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Do we care?

En quête d’un travail qui aurait un sens. Les jeunes docteurs en SHS entre « bullshit jobs » et recherches-fantômes


In search of meaningful work. Young doctors in the social sciences and humanities between “bullshit jobs” and ghost research
Y.M. et I.M.

Texte intégral

  • 1 David Graeber, Bullshit jobs, trad. Élise Roy, Paris, Les Liens qui libèrent, 2018, p. 260.

[L]es aspects plaisants de votre métier [d’universitaire] – par exemple, le fait de pouvoir réfléchir – ne sont pas ce qui vous vaut votre paye ; ils sont plutôt de petits plaisirs occasionnels qui vous sont octroyés en reconnaissance de votre vrai travail, qui est de remplir des formulaires1.

  • 2 Ibid.
  • 3 Julien Brygo et Olivier Cyran, Boulots de merde !, Paris, La Decouverte, 2016, p. 16-20.
  • 4 Eilis Lawlor, Helen Kersley, Susan Steed, « A bit rich. Calculating the real value to society of di (...)

1David Graeber pointe les bullshit jobs, des boulots à la con, qui se sont généralisés dans toutes les sphères des sociétés occidentales, y compris dans les milieux universitaires2. Selon lui, les boulots à la con sont des emplois que les personnes qui les exercent considèrent comme dénués de sens. Il souligne qu’il s’agit souvent d’emplois bien rémunérés, mais profondément frustrants pour les salariés, par comparaison avec des emplois mal rémunérés et exercés sous des conditions matérielles difficiles, mais dotés d’un sens aux yeux de ceux et celles qui les exercent. Dans cet article, la notion de bullshit job est articulée avec celle de boulot de merde, mise en avant par les journalistes français Julien Brygo et Olivier Cyran3, dénonçant l’effet édulcorant de la première traduction (« à la con ») tout en discutant la notion au regard des réflexions sur la valeur sociale de ces métiers4. Brygo et Cyrian aussi décrivent une diversité de métiers, où nous retrouvons encore une fois des exemples tirés de l’université :

  • 5 Julien Brygo et Olivier Cyran, Boulots de merde !, op. cit., p. 27.

on en profite pour lancer ici un appel aux savants qui souhaiteraient poursuivre les travaux de l’enquête britannique [Lawlor, Kersley, Steed, 2009] : vous ne perdrez pas votre temps si vous tentiez, par exemple, de calculer la valeur sociale créée par les quelque deux cent mille enseignants précaires (non-titulaires, vacataires, stagiaires, auto-entrepreneurs, etc.) qui peuplent les écoles et les universités, et qui se débattent dans des conditions telles qu’ils se retrouvent parfois à devoir quémander des bons alimentaires5.

2Les docteurs en sciences humaines et sociales se retrouvent au cœur du débat sur le sens d’un métier à la con. D’un côté, ce statut paraît comme le contre-exemple parfait puisqu’enseigner et contribuer à apporter une pierre à la recherche scientifique renvoient à une représentation par excellence d’un métier qui a du sens. En revanche, la précarité et la sous-rémunération – quand ce n’est pas son absence – impliquent des difficultés matérielles. Dans l’attente d’obtenir un poste de titulaire (Maître de Conférences, Chargé de recherche CNRS notamment), trois options se présentent à la plupart des docteurs. Une première consiste à survivre grâce à des allocations chômage de longue durée, des demandes de RSA, ou des jobs dits « alimentaires ». Si l’attente se prolonge trop et la survie devient trop difficile, les candidats finissent par renoncer à la recherche. La troisième voie implique de trouver des statuts dans l’Enseignement supérieur et la recherche (ESR) qui permettent de « rester dans la maison », de continuer à prouver leur persévérance dans le milieu, de justifier de la prochaine demande de qualification et ses recrutements éventuels, et d’éviter le trou dans le CV.

3Notre article analyse la quête de sens dans ces situations. Certains chercheurs portent ces cas en étendard de la lutte nationale contre la précarité dans l’ESR. Les blogs qui recensent ces luttes et ces situations précaires sont ainsi légion (parmi les plus connus « ACADEMIA »6). Certains prennent la forme de blogs anonymes et compilent par l’humour les dimensions « bullshit » de notre métier (le blog « Histoires à lunettes » est ici plusieurs fois cité7).

4Sur la base de nos propres expériences de jeunes docteurs en sciences sociales ainsi que de celles de notre entourage, nous présenterons dans un premier temps comment les jeunes docteurs, qui souhaitent rester dans le monde universitaire, exercent des occupations dont ils doutent qu’elles aient du sens – afin de subvenir à leurs besoins matériels. Dans un deuxième temps, nous nous intéresserons aux effets de ces situations postdoctorales sur la production de la recherche.

Le sens des jobs de docteurs sans poste à l’épreuve de la nécessité matérielle

  • 8 David Graeber, Bullshit jobs, op. cit.

5Dans le contexte de précarité post-thèse, les jeunes chercheurs exercent souvent des activités professionnelles dont le sens n’est pas celui de faire de la recherche ou d’enseigner. Un premier type de bullshit job académique ressemble à ce que présente David Graeber dans son ouvrage8. Les jeunes docteurs peuvent être amenés à accepter des jobs liés à l’économie de la recherche, de plus en plus dominée par des tâches administratives, celles-là mêmes que de nombreux enseignants-chercheurs titulaires dénoncent. Une enquête menée auprès de divers titulaires de différentes disciplines en SHS en 2013 souligne :

  • 9 Carole Drucker-Godard, Thierry Fouque, Mathilde Gollety, Alice Le Flanchec, « Le ressenti des ensei (...)

un certain nombre de répondants signalent une surcharge de travail administratif, qui réduit de fait le temps consacré à l’enseignement et à la recherche. Ainsi, par exemple, un répondant indique : « il me semble qu’actuellement notre métier dérive vers un surcroît d’administratif, de tâches pour lesquelles nous n’avons pas été formés et qui ne nous permettent pas de nous consacrer pleinement à l’enseignement et la recherche. » (MCF Section 27). (...) ils regrettent que le travail administratif, de plus en plus lourd, soit insuffisamment pris en compte dans leur évaluation9.

6Pour gagner un peu d’argent, les docteurs peuvent formater des CV de chercheurs pour les rendre compatibles avec les exigences d’un évaluateur, comme le Hcéres, ou remettre en forme des syllabus de cours pour d’autres enseignants. D’autres activités rémunérées restent intellectuellement (plus ou moins) intéressantes, mais ont la spécificité de réserver à des moins précaires la reconnaissance du travail effectué par le jeune docteur. Celui-ci peut ainsi être amené à traduire au noir et (sans être mentionné officiellement comme le traducteur) la dernière publication d’un collègue statutaire ou à rédiger des demandes de financement qui seront déposées au nom de chercheurs établis. Ainsi, à la demande d’une institution ou d’une chaire, ce sont parfois des emplois de rédacteur d’une demande de financement qui sont proposés, par exemple pour un projet de recherche ou une école doctorale thématique. Les jeunes docteurs acceptent ces emplois sans être particulièrement concernés ou intéressés par le sujet. Cela s’inscrit dans l’accroissement constant de l’importance des financements sur projet dans la recherche. Ces emplois administratifs ou de para-recherche permettent aux jeunes docteurs d’occuper un emploi faute de mieux, mêlant travail de recherche à d’autres catégories de travail universitaire souvent moins considérées – tout en essayant de poursuivre des recherches qui leur tiennent à cœur dans leur temps libre ou encore de postuler à des emplois académiques plus stimulants ou plus stables.

7Les jeunes docteurs exercent aussi des activités qui sont parfois gratifiantes en soi, mais qui tendent à pérenniser un système que nous remettons en question. Il s’agit notamment des vacations, c’est-à-dire de l’enseignement payé à l’heure enseignée (ce qui signifie généralement un salaire horaire largement en dessous du SMIC et qui s’approche pour certains d’un euro par heure, en fonction par exemple du temps exigé pour la préparation du cours). En acceptant cette activité, les jeunes chercheurs contribuent au maintien de ce système critiqué, contraints de le faire à cause de leur précarité matérielle. Par ailleurs, ils espèrent augmenter ainsi leurs chances de recrutement sur un poste stable en « améliorant leur CV » et craignent de refuser des vacations, car cela pourrait endommager leurs relations avec des enseignants statutaires – pouvant décider des futurs recrutements. Si les jeunes chercheurs affirment trouver un sens à l’activité d’enseigner, le format spécifique des vacations les expose à un dilemme professionnel et politique.

8De plus, si beaucoup de jeunes chercheurs perçoivent leurs activités d’enseignement comme dotées d’un sens social, leur entourage professionnel les encourage à y passer un minimum de temps. Des collègues bienveillants nous rappellent que pour être recruté il faudrait que nous ne « perdions » pas notre temps à parfaire nos enseignements, réfléchir à de nouvelles méthodes et formats pédagogiques (chronophages), faire des retours détaillés aux étudiants, ou les soutenir dans leurs difficultés. S’il est bien vu et nécessaire pour le recrutement d’avoir enseigné, la manière dont nous avons investi ces activités est invisible sur le CV et ne « sert » donc à rien. Il est parfois conseillé de privilégier une préparation de cours rapide, des formats d’évaluation économes en temps – même s’ils sont perçus comme ennuyeux pour les étudiants ou leur apportent moins en termes d’apprentissage. Minimiser le temps consacré à l’enseignement signifie perdre l’impression de sens social.

9Constamment à la recherche d’un (nouvel) emploi académique, les jeunes docteurs passent un temps considérable à préparer des candidatures, à s’entrainer à des auditions – et à soutenir leurs collègues tout aussi précaires investis dans les mêmes démarches. Dans un contexte de pénurie chronique de postes, la rédaction de dossiers de candidature devient une activité à la con, répétitive et très rarement couronnée de succès, avec souvent une centaine de candidat-e-s pour un poste. Pour la campagne 2018-2019, l’association professionnelle en science politique, l’ANCMSP, se borne à rappeler le nombre de postes par qualifiés et selon des estimations : « au grand minimum 195 docteur-e-s qualifié-e-s en science politique sont laissé-e-s sur le carreau »10. Pour les candidatures aux postes d’ATER, les candidats externes ne disposent que rarement d’informations sur le profil recherché. Ils produisent alors des candidatures à la chaîne (parfois une trentaine pour une campagne de recrutement), rassemblant toujours les mêmes documents (scan de la carte d’identité, certificat d’inscription en doctorat ou diplôme de doctorat, etc.), accompagnés de documents semblables, mais modifiés légèrement face aux demandes variables des universités. Les chercheurs précaires écrivent des résumés de thèse en dix formats différents (un paragraphe, une page, deux pages, trois pages, dix pages, etc.), chaque format traduit en plusieurs langues. La même activité concerne les CV – sauf que nous avons le plaisir de pouvoir pérenniser cette activité puisqu’il faut actualiser les différentes versions des CV en continu.

10C’est ce CV qu’il convient de faire croître, voire de gonfler, à tout prix. En espérant un jour obtenir un poste stable, les chercheurs indiquent une participation à un collectif ou un réseau virtuel de chercheurs (qui ne se connaissent pas, mais qui sont mis en réseau par une cotisation ou des échanges de formulaires avec biographie). La valorisation de soi par le maintien constant de divers profils personnels sur différents sites web institutionnels représente une autre activité dénuée de sens social.

11Tous les types d’emplois d’enseignants-chercheurs – précaires et titulaires – comportent une part croissante de tâches à la con. Celles-ci sont rarement inscrites sur le profil du poste, considérant que ces tâches « vont avec » et sans que se déploient des réflexions collectives sur leur utilité intrinsèque et leur impact sur la situation de ceux qui les exercent. Ainsi, tous les enseignants-chercheurs sont soumis à des obligations de documentation de leurs activités, par exemple remplir des listes d’assiduité de leurs étudiants ou des documents pour déclarer les extraits d’ouvrage à droits d’auteur diffusés aux étudiants. L’économie de l’évaluation et de la soi-disant sélection de l’excellence provoque également des activités à la con. Le circuit des lettres de recommandation fait partie intégrante de cette économie. En tant que jeunes docteurs, nous sommes contraints d’occuper les différents rôles dans cette économie de la recommandation. Pour nos candidatures, nous continuons à nous livrer à l’exercice désagréable de devoir solliciter des professeurs de rang supérieur (notamment nos anciens directeurs de thèse) pour la rédaction de lettres de recommandation – que nous devons fréquemment rédiger nous-mêmes. En tant qu’enseignants, nous sommes sollicités par nos étudiants (que nous connaissons en partie à peine) pour des lettres de recommandation concernant une multitude grandissante d’activités : des bourses, des stages, des prix et des masters. Sommés parfois par des étudiants de leur donner une lettre de recommandation sans destinataire ni objet, modulable selon leur besoin (mais signée), nous hésitons entre le sentiment de faible reconnaissance statutaire (« on demande ça au vacataire, il va accepter, tant pis si après ça lui retombe dessus ») et l’adhésion au détournement de l’outil de la recommandation avec sa part de vacuité. En tant que membres d’institutions universitaires, nous sommes souvent invités au travail d’évaluation des dossiers comprenant des lettres de recommandation pour sélectionner les futurs étudiants – exercice dont nous avons du mal à être dupes étant donné notre implication dans les autres stades de la production de ce type de lettres.

Le souhait de poursuivre un travail académique après la thèse pousse beaucoup de jeunes chercheurs à passer du temps sur ces tâches à la con, avec un impact sur la production de la recherche.

La production de la recherche à l’épreuve de ces situations postdoctorales

  • 11 Thomas Rozec, « Qu’avons-nous fait de la recherche ? », Podcast BingeAudio, programme B #555-558, 2 (...)

C’est une crise qui accable l’univers de la recherche depuis des années, bien avant que le Covid vienne y ajouter son grain de sel. (…) Toutes et tous ont à l’esprit une même interrogation : qu’avons-nous fait de la recherche ? Une série de [podcast de] Norah Benarrosh-Orsoni, réalisée par Alexandre Ferreira11.

12Outre l’enseignement, la recherche est l’autre pan du travail académique qui motive les jeunes docteurs à poursuivre leurs efforts pour rester dans le monde universitaire. Néanmoins, le cadre actuel de la recherche force à des arbitrages dans les activités à privilégier et celles effectivement privilégiées par celles et ceux à des postes moins précaires. La hiérarchisation du travail universitaire s’imbrique en effet dans les logiques de la précarité, dévalorisant le sens du travail de recherche, tel que le raconte un ancien titulaire de tenure track d’université nord-américaine, devenu Maître de Conférences en France :

  • 12 Un ancien titulaire de tenure track d’université nord-américaine, devenu maître de conférences en F (...)

Au croisement entre la pression sur les profs et sur les étudiants, l’université qui vient c’est le vol généralisé des résultats des précaires. Les directeurs cosignent en masse les papiers de leurs étudiant-e-s. C’est limite déontologiquement ? Pas du tout, c’est recommandé. Mettre son nom sur le travail des plus jeunes, c’est montrer qu’on associe trop bien son enseignement et sa recherche, qu’on transmet bien la manière dont ça fonctionne. (…) De toute façon, il faut bien signer les papiers des précaires, vu qu’on n’a pas le temps de faire de la recherche. L’université qui vient, c’est celle où des collègues te regardent vraiment étrangement quand tu dis que tu vas aux archives ou faire un entretien, comme si tu leur avais dit que tu nettoyais l’amphi après ton cours ou que tu beurrais les sandwichs à la cantine. C’est déroger à la division optimisée du travail. (…) Au bout d’un moment, ce n’est même pas le temps qui manque pour travailler autrement, c’est l’idée de ce que ça pourrait être qui fait défaut. L’université qui vient c’est un collègue titulaire qui a gagné un livre comme prix pour je ne sais plus quoi et qui cherche un collègue à qui le donner, tellement ça le fait rire l’idée qu’il pourrait lire un livre, épais et ancien en plus12 !

13Si pour un chercheur en poste, la perte du sens de la recherche marque l’université, qu’en est-il du point de vue de jeunes docteurs à peine insérés dans l’institution ? Il s’agit ici de mesurer l’abandon, sous plusieurs formes, de la recherche scientifique produite, telle une inexorable fuite dans les tuyaux de l’ESR.

14Pour subvenir à leurs besoins matériels, les jeunes docteurs s’inscrivent dans une démarche pour obtenir un financement à un projet de recherche. Si la rédaction du projet ne semble pas être une activité à la con, mais stimulante et mue par un intérêt réel pour l’objet ou la question, elle est rarement teintée de succès. Les candidats au concours du CNRS doivent présenter un projet, et en 2019 pour la section 40 (« Politique, pouvoir, organisation ») par exemple, 198 candidats ont présenté un projet pour 4 postes13. La dernière réforme de l’ESR vise à faire monter le taux de succès à 20 % des projets présentés et finalement financés par l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) – avant le chiffre pouvait descendre à 5 % dans certaines sections disciplinaires.

15Dans l’espoir d’obtenir un jour un poste stable dans le monde académique, les jeunes (et moins jeunes) docteurs rédigent des projets de recherche qui, s’ils étaient acceptés, leur permettraient de poursuivre leurs recherches et être financés pour une durée limitée (entre six mois et quatre ans).

  • 14 David Graeber, Bullshit jobs, op. cit., p. 224.

Une étude récente laisse entrevoir l’ampleur du désastre : les universités européennes auraient dépensé environ 1,4 milliard d’euros par an à préparer des demandes de subvention qui ont été rejetées – des sommes qui, évidemment, auraient pu servir à financer la recherche14.

16Pour les jeunes chercheurs qui ne peuvent avoir le luxe de renoncer à trouver un post-doc, cette activité de création de projets perd de son sens par sa continuelle répétition. La très forte compétitivité des appels à projets implique de multiplier les candidatures. Par ailleurs, les contraintes et focus thématiques variables selon les appels poussent les chercheurs à adapter leur projet de façon pragmatique – sans forcément être convaincus de la pertinence de cette modification : tantôt il s’agit de suggérer une comparaison internationale avec un pays, sur la base d’une vague rumeur que celui-ci est devenu plus « original », tantôt il s’agit d’actualiser la période d’enquête pour qu’elle corresponde à une période plus récente incluant le contexte du moment. En 2020, il faut parler du Covid même si l’objet n’a un lien que ténu avec la pandémie. Beaucoup de chercheurs ne voient plus le sens de ces textes dont les versions s’accumulent sur l’ordinateur – textes qui ne sont jamais publiés et dont le lectorat se limite aux évaluateurs de projets. Au lieu de faire de la recherche, nous écrivons ce que nous pourrions étudier, sans avoir le temps de le faire effectivement, car il faut écrire de nouveaux projets dans l’espoir d’obtenir enfin un financement. Le poids des financeurs contribue aux « modes » de la recherche : quand un docteur en SHS réalise que son sujet postdoctoral n’entre pas dans les « cases » des appels à projets, il l’abandonne et écrit des projets susceptibles d’intéresser les financeurs et de correspondre à un maximum d’appels.

  • 15 Un ancien titulaire de tenure track d’université nord-américaine, devenu maître de conférences en F (...)

17Certains contrats postdoctoraux sont d’ailleurs tellement courts (neuf mois, par exemple, ce qui permet d’éviter de payer un salaire les mois d’été – les chercheurs travaillent de toute façon, rémunérés ou non) que les docteurs passent plus de temps à chercher un nouveau financement pour la suite qu’à faire de la recherche pour le projet en question. Cela confirme l’analyse suivante : « on écrit un projet de recherche avec les résultats du projet d’avant et on espère qu’au fil du projet on trouvera de quoi faire le projet d’après »15. Le décalage dans le temps des travaux à mener entraîne un décalage dans les publications, puis dans la manière de penser l’écriture en sciences sociales, jusqu’à toucher les vies, les carrières, le sens du métier du chercheur :

  • 16 « Histoires à lunettes », blog « journal de thèse », « L’écriture suspendue », 2020, https://histoi (...)

Chacune de ces candidatures est une projection vers un monde possible, géographiquement, scientifiquement, humainement, qui laisse à la fin totalement épuisé.e. (…) j’ai mis des mois à me défaire d’une plume pleine de justifications – pourquoi je suis là et ce sujet est intéressant –, d’exagérations – pourquoi vraiment il faut que je sois là et ce sujet est passionnant – et d’injustices flagrantes pour faire artificiellement émerger son travail comme plus intéressant en usant de la caricature de ce qui a déjà été fait et qu’on ne peut pas vraiment lire en si peu de temps. Des mois aussi à me défaire d’une plume poussée par l’urgence, fractionnée, prête à sauter à une autre tâche dès qu’elle se présente, qui ne tient pas le fil d’une histoire ou d’une argumentation, mais se disperse et à force écrit seulement dans la dispersion16.

18Interrogés alors sur le sens de notre métier, peu de docteurs citeront la part très importante de leur travail consistant à réécrire l’énième projet de recherche quarante fois amendé et non accepté, les mécanismes sans fin autour des lettres de recommandation et l’interminable ligne de CV réécrite trois fois en italien avec notre résumé de thèse en trois pages et demi. En mesurant la part de boulot à la con de nos métiers, nous estimons alors l’impact sur la recherche scientifique, et finalement la part grandissante de fantômes de recherche postdoctorale tombés dans le silence, voire l’oubli.

  • 17 Thomas Rozec, « Qu’avons-nous fait de la recherche ? », Podcast BingeAudio, programme B #555-558, é (...)

19De nombreux docteurs quittent les milieux académiques. Ils n’ont pas attendu les injonctions des institutions évaluatrices pour collaborer avec des entreprises privées, des organisations internationales ou des structures associatives. Certains abandonnent l’université et deviennent « intermittents de la recherche », tentent de réinventer la recherche dans des structures privées ou associatives telle que la coopérative de recherche, le GRAC (Groupe de recherche action), paient leur loyer tantôt avec les indemnités chômage versées par Pôle Emploi, tantôt en répondant à des appels ponctuels d’évaluation d’organismes médico-sociaux17. Le plus souvent, le statut de docteur en SHS amène à devoir se battre contre la représentation d’être des « rats de bibliothèque » surdiplômés et difficiles à former, mais il arrive que des recruteurs se positionnent sur ces chômeurs particuliers. Ces derniers s’avèrent capables de procéder au travail de cabinets privés (d’évaluation de politique publique, par exemple), pour une faible rémunération (qui apparaît tout de même très acceptable pour ces jeunes chercheurs) et avec des capacités souvent limitées de négociation du contenu du document final.

20Au nombre de doctorants qui n’ont pas terminé leur thèse, il faut ainsi ajouter l’ensemble des renoncements de celles et ceux qui, pendant plusieurs années, ont commencé à produire de la recherche dans l’espoir d’avoir un poste, ont navigué entre bullshit job et travail précaire. En quête de sens sur notre métier à l’ESR, les jeunes docteurs mesurent surtout l’enjeu du désengagement.

Ni statue ni mémorial ni « précaire inconnu » qui tienne non plus, le silence est partagé par ceux qui sont de l’autre côté de la barrière : on ne parle pas de ces choses là. (…) statistiquement il y aura plus de morts que de vivants à la fin sur le champ de bataille, et il n’est plus possible de parier sur son excellence pour s’en sortir : cette fois-ci ce ne sont plus seulement les moins bons et quelques brillants malchanceux qui perdent (si tant est que ça se soit déjà passé comme ça…), mais même les meilleurs, ceux à qui on promet un avenir certain et qui butent sur la réalité. Ce n’est plus l’éventualité d’un poste avec laquelle ma génération doit vivre et qui doit la faire tenir, c’est au contraire l’éventualité de l’abandon. (…) Et ces fantômes il va falloir s’y faire, parce qu’ils sont le plus grand nombre, qu’ils vont nous hanter, et que nous serons des leurs. Il faudra leur rendre hommage pour nous guérir aussi18.

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Notes

1 David Graeber, Bullshit jobs, trad. Élise Roy, Paris, Les Liens qui libèrent, 2018, p. 260.

2 Ibid.

3 Julien Brygo et Olivier Cyran, Boulots de merde !, Paris, La Decouverte, 2016, p. 16-20.

4 Eilis Lawlor, Helen Kersley, Susan Steed, « A bit rich. Calculating the real value to society of different profession », New Economic Foundation, Londres, 2009.

5 Julien Brygo et Olivier Cyran, Boulots de merde !, op. cit., p. 27.

6 « ACADEMIA. Informations sur l’emploi dans l’ESR », https://academia.hypotheses.org/.

7 « Histoires à lunettes », blog « journal de thèse », https://histoiresalunettes.wordpress.com/about/.

8 David Graeber, Bullshit jobs, op. cit.

9 Carole Drucker-Godard, Thierry Fouque, Mathilde Gollety, Alice Le Flanchec, « Le ressenti des enseignants-chercheurs : un conflit de valeurs », Gestion et management public, la Revue du RE- CEMAP, AIRMAP, 2013, n° 4 (2), p. 4-22.

10 Bilan ANCMSP des recrutements MCF 2018-2019, ANCMSP, juillet 2020, https://ancmsp.com/bilan-ancmsp-des-recrutements-mcf-2018-2019, p. 30.

11 Thomas Rozec, « Qu’avons-nous fait de la recherche ? », Podcast BingeAudio, programme B #555-558, 2021, https://www.binge.audio/podcast/programme-b/quavons-nous-fait-de-la-recherche?

12 Un ancien titulaire de tenure track d’université nord-américaine, devenu maître de conférences en France et Camille Noûs, « Lendemain de vote : l’université qui vient », Tracés. Revue de Sciences humaines [En ligne], n° 39, 2020.

13 Bilan des recrutements CR CNRS 2019 sections 36 et 40, ANCMSP, juin 2020, https://ancmsp.com/bilan-recrutements-cnrs-2019, p. 13.

14 David Graeber, Bullshit jobs, op. cit., p. 224.

15 Un ancien titulaire de tenure track d’université nord-américaine, devenu maître de conférences en France et Camille Noûs, « Lendemain de vote : l’université qui vient », Tracés. Revue de Sciences humaines [En ligne], n° 39, 2020.

16 « Histoires à lunettes », blog « journal de thèse », « L’écriture suspendue », 2020, https://histoiresalunettes.wordpress.com/about/.

17 Thomas Rozec, « Qu’avons-nous fait de la recherche ? », Podcast BingeAudio, programme B #555-558, épisode 3, 2021, https://www.binge.audio/podcast/programme-b/quavons-nous-fait-de-la-recherche?

18 « Histoires à lunettes », blog « journal de thèse », « À nos fantômes », 2018, https://histoiresalunettes.wordpress.com/about/.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Y.M. et I.M., « En quête d’un travail qui aurait un sens. Les jeunes docteurs en SHS entre « bullshit jobs » et recherches-fantômes »Essais [En ligne], Hors-série 7 | 2022, mis en ligne le 01 février 2022, consulté le 07 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/essais/10770 ; DOI : https://doi.org/10.4000/essais.10770

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