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Rencontre

Le Moyen Âge, de l’université au grand public

Entretien avec Bruno Dumézil, Laurent Di Filippo et Romain Vincent
The Middle Ages, from the university to the general public. Interview with Bruno Dumézil, Laurent Di Filippo and Romain Vincent
Marco Conti, Amalia Desbrest et Simon Rozanès

Texte intégral

L’essor sur des plateformes comme YouTube de multiples chaînes dédiées à la vulgarisation scientifique (tels NotaBene ou C’est une autre histoire) permet entre autres de rendre accessible pour un public non spécialiste une connaissance de l’histoire médiévale. Ce développement de la vulgarisation sur internet fait écho au renouveau du médiévalisme, comme le montrent de nombreux colloques organisés autour de ce sujet, notamment le colloque « Les médiévistes face aux médiévalismes : rejet, accompagnement ou appropriation ? » qui a eu lieu à l’Université de Poitiers du 29 mars au 2 avril 2021. Issus du milieu universitaire, Bruno Dumézil, Laurent Di Filippo et Romain Vincent sont tous les trois, par des médias différents, des acteurs de cette diffusion de l’histoire médiévale à un public de non spécialistes. Dans cet entretien à trois voix, ils reviennent sur les rapports entre vulgarisation et stéréotypes.

Pourquoi est-ce important pour vous de construire un discours sur le Moyen Âge hors du cadre universitaire ?

Laurent Di Filippo : Premièrement, parce que l’université ne doit pas être une tour d’ivoire, au contraire, elle doit être ouverte, aussi bien accueillir des gens extérieurs en son sein, que faire sortir les universitaires pour parler de ce qu’ils font, et ce n’est pas seulement valable pour le Moyen Âge. Je pense que les chercheurs ont un rôle à jouer dans la société, notamment pour apporter des éléments qui aident à comprendre et à répondre à certaines questions de société, par exemple, les débats sur la notion d’identité, comme ceux que l’on a pu observer concernant l’identité nationale à l’époque du mandat présidentiel de Nicolas Sarkozy. Cette notion a été largement travaillée dans les Sciences Humaines et Sociales (SHS). De même, actuellement sur les questions de genre.

  • 1 Alban Gautier, Que sont les Vikings devenus ? Le mythe des hommes du Nord à l’épreuve de l’Histoire(...)

Deuxièmement, je ne sais pas si je dirais uniquement construire un discours, dans ce cas il faut préciser quel discours on construit, un discours savant, mais aussi déconstruire des discours faits de préjugés, de stéréotypes ou d’idées reçues. Ce n’est pas si compliqué, par exemple, de prendre un stéréotype et de montrer d’où il provient et en quoi il s’agit d’un stéréotype, et aussi s’il véhicule des idées fausses. Alban Gautier le fait très bien sur la question des Vikings1. Dans le cas qui m’occupe qui est celui des mythes nordiques, je me rends compte que malgré leur présence très forte dans les industries culturelles et créatives, les connaissances historiques sur le sujet sont généralement assez faibles, sur les sources, mais aussi sur leur transmission.

On a aussi un autre problème. Dans ce domaine, pendant longtemps on a finalement eu peu de travaux sur ce thème si l’on compare aux travaux sur les mythes grecques, et il y avait peu de chercheurs dont les travaux étaient véritablement visibles auprès du grand public dans ce domaine.

La vraie question qu’on peut poser c’est : à quelles sources sérieuses les gens ont-ils accès ? Quel type d’informations et de connaissances les productions des industries culturelles diffusent-elles ? Etc.

Une fois ces questions posées, on réfléchit aux moyens que l’on peut mettre en place en tant qu’universitaire pour y répondre, ou pour proposer des alternatives.

Romain Vincent : Il me semble en effet important de faire comprendre que l’Histoire n’appartient pas qu’aux historiens et que ce rapport au passé est en fait pluriel. L’histoire universitaire n’est pas l’histoire scolaire : cette dernière a tendance à mettre de côté le processus de construction du savoir scientifique en privilégiant l’enseignement des faits. De même, les productions culturelles (cinéma, BD, jeux vidéo...) mobilisent le passé mais n’ont pas une ambition de vérité ou d’apprentissages.

Bruno Dumézil : L’histoire n’appartient pas qu’aux historiens universitaires, c’est une évidence. Mais eux aussi ont leur place dans la construction de la science historique, qui désormais leur échappe parfois en raison des productions qui passent par des vecteurs qui ne sont pas - ou n’étaient pas à l’origine - les leurs : réseaux sociaux, chaines YouTube, blogs,... Ceci dit, les historiens universitaires n’ont pas forcément à être pensés comme des êtres isolés dans leur bibliothèque. La génération des années 1970-1980 a par exemple largement contribué à des aventures médiatiques, dont ARTE est la plus grande réussite. En 1986, le médiéviste Georges Duby devint ainsi président du directoire d’ARTE, donnant une forte inflexion vers l’histoire à la programmation de la nouvelle chaîne. Aujourd’hui, des collectifs d’historiens « universitaires » produisent des contenus « non-universitaires », si l’on pense par exemple à des collectifs comme Actuel Moyen Âge2.

La diffusion d’un savoir sur le Moyen Âge au grand public doit-t-elle nécessairement s’appuyer sur les stéréotypes ? Par exemple, on voit beaucoup de travaux de debunkage, des reprises du roman national par l’extrême-droite. Déconstruire ces discours, est-ce la seule manière de diffuser un savoir scientifique au grand-public ? Inversement, puisque les stéréotypes sont (supposément) davantage partagés par le grand public, faut-il commencer par eux comme point de départ ?

  • 3 Nota Bene est le nom de la chaîne youtube créée par le vidéaste web et vulgarisateur français Benja (...)

Laurent Di Filippo : Non, on peut tout à fait s’appuyer sur des recherches et les rendre accessibles à un public de non-spécialistes. Si on parle de façon stricte de diffusion, il peut s’agir de médiation, dans ce cas, le médiateur n’a pas forcément une démarche de recherche lui-même. En revanche, il s’appuie souvent sur des travaux de chercheurs. Nota Bene3 le dit d’ailleurs bien lui-même, il n’est pas historien, mais il travaille avec des historiens. La recherche scientifique, ça sert à produire de nouvelles connaissances. Si un chercheur répète des choses connues, ce n’est pas de la recherche. Souvent ses textes peuvent d’ailleurs être rejetés pour cette raison. La médiation, c’est une réflexion tournée vers le public, quel est le public que j’ai en face de moi, et comment je lui transmets au mieux les connaissances que je veux lui transmettre, selon son âge, son niveau de connaissance, sa langue, etc. Une démarche de médiation peut justement consister à déconstruire certains stéréotypes.

Romain Vincent : Vu que ces stéréotypes se diffusent assez largement dans les médias grand public, il peut sembler important que les spécialistes puissent intervenir pour les déconstruire, encore faut-il qu’ils soient invités à le faire...

  • 4 Violaine Giacomotto-Charra et Sylvie Nony, La terre plate: biographie d’une idée fausse, Paris, Les (...)

Bruno Dumézil : Tout dépend certainement de ce que l’on appelle stéréotypes. Certaines idées, certaines images, certaines conceptions sont si anciennes qu’elles appartiennent à ce que l’on appelait autrefois la « culture de l’honnête homme ». D’autres sont plus récentes et se trouvent véhiculées par la pop culture. Dans les deux cas, il s’agit bel et bien d’une forme de culture, c’est-à-dire d’un ensemble de savoirs et de représentations partagés. Certains stéréotypes sont sans doute faux, mais c’est un point de départ pour faire dialoguer les savoirs, entre les spécialistes et les profanes. Un récent livre sur La terre plate4 montre bien que nos perceptions actuelles correspondent à une vision faussée de ce que pouvaient être les savoirs médiévaux. Mais en même temps, il est d’autant plus intéressant de comprendre comment on en est parvenu là.

Quelle démarche scientifique et pédagogique y a-t-il derrière le recours aux stéréotypes ?

Romain Vincent : L’usage du jeu vidéo en cours d’histoire est parfois accompagné d’un exercice de comparaison avec les sources historiques, c’est une activité souvent qualifiée de « travail de l’esprit critique ». Seulement, cette analyse est souvent trop difficile pour des élèves du secondaire, notamment les plus jeunes collégiens. Mes observations de terrain montrent que c’est généralement l’enseignant qui doit prendre en charge lui-même ce travail d’analyse : difficile ainsi de dire que l’on travaille l’esprit critique des élèves tellement ces derniers n’ont que peu d’autonomie d’analyse. On est plutôt ici devant un exercice de fact-checking qui diffère vraiment d’un travail critique. De plus, il y a aussi un risque important de surcharge cognitive : les élèves doivent jouer ou visionner un extrait d’une fiction (ici, le jeu vidéo) puis étudier des documents afin de répondre à des questions, ce qui est souvent trop demandé à de jeunes élèves en construction de leurs repères historiques et géographiques. La pédagogie « du faux pour aller vers le vrai » peut entraîner des confusions pour des élèves déjà en difficulté. De plus, cette pédagogie donne l’image de l’histoire comme d’une discipline qui est censé dire « le vrai » et la met à distance comme construction scientifique : les documents servent à dire « le réel » aux élèves et ne sont généralement pas critiqués pour eux même. Pour finir, même dans une ambition d’éducation aux jeux vidéo, l’exercice interroge : un joueur croit-il forcément ce qu’un jeu lui envoie comme récit ou comme image ? Quel joueur va mettre « pause » devant son jeu vidéo pour ouvrir une encyclopédie ? L’influence des œuvres culturelles, et notamment des jeux vidéo, sur les représentations me semble surévaluée et ne peut être érigée en enjeux éducatifs, contrairement aux contenus complotistes diffusés sur YouTube ou autres réseaux sociaux. L’exercice de déconstruction me semble plus pertinent et efficace auprès d’étudiants en université qui ont déjà certaines bases de réflexion.

Laurent Di Filippo : Il peut y avoir deux aspects, tout d’abord la vérification et souvent l’approche critique qui consiste à montrer que les stéréotypes ne renvoient pas à des réalités, ou alors qu’ils la simplifient grandement. Deuxièmement, la recherche des origines des stéréotypes et leur histoire. Cela renvoie à une étude de la constitution des imaginaires collectifs de différentes époques, jusqu’à l’époque contemporaine. Pour les mythes grecs, la Renaissance a joué un rôle important. Pour les mythes nordiques, c’est notamment la période romantique et le XIXe siècle qui imposera des modèles, comme les costumes de l’opéra de Richard Wagner, qui marquera durablement l’esthétique des vikings et des dieux nordiques.

Bruno Dumézil : Un jeu pédagogique stimulant est de montrer que les hommes du passé avaient eux aussi des stéréotypes. Certains ont eu la vie dure. Par exemple, un auteur grec qui décrit les barbares aura à peu près les mêmes réflexes qu’un réalisateur de série actuelle : il faut de la fourrure, des tatouages, une langue bizarre et une certaine dose de violence, sinon, le spectateur ne comprend pas qu’on lui présente des barbares. Cela ne veut pas dire que ce portrait est vrai, mais il crée un effet de réel. Inversement, certaines représentations anciennes ont complètement disparu des conceptions actuelles : ainsi, personne ne croit plus que les climats très froids rendent les hommes stupides. En montrant qu’un même texte ancien présente les deux types de stéréotypes (un peuple fait de barbare tatoués et stupides), on comprend combien le discours des sources est un piège : ni l’une ni l’autre des informations n’est une donnée du réel, c’est un produit de la culture d’un moment. Par conséquent, rien ne prouve que les tatouages étaient aussi utilisés que les jeux vidéo actuels veulent le faire croire.

Aujourd’hui, y a-t-il de véritables attentes de la part du public à qui vous vous adressez, des thèmes qui séduisent ? Avez-vous observé au fil des années des changements dans ces attentes ?

Laurent Di Filippo : Dans l’exemple que j’ai étudié durant ma thèse de doctorat, à savoir le jeu Age of Conan (2008), il fallait que les joueurs puissent jouer des barbares qui ressemblent de près ou de loin à Conan, donc des Cimmériens ; ce qui est intéressant, puisque dans les nouvelles écrites par Robert Ervin Howard, le créateur de Conan, il n’y a jamais d’autres Cimmériens que Conan lui-même ! Et il ne retourne jamais en Cimmérie. Or, d’un coup, dans le jeu, on en voit partout et on peut aller se promener dans les contrées qui l’ont vu naître ! Ça dépend donc de l’œuvre. Mais dans les univers de fantasy, on peut s’attendre en effet à trouver des magiciens, des sorciers, des chevaliers, des races féeriques, des nains, des elfes... Une observation peut-être, c’est qu’aujourd’hui les univers de fantasy sont un peu moins stéréotypés que les imitations de Tolkien qu’on pouvait voir dans les années 80. La série télévisée Game of Thrones (2011), inspiré par les romans de Georges R. R. Martin a montré un univers de fantasy médievaliste plus sombre et violent. Côté imaginaire qui séduit, on a vu avec Assassin’s Creed Valhalla (2010) que l’esthétique de la série télévisée Vikings (2013) a largement été repris, notamment les sidecuts, des coupes de cheveux que je trouve toujours fabuleuses. Dans beaucoup de jeux aussi, les barbares sont associés aux Berserkers, des guerriers que l’on retrouve notamment dans les sagas islandaises, notamment dans l’histoire des rois de Norvège où il est écrit qu’ils sont les guerriers d’Odin et qu’ils possèdent une capacité de rage qui leur permet de devenir plus forts et plus résistants. Dans de nombreux jeux, les barbares ont une capacité de rage qui fait référence à ces guerriers médiévaux. Par exemple dans Diablo 2 (2000) qui vient de ressortir et aussi dans Donjons et dragons (1970).

Romain Vincent : De mon côté, la question du « réalisme historique » revient régulièrement : « Quel est le jeu vidéo le plus réaliste ? » J’ai souvent envie de répondre « aucun ». La notion de « réalisme » pose d’ailleurs problème : il ne me semble pas que les médiévistes travaillent sur le « réel » du Moyen Âge. Celui-ci est perdu, il ne nous en reste évidemment que des traces. Dès lors, comment un jeu vidéo pourrait être « réaliste » ? Je préfère parler de « mise en jeu » quand il s’agit d’étudier la représentation du passé dans un jeu vidéo. Un jeu vidéo n’est pas un livre d’histoire et il n’est ni conçu ni vécu comme tel. À l’inverse, il peut être nécessaire de passer par du fact-checking quand des développeurs communiquent sur le réalisme de leur jeu ou quand ils ont une volonté de transmission affirmée, ce qui n’est pas souvent le cas. La deuxième thématique, liée à la première, régulièrement questionnée est l’efficacité du jeu vidéo en matière d’apprentissage : jouer permettrait d’apprendre par l’amusement et donc sans difficulté. C’est une vision portée par des entreprises, des institutions ou des professionnels tirant profit de cette image quasi-magique d’un dispositif ludique. Or, aucune scientifique ne montre un effet clair sur les apprentissages, notamment en Histoire. De plus, les jeux historiques ont tendance à transmettre des connaissances par des mécaniques non-ludiques comme des fiches pédagogiques ou des scènes cinématiques. Pour finir, ce discours sur l’apprentissage est généralement situé : il est ainsi facile d’affirmer que l’« on apprend l’histoire avec les jeux vidéo » quand ces derniers sont utilisés à l’école. Au sein de celle-ci, le jeu vidéo n’est déjà plus un jeu : il devient généralement un document de travail et les élèves n’ont plus vraiment l’attitude ludique qu’ils auraient en jouant pleinement à la maison.

Bruno Dumézil : En matière de mondes anciens, les attentes du public évoluent généralement en fonction du contexte présent. Par exemple, on constate depuis une dizaine d’années une forte demande en faveur de personnages féminins dans les jeux vidéo : et ceux-ci doivent avoir exactement les mêmes caractéristiques et opportunités que leurs homologues masculins. Le cas le plus clair est celui d’Assassin’s Creed Valhalla (2010), où il est possible d’incarner au choix une femme ou un homme ; dans les deux cas, le personnage aura le même nom et la même destinée. Ici, il y a certainement la volonté de vendre au mieux possible le titre, et donc de satisfaire également les acheteurs des deux sexes. Mais un effet pervers est de perturber l’image mentale du IXe siècle, qui semble peuplé de femmes combattantes. En retour, il y a eu une très forte médiatisation autour de l’identification d’ADN féminin dans une « tombe de guerrier » de Birka, notamment dans le milieu des gamers qui y a vu une confirmation de l’existence de combattantes héroïques. Il devient ensuite difficile d’expliquer que, pour l’instant, les données sont encore très insuffisantes pour se prononcer sur cette découverte et que, même si elle est avérée, il s’agit d’un individu frêle. Plus largement, rien ne prouve que la société scandinave offrait des opportunités égales aux deux sexes. Le passé, magnifié par la culture de masse, devient un réservoir de preuves pour nos espoirs ou nos craintes quant la société actuelle.

En tant qu’enseignant, à quels stéréotypes du Moyen Âge avez-vous été confrontés ?

  • 5 Laurent Di Filippo, Du mythe au jeu : approche anthropo-communicationnelle du Nord : des récits méd (...)

Laurent Di Filippo : De mon côté, ce sont surtout des stéréotypes propres à mon domaine de recherche. Quand je donnais des cours en études scandinaves : il y avait des stéréotypes sur les Vikings et sur les mythes nordiques. Du côté des mythes on retrouve souvent une vision uniforme de la mythologie nordique alors que les sources sont hétérogènes, et qu’il a été démontré qu’on observait des variations à la fois géographiques, temporelles et sociales. Il y a aussi souvent l’idée que les sources nous donnent accès aux croyances des Vikings, alors que les sources écrites auxquelles nous avons accès sont bien plus tardives et datent du XIIIe siècle au mieux, c’est-à-dire une période où le christianisme était bien installé. De plus, la principale source à notre disposition, L’Edda en Prose de Snorri Sturluson, n’est pas un recueil de croyances mais un manuel de poésie. Ce livre présente des histoires à connaître pour pouvoir composer les formes types de la poésie islandaise et il présente également des manières de composer des vers. Toutefois, dans la traduction française, de nombreux éléments relatifs à cette composition poétique ont été supprimés, ce qui donne l’impression qu’il ne s’agit que d’un recueil de mythe, au sens de croyances anciennes. Je renvoie les lecteurs intéressés au premier chapitre de ma thèse qui est disponible en ligne et qui évoque ce sujet5. Côté esthétique, les casques à cornes des Vikings sont toujours discutés, notamment par des néo païens (voir Pagan TV)

Romain Vincent : Le Moyen Âge violent, le fait que les hommes du Moyen Âge pensaient que la terre était plate sont les stéréotypes que je rencontre le plus dans ma pratique au collège. La connaissance de la rotondité de la terre dès l’Antiquité, je l’annonce très clairement en début de séance. Certains élèves sont évidemment surpris d’autres non. L’image d’un Moyen Âge très brutal est parfois appuyée par les documents choisis dans certains manuels : le gibet tient par exemple une place centrale dans l’iconographie du chapitre sur la seigneurie médiévale, laissant penser aux élèves que l’on pendait à tour de bras. Il est ainsi important de faire un point sur le fonctionnement de la justice médiévale. En termes d’étude des stéréotypes dans les fictions, certaines analyses du jeu vidéo peuvent surprendre : un utilisateur de Twitter montrait un screen du jeu Skyrim avec des personnages féminins immobiles dans une auberge afin d’appuyer l’idée que le jeu véhiculait une image rétrograde des femmes au Moyen Âge. Or, dans un RPG (Role Playing Game), il est normal que des PNJ (personnages non-jouables) restent assignés à des lieux pendant toute l’aventure : l’analyse de la représentation de l’histoire ne doit pas se faire au détriment des spécificités du medium. De plus, le premier personnage accompagnant le héros au combat est justement une femme.

Bruno Dumézil : Le Moyen Âge de la pop culture, qu’il soit celui de Warhammer ou de Game of Thrones, semble marqué par son extrême violence. Il devient dès lors difficile d’expliquer que, dans un contexte de faible accroissement naturel de la population, il n’est pas envisageable que les médiévaux se soient en permanence entretués, sous peine de disparaître totalement. La question de la religion est aussi difficile à aborder dans la mesure où le regard de la culture de masse est généralement négatif : bûcher d’hérétiques, chasse aux sorcières, croisades... Une fois encore, il est difficile d’expliquer que ces phénomènes existent, mais qu’ils constituent l’exceptionnel sur lequel les chroniqueurs s’étendent, plutôt que l’ordinaire, qui les désintéressent. Un jeu amusant consiste à monter aux étudiants un journal à scandale actuel ; si on retrouve ce journal dans mille ans, ne pensera-t-on pas que la société française est d’une extrême violence et que les faits de terrorisme ont lieu tous les jours à chaque coin de rue ?

Y a-t-il des stéréotypes différents en fonction du support de diffusion du média, ou en fonction du public visé ?

Laurent Di Filippo : En général, les stéréotypes se retrouvent sur différents supports. Je n’ai pas l’impression que, de mon côté en tout cas, ce type de division soit si nette.

Bruno Dumézil, vous avez contribué à la BD Le temps des barbares, existe-t-il des formats imposés à la BD, qui doit se vendre et est plus coûteuse ? Plus largement, l’humour et les images entretiennent des rapports ambigus aux stéréotypes, est-ce que cela pose problème pour la vulgarisation ou est-ce au contraire un outil ?

Bruno Dumézil : Dans le cas de la bande dessinée, le discours doit s’adapter à un public particulier. L’Histoire dessinée de la France à laquelle j’ai participé s’adresse à des lecteurs exigeants, qui ont déjà souvent une bonne connaissance du Moyen Âge. Il devient dès lors possible de démonter les stéréotypes, parfois en passant par l’anachronisme, l’humour, le ridicule des situations... Le prix assez élevé des volumes permet aussi de disposer de beaucoup de pages ! La bande dessinée est alors merveilleuse pour apporter un commentaire sur la façon dont on a raconté l’histoire dans des œuvres plus classiques : on peut jouer avec les stéréotypes et leur sens. Mais j’ai eu l’occasion aussi de participer à la série Ils ont fait l’Histoire, qui est diffusée en supplément d’un journal à grand tirage. Dans ce cas, mieux vaut sans doute raconter une histoire simple et aussi rigoureuse que possible, une histoire que l’on essaie de rendre la plus intelligible possible, mais sans se risquer à des décalages ironiques que la plupart des lecteurs ne comprendront pas. Il s’agit de deux formes de pédagogie, qui à mon sens, ne s’excluent pas l’une l’autre. L’humour changera aussi de tonalité. Pour paraphraser Desproges, on peut rire de tout, mais pas de la même façon avec tout le monde.

Laurent Di Filippo : L’humour est souvent une ressource qui met en avant un aspect caricatural ou stéréotypique. Il joue dessus. Il peut donc être utile pour étudier les grands traits de notre imaginaire, puisqu’il les exagère.

Romain Vincent : J’aurai toujours une prudence concernant l’usage de l’humour pour enseigner auprès de plus jeune public : cette forme d’interaction emporte avec elle une certaine forme d’implicite : si l’enseignant et les élèves les plus éveillés peuvent percevoir le second degré et l’ironie d’une réplique, cela peut ne pas être le cas de toute la classe.

Quel regard portez-vous sur les médias qui véhiculent des stéréotypes sur le Moyen Âge (BD, romans, jeux vidéo…) que vous avez fréquentés plus jeunes, maintenant que vous enseignant / chercheur ? Et quel regard portez-vous sur l’usage que vous en avez fait à l’époque ?

Laurent Di Filippo : Un regard bienveillant et critique à la fois. Ils ont contribué à éveiller une certaine curiosité, je pense aux jeux de rôle notamment, et avec l’expérience que j’ai aujourd’hui, je vois aussi leurs limites du point de vue de la connaissance historique plus particulièrement. Mais c’est justement une force car cela me permet d’aborder des questions liées aux représentations contemporaines de la matière que j’étudie, car, en étant réflexif, j’interroge mes propres présupposés d’antan et je les remets en question. Cela me permet de me mettre à la place des publics de non spécialistes et de m’appuyer sur les productions culturelles qu’ils consomment.

Romain Vincent : Comme Laurent, j’aurai plutôt un regard bienveillant sur toutes ces œuvres qui ont construit mon imaginaire. J’aurai même une certaine nostalgie d’une époque où je ne les étudiais pas mais où j’en profitais juste pour ce qu’elles sont. D’ailleurs, je pense que les imaginaires construits par la fiction peuvent très bien cohabiter avec des connaissances tirées de travaux scientifiques.

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Notes

1 Alban Gautier, Que sont les Vikings devenus ? Le mythe des hommes du Nord à l’épreuve de l’Histoire, conférence en ligne disponible sur la chaîne NantesUniv dans le cadre d’un partenariat de l’Université de Nantes avec le Château des Ducs de Bretagne. Exposition "Nous les appelons Vikings” qui a eu lieu du 16 juin au 18 novembre 2018. https://www.youtube.com/watch?v=gMJC2D0c_Vg

2 https://actuelmoyenage.wordpress.com

3 Nota Bene est le nom de la chaîne youtube créée par le vidéaste web et vulgarisateur français Benjamin Brillaud. À travers cette chaîne YouTube, il décrypte l’histoire d’Europe et du monde, en analysant des sujets de politique, sociétés, sciences ou encore civilisations. https://www.notabenemovies.com

4 Violaine Giacomotto-Charra et Sylvie Nony, La terre plate: biographie d’une idée fausse, Paris, Les Belles Lettres, 2021.

5 Laurent Di Filippo, Du mythe au jeu : approche anthropo-communicationnelle du Nord : des récits médiévaux scandinaves au MMORPG Age of Conan : Hyborian Adventures. Sciences de l’information et de la communication. Université de Lorraine, 2016. Consultable en ligne : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01492870

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Pour citer cet article

Référence électronique

Marco Conti, Amalia Desbrest et Simon Rozanès, « Le Moyen Âge, de l’université au grand public »Essais [En ligne], 20 | 2023, mis en ligne le 20 juin 2023, consulté le 07 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/essais/12876 ; DOI : https://doi.org/10.4000/essais.12876

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Auteurs

Marco Conti

Marco Conti enseigne l’histoire médiévale à l’Université de Bordeaux. Il a soutenu sa thèse à l’Université Lyon 2 en 2021 sous la direction du professeur Jean-Louis Gaulin. Sa thèse, « Gouverner l’argent public. Finances et fiscalité à Bologne, de la commune du Peuple (1288) à la seigneurie des Visconti (1360) », sera bientôt publiée. Il a récemment publié le livre « Fare i conti con la morte. Il Liber introituum del Comune di Bologna del 1347 ». Ses recherches portent principalement sur la fiscalité médiévale et l’utilisation pratique de l’écriture.

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Amalia Desbrest

Amalia Desbrest est doctorante l’ENS de Lyon (CIHAM UMR 5648) et effectue sa thèse en cotutelle avec l’Université Autonome de Madrid, sous la direction de Carlos Heusch et Irene Salvo García. Elle est actuellement ATER en LLCER Espagnol à l’Université Lumière Lyon 2. Ses recherches portent principalement sur l’édition de manuscrits médiévaux et sur la réception médiévale des Héroïdes dans la Romania médiévale, et en particulier en Espagne. Elle s’intéresse également aux questions de traductologie puisque l’édition de l’unicum que constitue le manuscrit 5-5-16 de la Bibliothèque colombine de Séville la mène à comparer cette traduction castillane avec la traduction catalane réalisée en 1391 par Guillem Nicolau à la demande de la reine Violante de Bar, mais aussi avec les sources latines et les sources italiennes médiévales. Publications : « La première traduction complète en castillan des Héroïdes d’Ovide, ms. 5-5-16 de la Bibliothèque colombine de Séville », Cahiers de recherches médiévales et humanistes – Journal of Medieval and Humanistic Studies, n°41, 2021 – 1, p. 157-177. DOI : https://dx.doi.org/10.48611/isbn.978-2-406-11996-8.p.0157 ; https://hal.science/hal-03885944/.

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Simon Rozanès

Simon Rozanès est doctorant contractuel en 3e année à l’Université Lyon 2 Lumière, rattaché au CIHAM (UMR 5648), sous la direction de Julien Théry et de Simone Balossino. Ses travaux portent sur une histoire comparée de la vie politique dans les petites communautés de la basse vallée du Rhône, dans la région d’Avignon, en Provence et dans le Gard, entre la fin du XIIe et le début du XVe siècle. Il s’intéresse notamment aux soubassements socio-politiques des évolutions institutionnelles, associés à une perspective de micro-histoire.
s.rozanes@univ-lyon2.fr

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