• 1 Je remercie Linda Gaudemer, responsable de la conservation et de la restauration des collections à (...)

1Un fonds d’estampes1, dans une bibliothèque, a toujours quelque chose de contingent – s’y trouvent des documents arrivés au hasard des acquisitions, des dons, des opportunités. À plus forte raison dans une bibliothèque de l’Enseignement supérieur, qui n’a pas à première vue de raison historique de posséder un tel fonds. Le cas de l’École des chartes contraste toutefois avec cet état de fait, car si cette institution bicentenaire possède un fonds d’arts graphiques modeste, ce dernier a été constitué pour une raison claire : la transmission de la connaissance des estampes a toujours été le moteur de la constitution de cette collection.

• 2 Un cours de « classement des archives et des bibliothèques publiques » est donné dès 1847 par Augus (...)
• 3 Jacques Callot et les peintres et graveurs lorrains du dix-septième siècle, commissariat Pierre Mar (...)
• 4 Maxime Préaud, ancien élève de l’École, conservateur, historien spécialiste de l’estampe et lui-mêm (...)

3Les deux approches ont existé au sein de l’École des chartes, mais il est indéniable que la première a été prédominante : les cours sur l’estampe sont avant tout confiés aux professeurs d’histoire du livre… mais cette discipline apparaît finalement assez tardivement dans le cursus de l’École2 et l’intérêt pour les estampes dépend largement de la personnalité et du parcours de chaque enseignant. C’est en fait Pierre Marot, titulaire de la chaire de « bibliographie et archives de l’histoire de France » qui, le premier, appuie sur l’histoire de l’estampe : il faut dire que, longtemps conservateur du musée Lorrain à Nancy et commissaire d’une importante exposition sur Jacques Callot3, il connaît bien le medium, son importance et ses spécificités. À la fois doué d’une sensibilité portée vers l’histoire de l’art et persuadé de l’importance des questions pratiques, il concilie les approches technique et artistique4. Dans le cadre des aménagements décidés en mai 1968 et à l’occasion de son départ en retraite, Pierre Marot décide le dédoublement de sa chaire : en 1970 est donc créé un poste de professeur véritablement centré sur l’histoire du livre et confié à Henri-Jean Martin.

• 5 Une seconde chaire pour la période contemporaine est confiée à Élisabeth Parinet et élargit rapidem (...)
• 6 Séverine Lepape a ensuite été responsable de ce cours, donné avec les autres conservateurs du servi (...)

5Annie Charon succède à Henri-Jean Martin à partir de 1990 pour l’enseignement de l’histoire du livre de la période moderne5. Les cours sur l’estampe sont alors de plus en plus confiés à des spécialistes, dans le cadre d’un accord informel avec le département des Estampes de la Bibliothèque nationale – Maxime Préaud se chargeant de cet enseignement pendant de longues années, avant de céder la place à d’autres conservateurs du département6. Le fait de s’adresser à des conservateurs des Estampes facilite l’organisation de visites au détriment du fonds de l’École, qui est moins sollicité : les incroyables richesses de la BnF sont sans commune mesure avec notre petit fonds. Le déménagement de l’École des Chartes – de la Sorbonne au 65 rue de Richelieu – en 2015 vient encore faciliter l’organisation de ces travaux dirigés. En revanche, dans ce cadre, les estampes de l’École demeurent le principal support des examens. Les apprentissages des élèves sont en effet évalués et, au-delà d’une culture théorique sur l’histoire du médium, la volonté est de leur donner une connaissance des principales techniques, dans le but de former de futurs professionnels du patrimoine capables de réagir devant un fonds d’estampes qu’ils auraient à décrire et classer. Les examens comprennent donc généralement, pour la moitié de la note, la reconnaissance de dix techniques à partir de dix estampes du fonds de l’École – chaque élève disposait d’une photocopie, mais avait également accès aux originaux qui étaient apportés dans la salle d’examen. Il ne pouvait donc s’agir de gravures de la BnF et le fonds de la bibliothèque a toujours servi – au moins ! – à cela.

• 7 Le master « Technologies numériques appliquées à l’histoire » propose par exemple, depuis 2023, 20h (...)
• 8 J’ai organisé à partir de 2023 une formation de trois jours, en collaboration avec Anna Baydova, à (...)

6S’y ajoutent des cours inscrits dans les cursus de master7 ainsi que des stages proposés dans le cadre la formation continue8 : ces cours étant donnés en interne à l’École, il est toujours utile de posséder un fonds qui permette de présenter non seulement les diverses techniques (fig. 2) mais aussi des particularités qui font l’objet de présentations ou de discussions.

• 9 Ces cotes semblent correspondre d’une part à des boîtes et d’autre part à des portefeuilles (PF). T (...)
• 10 Nous parlons ici uniquement de ce fonds pédagogique et non d’autres estampes qui sont également con (...)
• 11 Nous voyons l’équivalent avec un petit fonds de manuscrits récemment entré à la bibliothèque et enc (...)
• 12 Si tant est que la notion de « bibliothèque » comme lieu ait un sens à la Sorbonne, alors que l’Éco (...)
• 13 Les registres sont disponibles sous la cote « FBenc » et sont en train d’être numérisés afin d’être (...)

7Le fonds d’estampes est difficile à étudier car il n’a pas toujours existé en tant que tel – il est même, à cette aune, assez récent. Les cotes « 4Est », « PF » et « FEst » qui sont utilisées aujourd’hui n’existent pas à l’origine de la bibliothèque9 ; les estampes n’étaient pas cataloguées ni cotées10. Elles étaient considérées comme de la documentation pédagogique et non comme des fonds de la bibliothèque susceptibles d’être mis à disposition du public habituel de l’établissement dans ses salles de lecture11. À la Sorbonne, elles ne se trouvent d’ailleurs pas à la bibliothèque mais dans le bureau des professeurs12. Par conséquent, bien peu de ces estampes se trouvent dans les registres d’acquisition de la bibliothèque13 et elles ne sont cataloguées que depuis une grande campagne en 2007-2008.

• 14 C’est le cas jusqu’en 2022. Nous avons depuis fait l’acquisition d’un meuble à plans pour le conser (...)
• 15 Sur Jules Lieure et sa collection d’estampes, voir Rémi Mathis, Jules Lieure (1866-1948), spécialis (...)

8Est-ce à dire qu’il n’y avait aucune estampe à la bibliothèque ? Non, car certaines étaient considérées comme des documents historiques (et non pédagogiques) et ont directement intégré les collections, sous des cotes habituellement utilisées pour les ouvrages. Les splendides planches du Grand Beaulieu, par exemple – ce célèbre recueil d’estampes représentant les batailles et sièges de Louis XIV – sont ainsi obtenues par don de doubles de la Bibliothèque nationale en 1877… mais par manque de place, par incapacité à mettre à disposition dans de bonnes conditions un in-folio en feuilles, il est longtemps conservé à la cave14 ! La Bibliothèque nationale fait don d’épreuves en état médiocre ou des « doubles » : plusieurs planches de la collection de Jules Lieure15, acquis par la BN en 1943, rejoignent l’École (Fig. 3).

• 16 Nous avons pour but avec Camille Dégez-Selves de travailler à l’histoire de la bibliothèque de l’Éc (...)

9Une grande partie des estampes a toutefois été achetée directement par Henri-Jean Martin, dans des conditions qui restent d’ailleurs à préciser16. Les cotes nouvellement créées permettent ensuite de classer, regrouper et conserver des documents en feuille, dont tous ne sont pas des estampes proprement dites : en particulier, on y trouve de très nombreux éléments de livres (pages de titres, frontispices, bandeaux, lettrines…) dont certains relèvent de l’estampe mais d’autres sont de la pure typographie. On obtient ainsi un fonds de près de mille pièces (959 en avril 2024), d’une très grande diversité de thèmes, d’origine, de qualité et de techniques.

• 17 En 2024, les deux conservateurs de la bibliothèque sont chartistes, chercheurs titulaires au centre (...)

14Ces fonds sont bien sûr imparfaits : ils n’ont jamais fait l’objet d’une réflexion d’ensemble, mais ont été constitués petit à petit en fonction de besoins pragmatiques des professeurs et chargés de cours qui se sont succédé. C’est pourquoi de nos jours, la politique documentaire du fonds patrimonial de la bibliothèque de l’École des chartes inclut toujours l’achat d’estampes. Celles-ci sont choisies en fonction de leur capacité à venir combler des manques de notre fonds, toujours dans l’idée de pouvoir montrer aux élèves des exemples représentatifs de la production d’images de la Renaissance au xix^e (voire au xxi^e siècle). Ce fonds a été institutionnalisé, professionnalisé : ce ne sont plus des documents achetés au hasard des rencontres par des enseignants qui se succèdent, sans plan d’ensemble ; et les estampes sont conservées dans de bonnes conditions et cataloguées en local et dans le catalogue collectif de l’enseignement supérieur (Sudoc). Mais nous possédons les avantages d’une proximité totale entre acquisition, gestion des collections et usages pédagogiques puisque l’École des chartes possède le grand avantage d’établir des liens de grande proximité entre professeurs et conservateurs – qui ont d’ailleurs, la plupart du temps, la même formation17.

• 18 L’épreuve est présentée dans notre rubrique récurrente sur les acquisitions de la bibliothèque : Ré (...)

15Nous avons ainsi récemment (2023) fait l’acquisition d’une grande et belle estampe en clair-obscur du xviii^e siècle, gravée par John-Baptist Jackson, présentant une épreuve inachevée au dos (1743)18 : non seulement cela documente le renouveau d’une technique de gravure très particulière, son intérêt pour la diffusion de la peinture italienne, mais l’originalité de cette estampe « double-face » nous fait entrer directement dans l’atelier du graveur et nous fait toucher du doigt ses méthodes de travail et ses expérimentations.

• 19 Bibliothèque de l’École nationale des chartes, 4Est7. Nous venons également d’acquérir une affiche (...)

16Nous essayons de mettre l’accent sur les usages de la gravure – ce qui manquait parfois dans l’approche tournée vers les techniques. Ces usages peuvent être ceux des acheteurs : nous avons ainsi acquis en 2023 un recueil de modèles de cheminées comprenant des estampes françaises et allemandes des xvii^e et xviii^e siècle, représentatif d’un recueil factice à usage pratique, qui mélange de nombreuses séries différentes, dans un ordre largement aléatoire. Ces usages peuvent également être ceux du monde de l’estampe, qui évolue fortement au xix^e siècle. Nous avons pour cela acquis en 2023 une épreuve du troisième état (provenance Petiet) du célèbre portrait de Mallarmé par Gauguin19 : l’idée est bien sûr de pouvoir montrer l’original d’une estampe connue d’un très grand artiste… mais surtout de la montrer biffée ! Ce qui rend la pièce moins attirante pour de nombreux collectionneurs en fait tout le prix pour nous, car notre épreuve documente une pratique typique des deux derniers siècles ; elle est le support d’un discours pédagogique sur le changement de statut de l’estampe au xix^e siècle, devenue pleinement œuvre d’art, dont la rareté est l’une des caractéristiques, dût-elle être créée volontairement.

• 20 J’ai moi-même offert un tirage des estampes qui ont servi de faire-part pour la naissance de mes en (...)

17Nous accueillons également les dons, au hasard des offres et des rencontres, du moment qu’ils s’intègrent à notre politique documentaire. Louis Boursier, professeur de taille-douce à l’École Estienne, a par exemple offert un tirage – imprimé devant les stagiaires de l’École ! – d’une planche de Dürer qu’il a copiée dans le cadre d’un film pédagogique tourné pour l’exposition consacrée à cet artiste au château de Chantilly en 202220 (fig. 5).