1Le premier Cabinet des estampes est fondé à Dresde en 1720. Avec des locaux spécifiquement réservés à la collection des œuvres sur papier, du personnel employé seulement pour le cabinet et la nomination de Johann Heinrich Heucher (1677-1746) comme premier directeur, la collection sort de son contexte historique, commence de se distinguer des autres collections graphiques en Europe et devient pour plusieurs années une institution phare pour les collections d’estampes et de dessins. Bien entendu, ce n’est pas la première fois qu’une cour a créé une collection d’estampes ou de dessins mais, à Dresde, la situation est particulière. Comme dans d’autres cas, notamment à Prague, Ambras ou Munich, des œuvres sur papier ont été collectionnées dans le contexte d’un cabinet de curiosité, établissant une partie très importante de la richesse culturelle d’un pays et soulignant l’ouverture et la supériorité d’un souverain. En principe, le cabinet de Dresde ne constitue pas une exception, mais les différents inventaires, le contexte de la Saxe et la fonction politique et culturelle de ce cabinet méritent une attention particulière.

2Le livre de Christien Melzer, issu de sa thèse de doctorat, examine en détail les différents aspects qui caractérisent la situation culturelle de Dresde. L’auteur emploie une structure chronologique avec une quantité considérable de textes en annexes afin d’appuyer son discours. Le but est ici de faire état de la collection d’œuvres sur papier avant que celle-ci se structure, ainsi que des centres d’intérêt du prince électeur Auguste (1526-1586) en tant que dessinateur et collectionneur. Comme dans d’autres collections, l’ordre de classement des œuvres est soumis à la thématique générale : les estampes ne sont pas encore isolées comme objet à part. Melzer arrive ainsi souvent à identifier des groupes d’œuvres dans l’inventaire – par exemple celui datant de 1587 – mais sans identifier les estampes ou les dessins précis, car leur description individuelle, comme souvent à l’époque, n’est pas assez détaillée. Néanmoins il est parfois possible d’identifier ces feuilles, comme dans le cas des miniatures de Hans Bol qui se trouvent aujourd’hui à la Galerie de Peinture, ou dans le cas des illustrations de Virgil Solis pour l’Ancien Testament, par exemple. D’autres identifications pourront certainement être faites grâce à cette recherche.

3Dans ce contexte, l’analyse quantitative offre la possibilité de se rendre compte du statut des œuvres sur papier qui composent la collection, avec au moins 230 œuvres en feuille, environ 300 livres illustrés et albums, une bonne douzaine de lots d’estampes non reliées et non décrites de manière détaillée, quelques matrices et des miniatures. À première vue, cela semble peu pour un cabinet qui contient environ 10 000 objets, mais la valeur du cabinet pour le développement des collections et l’utilisation des estampes et des dessins au fil des années ont donné à ces fonds une importance particulière.

4Cette importance grandissante va de pair avec des réflexions théoriques, comme le montre Melzer, par exemple avec le traité de Samuel Quiccheberg (1565) pour la collection de Munich, un traité sur la gravure par Heinrich Göding (vers 1570, malheureusement perdu) et un mémoire manuscrit de Gabriel Kaltemarckt datant de 1587 – année même du premier inventaire. Melzer analyse en profondeur ce traité, avec beaucoup de remarques très précises sur l’arrangement de la collection, son utilisation et son importance dans le contexte de la Cour de Saxe. Selon Kaltemarckt, une collection d’œuvres sur papier présente un intérêt utilitaire, par exemple comme moyen de transfert d’information visuelle, mais aussi par la mise en valeur de son statut comme œuvre d’art. Toutes ces qualités sont en fin de compte liées à l’arrangement et au bon ordre d’une collection.

5La continuité avec laquelle la collection de Dresde est gérée pendant plusieurs siècles et l’élaboration d’un discours théorique complexe pour constituer une collection indépendante à partir d’un cabinet de curiosité au début du xviii^e siècle, avec toutes les conséquences pratiques que cela peut avoir, reste une particularité dans l’histoire des collections d’œuvres sur papier. Bien évidemment, les collections de Dresde se retrouvent dans une situation politique similaire à celle des collections impériales de Prague, ou plus tard de Vienne, ou encore à celle de Paris, mais les solutions trouvées sont parfaitement adaptées à la situation de la Saxe. À partir de 1720, Heucher met en place un rangement consistant en vingt-deux « bureaux ». Heucher ne se contente pas d’intégrer à ce système le contenu du Cabinet des curiosités : il demande aussi systématiquement des estampes et des dessins d’autres collections, comme celle de la bibliothèque, de l’office central du maréchal de la Cour, des collections d’histoire naturelle ou de la collection d’armes et d’armures. Cette démarche vise, comme le montre Melzer, à centraliser – tout en la gardant accessible – l’information au sein de la Cour, avec pour but spécifique de protéger le patrimoine, mais aussi de rendre plus facilement accessible la collection à un public intéressé, composé notamment de chercheurs et d’étudiants.

6Un inventaire établi en 1738 donne un aperçu de toutes ces actions et peut être considéré comme une sorte d’état des lieux. Le contenu de chacun des bureaux n’était pas encore aussi organisé que sous le successeur de Heucher, Carl Heinrich von Heinecken, qui donne aux collections leur structure moderne en distinguant les écoles, les sujets, et partiellement les techniques (notamment pour les dessins) et parfois certaines collections d’estampes prestigieuses, comme celle du « Cabinet du roi ». Cela ne veut pas dire, comme Melzer le montre très clairement, que Heucher suit un modèle entièrement français, mais plutôt qu’il prend en compte les besoins pratiques liés à la situation de Dresde, outre les demandes politiques de la Cour. Heinecken, va ensuite encore plus systématiser son classement, tout en conservant la grande continuité de la collection et en utilisant les réflexions de son prédécesseur. Dans cette perspective, le livre de Melzer est exceptionnel.

7Cependant, dans un cas spécifique, Melzer ne semble pas s’apercevoir d’un piège, pour ainsi dire, de l‘historiographie du xix^e siècle. En effet, elle souligne constamment la distinction entre estampes de peintres-graveurs et estampes d’interprétation (ou de reproduction comme elle ne cesse de l’appeler). Mais en ce qui concerne le xviii^e siècle, cette distinction n’est pas importante et risque au contraire de mener sur une piste peu fructueuse. C’est en effet seulement au tout début du xix^e siècle, avec les travaux d’Adam von Bartsch et son Peintre-Graveur imprimé à Vienne en 21 volumes à partir de 1802, que cette distinction émerge faite et qu’elle commence à influer sur les études sur la gravure puis sur le classement des collections. Melzer ne semble pas s’apercevoir de ce décalage historique : elle analyse bien le classement de Heucher mais son regard n’est pas toujours celui d’un historien. C’est dommage, car cette partie, aurait pu être, après l’analyse de Kaltemarckt, une importante contribution à la discussion théorique sur le rangement des collections d’estampes au xviii^e siècle.

8Malgré une rédaction caractérisée par beaucoup de petites répétitions qui alourdissent la lecture, le travail de recherche est considérable et on ne peut que féliciter Melzer pour ses importants résultats. Elle a pu montrer les différentes étapes de la stratégie de classement et de documentation, les enrichissements et la politique d’acquisition sur une longue durée. Un tel degré de recherche n’avait jamais été atteint pour une autre collection en Allemagne et cette unicité constitue la grande qualité de ce livre.