• 1 Louis Althusser, Montesquieu. La politique et l’histoire, Paris, PUF, 1985 (1959), ch. 5.
• 2 Charles Eisenmann, « L’“Esprit des lois” et la séparation des pouvoirs », in Mélanges R. Carré de M (...)
• 3 Raymond Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’État spécialement d’après les don (...)
• 4 Jean-Philippe Feldman, « La séparation des pouvoirs et le constitutionnalisme. Mythes et réalités d (...)

1Il n’y a guère d’espoir de voir, un jour prochain, disparaître des manuels scolaires, des discours politiques et des propos d’acteurs mal informés, un lieu commun qui a tout d’un mythe : « la séparation des pouvoirs chez Montesquieu ». Il y a pourtant plus de 60 ans, Louis Althusser1 s’était essayé à dissiper ce mythe, apparu à la fin du XIX^e siècle. Il démontrait qu’il n’y avait tout simplement pas de sens à parler d’une séparation des pouvoirs chez Montesquieu. Il rappelait, non sans modestie, qu’il n’était pas le premier à s’attaquer à cette fantaisie puisque, avant la Seconde Guerre mondiale, Charles Eisenmann2 établissait qu’en lieu et place de « séparation », on enregistrait chez Montesquieu « une fusion » et « une liaison » des pouvoirs. Et avant lui, en 1920-1922, dans sa Contribution à la théorie générale de l’État, Carré de Malberg3 s’était employé à dissiper l’idée même de séparation des pouvoirs, montrant que le régime dit « parlementaire » associe pouvoir législatif et pouvoir exécutif4.

• 5 Julien Boudon, « Le mauvais usage des spectres. La séparation “rigide” des pouvoirs », Revue frança (...)

2Faut-il prendre une nouvelle fois le bâton du pèlerin pour dénoncer un mythe ou se lancer dans une nouvelle exégèse de l’auteur de L’esprit des lois afin de préciser ce point, au risque de devoir redire sans grande originalité ce que le texte dit déjà ? Il paraît préférable de saisir les raisons de l’attachement persistant à ce lieu commun, à sa reproduction, à ce que certains ont qualifié de « spectre »5, hantant la pensée constitutionnelle. La dénonciation du mythe n’empêchera jamais des acteurs politiques, des journalistes, des pédagogues et, parfois, des juristes de reproduire ce qu’ils estiment devoir reproduire malgré les réfutations successives qui ont accompagné l’histoire de ce lieu commun. C’est donc les raisons de cet attachement aveugle à ce dernier et cette volonté persistante de reproduction de celui-ci qui s’impose à l’analyse.

• 6 Montesquieu, De l’esprit des lois, Paris, Garnier-Flammarion, 1978 (1748), 2 vol., p. 294.

3Rien ne sert de se lancer dans une nouvelle exégèse savante du Chapitre VI du Livre XI de L’esprit des lois pour percevoir qu’il y est évidemment question de différenciation et de combinaison de pouvoirs mais certainement pas de séparation et, encore moins, d’une très anachronique séparation formelle entre exécutif, législatif et judiciaire. Ce qui peut être considéré aujourd’hui, en forçant significativement le trait, comme tenant lieu de « pouvoir judiciaire » relève chez Montesquieu du « pouvoir exécutif », plus précisément « de la puissance exécutrice (des choses) qui dépendent du droit civil »6 que l’auteur différencie « de la puissance exécutrice des choses qui dépendent du droit des gens ». Et pour peu que l’on lise le texte en le contextualisant, il apparaît que la différenciation des pouvoirs s’impose pour remédier à un problème : leur concentration et leur confusion qui font du Prince – « monarque » mais aussi potentiellement « noblesse » ou « peuple » –, un être omnipuissant qui légifère, exécute, juge et qui constitue, de ce fait, la source de nombreux maux.

• 7 Il n’est pas rare de rencontrer ce contre-sens (voir à titre indicatif Marie-Hélène Caitucoli-Wirth (...)
• 8 L’usage de guillemets s’impose en regard de travaux d’historiens, principalement anglophones, qui o (...)
• 9 Montesquieu, De l’esprit des lois, op. cit., p. 301.
• 10 Ibid, p. 298. Montesquieu ne s’étend guère sur ce point. Imaginait-il deux législations civiles san (...)
• 11 Louis Althusser, Montesquieu. La politique et l’histoire, op. cit., p. 104.
• 12 Ibid, p. 298.

4Pour esquiver contresens et anachronismes, une double mise en contexte s’impose. Charles-Louis de Secondat, baron de la Brède et de Montesquieu, que l’on érigerait un peu rapidement en parangon de vertu démocratique7, se définit d’abord par son origine sociale. Ses analyses traduisent souvent les intérêts d’une noblesse qui, tout au long du XVIII^e siècle, n’aura de cesse de réaffirmer son rôle, afin de desserrer l’étau s’étant refermé sur elle, entre d’un côté « l’absolutisme royal »8 et, de l’autre, l’affirmation de la bourgeoisie. D’ailleurs, cela apparaît très explicitement dans le texte à plusieurs reprises : les nobles ne peuvent être, selon Montesquieu, jugés que par leur pair, n’ayant ni à se soumettre à la justice ordinaire, ni à celle du monarque9 ; toujours selon l’auteur, la puissance législative devrait être scindée en deux assemblées, l’une héréditaire pour les nobles, l’autre pour représenter le peuple10. Louis Althusser11 a clairement montré que, contrairement à ce que certains interprètes veulent retenir de Montesquieu, ce dernier recherchait moins une sorte d’équilibre formel des pouvoirs qu’une combinaison des puissances entre le roi, la noblesse et le peuple12.

• 13 On se reportera en particulier à l’ouvrage collectif Aubert Gauthier, Chaline Olivier (éds.), Les P (...)

5Montesquieu, on le sait, était lui-même magistrat, issu d’une famille de noblesse de robe attachée au Parlement de Bordeaux. Et ses analyses relatives à la différenciation des pouvoirs s’adossent à cet ancrage indissociablement familial et professionnel. Déjà, dans les Lettres persannes (Lettre 92, d’Usbek à Rhédi), il faisait dire qu’au terme du règne de Louis XIV, les Parlements n’étaient plus que des « ruines que l’on foule aux pieds […] et [qu’ils] ne se mêlent plus que de rendre la justice ». Montesquieu pointait un fait mais, plus encore, il exprimait le ressentiment de ses pairs13 : les Parlements avaient vu leurs prérogatives se restreindre, le roi se refusant de les reconnaître comme « cours souveraines » puisque la souveraineté en matière judiciaire et, en dernier ressort, lui incombait. On mesure sur ce point que la différenciation des pouvoirs pour Montesquieu constituait une réponse à cette concentration monarchique des pouvoirs qui revêtait des aspects à la fois politiques (centralisation, étatisation…) et sociétaux (subordination de la noblesse…). Et, à ce titre, l’œuvre de Montesquieu préfigure la Révolution française, non pas selon une vision idéaliste de l’histoire qui voudrait que ses idées aient en quelques sortes conduit comme par une sorte de fécondation miraculeuse à la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 mais parce que son œuvre matérialise le problème des rapports de force, des tensions et des conflits d’intérêts entre les composantes de la société française du XVIII^e siècle.

• 14 Norbert Elias, La dynamique de l’Occident, Paris, Calmann-Lévy, 1991 (1939).
• 15 Michel Foucault, Théories et institutions pénales, Cours au Collège de France. 1971-1972, Paris, Ga (...)
• 16 Guillaume Bacot, « Montesquieu et la nature monarchique de la constitution anglaise », Revue França (...)
• 17 Sur ce point, on relira avec profit les analyses que Michel Foucault consacra à la réaction nobilia (...)
• 18 À titre de simples illustrations, voir Anne Doustaly (éd.), Histoire-géographie, géopolitique, scie (...)

6Dans le sillage des analyses wéberiennes des monopoles de domination, Norbert Elias14 indiquait que la monarchie et la bourgeoisie ont communément œuvré afin d’affaiblir la noblesse, la bourgeoisie agissant en particulier contre les Parlements pour finir par s’en débarrasser avec la Révolution15. Ce phénomène explique que Montesquieu se soit tourné vers le parlementarisme anglais pour l’ériger en modèle ; ce dernier répondait à son aspiration nobiliaire16. Rapidement évoqué, cet arrière-fond17 permet de comprendre les célèbres développements du Chapitre VI de L’esprit des lois consacré à la Constitution d’Angleterre. On mesure par conséquent l’ampleur de l’anachronisme et de l’absurdité qu’il y a à faire de Montesquieu, défenseur de l’ancien système hérité de la féodalité, un promoteur de la « démocratie », comme le font certains manuels scolaires18.

• 19 Mauro Barberis, « Le futur passé de la séparation des pouvoirs », Pouvoirs, Le Seuil, n° 143, 2012.
• 20 Caroline Sägesser, « Législatif, exécutif et judiciaire. Les relations entre les trois pouvoirs », (...)

7Il se trouve pourtant des commentateurs allant chercher chez Montesquieu, plus précisément dans le texte pur, c’est-à-dire dans le texte en soi, coupé de ses conditions de production et de réception, voire dans un texte revisité à partir de préoccupations contemporaines, les éléments d’une doctrine atemporelle et universelle de la séparation des pouvoirs19. Il est vrai que certains s’autorisent même à débusquer chez Platon les prémisses d’une telle théorie20. En tout cas, on trouve là l’illustration la plus aboutie d’une persévérance aveugle à rationaliser un préjugé qui conduit à une double occultation : occultation du texte de Montesquieu et de la réalité historique à partir de laquelle il s’énonce et dont il traite, comme pour mieux opérer une seconde occultation qui concerne la réalité contemporaine des jeux de pouvoir au sein des institutions et leur fonctionnement.

• 21 L’auteur n’étant jamais réellement parvenu à saisir ce que les constitutionnalistes conçoivent sous (...)
• 22 Les plus lucides en témoignent parfois. Voir les propos de François Ruffin sur sa propre expérience (...)
• 23 Les élections législatives du printemps 2017 ont dissipé les dernières illusions sur ce point en ra (...)

9Ces critiques et ces réserves académiques qui s’émancipent du lieu commun reprennent cependant la catégorie substantialiste de « pouvoir » 21 ; celle-ci conduit à différencier des sources potentielles d’autorité (des « puissances ») dans le cadre d’une théorie formelle de l’État mais elle paraît particulièrement impropre pour décrire la réalité des jeux d’acteurs et des relations de pouvoir au sein des institutions politiques comme en regard du rapport de ces institutions avec la société. Ces mêmes institutions politiques et judiciaires ne vivent pas hors, au-dessus ou à côté de la société mais imbriquées dans celle-ci. Point n’est besoin de se lancer dans l’analyse de l’écriture de la loi pour en dresser le constat : non seulement son élaboration relève très souvent, de manière directe ou indirecte, de ce que l’on nomme de manière confuse « l’exécutif » mais, pour en saisir le contenu, c’est bien davantage vers la sociologie des groupes d’intérêt qu’il faut se tourner que vers l’activité de parlementaires réduits au rôle de figurants, prisonniers d’une théâtralité du jeu politique qui les honore et les neutralise22. Et il n’est guère plus utile de se lancer dans une sociologie des processus de sélection et de recrutement des candidats à la députation pour prendre la mesure de l’imbrication de ce qui est appelé « pouvoir législatif » et « pouvoir exécutif »23.

• 24 Voir https://www.conseil-constitutionnel.fr/la-constitution/la-separation-des-pouvoirs
• 25 Lauréline Fontaine, La Constitution maltraitée. Anatomie du Conseil constitutionnel, Paris, Amsterd (...)

10Si la différenciation des pouvoirs politiques se conçoit sur le plan intellectuel des principes entre d’un côté ce qui relèverait de l’élaboration pure de la loi pure, et de l’autre, ce qui renverrait à l’action politique régulée, dans les faits, « la séparation » ne renvoie à aucune réalité pratique clairement établie, à aucune frontière clairement définie. On peut d’ailleurs rester dubitatif à la lecture de la page que le Conseil constitutionnel24 consacre au Principe de la séparation des pouvoirs et, par malice, l’on pourrait prolonger le raisonnement en s’interrogeant sur l’indépendance de cette très haute autorité à l’égard du pouvoir politique25. Non seulement les limites d’un tel principe transparaissent rapidement mais l’on mesure à quel point les catégories du droit s’avèrent impropres à saisir la réalité du jeu politique. Ce principe semble induire sa transgression ou, du moins, sa relativisation tant le nombre d’aménagements ou d’adaptations est élevé au point de mettre en doute le principe logique de non-contradiction : la séparation des pouvoirs présuppose l’imbrication des pouvoirs.

• 26 Nina Le Bonniec, « L’appréciation du principe de séparation des pouvoirs par la cour européenne des (...)
• 27 La plus récente étant l’interpellation par les syndicats de magistrats de la Commission européenne (...)
• 28 La proposition de nomination de Mme Véronique Malbec au Conseil constitutionnel émanant du Présiden (...)
• 29 Michel Foucault, Théories et institutions pénales, Cours au Collège de France. 1971-1972, op. cit., (...)

11Quant aux débats récurrents sur l’indépendance de la justice, en particulier en France sur la nomination des magistrats du parquet par le Ministre de la justice, qui ont évidemment un sens pour les acteurs de la justice comme pour ceux du champ politique, ils accréditent certainement la thèse d’une nécessaire indépendance de la justice, ne serait-ce que pour asseoir sa propre crédibilité. La CEDH (Cour européenne des Droits de l’Homme) consacre d’ailleurs l’importance de l’indépendance de la justice à l’égard du « pouvoir exécutif » au point d’en faire un critère d’appréciation de l’État de droit26. Ces débats font donc écho à des situations bien réelles27, souvent liées à des tentatives de pression sur les magistrats ou, plus insidieux, à des restrictions de leur champ d’action. De ce fait, ils renforcent la croyance en l’existence de « pouvoirs » séparés au double sens fonctionnel et institutionnel, s’opposant, se contrebalançant l’un et l’autre. Ils occultent le fait que la justice n’existe pas en dehors de l’ordre social et qu’elle fonctionne au service de sa reproduction et des intérêts qui, en son sein, prévalent28. L’affirmation de l’indépendance de la justice a d’ailleurs conditionné son fonctionnement comme pouvoir arbitral et neutre entre les classes sociales, comme l’avait montré Michel Foucault29 qui, à partir de là, avait explicité l’instauration d’un mode de gestion différentiel des illégalismes au profit de la bourgeoisie.

• 30 Michel Troper, La séparation des pouvoirs et l’histoire constitutionnelle française, Paris, LGDJ, 1 (...)
• 31 Carlos-Miguel Pimentel, « Le sanctuaire vide : la séparation des pouvoirs comme superstition juridi (...)

15On peut également, si l’on interprète l’histoire à la seule lumière de l’histoire constitutionnelle, voir dans l’article 16 de la Déclaration de 1789, l’origine de « la séparation des pouvoirs »30 et postuler, mais sans le démontrer, que l’Assemblée nationale se serait alors attachée à matérialiser dans ce texte la pensée de l’un des plus illustres philosophes des Lumières… On peut aussi souscrire à la fine analyse historique proposée par Carlos Pimentel : « Les révolutionnaires anglais du XVII^e siècle, en inventant la séparation des pouvoirs sont temporairement parvenus à opérer un tour de force conceptuel de premier ordre, en conciliant la toute-puissance du souverain, comme législateur, avec une limitation effective de son pouvoir, grâce à l’autonomie de l’exécutif. C’est à une telle conciliation d’objectifs absolument contradictoires que la notion de séparation des pouvoirs a dû son extraordinaire pouvoir de fascination »31. Mais aussi juste soit-elle, cette autre approche par l’histoire du droit masque que ce que ces « inventeurs » inventaient, c’était moins une théorie pure ou un dogme durable que l’enregistrement d’un bricolage institutionnel permettant de parvenir à un relatif équilibre politique afin d’endiguer troubles et violences.

• 32 Catherine Larrère, « Montesquieu républicain ? De l’interprétation universitaire pendant la III^e Ré (...)

16Si la genèse de « cette superstition juridique » se perd dans les soubresauts que connut l’Angleterre au XVII^e siècle et, plus tard, dans ceux qui secouèrent la France, par contre, faire de Montesquieu le théoricien, voire l’inventeur d’une mythique séparation des pouvoirs se prête à un repérage plus précis. On peut en effet supposer que l’émergence et l’importance accordée à ce thème sous la Troisième République s’explique par la volonté de tourner le dos au césarisme du Second Empire et d’attribuer au Parlement (alors dénommé Assemblée nationale et regroupant la Chambre des députés et le Sénat), précédemment réduit au rôle de chambre d’enregistrement, une fonction plus importante. Et l’on peut supposer également que l’auteur « Montesquieu » concentrait une série de qualité au-delà de son œuvre qui le désignait directement comme celui auquel on pouvait se référer, plus encore que Locke qui était étranger ou des auteurs comme Rousseau, Voltaire, Seyiès… moins précis sur ce point dans leurs écrits et, surtout, moins acceptables dans la conjoncture politique. Par son œuvre, Montesquieu se présentait en effet comme monarchiste et, en même temps, défenseur d’un régime libéral, rejetant la concentration des pouvoirs dans les mains d’un seul. Il constituait, à ce titre, un auteur de référence pour le nouveau régime et pour une Assemblée nationale « conservatrice », composée de monarchistes (orléanistes) et de républicains modérés dont les points de vue pouvaient s’accorder sur sa personne. Aucun crime, ni excès, révolutionnaire ou conservateur, n’avait été commis en son nom. Et c’est au moment du centenaire de la Révolution que Montesquieu dont le nom était jusqu’alors lié aux entreprises des monarchistes des débuts de la Révolution, est enrôlé dans le camp républicain32.

• 33 Adhémar Esmein, Éléments de droit constitutionnel français et comparé, Paris, Librairie L. Larose, (...)
• 34 Simone Goyard-Fabre, La philosophie du droit de Montesquieu, Paris, Librairie C. Klincksieck, 1973, (...)
• 35 Julien Boudon, « Le mauvais usage des spectres. La séparation “rigide” des pouvoirs », art. cit., (...)
• 36 Gérard Conac, « Adhémar Eismen, théoricien du système constitutionnel américain », Mélanges Patrice (...)
• 37 Locke différenciait le pouvoir législatif, expression de la souveraineté du peuple, qui établit les (...)
• 38 Gérard Conac, « Adhémar Eismen, théoricien du système constitutionnel américain », art. cit., p. 30 (...)
• 39 Émile Durkheim, Montesquieu et Rousseau précurseurs de la sociologie, Paris, Librairie Marcel Riviè (...)

17Dans ce contexte, la « théorie » ou le « dogme » de la séparation des pouvoirs s’impose à la doctrine constitutionnelle avec en particulier l’ouvrage souvent cité d’Adhémar Esmein Éléments de droit constitutionnel33 qui fait prévaloir une lecture « juridique » du célèbre Chapitre VI du Livre XI sur la lecture politique jusqu’alors exclusive34. Professeur à la Faculté de droit de Paris et à l’École libre des Sciences politiques, ce dernier distinguait « séparation souple » désignant un régime parlementaire et « séparation rigide » permettant de caractériser un régime de type présidentiel comme celui des États-Unis35. Il transposait au contexte français la distinction de Bagehot entre modèle anglais (gouvernement de cabinet) et modèle américain (gouvernement présidentiel) afin de plaider en faveur d’une séparation « souple »36. S’il reconnaissait à Locke la paternité d’une première théorie de la séparation des pouvoirs37, Adhémar Eismen considérait que Montesquieu avait « tellement transformé les éléments fournis par le philosophe anglais qu’il en a fait une création nouvelle »38 et qu’à ce titre, il était l’inventeur de la distinction entre pouvoir législatif, pouvoir exécutif et pouvoir judiciaire. Montesquieu ainsi « républicanisé » offrait une caution philosophique, conforme aux attentes du nouveau régime et de ses promoteurs. Il est vrai qu’à la même époque, Durkheim39 fera de Montesquieu le principal précurseur de la science sociale, celui qui rompt avec la philosophie, normative par essence, pour engager le projet d’une connaissance positive.

• 40 On rappellera à cette occasion la formule devenue célèbre d’Emmanuel Macron prenant publiquement la (...)
• 41 Julien Boudon, « Les faux-semblants de la séparation des pouvoirs », Titre VII, Conseil constitutio (...)
• 42 Source : https://www.liberation.fr/societe/nicolas-sarkozy-campe-son-refus-de-temoigner-20211102_MG (...)

20C’est ce qui explique sa reprise inlassable par de nombreux acteurs de la vie publique jusqu’à aujourd’hui. Analysant une séquence du jeu politique autour de l’affaire Benalla40 et des commissions d’enquête parlementaires, Julien Boudon41 soulignait la multiplication des références à la séparation des pouvoirs au fil des débats au sein des assemblées comme au dehors de celles-ci. Utilisée comme argument tactique, son énonciation contribuait soit à se parer des vertus liées au respect de ce principe fondamental et des règles qui lui sont constitutives, soit à dénoncer la transgression de ce même principe par ses adversaires. Certains usages rhétoriques de ce principe prêtent d’ailleurs à sourire. Contraint à l’automne 2021 de venir témoigner dans un procès pour « détournements de fonds publics », Nicolas Sarkozy, alias Paul Bismuth, déjà condamné en première instance pour la corruption d’un magistrat dans une autre affaire, choisit le silence au nom de ce principe : « Si je commence à répondre au quart du dixième des questions, on entre alors dans un gouvernement des juges. La séparation des pouvoirs n’est pas à géométrie variable. Que dirait votre tribunal si un magistrat était interrogé par une commission d’enquête parlementaire sur l’usage de ses prérogatives juridictionnelles ? »42

• 43 https://fr.wikipedia.org/wiki/S%C3%A9paration_des_pouvoirs
• 44 Rappelons que la déclaration de Guerre à la Prusse en 1870 fut approuvée par le Corps législatif ou (...)

22Mais peut-être est-ce la page que Wikipédia consacre à la question qui livre l’explication la plus évidente de l’intérêt rhétorique de la formule : « La séparation des pouvoirs législatif, exécutif, judiciaire est un principe fondamental des démocraties représentatives. Au contraire, les régimes dictatoriaux recherchent une concentration des pouvoirs »43. Tout est dit : la séparation des pouvoirs caractérise à elle seule le Bien. On peut regretter que la fiche Wikipédia ne livre pas les noms de quelques dictatures qui se privent d’assemblées et de tribunaux ou, plus perfide, qu’elle n’établisse pas une liste de pays classés par degré de concentration des pouvoirs… La France, au fil des évolutions de son système présidentiel sans équivalent dans les régimes dits « libéraux », obtiendrait à n’en pas douter un classement honorable…44

• 45 Selon la définition qu’en donnait Pierre Bourdieu : « Fictio juris, l’État est une fiction de juris (...)
• 46 Sur ce point, on s’inspire librement des analyses de Michel Foucault développées dans ses cours du (...)

23Il reste un dernier élément d’explication relatif à la perpétuation de ce lieu commun. La conception du « Pouvoir politique » à laquelle la séparation des pouvoirs se rattache repose sur une longue tradition juridique et philosophique qui a accompagné la genèse de cette fictio juris qu’est l’État45. Centrée sur la figure du souverain et les conditions d’exercice de la souveraineté, elle s’accompagne d’une série d’illusions dès lors que les concepts qui en sont issus donnent aujourd’hui lieu à des usages incontrôlés qui reviennent à décrypter la réalité à l’aide de notions inadaptées à la réalité contemporaine. On peut même l’appréhender comme une construction idéologique puisqu’elle induit des représentations de la réalité véritablement renversées en regard de la réalité. Toutes les analyses sociologiques du pouvoir, qu’elles dérivent de Marx, de Weber ou de Durkheim conduisent d’ailleurs à se détourner de ces constructions juridico-normatives. Que présupposent-elles ? Elles reconduisent invariablement la croyance en l’existence d’un Pouvoir politique exerçant son imperium sur la société, à partir d’une position en extériorité afin de la diriger sur le modèle anthropomorphique du berger guidant le troupeau. Héritage historique et théorique de la période allant du XVI^e à la première moitié du XVIII^e siècle, durant laquelle la formation des États modernes européens s’est accompagnée de l’élaboration d’un vaste corpus théorique sur l’État (sa rationalité, sa souveraineté, sa gouvernementalité, son extension publique, sa puissance…), ces constructions juridico-normatives sont parvenues à le faire exister46 et, dans leur sillage, à imposer la croyance en l’existence en son sein de pouvoirs séparés.

• 47 Pierre Lascoumes, L’économie morale des élites dirigeantes, Paris, PFNSP, 2021.
• 48 À titre indicatif, voir https://www.mediapart.fr/journal/france/100222/la-presidence-macron-sous-en (...)

24Cette croyance permet d’abstraire le « Pouvoir politique », de le réifier, puis de spéculer sur la dynamique des relations entre « pouvoir exécutif » et « pouvoir législatif », ces deux notions ne renvoyant à aucune réalité précise. Ce qu’elle interdit par contre de faire, c’est, comme on l’a précédemment indiqué, d’analyser le processus d’élaboration des lois et, simultanément, leurs conditions d’application, irréductibles à un tel partage. En plaquant sur la réalité un tel schématisme, elle interdit également d’analyser ce que font ou ne font pas des « acteurs politiques » en fonction de leurs ancrages sociaux, de leur trajectoire professionnelle, de la diversité de leurs rémunérations, de leur socialisation extra-politique… La sociologie des élites47 comme d’ailleurs les enquêtes journalistiques récentes relatives à la multiplication des conflits d’intérêt48 conduisent pourtant à enregistrer un brouillage croissant des frontières entre hauts fonctionnaires, cadres dirigeants de grandes entreprises (françaises et étrangères), acteurs politiques (députés, maires, ministres, premiers ministres…) et activités d’avocats-conseils. Et ces analyses pourraient être transposées à l’échelle locale des parlements de régions et du tissu politico-économique « de base »…

• 49 Michel Foucault, La volonté de savoir. Histoire de la sexualité 1, Paris, Gallimard, 1976.
• 50 Ibid., p. 128.

26On rejoint sur ce point le rejet par Michel Foucault de toute théorie du Pouvoir politique au profit d’analytiques du pouvoir. Dans La volonté de savoir49, il consacrait de longs développements intitulés « Méthode » à expliciter tout ce qu’il faut écarter comme préjugés pour parvenir à saisir la réalité « du pouvoir » tel qu’il s’exerce au fil de la multiplicité des rapports, linguistiques, sexuels, économiques… dans lesquels les individus sont engagés mais aussi comment ces jeux de (micro-)pouvoir génèrent, à terme, des systèmes de domination… Et, à divers titres, ce travail d’explicitation de ce qu’est le pouvoir s’appréhende comme un exercice de renversement des postulats engagés dans les théories classiques du « Pouvoir politique » et « dans le système « Souverain-Loi » qui a si longtemps fasciné la pensée politique »50. Ce dernier continue aujourd’hui encore à sous-tendre l’existence d’une pensée politique qui se donne pour objet les institutions politiques, les acteurs politiques, les politiques publiques, la communication politique, etc. c’est-à-dire ce que le sens commun appréhende comme relevant du « Pouvoir politique », en l’absence d’un objet opératoirement construit, autrement dit du pouvoir tel qu’il s’exerce dans la diversité des rapports qui forment la trame d’une société.