au moins une génération. De la même manière que Rambo s’exclamait : « c’était pas ma guerre », il me faut déplorer que « c’est pas mon pays ».

Conclusion : aux laborieux les mains vides

  • 15 Selon les chiffres de 2017, une année scolaire coûte 6 400 euros par élève en primaire, 8 700 en co (...)
  • 16 Selon Thomas Piketty, le patrimoine moyen d’un français adulte s’élève à 200 000 euros. Cf. Thomas (...)

18Plus que jamais je veux vivre en Europe et idéalement en France. Ce pays m’a formé, éduqué et financé. Sur la base des données présentées par les ministères de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur15 et du montant des différentes bourses que j’ai reçues, j’ai calculé que de la maternelle au doctorat, ma formation a coûté au contribuable français au moins 230 500 euros – ce qui représente plus d’un patrimoine moyen 16–, auxquels s’ajoutent 45 000 euros, correspondant à deux ans de salaires sous contrat public d’ATER avec primes d’enseignement. Vivre, travailler et payer mes impôts en France relèvent pour moi du devoir moral. Je tiens à contribuer à un modèle économique et social qui m’a tant donné et auquel je n’ai encore que si peu rendu. Mais rien n’est moins sûr.

19Compte tenu de la raréfaction des postes dans l’ESR, le niveau de compétitivité est tel que personne ne peut être assuré d’y faire un jour carrière. Si « la chance sourit aux audacieux », on n’obtient pas pour autant un poste dans l’ESR par hasard. Toutes et tous, autant que nous sommes, avons fait des sacrifices pour en arriver où nous en sommes. Toutes et tous devrions pouvoir rendre à la société une part des investissements et de la confiance qu’elle a placés en nous, en produisant, d’une part, de la recherche qui contribue à un meilleur entendement de la complexité du monde et en formant, d’autre part, à notre tour ses étudiants. Or, les options qui s’offrent à la plupart d’entre nous, candidats malheureux de campagnes de sélection harassantes et souvent humiliantes, se résument à deux : l’abandon de carrière ou le départ à l’étranger.

20En ce qui me concerne et si elle reste éphémère, mon expatriation demeure un atout. Si elle devient définitive, elle sera alors vécue comme une déchirure. Aussi me suis-je accordé cinq ans encore. Si dans cinq ans je ne suis pas parvenu à obtenir un poste en France, il se pourrait que je tire un trait définitif sur ma carrière académique. J’aurai alors 38 ans et un projet de vie à redéfinir. Revenu du Chili à la fin de mon contrat, j’ai pu obtenir en mai 2021 la reprise de mes droits à « l’allocation d’aide pour le retour à l’emploi ». En octobre 2021, j’ai décroché un poste d’assistant de direction au sein de la revue internationale Hermès du CNRS, d’une durée de 6 mois. Ce statut de salarié m’a permis d’assurer des TD en parallèle. Car faut-il rappeler que le statut de chômeur nous l’interdit. La situation des précaires de l’ESR est ainsi ubuesque : il nous faut enseigner pour avoir un poste, mais il nous faut déjà un poste pour enseigner…

21Si la campagne du printemps 2022 se révèle à nouveau infructueuse pour moi, alors je me résoudrai à repartir en Amérique latine, loin de ma famille et de mes amis. Athée de gauche, j’ai obtenu un poste à l’Université pontificale catholique du Pérou, à Lima, à pourvoir le 1er août 2022. Entre principes et compromissions, vivre de sa passion pour l’ESR peut décidément être un chemin de croix.

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Notes

1 Simon Grivet, Michel Erman, « À l’université, des modalités de recrutement archaïques », Libération, 8 juillet 2020.

2 Olivier Monod, Cassandre Leray, « En France, un système qui fait perdre l’envie de recherche », Libération, 9 décembre 2020.

3 Thomas Piketty, Capital et idéologie, Paris, Seuil, 2019, p. 534-538.

4 Jean Picq, Il faut aimer l’Etat : Essai sur l’État en France à l’aube du XXIe siècle, Paris, Flammarion, 1997.

5 Pierre Rosanvallon, La Contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance, Paris, Seuil, 2006.

6 La sociologie de l’action publique en France s’est bâtie à travers une approche « top-down ». Voir notamment les travaux fondateurs de Jean-Gustave Padioleau ou Bruno Jobert et Pierre Muller. Cf. Jean-Gustave Padioleau, L’Etat au concret, Paris, PUF, 1982 & Bruno Jobert, Pierre Muller, L’Etat en action. Politiques publiques et corporatismes, Paris, PUF, 1987.

7 Lorenzo Barrault Stella et al., « Etudier les transformations de l’action publique en Amérique latine. Des terrains “exotiques” à la fécondité conceptuelle d’enquêtes situées », Gouvernement et action publique, vol. 8, n° 1, 2019, p. 9-34.

8 Damien Larrouqué, « ¿ Existe el Estado neoweberiano en América latina ? », Apuntes para la modernización del Estado, n° 5, 2017, p. 20-26 », Id., « ¿Qué se entiende por Estado neoweberiano ? Aportes para el debate teórico en perspectiva latinoamericana », Revista del CLAD Reforma y Democracia, n° 70, 2018, p. 5-28 & Id. « El concepto de Estado neoweberiano como herramienta heurística: analizando las transformaciones de las administraciones públicas del Cono Sur », Informe CEEHD-Universidad de Belgrano, n° 7, 2019, p. 15-19.

9 Cette enquête a été conduite à travers un blog intitulé La Bitácora de Damien, désormais perdu dans les limbes du Web. Les résultats ont cependant été publiés dans le rapport annuel de l’OPALC. Cf. Damien Larrouqué, « Le monde rural latino-américain confronté aux défis de la mondialisation », OPALC Political Outlook, décembre 2009, p. 65-73.

10 Concernant le rapport rédigé pour le Ministère des affaires étrangères, il n’a pas été rendu public. En revanche, j’ai participé à la rédaction de la section « Équateur » du rapport 2012 de la CIDH, accessible sur internet. Cf. CIDH, Informe anual de la Comisión interamericana de derechos humanos 2012. Volumen II. Informe de la Relatoría especial para la libertad de expresión, Washington DC, OEA, 2013, 323 p.

11 Damien Larrouqué, Le plan Ceibal en Uruguay : un exemple de bonne gouvernance ? Paris, L’Harmattan, 2012.

12 Pour plus de renseignements, cf. Christopher Bouckaert, Geert, Pollitt, Public Management Reform: a Comparative Analysis, Oxford, Oxford University Press, 2004, p. 97-100.

13 Avec de quoi alimenter mes recherches pendant plusieurs années, j’ai vécu aux avant-postes l’explosion sociale d’octobre 2019, la répression des mouvements sociaux par le gouvernement et la gestion chaotique de la pandémie de Covid-19, au cours de laquelle Santiago et ses quartiers périphériques ont été confinés durant presque… 150 jours. Ainsi que j’ai pu le soutenir avec deux collègues, tout porte à croire que ce confinement interminable a été, en grande partie, instrumentalisé pour faire taire les mobilisations sociales. Cf. Stéphanie Alenda, Antoine Faure, Damien Larrouqué, « Chile en pandemia ¿La crisis de una cultura singular ? », in Juan Russo (dir.), A marchas forzadas. La política en épocas de pandemia, Buenos Aires, Prometeo, à paraître en 2022.

14 Pour plus de renseignements sur cette crise politique et sociale d’une intensité inédite dans le pays, voir le dossier « Éclairage » que j’ai coordonné pour IdeAs. Idées d’Amériques. Cf. Damien Larrouqué, « Introduction. Le Chili s’est réveillé… et après ? », IdeAs. Idées d’Amériques, n° 15, mars 2020, https://doi.org/10.4000/ideas.7372.

15 Selon les chiffres de 2017, une année scolaire coûte 6 400 euros par élève en primaire, 8 700 en collège, 11 000 en Lycée et 10 100 en Université. Cf. https://www.education.gouv.fr/le-budget-et-les-finances-du-systeme-educatif-89252 & https://publication.enseignementsup-recherche.gouv.fr/eesr/FR/T496/la_depense_d_education_pour_l_enseignement_superieur/.

16 Selon Thomas Piketty, le patrimoine moyen d’un français adulte s’élève à 200 000 euros. Cf. Thomas Piketty, Capital et idéologie, op. cit, p. 1161 sqq.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Damien Larrouqué, « S’expatrier pour mieux revenir ou faire le deuil d’une carrière académique en France ?  »Essais [En ligne], Hors-série 7 | 2022, mis en ligne le 01 février 2022, consulté le 16 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/essais/10752 ; DOI : https://doi.org/10.4000/essais.10752

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