• 1 Hélène Landemore, Democratic Reason – Politics, Collective Intelligence, and the Rule of the Many, (...)
• 2 Jürgen Habermas, L’espace public – Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la s (...)

La complexité des enjeux contemporains et la multiplication des crises à l’échelle mondiale, qu’elles soient de nature écologique, sanitaire, sociale ou économique, ont indéniablement mis en crise le modèle classique des élites dépositaires de l’intelligence politique. Les problématiques nouvelles du XXI^e siècle nous invitent à renoncer à l’hégémonie du paradigme de la rationalité traditionnelle, à la fois individuelle et experte, et nous conduisent à réactualiser un modèle alternatif : celui de l’intelligence collective.1 La notion d’intelligence collective n’est pas entièrement nouvelle : déjà, dans les années 1960, « l’opinion publique » avait été conçue par Habermas comme un sujet collectif de type discursif, rationnel et critique, s’imposant dans les sociétés européennes à partir de la moitié du XVIII^e siècle.2 Les Assemblées citoyennes tirées au sort qui fleurissent de toute part réactualisent en partie ce modèle. Mais les formes d’intelligence collective qui se déploient aujourd’hui tendent en partie à rompre avec le paradigme habermassien et kantien de rationalité, basé sur la confrontation entre différents points de vue et sur la figure du citoyen comme lecteur informé. A rebours de ce modèle discursif et universel, les formes d’intelligence collective qui s’expriment de nos jours s’élaborent bien souvent en marge des cadres institutionnels de la démocratie parlementaire et sont fondées sur des expérimentations locales et communautaires. Elles ne s’appuient pas essentiellement sur un savoir livresque mais sur le savoir collaboratif de citoyens ordinaires, aux horizons sociaux multiples. Cette intelligence des collectifs, en ce sens, se présente comme une figure de l’altérité : elle est l’autre de la rationalité traditionnelle.

• 3 Inge Baxmann, Social media – New masses, Zurich, Berlin, University of Chicago Press, 2016.

Les terrains où s’expérimente cette nouvelle forme d’intelligence sont de plus en plus nombreux. Mais il est un espace privilégié où se reconfigurent de manière inédite les relations sociales, les expériences et les rationalités politiques : les outils numériques. Ces nouveaux espaces d’expérimentation, en particulier les plateformes participatives et collaboratives (rassemblées sous le nom de Web 2.0.), perçus à bien des égards comme des lieux d’intense potentialité démocratique, réactualisent néanmoins toutes les craintes traditionnelles à l’égard des « masses ». En effet, les outils technologiques engendrent des configurations inédites du collectif, en façonnant de « nouvelles masses »3 à la fois virtuelles et atomisées, immergées dans des tunnels algorithmiques et des logiques de data, exposées à des fake news et à des phénomènes nouveaux de brutalisation.

• 4 Pour la première tradition, voir Aristote, Les politiques ; Marsile de Padoue, Defensor Pacis ; Mac (...)

Ces nouvelles configurations des masses pensantes constituent une condition fertile pour interroger à nouveau frais les réflexions et les expériences des acteurs du passé au sujet de l’intelligence exprimée par des collectifs. Dans ce sens, ce numéro de la revue Essais vise à ériger le présent en laboratoire du passé et à mettre à l’épreuve une approche interdisciplinaire de cet objet complexe. Il souhaite réinterroger l’ambivalence constitutive de la réflexion historique sur les masses, à la fois fantasmées pour leur intelligence et leur potentiel d’émancipation et dépréciées pour leur incompétence et leur passivité.4 Ce numéro vise à faire dialoguer les spécialistes des nouvelles technologies, des pratiques et des imaginaires qu’elles engendrent avec ceux et celles qui s’intéressent à la dimension théorique, historique, fictionnelle et figurative de ce sujet collectif.