• 2 Ressource : terme défini dans ses différentes acceptions comme un moyen, c’est-à-dire ce qui permet (...)

3Comment définir ces « services écosystémiques » ? Un service est une action qui vise à apporter son aide, à être utile, et il est le résultat de cette action. Le service est ici appliqué au niveau écosystémique, une unité écologique constituée d’un milieu naturel et de l’ensemble des organismes qui y vivent (CNRTL et GDT). Les « services » inscrivent dans une attente toute humaine un ensemble d’éléments naturels présents dans les écosystèmes dont les humains, malgré une certaine artificialisation de leurs vies, sont toujours dépendants. L’espèce Homo sapiens maintenant présente dans presque tous les écosystèmes terrestres a démontré son pouvoir d’exploitation, transformant de nombreux éléments non-vivants et vivants en « ressources »2 (y compris « humaines »).

• 7 https://tree-map.nycgovparks.org/tree-map/tree/2170319

Document 6 - La ville de New York a mis en place un système informatisé de description de ses arbres. Prenons par exemple ce tilleul (Tilia cordata), arbre n° 2 170 319, localisé à proximité du 101 East 121 Street (Harlem), son tronc mesure 10 cm de diamètre7.

• 8 Millennium Ecosystem Assessment, 1998, dans Valérie Boisvert, « Des limites de la mise en marché de (...)
• 9 Clélia Sirami, Jean-Pierre Theau, Julie Ryschawy, « Services écosystémiques dans les agroécosystème (...)
• 10 Jean-Baptiste Say, Horace Émile Say, Cours complet d’économie politique pratique, 1840, https://arc (...)

6Les biens et services – éléments valorisables – que les humains tirent des écosystèmes, ont été qualifiés, notamment depuis 19988, de « services écosystémiques », par les économistes de l’environnement. Cette approche attribue une valeur monétaire à la nature, et c’est notamment ce qui fait débat9, avec pourtant l’idée initiale de protéger ainsi la nature. Le rôle fonctionnel des plantes est mis en avant, valorisé, monétisé. La monnaie, représentée dans le document 2 sous forme de piles de pièce, endosse le double rôle fonctionnel de « terreau » pour trois plantules et valorise en euros des programmes et projets de recherches aux sigles complexes. Ainsi, comme cela a pu être écrit en 1840 : « La nature nous ouvre un inépuisable trésor de matériaux et de forces qui n’appartenant à personne, sont à la disposition de tous. Il suffît à l’industrie d’apprendre à s’en servir »10.

• 11 Valérie Boisvert, « Des limites de la mise en marché de l’environnement. Des services écosystémique (...)
• 12 Herbert Marcuse, L’homme unidimensionnel, Paris, Éd. de Minuit, 1968.

7Le très large usage de la notion de service écosystémique réside probablement dans sa plasticité et son hétérogénéité ; elle offre en effet peu de prise à une critique scientifique du fait qu’elle s’exprime sous la forme d’une énumération (liste des catégories de services). L’hégémonie de cette notion pour penser les relations sociétés-nature représente un problème11 car elle évoque une vision unidimensionnelle12 d’éléments complexes.

• 13 Karine Fiore, « Règlement REACH : la valorisation économique et l’évaluation des impacts environnem (...)

8Le découpage intense proposé par la notion de services écosystémiques, illustré dans cette figure13, qui repose sur des catégories de valeurs purement économiques, renvoie à la découpe du vivant évoquée plus bas :

• 14 James H. Wandersee, Elisabeth E. Schussler, « Preventing Plant Blindness », The American Biology Te (...)

9Le terme de plant blindness, proposé par des enseignants étasuniens en biologie, à la fin du siècle dernier14, traduit en français par « cécité botanique » ou plus simplement par « indifférence aux plantes », rend compte d’un biais cognitif. Celui-ci est notamment le résultat de notre anthropocentrisme (une forme de zoocentrisme, qui consiste à s’intéresser d’abord aux animaux, car ils nous sont plus proches), qui éloigne les humains, particulièrement dans des contextes urbains contemporains, de la vision, de la considération, de l’intérêt pour les plantes, ces organismes vivants majeurs de nos milieux de vie, bien au-delà de leur aspect éventuellement décoratif.

• 15 Sylvie Pouteau, « Beyond “second animals”: making sense of plant ethics », Journal of Agricultural (...)

11Alors que nous voyons bien de vraies plantes sur les images, et non pas des symboles, leur statut est oblitéré par la place technique à laquelle elles sont réduites, entourées d’éléments humains inorganiques, inhospitaliers, voire mortifères pour elles. Ainsi, même leur mort leur est déniée, puisque les plantes mortes deviennent ‘biomasse’ ou ‘perte de service écosystémique’… Ainsi, les termes de « biomasse » ou de « biomatériau », ne représentent plus de la ressource et du matériel mais du déchet, du rebut, des entités vagues qui échappent à toute définition ontologique15.

• 16 Emmanuel Petit, dans ce même numéro (« La nature de l’échange économique : de l’“interaction” à la (...)

12L’importance des références techniques, des mots associés et de ce qu’ils produisent, accompagnés d’images, se mesure ici. Les mots sont en effet ces commutateurs privilégiés de nos relations16 avec ces êtres vivants que sont les plantes.

• 17 Dawn L. Sanders D, « Trapped in time: Lingering with “Plantness” », Plants, People, Planet, (1), 20 (...)
• 18 Christine Ro, « Why “plant blindness” matters – and what you can do about it », BBC, 2019 : https:/ (...)

13Dans les existences urbaines modernes, la vie complexe des plantes, riche de relations multiples ayant contribué à fabriquer l’écologie de la vie sur terre – résultat de millions d’années d’évolution – est souvent réduite à des catégories simplistes uniquement liées à des questions d’utilité humaine : nourriture, médecine, bois17 ; s’ils ne sont pas nommés mais seulement suggérés, nous repérons cependant ici la mention des services écosystémiques. Au contraire, dans un article de la BBC, des étudiants suédois sont pris en exemple car ils apparaissent liés aux plantes selon des expériences de vie impliquant la mémoire, l’émotion et la beauté18. Réduire les plantes à des objets fonctionnels d’intérêt humain nous prive donc, dans le même geste, des approches sensibles et diversifiées de ces êtres vivants, et ne devraient pas y être opposées.

• 19 Michel Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966.
• 20 Michel Foucault, Les mots et les choses, op. cit., cité par John C. Ryan, « Cultural Botany: Toward (...)

15La découpe du savoir nous est familière depuis plus de deux cents ans19. L’observation du vivant s’appuie sur une connaissance sensible mais systématiquement bornée, depuis le XVII^e siècle. Il s’agit en effet d’exclure l’ouï-dire, bien sûr, mais aussi le goût et la saveur qui apportent incertitude et variabilité, et donc empêcheraient une analyse distinctive et « universelle ». Le toucher est étroitement limité à quelques différences évidentes (lisse et rugueux), et au contraire la vue possède un privilège presque exclusif, elle est l’espace et donc l’évidence20. L’idée de découpage, jugée efficace pour la connaissance, s’accompagne de la réduction des approches sensibles, jugées incertaines.

• 21 Carl von Linné, Species plantarum, 1753, Fac-similé, Botanicus.org

16Ainsi, la classification des plantes, basée uniquement sur des hiérarchies sexuelles, créée par Linné en 175321 – et toujours en usage actuellement – à partir de l’observation des organes reproducteurs, illustre cette découpe de la connaissance du vivant : l’introduction de discontinuités pour mieux classer, l’élimination des sens autres que visuels pour ce faire. La domestication des plantes, leur maîtrise humaine pour les usages humains, peut d’ailleurs justement être vue comme un contrôle de leur reproduction.

• 22 John C. Ryan (« Cultural Botany: Toward a Model of Transdisciplinary, Embodied, and Poetic Research (...)

17La question du sens, dans ses différentes dimensions (le sens des sensations, le sens de l’orientation, le sens de la raison et du discernement) est ici simplifiée, appauvrie. Les six images présentées plus haut suggèrent également cette réduction, puisque seules les fonctions des plantes, jugées d’intérêt pour les humains, et des liens avec des artefacts humains sont mis en avant, oblitérant leur existence de plante en tant que telle. De telles démarches pourraient avoir pour conséquence d’occulter, sur le terrain, les plantes, bien réelles, temporelles ou changeantes, ainsi que d’affadir les expériences sensorielles variées que les humains peuvent établir avec elles22.

• 23 Raphaël Larrère et Catherine Larrère, Penser et agir avec la nature. Une enquête philosophique, Par (...)

18Faut-il, pour être capable de travailler, en scientifique, « sur » les plantes (mais plutôt travailler « avec » ?23) se couper de ces éléments sensoriels et d’affect (mémoire, émotion, beauté, poésie, etc.) afin d’être en mesure de produire une science du végétal objective, froide, qui prétend sauver l’humanité des problèmes auxquelles elle fait face ?

• 24 Valérie Boisvert, « Des limites de la mise en marché de l’environnement. Des services écosystémique (...)

20La démarche scientifique évoquée ici est alors plutôt à qualifier comme « illusoire martingale qui permettrait de sauver la biosphère en l’exploitant »24.

• 25 Emmanuel Petit, dans ce même numéro, « La nature de l’échange économique : de l’“interaction” à la (...)

21Face à ces constats de découpes, coupures, discontinuités, qui reflètent également – plus largement et à différents niveaux de lecture – l’état du monde dans lequel nous vivons, nous pouvons appeler de nos vœux, pour retisser ce monde, une prise de conscience de la qualité des relations entre vivants qui suppose des liens, des entrelacements, des entremêlements, des interactions, ou encore des transactions, avec un sens différent du mot courant, qui est lui essentiellement économique25.

• 26 John Dewey, Arthur F. Bentley, Knowing and the Known, Beacon Press, 1949, https://en.wikipedia.org/ (...)

22S’opposant justement aux coupures, la transaction est une forme d’observation non fracturée d’un vivant, façonnant et façonné par son environnement, toujours inclus et constitué par sa situation dans un temps et un lieu spécifique26. Le terme refuse les éléments détachables, s’oppose aux découpes, et s’il est défini comme un arrangement entre deux parties qui transigent (du latin transigere (trans « à travers », agere « faire avancer ») (CNRTL)), il pourrait peut-être permettre de reconsidérer le monde des vivants, dont les humains font partie, d’une manière moins menaçante et plus souhaitable ?

• 27 Alice Sternberg, « De la subjectivité politique dans l’écologie d’André Gorz », EcoRev’, 43(1), 201 (...)

27Contrairement aux messages suggérés dans les images que nous avons observées, nous pourrions revendiquer une vision autonome du végétal, en lui rendant son pouvoir d’action, son agentivité, à l’opposé d’une conception hétéronome ; l’envahissement par la technique, le découpage du vivant, génèrent cette hétéronomie et retirent au végétal sa puissance d’agir27, donc une partie de sa valeur, notamment intrinsèque.

• 28 Sylvie Pouteau, « Beyond “second animals”: making sense of plant ethics », art. cit.
• 29 Alice Sternberg, « De la subjectivité politique dans l’écologie d’André Gorz », EcoRev’, 43(1), 201 (...)

28Cette valeur intrinsèque, valeur-en-soi, pourrait au contraire devenir aussi une valeur-en-commun28, animée dans les transactions, telles que nous les avons définies. Appelons à une approche du règne végétal qui n’oublierait pas, mais inclurait, les aspects esthétiques, émotionnels, dans les perceptions concrètes et les expériences de la vie quotidienne29 ainsi que dans les pratiques professionnelles en lien avec ces organismes vivants, notamment dans la recherche. L’espoir serait de rapprocher des mondes qui, telles les disciplines, se sont éloignés, et qui gagneraient à cesser de s’exclure. Le chemin n’est probablement ni court ni rectiligne.