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… quelle histoire attend sa fin là-bas ?

Une note1


A Note1
Mathieu Perrot

Texte intégral

1 Ce moment de ta vie, on dirait, se résume aujourd’hui à une note de bas de page, une grande et longue note. Décapité, le corps du texte aux pieds du titre. Merci quand même pour le lyrisme. Cependant, tout est dans la note, Barthes&Cie l’ont assez dit. Sourire amusé-inquiet de la présidente de ton jury de thèse : « mais enfin, il y a plusieurs milliers de notes de bas de page dans votre thèse, c’est plus qu’excessif, c’est presque compulsif à ce niveau ». Réponse gênée du candidat : « c’était par soucis d’honnêteté, je ne vais pas m’accaparer ce qui est déjà dit, déjà pensé, mieux exprimé par d’autres avant moi ». Silence du jury qui se regarde, goguenard : qu’il est naïf, ce candidat. Victor Hugo et Ramana Maharshi te roulent des yeux en coin : il n’y a pas d’autres. Et pourtant, c’est peut-être cette candeur un peu lourde, penaude, qui t’a mené où tu es. Et puis, la chance aussi.

L’embêtant, dans cette note de bas de page de ta vie qu’était ton doctorat, c’est que tu ne peux pas y faire d’appel de notes – ce serait du vice, même pour toi. Tentation de fractale.

Tu es un peu gêné d’avouer qu’il a fallu te faire violence pour ne pas proposer un « récit de docteur » en trois parties organisées sur un plan chronologique, dialectique ou thématique. C’est un péché qui pourrait sembler inutile à confesser s’il n’en disait pas si long sur la métrique qui berce désormais ta cervelle. Tiens, pour te soulager de cette angoisse, voilà une ébauche de plan que tu aurais pu choisir : 1/ les origines de Thésée, 2/ la montagne aux six ifs, 3/ Docteur Tantale ou la traversée du désert. Et puis, après avoir chassé les mouches du coche académique et les douteuses références mythologiques sur coulis de calembours potaches, les démons de la structure tripartite et les Érinyes du critical thinking, tu t’es mis à rêver un peu, tu as le droit maintenant après tout, à mettre ces six années en cinq actes, comme au théâtre. On leur trouvera bien quelque chose d’un peu tragi-comique. Mais c’est encore trop construit, trop imposé. Trop loin du processus d’écriture qui avait animé ton travail et qui avait longtemps été un patchwork de pensées cousues ensemble comme un habit d’Arlequin de mauvaise qualité mais qui, sur la scène de la soutenance et vu de loin, paraît suffisamment coloré et suffisamment Arlequin pour faire quelqu’un. Comme un diplôme en confetti dont on pourrait reconstruire lentement le puzzle, tu viens d’écrire ces quelques paragraphes que tu te promets de ne pas retoucher (ou pas trop).

Un doctorat, ça ne pousse pas comme ça. Revenons donc un peu en arrière. Après deux années de Classes Prépa, tu fais ton sac et avec quelques économies et tes vingt ans, tu t’envoles pour l’Inde. Prudent quand même, tu as pris soin de t’inscrire en 3e année de licence de lettres modernes à la Sorbonne. Tête brûlée peut-être, mais avec un tube de Biafine à la main. Et puis, il faut garder la sécurité sociale et ton statut d’étudiant, ça peut toujours servir. Tu passeras les partiels et les rattrapages en juin. Tes valises sont bourrées de livres que tu étudies tous les jours avec gourmandise par-dessus le marché de Paharganj et de la vieille Delhi.

Tu ne le sais pas encore, mais ces sept années passées à l’étranger, toi qui parlais si mal l’anglais, à apprendre le hindi, le népali et le thaï, t’ouvriront des portes plus tard.

Le diplôme de licence en poche, tu t’inscris en maîtrise de littératures comparées. Ton mémoire porte sur les monstruosités dans la poésie moderne et contemporaine française et japonaise. Jusqu’à la soutenance, même petit manège à l’étranger où tu bosses comme tu peux en vendant des vêtements, en exportant des bijoux, en faisant des traductions, en ouvrant un cabinet de massage et en enseignant le français dans les alliances. Vie en chantier, tous azimuts.

« En chantier », c’est le titre que tu as donné à ce tout premier dossier que tu as créé sur ton ordinateur au moment de commencer ta thèse ; tu y mettais un peu de tout, jachère d’idées et terrain très vague de tes réflexions en quête de Big-Bang.

Ce n’est que cinq ans après ton master que tu décides de te lancer dans l’aventure du doctorat. Il y a tellement de choses que tu voudrais explorer, d’autres domaines à découvrir, avant d’arpenter ce tunnel : continuer à voyager, étudier l’histoire de l’art, la linguistique (tiens, une autre licence), les sciences politiques, etc. Séquelle de la prépa où tu devais tout survoler en profondeur, toi, petite herbe procombante qui ne sais pas creuser.

P. B., qui a dirigé ton master, t’a chaleureusement recommandé à l’un de ses anciens étudiants devenu professeur – impression de faire partie de ces anciennes guildes où le savoir est passé de génération en génération dans le secret de l’initiation. W. M. t’a reçu dans son bureau à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense. Tu lui proposes un sujet sur l’identité, les interdits et les tabous en littérature. Mais lui : « vous qui aimez voyager et comparer les cultures, pourquoi ne pas étudier les ambitions anthropologiques des poètes ? » Au début, ce titre ne t’a pas paru très accrocheur : ton sujet sur les interdits et les tabous avait une dimension psychanalytique qui t’inspirait davantage. Mais attends, tu vas rapidement découvrir l’étendue du champ de cette étude – poésie et ethnographie, comme une caisse de résonance à ce que tu étais parti chercher ailleurs.

L’excellence d’un directeur de thèse : affûter l’originalité, accompagner sans mettre en laisse, encadrer sans enfermer. Plomber parfaitement la tunique d’Icare pour qu’il n’aille ni se brûler les ailes ni s’effondrer dans la mer, après qu’il a trouvé son chemin propre dans le dédale des bibliothèques.

Adieu la littérature japonaise : il faut te concentrer sur une littérature que tu peux lire dans le texte, sans traduction. Tu lis des centaines de livres en long en large et en anglais. En diagonale, surtout. Bientôt, tu as une liste de poètes pour ton corpus, trop longue bien sûr, mais c’est un début, et les débuts sont toujours trop longs. Tu comprends vite que le choix du sujet lie la vie du chercheur à une culture et à un lieu. Pour toi, ce sera les États-Unis. Tu ne connais rien encore à la poésie américaine à part, peut-être, quelques fragments de Poe que tu as oubliés et The Waste Land de T.S. Eliot que tu as dévoré avant de rencontrer ton directeur, spécialiste de ce poète. The Waste Land, encore un terrain (pas si) vague, un chantier… Il faudra attendre quelques mois pour que ton corpus se réduise à trois auteurs : Henri Michaux, Aimé Césaire et Allen Ginsberg. Et pourtant, d’autres auraient pu faire l’affaire aussi. Pas facile de choisir, de réduire…

« Mais Mathieu, vous ne couchez pas avec vos auteurs ! », t’a rétorqué un jour ton directeur quand tu lui confiais ne pas vouloir travailler sur des poètes que tu n’aimais pas.

Le contrat doctorâle

Dans quoi est-ce que tu t’es embarqué avec cette histoire ? Tu te dis que ce serait con de perdre les 376 balles d’inscription à Nanterre, mais que si tu abandonnes, y’a pas mort d’homme, tu rebosseras trois mois à Nature et Découvertes et puis voilà. Avoue que le nom de l’ancien employeur te destinait peut-être à quelque sérendipité.

« C’est [dans l’enseignement supérieur et la recherche publique] que l’on trouve l’essentiel des 33 % d’emplois précaires trois ans après obtention du doctorat, une proportion en hausse constante, puisqu’ils n’étaient que 24 % en 2004 […]. D’après le Mesri, le nombre de doctorants inscrits à la rentrée 2016 en première année était de 16 800, soit 15 % de moins qu’en 2009 » (Sylvestre Huet, article du journal Le Monde du 24 juin 2019, intitulé « Le doctorat, un diplôme qui ne tient pas toutes ses promesses »).

Tiens… regarde tes emails, tu as reçu un message de ton directeur. Ne t’inquiète pas, tu es bien inscrit, tout va bien. C’est au sujet d’un contrat doctoral : il paraît qu’il y en a très peu, mais que c’est un peu le jackpot, tu serais payé pendant trois ans pour faire tes recherches.

« Si vous êtes retenu pour l’audition, celle-ci aura lieu le 30 juin ; le candidat fait une présentation de 10 mn + 10 mn de questions. Montant de l’allocation : 1 300 € net/mois + 230 € si l’allocataire donne des heures de cours (64 h par an). Je ne vous cache pas que ce sera très difficile (seulement 4 allocations pour l’école doctorale regroupant littérature française et comparée, langues et littératures étrangères et arts du spectacle). Mais j’espère comme vous que cela marchera ».

Quelques clics sur des forums suffisent pour te rendre compte que seuls les agrégés et les normaliens obtiennent en général un tel contrat. Les rumeurs que tu glanes sur le campus de Nanterre corroborent ces informations, et tu as d’autant moins de chance, toi qui n’es même pas certifié, que la date-limite est dans un mois.

Après deux semaines intensives pour rédiger ta candidature, tu apprends – surprise ! – qu’elle est retenue. Bravo mon vieux, mais il va falloir affronter maintenant les champions des autres écoles doctorales. Impression d’être à la croisée d’une arène et d’un salon de cour, entre joute et tournoi. Tu toises et consultes les autres candidats qui sont debout, concentrés, dans la salle d’attente du bâtiment C, à lire et relire les quelques pages de leur discours où ils présenteront le projet ambitieux de leur recherche. Il y a un agrégé hispanophone qui te confie droit dans ses bottes que son sujet sur le Siècle d’or espagnol est rôdé… un normalien spécialiste d’un dramaturge anglais que tu ne connais pas te sourit, à l’aise dans son costard… tu leur parles pour les détendre, tu aimerais les aider, tu t’es déjà persuadé que tu ne pourras pas emporter ce contrat.

C’est la même distance que tu avais mesurée au lycée Victor Duruy quand, sur les bancs de la classe préparatoire, tu étais assis à côté de la fille d’une actrice célèbre, tu avais pour compagnons d’étude une fille de cardiologue qui te citait des plasticiens russes contemporains et un fils de baron dont les parents lui avaient lu tout Rabelais au coin du feu quand il avait dix ans. Ton père à toi, il avait quitté l’école à 14 ans après son certificat d’étude – reçu premier du canton ! – et ta mère a un BTS. À table, on ne parlait pas trop de Platon. Tu n’étais pas le seul fils d’ouvrier en khâgne, mais vous n’étiez pas les plus nombreux. Allez, laisse ça à Didier Eribon, il en parle mieux que toi (cf. Retour à Reims).

Une semaine plus tard, tu apprends que tu as obtenu le précieux contrat avec trois autres heureux candidats. Quatre allocations pour tous les doctorants de trois écoles doctorales… On est loin des universités américaines.

« L’autre combat des chercheurs est de trouver un financement public, à tout prix. En sciences humaines, surtout, où seul un doctorant sur trois y a accès. Une précarisation qui explique aussi le désintéressement latent pour la recherche. Il existe bien d’autres bourses, celles des entreprises (contrats Cifre) ou des collectivités territoriales. Mais alors les sujets de thèses sont imposés, ce qui restreint les chercheurs. […] Pour décrocher un contrat doctoral, il faut donc habilement choisir son sujet. […] Les thèses jugées “utiles” sont donc financées plus facilement » (Louis Heidsieck, article du Figaro étudiant du 11 avril 2017, intitulé « Le doctorat, un diplôme qui rapporte peu »).

Pour quelques centaines d’euros de plus par mois, tu as accepté une charge d’enseignement (un avenant) que ton contrat doctoral te permettait d’obtenir. Tu enseigneras tes premiers cours de littérature comparée sur le mythe d’Orphée et sur la notion d’identité dans le roman européen. Ne t’inquiète pas, tu n’as aucune idée de la manière dont tu vas enseigner un truc pareil, mais tu trouveras un moyen, on trouve toujours un moyen.

Le programme LEA (Lire en Europe Aujourd’hui) qui se propose d’accueillir des doctorants chaque année pendant deux semaines d’études intensives tous frais payés dans un pays européen t’intéresse beaucoup. Ta proposition de communication vient justement d’être acceptée et tu te prépares à t’envoler vers Aveiro, au Portugal. Tu exposeras tes rudiments sur les notions anthropologiques de don et de « fait social total » maussien dans l’œuvre viatique d’Henri Michaux. Pendant ce séjour, tu feras la connaissance de futurs collègues et amis qui t’accompagneront jusqu’à la soutenance. C’est essentiel, l’amitié d’autres thésards, quand on marathonne sur un clavier. Ce voyage t’en aura sans doute moins appris sur les Portugais (dont Michaux appréciait tant la compagnie) que sur la manière de poser des questions et de présenter efficacement tes idées en vingt minutes. Première présentation… et dire que tu avais rédigé près de 40 pages ! Ton directeur de thèse ne t’avait pas encore appris qu’on parle à une vitesse d’environ 800/900 signes à la minute en conférence. Tu aurais vu alors, le sachant, que tu en avais fait quatre fois trop. Tu apprendras aussi, l’œil rond comme un œuf, que d’autres doctorants ont déjà publié des articles. « Et toi, c’est quoi ta dernière publication ? » Tu comprends vite qu’il va te falloir enfiler plusieurs casquettes : enseignant, thésard, mais aussi machine à publier. Qu’à cela ne tienne : tes collègues de Nanterre t’invitent à écrire un article pour leur essai collectif autour de l’œuvre de l’anthropologue Raymonde Carroll, Évidences invisibles (1986), qui étudie les différences culturelles (notamment entre Français et États-Uniens).

Voilà deux semestres que tu prends le RER A pour fouler les taches d’herbe sèche sur le campus de la grande rebelle en grignotant du pain dur à La Terrasse, la cafétéria sortie d’un studio des années 80 qui fait face à la piscine olympique aux murs chlorés de l’Université de Nanterre. Ne sois pas trop dur avec ce campus dégarni comme un crâne d’académicien, ses bâtiments fonctionnels et froids où d’étranges graffitis parlent du membre viril de Chirac qui continuent d’émouvoir les visiteurs des toilettes pour hommes. D’ailleurs, le gratte-ciel atrophié qu’est la bibliothèque universitaire t’aura souvent servi pendant cette première année où tu passais ton temps à élargir innocemment tes lectures sans savoir qu’il te serait si pénible plus tard de réduire ces éboulis de listes oubliées.

La pierre philosophale du thésard : une poupée russe sur le divan parle de vérité, de ses puretés mélangées et polyvalentes. Apprenti chercheur, quel drôle de titre quand même. En voie d’être en voie de poser les bonnes questions. Doctorat de bibliothèque, rongé d’angoisses, de certitudes molles et d’amis imaginaires : les doutes dont tu fais ton pain finissent par lever en toi.

Il est temps pour toi de prendre le large. Faire des recherches, oui, mais pas coincé en France. Retour à la case Relations Internationales. Tu finis par décrocher un poste d’instructor à l’Université de Mary Washington (la mère de George) dans la petite ville de Fredericksburg, en Virginie. Ce n’est pas New York, mais faute de grives…

Les États-Unis

Tu es content d’avoir atterri dans cette petite bourgade située à une heure de train au sud de la capitale. Il y fait doux, c’est l’été humide et mielleux de la Virginie. Cependant, il te faudra bien plus d’un an pour maîtriser, en plus des références culturelles que tu ignores, les codes académiques des universités américaines. Tu t’éparpilles… Tu prends un cours d’anthropologie et de peinture puisque ton contrat stipule que tu peux prendre des cours à l’œil. Les conditions d’apprentissage sont idéales sur ce magnifique campus où les étudiants déboursent un peu moins de 10 000 dollars l’année en moyenne pour obtenir leurs bachelors au bout d’environ quatre ans. Pendant ce temps, ton salaire est de 23 000 dollars par an (logé et nourri sur le campus). Tu t’éparpilles… tu multiplies les conférences et les articles… tu te fais de nouveaux amis…

Et pour couronner le tout, il fallait que l’amour te tombe dessus. On n’en parle pas trop sur les sites officiels de l’amour pendant le doctorat, de la santé et des coups de mou, mais c’est quand même un gros morceau. Surtout quand les études durent près de 6 ans. Heureusement qu’il y a cielmondoctorat, une plateforme en ligne où les thésards peuvent se défouler sur leurs directeurs et directrices, tout en parlant de leurs petits triomphes, de leurs doutes et de leurs échecs. Plus encore que le défi intellectuel, c’est la persistance dans l’écriture de la thèse, malgré Charybde et Calypso, deuils et passions, qui compose le plus grand chalenge de la quête du thésard.

Les visas américains s’enchaînent. Toi qui ne pensais rester là-bas qu’un an, tu n’attends que d’y retourner, de t’y installer. Impression d’avoir trouvé le lieu de tous les voyages sur une « terre de liberté et d’immigration » – va dire ça aux Noirs-Américains, si tu l’oses ! Ces deux ans passés à l’université de Mary Washington te sont un sésame pour devenir lecturer (chargé de cours) à l’université de Virginie (UVA), le bateau amiral de l’État du même nom. Ton salaire passe à 36 000 dollars l’année, bien joué, mais débrouille-toi maintenant pour le logement et la nourriture.

Direction Charlottesville, VA, où tu resteras deux ans. Tu commences à sentir le temps qui passe et une urgence te prend : tu rédiges plus et plus vite. Tu as rendu trois des cinq chapitres de ta thèse qui, quoique décents, font plus de 300 pages chacun : ton directeur te prie de réduire drastiquement ton travail, mais comment réduire ce que tu as déjà fait fondre de moitié et que faire des deux derniers chapitres qui sont aussi épais ?

Un professeur que tu croises à Paris te dira, prophétique : « profite de cette largesse, tu n’auras plus l’occasion de te répandre autant par la suite ».

Chaque année, c’est la même histoire. On arrive en octobre, tu vas sur les sites de la MLA à la recherche de postes à pourvoir. Tes contrats s’enchaînent mais ne débouchent que sur d’autres contrats d’un an (renouvelables deux fois). Deux ans à Fredericksburg (UMW), deux ans à Charlottesville (UVA), et une bonne quinzaine d’entretiens d’embauche et de campus visits où tu te retrouves parmi les finalistes : en Floride, en Alabama, dans le Maine, à Washington D.C… Pas facile de jongler entre le dernier chapitre de ta thèse, les cours à plein temps, les conférences, les articles à publier, les candidatures et les entretiens d’embauche en série. Heureusement que tu es célibataire maintenant et loin de ta famille pour te concentrer sur une vie spartiate qui ferait rougir les chartreux les plus austères.

« Vous savez que vous êtes un thésard, plaisante-t-on, quand votre bureau est mieux décoré que votre logement et que vous avez une saveur préférée dans la gamme des nouilles instantanées », plaisante un journaliste pour un article sur le doctorat dans The Economist en mars 2011 traduit dans Courrier International.

Dernière semaine à l’Université de Virginie. Tu as un peu bâclé tes corrections. Tu viens de soumettre ton manuscrit de thèse aux rapporteurs. La balle est dans leur camps, il faut attendre. Du côté des entretiens d’embauche : rien. Le même message atterri dans ta boite mail :

« We received an unusually high number of outstanding applications, which made this particular position quite competitive. Unfortunately, we were unable to include your application among the list of finalists to be interviewed. We truly appreciate your interest in the University of *** and thank you for allowing us to consider your candidacy. I wish you much luck in your academic endeavors. »

Des rumeurs circulent qui affirment qu’une année sans travail, ça te brise une carrière académique. Les thésards seraient a priori à l’abri tant qu’ils sont inscrits en doctorat, mais après… adieu Berthes ! Tu t’accroches comme tu peux aux contre-rumeurs qui disent que ces temps ont bien changé et qu’aujourd’hui, on peut se reconvertir pour un an et revenir aux entretiens d’embauche l’année d’après avec une bonne explication et des publications pour justifier l’année creuse. L’année creuse… tu te rends compte de ce qu’on te fait dire ?

Heureusement, quelques bonnes étoiles veillent sur toi. Ton directeur de thèse t’invite à contacter l’une de ses connaissances pour t’aider à trouver un travail en Colombie. Juan t’accueille à bras ouverts et te permet de trouver un emploi de professeur à l’université de Santiago de Cali où il enseigne. Dans l’aéroport, en direction de Bogota, tu passes un dernier entretien d’embauche sans trop y croire avec l’université Columbia à New York. Après quelques semaines à Cali, alors que tu es prêt à accepter les fonctions qui t’ont été généreusement confiées à l’université de Santiago, tu reçois un email de l’Université de Columbia qui t’apprend que tu as décroché le poste de lecteur. Cornéliennement vôtre : Colombia ou Columbia… Tu décides, après de longues hésitations, de ne pas signer le contrat colombien et de reprendre l’avion pour New York. Te voilà bon encore une fois pour un an renouvelable deux fois avec un salaire de 56 000 dollars par an ; ça te paraît beaucoup parce que tu ne connais pas encore le coût de la vie dans la grosse pomme. Enfin, tout ça à condition d’avoir passé ta soutenance et obtenu ton diplôme avant le 1er juillet 2017, date de commencement dudit contrat de travail qui stipule qu’il faut être docteur.

La soutenance

Autrefois, on couvrait la tête des bacheliers de baies du laurier.
Quelle baie mettrait-on sur le front des docteurs ?

Coïncidence. Ta soutenance est justement prévue pour le 1er juillet 2017. Allez, c’est le grand jour. Tu as la gorge serrée, moins à cause du jury qu’à cause de l’administration. Tu dois envoyer ton diplôme ou un justificatif le jour même à New York. Ta soutenance a lieu le matin à 9 h. Veinard, les 6 heures de décalage horaire jouent en ta faveur. Ton jury t’attend. Ils sont venus de Marseille, de Paris et de Genève pour toi. Tu as appris le protocole de base, tu sais saluer comme il faut chaque membre du jury, et tu commences ton discours de 40 minutes en t’excusant pour cette énorme thèse de 1 174 pages. Le jury, c’est son job, s’applique à te faire tanguer, te pousse dans tes retranchements. Fluctuas (ut potes) nec mergeris… Les mots du directeur de thèse t’ont beaucoup touché. Son propre directeur de thèse, qui avait dirigé ton master, était présent aussi pour sa dernière soutenance – la boucle est bouclée, le relai passé.

Le marche-pied

Tu t’installes à Brooklyn et tu vas trois fois par semaine donner des cours à Columbia University au nord de Manhattan, près de Harlem. Dès ta première année, le CNU gratifie tes candidatures de deux qualifications pour le statut de maitre de conférences (en littérature française et en littérature comparée). Tu continues à postuler pour un poste plus permanent que ces contrats précaires, un poste qui te permettrait d’enseigner des cours de littérature plutôt que des cours de langue. Car il faut bien l’avouer, tu as fait 6 ans de thèse pour passer le plus clair de ton temps à enseigner le passé composé.

Tu as envoyé ta candidature, presque machinalement, sans trop y croire, pour le poste d’Assistant Professor à Lafayette College, une petite université en Pennsylvanie. Tu as été rapidement sélectionné ! Le campus visit s’est très bien passé aussi et tu décroches en moins de deux mois le précieux sésame : un poste tenure-track. Fini le temps des compétitions effrénées et éreintantes : tu as maintenant un contrat qui t’assure la sécurité de l’emploi si tu réponds aux critères de titularisation, qui aura lieu six ans plus tard, soit la publication de plusieurs articles et d’un livre. Tu passeras alors d’Assistant à Associate Professor et ton emploi dans cette belle université située à moins d’une heure et demie de New York sera alors assuré jusqu’à la retraite : tu pourras enfin te concentrer sur l’essentiel, ta vie, ta recherche, les découvertes et l’écriture. Après un an passé à enseigner des cours sur l’utopie et l’écriture de voyage, tu décides de t’installer à Jersey City, NJ, à une grosse heure en voiture de Lafayette College et une vingtaine de minutes en métro de Manhattan, pour commencer à prendre des cours de langue des signes. Cerise sur le gâteau aux cerises : l’amour est retrouvé.

Addendum

Tu avais dit que tu ne diviserais pas ton récit en parties. Et voilà, tu es tombé dans le panneau, et ta note reprend les anciens travers : tu t’étales, mon vieux, incapable que tu es de couper. Passe encore tes petites longueurs, mais tu pourrais au moins répondre à cette question :

« Baisse de l’attractivité chez les étudiants, hausse de la précarité de l’emploi, désintérêt de l’administration, rareté des embauches dans la recherche publique…   Soutenir une thèse aujourd’hui vaut-il encore la peine ? » (Sylvestre Huet, article de 2019 publié dans Le Monde)

Tu n’es pas le mieux placé pour répondre : la chance, les contacts, ta passion pour la poésie, le désir de t’expatrier, et un peu de détermination pour l’écriture académique, t’ont maintenu la tête hors de l’eau pendant toutes ces années. Tu t’en es bien sorti. Mais combien, autour de toi, ont craqué, en France comme aux États-Unis ?

« [A]vec 74 450 doctorants inscrits en 2015-2016, le nombre de doctorants a diminué de 10 % en cinq ans. […] Les chercheurs pâtissent d’un grave manque de reconnaissance : cinq ans après l’obtention du diplôme, il y a deux fois plus de chômeurs (7,2 % contre 3,8 %) chez les docteurs que chez les diplômés d’écoles de commerce. Une réalité qui se traduit par des aberrations : “Après des dizaines de CVs envoyés sans décrocher un entretien j’avais dû gommer la ligne ‘doctorat’” se souvient le directeur de thèse, la mine éteinte » (Louis Heidsieck, « Le doctorat, un diplôme qui rapporte peu », Le Figaro étudiant, 11 avril 2017)

Tu pourrais en citer un paquet, tous ces collègues qui ont plié bagages, soit parce qu’ils n’ont pas trouvé de boulot, soit parce qu’ils n’en pouvaient plus du travail acharné qui ne les a menés qu’à un trou de verdure isolé où ils ont accompli depuis des années un sacerdoce usant de prof, de psychologue, d’animateur télé, de responsable d’échanges culturels, de membres du comité écologie de la fac, de directeur de collection de livres et films internationaux à la médiathèque universitaire, de participants réguliers aux clubs et autres cercles culturels étudiants. On s’amuserait à imaginer des variantes pour les offres d’emploi aux États-Unis :

The Department of Modern Languages at Farmland College, Idaho, is looking for a Distinguished Visiting Part-Time Adjunct. Expertise in photocopy and coffee-making is definitely a plus. The ideal candidate must have two PhD degrees in hand at least ten years before the appointment starts. Please send your resume, cover letter, credit history, and seventeen letters of recommendation signed with blue ink to the director of the department, Dr. Kenny Dewitt. Located in the flatland of Southern Idaho, Farmville College is ranked #594 out of 600 colleges nationally.

Pour rester compétitives et faire des économies, les universités font appel à de plus en plus de vacataires payés au lance-pierre et les professeurs titularisés ou en voie de titularisation doivent désormais être des pieuvres expertes : il ne suffit pas d’être docteur avec une thèse au titre sexy, il faut parler trois langues, avoir des certifications (CNU, FLE, CAPES, Normale, Agrégation, Factotum), avoir travaillé depuis plusieurs années dans des institutions réputées, avoir tout un tas d’articles dans sa manche et si possible un petit bouquin dans le chapeau du magicien… il faut aussi être spécialiste de littérature médiévale, subsaharienne et postcoloniale avec une concentration dans les études de genres. Mais alors, est-il insoutenable de soutenir une thèse aujourd’hui ?

« Pour les universitaires, demander si un doctorat en vaut la peine équivaut à se demander s’il y a trop d’art ou de culture dans le monde. La connaissance, disent-ils, se diffuse de l’université à l’ensemble de la société, qui devient alors plus productive et plus saine. C’est peut-être vrai. Mais il n’en demeure pas moins que, sur le plan individuel, s’embarquer dans un doctorat peut être un mauvais choix » (« Doctoral Degrees: The Disposable Academic », in The Economist – traduit dans le Courrier international le 03/10/2011)

Tout compte fait, tu ne regrettes pas d’avoir fait ce doctorat ; la vie qui aura bien souvent joué au chat avec toi t’a souri. Tu dis donc « oui » au doctorat, mais tu dis « non » aux politiques économiques sur l’enseignement supérieur et la recherche. Avoir un nouveau porte-avions à propulsion nucléaire pour 7 milliards d’euros en 2038 pour faire plaisir à l’amiral C. P., cela vaut-il plus qu’un financement en Recherches et Développement qui soit à la mesure des ambitions du XXIe siècle ? Pourquoi se donner tant de mal avec une thèse ? Tu ne reprendras pas ici la liste des compétences des diplômés au doctorat définies par le gouvernement (https://www.legifrance.gouv.fr/​jorf/​id/​JORFTEXT000038200990/​). Disons simplement que ce diplôme, ou ce parcours plutôt, t’aura permis de culotter ton inspiration, d’aller au plus serré, de tenir la ligne sous pression, autant de cordes à ta lyre qui te font mieux réfléchir et agir. Comme un arbre à l’envers grandissant ses racines sous la terre : s’épanouir en creusant.

« My motto,
As I live and learn,
is:
Dig And Be Dug
In Return. »
(Langston Hughes)

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Pour citer cet article

Référence électronique

Mathieu Perrot, « Une note1 »Essais [En ligne], Hors-série 7 | 2022, mis en ligne le 01 février 2022, consulté le 19 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/essais/10877 ; DOI : https://doi.org/10.4000/essais.10877

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Auteur

Mathieu Perrot

Professeur assistant
Lafayette College (Pennsylvanie, USA)

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Droits d’auteur

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