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Si une nuit universitaire un·e docteur·e…

Le « post après-thèse » : une bifurcation dans la trajectoire professionnelle ?


The “post-thesis”: A bifurcation in the professional trajectory?
Candy Jangal

Texte intégral

Au pied du mur

  • 1 François Sauvadet, « LOI n° 2012-347 du 12 mars 2012 relative à l’accès à l’emploi titulaire et à l (...)
  • 2  Yan Gauchard, « À l’Inserm, une chercheuse “indispensable” doit partir après onze ans… et douze CD (...)

1Le 12 mars 2012, la Loi Sauvadet1, qui s’applique à l’ensemble de la fonction publique, est approuvée. Elle tend à « [améliorer les] conditions d’emploi des agents contractuels dans la fonction publique », en limitant le renouvellement de CDD à six ans maximum, réalité connue par de nombreux jeunes chercheurs après la soutenance. Au-delà, l’agent contractuel peut prétendre à une cédéisation. Cette loi avait ainsi permis à une chercheure contractuelle depuis onze ans à l’Institut National de la santé et de la recherche médicale (INSERM) d’obtenir gain de cause après l’arrêt brutal de son contrat2. L’objectif de ce récit est de comprendre l’impact de cette loi sur ma trajectoire professionnelle de jeune chercheure.

  • 3  Michel Grossetti, 2003, « Éléments de discussion pour une sociologie des bifurcations (contingence (...)

2J’ai commencé ma thèse en géographie de la santé en octobre 2012, financée par une allocation universitaire, mais principalement réalisée au sein de l’observatoire du Samusocial de Paris (SSP). En octobre 2015, le financement universitaire a pris fin alors que je débutais ma quatrième année de thèse. Pour la financer, j’ai travaillé en tant qu’assistante de recherche au sein de l’observatoire du SSP jusqu’en juillet 2016, puis à la demande de mon directeur de thèse, j’ai arrêté toutes mes activités lors de ma cinquième année de thèse pour finaliser le manuscrit. Contrainte de me réinscrire en sixième année de thèse en 2017, j’ai obtenu en parallèle un poste dans un laboratoire de recherche public. En effet, en octobre de la même année, soit un an avant de soutenir ma thèse, j’ai intégré en tant qu’ingénieure d’études une équipe de recherche, puis en tant qu’ingénieure de recherche une fois le doctorat obtenu en septembre 2018. En octobre 2020, j’ai signé dans ce même laboratoire mon dernier contrat pour deux années supplémentaires, ce qui marque cinq ans de carrière dans la recherche publique, sans compter les années de thèse. La loi Sauvadet devrait théoriquement favoriser l’obtention d’une titularisation. En réalité, loin de prévenir les contrats précaires, cette loi, ou plutôt son contournement, a accentué la précarisation des jeunes docteurs. Ce contournement se traduit par une surveillance scrupuleuse par les institutions de recherche publique de la durée des renouvellements de contrat, afin d’éviter la cédéisation. À partir de six ans (voire cinq ans), le docteur est remercié, il doit abandonner ses travaux et ne peut plus exercer dans la recherche publique à moins qu’il ne devienne statutaire. C’est la situation dans laquelle je me trouverai à la fin de mon contrat. Mais en l’absence de cédéisation, comment et dans quel cadre exercer le métier de chercheur ? Ce contournement peut introduire une bifurcation dans la trajectoire professionnelle. Ce terme désigne un évènement plus ou moins prévisible qui s’immisce dans un parcours stabilisé et dont l’issue bouleverse la trajectoire de vie, en introduisant une période de crise à l’issue incertaine3. L’après-thèse peut être qualifiée de bifurcation, car elle succède à une phase relativement stable de réalisation de la thèse et ouvre une période au cours de laquelle le docteur s’engage dans la construction de sa carrière au sein ou en dehors de la recherche. Son issue reste incertaine, puisqu’elle peut ne pas aboutir à l’insertion professionnelle escomptée, en raison d’un nombre de postes toujours moins nombreux dans le secteur académique. Mon embauche avant la soutenance n’a pas fait de mon après-thèse une période bifurquante. En revanche, le « post après-thèse » qui suivra l’arrêt définitif de mon contrat pourrait en être une.

3Lorsque je me suis engagée dans une thèse, je n’avais pas de plan de carrière dans la recherche. J’étais cependant consciente que construire une carrière universitaire ou académique était ardu, d’autant plus qu’en dehors de ces secteurs, le doctorat n’était pas un diplôme reconnu, surtout en sciences humaines et sociales. Bien qu’en M2 recherche, j’avais abandonné l’idée de faire une thèse, mon stage de fin d’année à l’Observatoire du Samusocial de Paris (SSP) a modifié mes plans initiaux. Lors de ce stage, j’ai participé au pilote d’une enquête quantitative en sociologie et en santé publique sur les familles et les enfants sans logement en Île-de-France (ENFAMS 2013). Touchée par ces familles et leurs conditions de vie, je me suis passionnée pour la grande pauvreté. Je souhaitais participer à l’enquête ENFAMS réelle qui était la première en France à cibler cette population. L’observatoire n’étant pas en mesure de m’embaucher, il m’a encouragée à présenter un projet de thèse sur cette population, qui a été accepté en octobre 2012 par mon université. Je souhaitais m’intéresser aux difficultés d’accès aux soins des enfants sans logement. Je faisais l’hypothèse que leurs conditions d’hébergement entravaient leur accès aux soins pédiatriques. Elles se caractérisaient par une mobilité forte d’un hébergement à un autre, qui pouvait bouleverser l’ancrage spatial des familles et leurs modalités de recours aux soins. L’isolement géographique de certains hébergements pouvait également limiter l’accessibilité physique de ces familles aux services sanitaires. L’objectif était d’utiliser les données quantitatives de l’enquête, qui recueillait des informations sur le recours aux soins des enfants, et de produire mes données propres qualitatives en réalisant des entretiens avec les familles et les professionnels exerçant dans les instances sociales, associatives et sanitaires.

4En revenant sur l’expérience de thèse et d’après-thèse, ce récit propose d’interroger l’avenir de la carrière scientifique lorsque celle-ci est entravée par le contournement d’une loi visant pourtant à favoriser une insertion professionnelle durable dans la recherche.

Une thèse réalisée en dehors du monde académique 

5Les conditions de réalisation de la thèse sont déterminantes dans la trajectoire professionnelle du jeune docteur. Ma thèse s’est déroulée dans un cadre particulier établi par la signature d’un contrat de bénévolat qui posait les bases d’une convention industrielle de formation par la recherche (CIFRE) sans que la thèse en ait le statut. Signé entre moi-même, l’école doctorale et le SSP, ce contrat établissait sur la durée de ma thèse mon intégration en tant que bénévole dans cette structure. Il me permettait de participer à l’enquête ENFAMS tant dans ses aspects méthodologiques que dans ses aspects organisationnels sur le terrain. Je pouvais également bénéficier des connaissances et de l’expertise de l’observatoire sur le sans-abrisme. Enfin, en m’affiliant au SSP, il me donnait un accès facilité à mon terrain d’enquête et aux différents services sanitaires, sociaux et de l’hébergement. En échange, je devais participer aux activités de l’observatoire, coopérer avec les services du SSP, respecter la charte de confidentialité des bénévoles et participer à la vie de l’institution. L’observatoire n’était pas un laboratoire de recherche académique mais il regroupait une équipe pluridisciplinaire de chercheurs. Il avait en outre une double fonction de veille sociale et de recherche. La veille sociale avait pour finalité la production de chiffres pour les différents services du SSP et l’accompagnement méthodologique dans l’élaboration des outils de collecte de données. En parallèle, et de façon indépendante du SSP, l’observatoire élaborait ses propres recherches quantitatives et qualitatives sur les sans-domicile. Ma position était néanmoins plus confortable que celle d’un doctorant en CIFRE en raison de la source universitaire de mon financement4. Dans le cadre d’une CIFRE, le doctorant est salarié de l’entreprise dans laquelle il effectue ses recherches et à ce titre, celle-ci peut avoir un droit de regard sur ses travaux. À aucun moment le contrat de bénévolat n’indiquait que les résultats ou le format de ma thèse serait soumis au contrôle de l’institution.

  • 5  Bastien Bernela, Isabelle Bertrand, « Trajectoires d’accès à l’emploi des jeunes docteurs : l’ench (...)

6Ce statut particulier avait aussi l’avantage de m’introduire dans le monde professionnel non académique. Les dernières recherches réalisées sur les trajectoires des docteurs indiquent que « l’allocation de recherche couplée à un poste de moniteur d’enseignement est la meilleure configuration pour accéder à l’ESR » et que « les contrats CIFRE […] permettent une insertion de qualité dans la [Recherche et développement] privée, avec de meilleures conditions de rémunération »5. J’aurais pu miser sur les deux fronts que m’offrait le statut hybride de ma thèse en tentant d’obtenir à terme un poste de type enseignement supérieur et recherche (ESR) et en m’assurant un avenir professionnel à l’observatoire ou une institution similaire. Cependant, maintenir un équilibre entre monde académique et monde professionnel est ardu et je n’y suis pas parvenue.

7Pendant les quatre premières années de ma thèse, j’étais totalement investie dans l’enquête ENFAMS. J’ai pris part aux étapes de préparation de l’enquête et à leur mise en œuvre sur le terrain. Il s’agissait d’une enquête de grande ampleur au cours de laquelle 801 familles et enfants hébergés en Île-de-France ont été interrogés. Elle était également complexe, car elle s’adressait à une population dite difficile à atteindre, c’est-à-dire une population pour laquelle les procédures d’enquêtes et d’échantillonnage courantes ne sont pas applicables en raison de l’absence de recensement. L’observatoire m’a confié la construction de la base de sondage qui devait permettre de procéder au tirage au sort des familles à enquêter. Je me suis également investie sur le terrain, de janvier à mai 2013, en tant qu’enquêtrice. Cette immersion sur le terrain et le contact permanent avec les services du SSP et le secteur associatif ont forgé chez moi une bonne connaissance du fonctionnement du monde associatif, social et sanitaire parisien. Enfin, j’ai aussi été impliquée dans le processus de valorisation des données à travers la rédaction de rapports scientifiques, d’un article méthodologique commun et la réalisation de présentations orales à différents évènements scientifiques.

8En parallèle, mon implication dans le monde académique était moindre. J’étais peu investie dans les activités organisées par mon laboratoire de recherche ou l’école doctorale. J’ai certes fréquenté des groupes de doctorants, assisté ou participé à des évènements scientifiques en présentant mon sujet de thèse. Lors du deuxième semestre 2014, j’ai également enseigné dans le cadre d’un monitorat. Néanmoins, je ne comprenais ni les modalités de fonctionnement du monde universitaire ni les clés qui me donneraient accès à des postes académiques. Par exemple, je n’ai pas publié en première auteure sur les résultats préliminaires de ma thèse, je n’ai pas organisé de journée d’étude, ou co-dirigé des ouvrages. Cette prise de distance avec l’université n’était pas inconsciente. Il me semblait plus prudent de m’investir dans le SSP où l’embauche et la stabilité de l’emploi me paraissaient plus accessibles que dans le monde académique. Involontairement, je me suis également éloignée de ma propre discipline qu’était la géographie de la santé, influencée par les chercheurs plus expérimentés de l’observatoire. Lorsque j’ai commencé ma thèse, il existait peu de recherche en géographie sur les familles sans logement. Ma tutrice principale à l’Observatoire étant épidémiologiste et médecin en santé publique, j’adoptais des démarches plus proches de ces disciplines, ce qui m’avait été reproché par mon directeur de thèse. J’ai néanmoins soutenu ma thèse dans la section géographie humaine, face à un jury constitué principalement de géographes et qui ont produit des évaluations positives de mon manuscrit de thèse.

9Ainsi, l’investissement dans l’enquête ENFAMS et dans le secteur social et associatif au détriment du monde académique est un premier aspect structurant de mon parcours de thèse. Le décentrage vis-à-vis de ma discipline en est le second. Tous deux sont à l’origine de forces et de faiblesses dans ma formation, dont les effets sont contradictoires : elles m’ont permis d’accéder à un poste et d’éviter la bifurcation induite par l’après-thèse, mais elles pourraient compromettre mon avenir « post après-thèse ». 

Un après-thèse vécu comme un événement stabilisant 

  • 6  Odile Wolber, Paul Zedam, « Devenir des docteurs trois ans après : les indicateurs par discipline  (...)

10J’appréhendais l’après-thèse, que je voyais comme un long parcours du combattant avant l’obtention d’un poste stable dans la recherche. Les dernières enquêtes sur les trajectoires professionnelles des docteurs montrent que ceux issus des sciences humaines connaissent des situations moins favorables en matière d’insertion professionnelle, avec une durée de chômage moyenne plus importante trois ans après la soutenance6. L’après-thèse marque souvent le début de la trajectoire professionnelle du jeune chercheur. Mais lorsque l’allocation universitaire arrive à son terme, le doctorant doit commencer à préparer sa vie professionnelle en cherchant une autre source de financement. On peut donc parler de préambule à l’après-thèse, qui a débuté en ce qui me concerne, en octobre 2015.

11Mon engagement dans l’enquête ENFAMS a porté ses fruits et la dimension CIFRE de la thèse a facilité mon insertion professionnelle. Satisfait de mon travail, l’observatoire m’a proposé de participer à une mission à temps plein, distincte de l’enquête ENFAMS que j’ai poursuivie jusqu’en juillet 2016. J’étais en charge de la coordination scientifique de l’observation sanitaire des migrants accueillis dans les centres d’hébergement d’urgence franciliens. Ma mission consistait à construire, en collaboration avec les infirmiers du SSP et de la Croix Rouge française, les outils de recueil de données, à veiller à ce qu’ils soient correctement remplis et à recenser les problèmes rencontrés sur le terrain. Je devais aussi être un appui méthodologique pour l’ingénieure chargée de l’analyse des données.

12J’espérais que cette mission aboutirait à la création d’un poste permanent pour moi au sein de l’observatoire, mais cela ne s’est pas concrétisé. Mes difficultés à m’inscrire dans ma discipline et à montrer l’intérêt d’une approche géographique sur le sans-abrisme couplées à l’absence de publication sur les premiers résultats de ma thèse pourraient l’expliquer. C’est mon expérience de l’enquête ENFAMS et non mes compétences de géographe qui ont motivé mon embauche. Des services du SSP m’avaient certes sollicitée pour mes connaissances en cartographie, mais la géographie ne se réduit pas à la simple production de cartes. J’ai donc éprouvé un sentiment d’échec car je n’avais pas l’impression d’être reconnue comme une chercheure en géographie. En juillet 2016, à la demande de mon directeur de thèse, j’ai cessé toutes mes activités à l’observatoire pour me concentrer sur la finalisation de mon manuscrit. Ma cinquième année de thèse a donc été marquée par une période de chômage bénéfique. J’ai pu faire le point sur mon CV en participant à plusieurs formations professionnelles organisées par mon école doctorale, en dessinant un plan de carrière qui m’a confortée dans mon souhait d’inscrire ma trajectoire professionnelle dans la recherche et non dans le secteur associatif ou social. En octobre 2017, j’ai cependant dû me réinscrire en 6e année de thèse et j’ai pris la décision de rechercher un emploi pour limiter ma période d’inactivité. J’ai envoyé des candidatures à plusieurs associations, à des institutions de santé publique, mais aussi à des laboratoires de recherche, tout en étant consciente que mon CV pouvait moins correspondre à leurs attentes. Trois employeurs m’ont contactée, dont une équipe exerçant dans un laboratoire de recherche publique. Malgré l’absence de publication en première auteure, elle m’a proposé un poste d’ingénieure d’études grâce au soutien de ma tutrice de l’observatoire. 

13D’une durée de six mois, mon premier contrat a été renouvelé à deux reprises pour des durées plus longues et j’avais dès le départ été informée de la possibilité d’être embauchée pendant cinq ans. La période après-thèse avait commencé avant ma soutenance et marquait le commencement d’une phase de stabilisation dans ma trajectoire professionnelle. Mes conditions de travail étaient idéales et je retrouvais un cadre que j’avais connu à l’observatoire du SSP. Je travaillais au sein d’une équipe pluridisciplinaire sur des questions de grande pauvreté, en collaboration avec le secteur associatif, mais sur une population différente de celles que j’avais étudiées. L’équipe de recherche s’intéressait à l’addiction aux consommations de substances psychoactives et à la construction des politiques publiques de réduction des risques. Les projets sur lesquels je travaillais portaient sur des consommateurs de drogues en situation de vulnérabilité vis-à-vis du logement.

14Mon expérience des enquêtes en santé publique et sciences humaines destinées aux populations dites difficiles à atteindre a été déterminante dans mon embauche. À mon arrivée, ma mission principale était la coordination d’une enquête sur les réseaux sociaux des usagers de drogues et leur impact sur la transmission du virus de l’hépatite C. Mon statut de chercheure en géographie a également joué un rôle dans l’intérêt pour ma candidature, car l’équipe souhaitait intégrer une approche géographique à des recherches portant sur la consommation de drogues dans l’espace public. J’ai donc été impliquée dans le projet d’évaluation de la « salle de consommation à moindre risque » appelée plus communément « salle de shoot ». L’objectif était d’analyser l’impact de l’installation de cette salle sur la salubrité et la tranquillité publique de son quartier d’implantation. À partir d’octobre 2018, j’ai également participé à un projet portant sur la consommation de crack dans l’espace public à Paris et en Seine-Saint-Denis. J’envisageais ces nouveaux projets comme l’opportunité de me faire une place dans la recherche en géographie et de multiplier les publications sur ces thématiques. Simultanément, je me suis engagée dans la rédaction d’articles afin de valoriser le travail réalisé pendant mes six années de doctorat.

15Cependant, le contournement de la loi Sauvadet entrave la dynamique dans laquelle je me suis engagée et fragilise mon projet de carrière. En effet, le processus d’écriture, de relecture et d’évaluation des articles est long. Lorsque j’ai pris mes fonctions en octobre 2017, les projets sur lesquels je travaillais n’étaient pas achevés. J’ai participé à la conception de certains outils de collecte de données qualitatives et quantitatives, j’ai réalisé certaines de ces collectes, puis je les ai analysées. Ce n’est que depuis l’année 2019 que je me suis lancée dans le processus de publication.

D’ici 2022, soit l’arrêt définitif de mon contrat, qu’en sera-t-il de l’exploitation des données, et de mes publications ? Me permettront-elles d’être compétitive sur le marché de l’emploi ?

Au-delà du mur : penser son « post après-thèse »

16Ainsi, la loi Sauvadet et la mise en application de la loi de programmation de la recherche (LPR) me mettent au pied du mur. Elles me contraignent à repenser ma trajectoire professionnelle à partir des forces et faiblesses de mon parcours. Il me semble que ce qui a favorisé ma prise de poste dans le laboratoire de recherche et à l’observatoire du SSP pourrait faire obstacle à la poursuite de ma carrière dans la recherche. En outre, la LPR adoptée en décembre dernier fragilise cet avenir « post après-thèse » et aggrave son potentiel bifurquant. 

17Une première piste consiste à tenter les concours du CNRS ou de l’INSERM, ces derniers ayant été à tour de rôle mes employeurs. Mais le nombre de place est limité, notamment pour la section 39 du CNRS intitulée « Espaces, territoires et sociétés ». Sur le site de l’INSERM, il est indiqué que seuls 60 postes de chargés de recherche sont ouverts sur l’ensemble de la France en 20217. Dans son travail sur les trajectoires professionnelles des docteurs, Bastien Bernela montre que le nombre de publications a un rôle déterminant dans l’obtention d’un poste ESR permanent, principalement pour les jeunes docteurs de ces dernières générations8. La lecture des critères d’évaluation du jury pour les concours de chargés de recherche de l’INSERM montre que les publications des candidats ainsi que leur nombre sont primordiaux dans le processus de sélection : « Le jury évalue la production du candidat en rapport avec le nombre d’années d’activités professionnelles du candidat (thèse et post-doctorat) et en fonction des domaines de recherche. » Cette injonction à la surproductivité scientifique et du plus au profit du bon a déjà fait l’objet de dénonciation9. Avec la LPR, la mise en compétition des laboratoires et des chercheurs évalués, entre autres, sur le nombre de publication est accentuée10. N’ayant pas publié pendant ma thèse, contrairement à d’autres jeunes docteurs, la compétitivité de mon CV sur le marché de l’emploi académique semble compromise quand bien même le nombre de mes publications augmenterait. Une autre piste serait de passer les qualifications pour les postes de maître de conférences. Une fois encore, le nombre de poste reste inférieur au nombre de diplômés et la LPR préconise de limiter la titularisation des enseignants-chercheurs. Par ailleurs, mon expérience du monitorat m’a convaincue qu’être chercheure ne fait pas de soi un bon pédagogue et que l’enseignement n’était pas chez moi une vocation.

18Les doctorants en CIFRE ont souvent plus d’opportunités d’embauche en dehors du secteur académique, mais au regard de mon domaine d’étude, qui concerne la grande pauvreté, il me semble plus difficile de trouver un organisme non académique qui aurait un intérêt à embaucher une chercheure en sciences sociales. Certaines associations développent leur propre pôle de recherche ou d’analyse, mais le marché de l’emploi reste aussi tendu dans le secteur associatif.

19Peut-être que la solution se trouve en dehors du secteur académique, du côté de la recherche autonome. Consciente des obstacles induits par les réformes et législations successives, j’ai été sensible à l’appel à participation de l’assemblée pour une recherche autonome. Cette assemblée propose ainsi de « favoriser l’émergence et soutenir l’existence de groupes de chercheur.euses n’ayant aucun lien statutaire de rattachement à l’université, ou bien ne dépendant pas d’une même université ou d’un même laboratoire »11, et de rendre possible une recherche coopérative en dehors du cadre universitaire hiérarchisé et conditionné par les réformes de la LPR. Construire un nouveau cadre pour repenser la recherche est un défi que tout jeune docteur souhaite relever, car cela représenterait une sortie de crise réelle et une possibilité de poursuivre sa trajectoire professionnelle dans la recherche. Néanmoins, construire en dehors des cadres est un travail progressif, qui passera nécessairement par des années de précarité et d’instabilité, ce qui est en France le lot de nombreux chercheurs.

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Notes

1 François Sauvadet, « LOI n° 2012-347 du 12 mars 2012 relative à l’accès à l’emploi titulaire et à l’amélioration des conditions d’emploi des agents contractuels dans la fonction publique, à la lutte contre les discriminations et portant diverses dispositions relatives à la fonction publique », https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000025489865/ consulté le 10/01/2022.

2  Yan Gauchard, « À l’Inserm, une chercheuse “indispensable” doit partir après onze ans… et douze CDD », Le Monde [en ligne], 3 janvier 2013-23/06/2021, https://www.lemonde.fr/societe/article/2013/01/03/a-l-inserm-une-chercheuse-indispensable-doit-partir-apres-onze-ans-et-douze-cdd_1812499_3224.html.

3  Michel Grossetti, 2003, « Éléments de discussion pour une sociologie des bifurcations (contingences, événements, et niveaux d’action) », Anticipation, p. 20.

4 Consulté le 23/06/2021 : https://www.samusocial.paris/lobservatoire.

5  Bastien Bernela, Isabelle Bertrand, « Trajectoires d’accès à l’emploi des jeunes docteurs : l’enchevêtrement des parcours professionnels, personnels et géographiques », 2015, halshs-01167166, https://hal.archives-ouvertes.fr/halshs-01167166/.

6  Odile Wolber, Paul Zedam, « Devenir des docteurs trois ans après : les indicateurs par discipline », Note d’information du SIES, 10, 2001, p. 8.

7 Consulté le 23/06/2021 : https://sp2013.inserm.fr/sites/eva/concours/Pages/default.aspx.

8  Bastien Bernela, « Trajectoires professionnelles et géographiques : l’étude de trois générations de docteurs », Formation emploi. Revue française de sciences sociales, 139, 2017, p. 147‑170.

9  Bernard Fusulier, Nathan Gurnet, « Être jeunes chercheur∙e∙s aujourd’hui », Émulations – Revue de sciences sociales, 21, 2017, p. 13‑18.

10 Consulté le 23/06/2021 : https://universiteouverte.org/loi-pluriannuelle-de-programmation-de-la-recherche/.

11 Consulté le 23/06/2021 : https://assembleepourunerechercheautonome.wordpress.com.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Candy Jangal, « Le « post après-thèse » : une bifurcation dans la trajectoire professionnelle ?  »Essais [En ligne], Hors-série 7 | 2022, mis en ligne le 01 février 2022, consulté le 30 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/essais/10818 ; DOI : https://doi.org/10.4000/essais.10818

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Auteur

Candy Jangal

Docteure en géographie de la santé, ingénieure de recherche
Centre d’étude des mouvements sociaux (CEMS)
EHESS - CNRS UMR8044 - INSERM U1276

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