- 1 Sur le sujet, les références sont nombreuses. Voyons notamment : Antoine (1978) ; Martin (2020) ; S (...)
- 2 Nous renvoyons notre aimable lectrice ou lecteur à notre contribution sur la question : Lequesne Ro (...)
- 3 Nous empruntons l’expression à B. Frydman (2012), qui l’a théorisé au départ d’une réflexion de J. (...)
1L’histoire de l’État moderne est marquée par les compromis, consentis, éprouvés et parfois douloureux, entre liberté et sécurité des individus. Thomas Hobbes en a esquissé les figures fantasmatiques qui, aujourd’hui encore, nourrissent nos imaginaires collectifs. Le Léviathan, ce monstre marin mythique, incarne sous la plume de l’auteur, la figure d’autorité à laquelle les individus, en proie à la nature irénique de l’homme, consentent à abandonner une part de leur liberté. Ce sacrifice originel, garant de paix, scelle un compromis qui, bien qu’évolutif, traduit irrémédiablement leur nature immiscible : la sécurité au prix de la liberté, la liberté au défi de la sécurité. Les crises, protéiformes, qui jalonnent l’histoire de nos démocraties, ne renouvellent pas fondamentalement cette structure : le curseur évolue au gré des angoisses suscitées par la contingence. Les crises financières, climatiques, terroristes, sanitaires exposent nos vulnérabilités et créent autant d’appels d’air en faveur d’une sécurité accrue. Les mesures sécuritaires se voient compensées, et souvent péniblement amorties, par des garanties qui traduisent la célèbre balance des intérêts entre libertés et sécurité. Ce que les crises contribuent, toutefois, à renouveler tient aux outils sécuritaires, lesquels tendent à faire évoluer, dans un même mouvement, les formes et les détenteurs du pouvoir. Le présent article en livre un constat général en forme d’alerte. À l’heure de la numérisation de nos existences, la multiplication des systèmes algorithmiques de surveillance accélère ce que d’aucuns identifient, après Michel Foucault, comme l’expression paroxystique d’un « biopouvoir » : au nom de la sécurité, contrôler les corps, bientôt les esprits. Cet avènement résulte de l’histoire elle-même du politique, intrinsèquement liée à celle des sciences et des techniques1 que la dernière décennie à contribuer à accélérer2. La technologie a offert au pouvoir des moyens, marquant la transition de la société disciplinaire foucaldienne vers la société du contrôle. Celle-ci se caractérise, outre par la saisie politique des corps et des esprits, dans le paradoxe de l’emprise sous consentement. Elle renouvelle en effet le contrat social en appelant à la proactivité du citoyen consommateur, dans le trompe-l’œil du consentement. En outre, si la puissance publique demeure le lieu d’exercice privilégié de ce biocontrôle, force est de constater qu’il n’en est plus le détenteur exclusif. La position dominante et globale acquise par les géants du numérique projette sur nos sociétés les nouveaux visages du pouvoir : du Léviathan à la Gorgone. Cette redistribution participe également du renouvellement du contrat social : sous l’effet de la standardisation technique qu’ils opèrent, ils s’imposent comme les nouveaux « points de contrôle »3, au mépris voire au péril de nos démocraties.
2La sécurité est un concept kaléidoscopique que les multiples qualificatifs dont elle se voit affublée rappellent. Sécurité physique, financière, alimentaire, aérienne, informatique, sociale, etc. : la déclinaison est aussi longue que les risques identifiés nombreux. La récente crise sanitaire a remis au goût du jour un besoin sécuritaire déjà bien connu : la sécurité sanitaire. Une pandémie ravageuse comme source de risque, le corps de l’autre comme vecteur, et la santé des individus est subitement placée au cœur des politiques publiques. Dans la continuité des courants hygiénistes qui ont consolidé la formation du pouvoir étatique au 19e siècle, les autorités publiques, désireuses de maîtriser les effets du phénomène, ont mobilisé une batterie de mesures et d’outils visant à contrôler les comportements individuels de leur population. Le confinement, ou la privation absolue de liberté de se mouvoir, fut assurément la plus magistrale d’entre elles. En France – comme ailleurs – la démocratie imposait que cette mesure, décrétée dans l’urgence du péril, soit conçue sous le joug de l’exceptionnalité ; les États avaient également le souci de conserver une forme de contrôle, pour anticiper les reprises de la pandémie. C’est ainsi que les solutions numériques – que certains n’hésitent pas à qualifier de « solutionnisme technologique » (Morozov, 2014) – furent mobilisées pour accompagner, voire suppléer, l’action publique dans la gestion et la sortie de crise. La Covid 19 accéléra l’adoption d’une panoplie d’outils de surveillance, un « coronapticon » dont on distingue au moins deux faces : un volet dédié au contrôle des populations, englobant une batterie d’outils visant à surveiller l’espace public (systèmes de reconnaissance faciale analysant le port du masque ; systèmes de prise de température ; drones et robots rappelant les mesures de confinement) et un volet destiné aux contrôles individuels, permettant le suivi de chaque citoyen (applications de traçage, applications relatives aux paramètres de santé, passeport d’immunité numérique, pass sanitaire). Cette seconde catégorie suscita les plus vifs débats et, à juste titre, les plus grandes inquiétudes sur le terrain des droits fondamentaux : la possibilité de voir ses données de géolocalisation justifier des sanctions ou des discriminations, ses interactions sociales et ses paramètres vitaux conduire à un profilage constitue des menaces sérieuses – voire des atteintes inacceptables – à l’exercice des libertés individuelles.
- 4 Pour un panorama, voyons notamment Algorithm Watch (2020).
3Précisons que les compromis entre sécurité et liberté furent très variables4. Si l’élaboration d’un panorama complet requiert d’investiguer de multiples critères (anonymisation/pseudo-anonymisation des données, interdiction des transferts, possibilité voire obligation d’audit, etc.), le consentement constitue un premier curseur important pour évaluer le degré d’atteinte aux libertés. Notons ainsi que les applications ou outils de traçage numériques furent rendus obligatoires dans de nombreux États autoritaires, qui orientèrent les outils de surveillance existants au service de la santé. En dépit des failles et des vulnérabilités des systèmes de traçage, abondamment soulignés (Soltani, Calo et Bergstrom, 2020), ces derniers produisirent froidement leurs effets, au mépris de l’exercice des libertés. Parmi ceux-ci, notons : les fausses localisations ou les faux positifs conduisant aux sanctions et mesures de quarantaine automatiques, la génération d’indicateurs de santé susceptibles d’affecter les garanties assurantielles, ou encore la stigmatisation de certaines communautés en raison de la fréquentation de lieux identifiés comme « risqués ». Le système de notation sociale chinois Alipay en constitue une illustration caractéristique : obligatoire, autonome et totalement opaque, il délivre des QR codes qui conditionnent l’entièreté de l’existence des individus, de leur consommation à leurs déplacements (Mozur, Zhong et Krolik, 2020). Un système similaire fut adopté en Russie (Pimenta, 2020), ou encore en Corée du Sud où les systèmes de contrôle ont conduit à cibler et stigmatiser plus spécifiquement la communauté homosexuelle (Kim, 2020). L’adoption de ces systèmes, intrusifs, ne se limita pas aux frontières du continent asiatique et du Moyen-Orient. À titre d’exemple, en Europe, la Pologne et la Hongrie imposèrent l’utilisation d’applications visant à contrôler les mesures de quarantaines tandis que le Liechtenstein et les Pays-Bas expérimentèrent le port d’un bracelet biométrique ; aux États-Unis, un établissement du Michigan imposa l’adoption d’une application de traçage à l’ensemble de ses étudiants.
- 5 Lignes directrices du CEPD en date du 21 avril 2020 : https://edpb.europa.eu/sites/edpb/files/files (...)
- 6 Recommandation (UE) 2020/518 de la Commission du 8 avril 2020 concernant une boîte à outils commune (...)
- 7 Sans pour autant exclure, notons-le, l’adoption de ces systèmes sur le fondement de l’intérêt publi (...)
4Au regard des compétences de l’Union européenne en matière de protection des données, le Contrôleur européen à la protection des données5, puis la Commission européenne6, mais également l’Agence pour les droits fondamentaux de l’Union européenne (Agence pour les droits fondamentaux, 2020) s’efforcèrent de définir un cadre, une « boîte à outils » offrant les garanties jugées indispensables dans tout régime démocratique. Ces recommandations font état du consentement comme horizon des libertés7. Les applications française, italienne, allemande, anglaise reposent aussi sur des systèmes « volontaires » qui supposent une démarche active du citoyen. L’idée selon laquelle ces outils répondraient à une démarche « civique », permettant de soutenir une gestion efficace des moyens sanitaires, a introduit un débat quant à leur nature. La professeure Zuboff indiquait à cet égard que les applications de contrôle de la pandémie devaient être distinguées des systèmes de surveillance d’oppression classiques, en ce qu’elles permettaient de « garder la maladie sous contrôle et d’éviter de nouvelles victimes. C’est grâce à ces systèmes de surveillance que le secteur de la santé sera efficace » (interview de Shoshana Zuboff, 2020). L’argument est en outre renforcé par l’exceptionnalité affichée, qui en légitime, pour partie, le déploiement : la rhétorique gouvernementale inscrit très largement les applications dans un paradigme de « crise ».
5Ces arguments apparaissent, à plus d’un titre, contestables. L’exceptionnalité tout d’abord. Si celle-ci est conceptuellement admissible, elle s’avère complexe à déterminer en pratique. Elle requiert en effet la détermination d’une « fin », dont la programmation est suspendue à des évènements calendaires incertains ou, à tout le moins, sujets à débat. L’absence de visibilité quant à l’évolution de la situation et la recrudescence hypothétique de la pandémie pourraient ainsi justifier un maintien des systèmes prorogeant l’exceptionnalité dans une nouvelle normalité. De surcroît, la tentation de recourir aux systèmes, pour d’autres maladies, sur le fondement de l’intérêt public, n’est pas négligeable. Les mesures privatives de libertés mentionnées ont dans une large mesure été adoptées au regard de l’insuffisance des moyens d’accueil en milieu hospitalier ; dans le cadre d’une politique financière de santé austère, pareil argument pourrait justifier, une nouvelle fois, l’intégration de ces applications dans la permanence du service de santé public. Notons a fortiori que leur normalisation est d’ores et déjà une réalité dans certaines régions du monde. Dans la province de Hangzhou, en Chine (Davidson, 2020), l’indicateur de santé adjoint au système de notation sociale a ainsi été généralisé. En sus des données en lien avec les symptômes de la pandémie, celui-ci intègre des données plus générales, reflétant le mode de vie des individus : le nombre d’heures de sommeil, la consommation d’alcool, de cigarettes ou encore l’activité sportive de chaque citoyen participe aujourd’hui à la détermination de son score – et par suite, des conditions de son existence.
6Sur la nature des systèmes ensuite. Distinguer les outils de gestion de la pandémie des outils de surveillance considérés comme « classiques » est tout à fait discutable si l’on envisage les effets du traitement et de l’exploitation de la donnée de santé, et ce, même dans l’hypothèse d’une transmission volontaire. Certes, les garanties adoptées, que de nombreuses initiatives ont tenté d’identifier sur le terrain juridique ou technologique, peuvent limiter le caractère intrusif des systèmes. En termes de rapports de pouvoir toutefois, la philosophie de contrôle demeure : les mécanismes régulatoires et assurantiels qu’ils mettent en place, encadrent – et reposent sur – le « corps » des individus ; ils visent à contrôler les processus biologiques, et prennent, ce faisant, la vie pour objet. Le phénomène et sa dynamique ont été théorisés par le concept foucaldien de « biopolitique » et sa déclinaison dans les technologies de pouvoir. Le biopouvoir, écrivait ainsi le philosophe Michel Foucault, est « un ensemble de processus comme la proportion des naissances et des décès, le taux de reproduction, la fécondité d’une population » (Foucault, 1997) ; la sujétion politique s’exerce par le pouvoir sur la matière corporelle par la naissance, la mort, la contraception, ou le sexe. Si l’exploitation de nos données de santé dans l’exercice de nos libertés constitue le paroxysme de cette évolution, on peut penser, avec Yuval Noah Harari, qu’elle opère encore un tournant en investissant les cellules : « le gouvernement veut connaître la température de votre doigt et la tension artérielle sous sa peau ». La surveillance, hier encore « en surface » (« over the skin »), pénètre aujourd’hui « sous la peau » (« under the skin ») (Harari, 2020). La recherche en matière de transhumanisme ouvre en sus la voie à de multiples scénarios qui n’ont de cesse de repousser les frontières de pouvoir. Contrôle des corps, demain des esprits ? Telle est l’ambition affichée par divers projets, dont Neuralink – implant de composants électroniques visant à « augmenter » le cerveau humain – constitue l’un des derniers avatars (Fritz, 2020) dont une puissance pourrait se saisir. Dans la même veine, les expérimentations sur les travailleurs à Hangzhou visant à mesurer leur état émotionnel et améliorer leur productivité (Chen, 2018). La protection des données mentales et l’idée d’un « neurodroit » émergent aussi comme des problématiques décisives dans les sphères du droit ; en témoignent débats institutionnels (Oullier 2012 ; OCDE, 2021) et doctrinaux (Ienca et Andorno, 2017 ; Desmoulin-Canselier, 2019) engagés, ou la récente réforme de la constitution chilienne visant à protéger « l’intégrité mentale en relation avec l’avancement des neurotechnologies » (Le Figaro, 2021).
7Enfin, l’avènement d’un biopouvoir incarné par le déploiement des outils de surveillance ne résulte pas seulement de la saisie de l’intégrité de nos êtres ; il est encore manifeste dans les formes qu’il revêt. Comme le montraient M. Hardt et A. Negri dès 2000, la société disciplinaire foucaldienne, consubstantielle de ce pouvoir, se caractérise, dans ses formes contemporaines, par un contrôle social plus insidieux (Hardt et Negri, 2000). Ce contrôle se traduit par – et implique –, la proactivité du citoyen consommateur, décisive dans les applications de traçage. En effet, et comme nous l’évoquions, le consentement constitue la pierre angulaire de l’arsenal juridique déployé au service de la protection des libertés. Or, la possibilité qu’il soit effectif (libre et éclairé selon les termes de la législation européenne) est dans une large mesure mise à mal par la conditionnalité factuelle des systèmes. Une analyse contextuelle et technojuridique de chaque outil serait nécessaire à dresser une conclusion affirmative et générale. Il n’en demeure pas moins que la centralité cette question dans la grille de lecture (du moins occidentale) est emblématique de la dynamique historique du biopouvoir.
- 8 Pour paraphraser les célèbres travaux de François Ost et Michel Van de Kerchove.
8Si la prolifération accélérée des outils de surveillance s’inscrit dans une dynamique de transformation des formes du pouvoir, elle interroge également quant aux détenteurs ce celui-ci. Dans ses formes mythiques, comme dans ses réalisations, le contrat social décrivait un transfert – et un renoncement à – une part de nos libertés au bénéfice de la personne étatique, revêtu alors des atours de la « puissance » publique. Nombre d’auteurs ont mis en exergue la complexification de ce schéma, sa « mise à plat » de la « pyramide au réseau »8 par la modernité. Ce que la société digitale réintroduit néanmoins tient de la verticalité : elle a permis l’émergence de nouveaux monstres identifiés, et désormais bien connus, sous l’acronyme des « GAFAM ». Leur avènement se comprend à l’aune d’une double relation.
- 9 Un ambassadeur numérique auprès des multinationales de la Silicon Valley a été nommé par le gouvern (...)
- 10 Que l’on songe, par exemple, au phénomène de « capture » décrit en matière financière. Sur le sujet (...)
- 11 Les travaux sur la question sont nombreux. Mentionnons, parmi d’autres Badouard, 2020.
9Tout d’abord, un transfert de pouvoir de la puissance publique vers ces acteurs peut être identifié au sein des démocraties occidentales. Les manifestations du phénomène, comme l’importance acquise par ces géants, sont multiples : désignation d’un ambassadeur du numérique9, forum shopping, course au moins-disant fiscal positionnant les États dans une lutte concurrentielle à l’attractivité. Si le phénomène n’est pas exclusif de ces acteurs – ni même du numérique10 – leur dimension globale associée au nombre d’utilisateurs, et la nature des données qu’ils possèdent en décuplent inévitablement les effets. De nombreux auteurs se sont attachés à en décrire cette mécanique. Mentionnons à cet égard les travaux de Félix Tréguer, qui l’inscrit en outre dans une perspective historique (Tréguer, 2019), de Charles Thibout en sciences politiques (Thibout, 2020 : 109-125), ou ceux de Benoit Frydman en droit (Frydman, 2014). Ces auteurs rappellent en outre que la nature du transfert n’est pas globale ; il s’apparente davantage à une dissolution du monopole étatique d’édiction des normes dans l’intérêt général. La porosité des frontières entre public et privé conduit à l’avènement d’un droit sans souverain et réduit d’autant la protection de l’intérêt général compris au sens de préservation du bien commun. Résultante de rapports de force et de pouvoir, les « points de contrôle » qui émergent sur les terrains « poreux » imposent la norme de référence. Parmi les exemples fréquemment cités pour illustrer le phénomène : le rôle régulatoire et normatif des agences de notation sur les marchés financiers (Lequesne Roth, 2017 : 41-81), celui de l’ICANN dans la gestion du réseau de l’Internet (Bricteux, 2019) ou des réseaux sociaux en matière de modération des contenus en ligne11. L’adoption des outils de surveillance s’inscrit dans le même schéma, et conforte la dynamique en faveur des géants privés.
- 12 Nous renvoyons le lecteur à notre contribution : « Covid 19 & Applications de traçage : à la croisé (...)
10Le cas des applications de traçage, adoptées au printemps 2020 dans le cadre de la gestion de la crise sanitaire, est de ce point de vue emblématique. Outre leur adoption, leur déploiement suscita de vifs débats, opposant schématiquement partisans des solutions centralisées et décentralisées. Notons que le choix qui devait être opéré ne procédait pas de paramétrages accessoires : la technique, en tant qu’artefact du social, est intrinsèquement politique. Les contempteurs de la centralisation des systèmes invoquaient ainsi l’argument des libertés, supposément plus menacées que dans les schémas décentralisés12. Les dissonances européennes, qui faisaient fi de l’interopérabilité et des collaborations pourtant escomptables à l’échelon régional, ont toutefois été transcendées, en quelques mois, par la solution d’API proposée par le tandem Google-Apple. La plupart des États européens l’ont adopté, au terme de revirements notables, à l’instar de celui opéré par le Royaume-Uni. La collaboration avec les États s’est en outre étendue au-delà du vieux continent, vingt États américains, représentant 45 % de la population nationale, ayant également conclu des accords avec les géants pour leurs propres systèmes. En septembre dernier, le duopole franchissait une nouvelle étape confortant sa position dominante : il annonçait la création de « kit clés en main » (Le Monde, 2020), permettant « aux autorités de santé publique d’utiliser plus facilement et plus rapidement le système de notifications d’exposition sans avoir à créer et à maintenir une application ». Une solution propre de traçage des contacts, et de notification en cas de contact rapproché prolongé avec une personne atteinte du Covid-19, sera directement intégrée dans leur système d’exploitation pour smartphone. Ainsi, Apple et Google sont en passe d’imposer leur API comme la solution standardisée globale, offrant de surcroît, l’interopérabilité des systèmes entre pays.
11Notons que ces outils mobilisent en outre un troisième acteur, Microsoft, incontournable dans le traitement des données de santé recueillies. La gestion du Health Data Hub français lui a en partie été dévolue, dans l’empressement du déconfinement et sans procédure de marché (Hourdeaux, 2020) ; il fait également partie des accords relatifs aux applications de traçage conclus entre les États américains, Google et Apple.
12Quelles conclusions cet épisode permet-il d’établir quant aux figures du pouvoir ? La standardisation globale opérée répond-elle aux exigences démocratiques que les individus – et à plus forte raison, les citoyens – sont en droit d’attendre d’un tel système ? Trois éléments apparaissent fondamentaux pour répondre à ces interrogations.
13Premièrement, l’API développée ne reflète pas les choix politico-techniques de l’ensemble des acteurs, comme en témoigne la position française, certes isolée, mais qui privilégie une application centralisée. De manière plus contestable encore, notons que le recours à l’outil est plus contraint qu’il n’y paraît : les États qui l’avaient initialement écarté ont révisé leur stratégie au regard des entraves techniques que les géants maintenaient. La situation a encouragé cinq grandes puissances européennes – l’Allemagne, la France, l’Italie, l’Espagne et le Portugal – a dénoncer dans une tribune conjointe, par la voie de leurs ministres responsables du numérique, l’emprise exercée jugée attentatoire à l’exercice de leur souveraineté numérique (Delcker, 2020). Deuxièmement cette API ne constitue pas une solution optimale et respectueuse des libertés tant au regard des failles identifiées (Samaro et Fatafta) que de la collecte des données de géolocalisation, à laquelle procéderaient effectivement les deux géants en dépit de leurs annonces (Singer, 2020). Troisièmement, elle n’est pas soumise à un contrôle démocratique permettant des audits réguliers. L’hypothèse n’a nullement été formulée par les deux acteurs, qui auront en outre tout le loisir mobiliser le bouclier du secret industriel.
- 13 Sur le sujet, voyons notamment Frydman, 2014 ; Frydman et Van Waeyenberge, 2013.
14Les enseignements de ce cas sont doubles. D’une part l’asymétrie entre l’acteur public et l’acteur privé apparaît notoire. Si les collaborations avec les acteurs privés ou le recours à la commande publique ne présentent rien d’inédit, ils se déclinent en l’espèce sous le joug de la dépendance. La pertinence de la notion de « pouvoirs privés économiques », théorisée par Gérard Farjat, se manifeste ici avec une singulière acuité : « vrais centres de décisions de l’économie mondiale, [ces pouvoirs] détiennent les principaux moyens de communication, d’information et même de formation des hommes, ils peuvent détenir la maîtrise de l’opinion. Leur existence bouleverse la représentation juridique traditionnelle, et notamment la distinction du droit public et du droit privé, puisque, substantiellement, des personnes privées ont des prérogatives comparables à celles des personnes publiques » (Farjat, 2004 : 68-73). Les États sont en effet contraints dans leurs choix technologiques et, par la même, dans les choix normatifs que ceux-ci emportent. L’asymétrie se voit a fortiori renforcer, et tel est l’objet du second point, par l’effet de levier des géants technologiques dont la qualité d’acteur global – et la dissémination foisonnante des usagers de leurs services – confère la dimension de norme globale à leurs standards13. Dans le cas d’espèce qui s’impose, aux côtés – voire au-dessus – de la figure historique des Léviathans, celle d’une Gorgone à trois visages qui revêt tous les atours d’une puissance globale.
15Par ailleurs, et parallèlement, les GAFAM ont développé et consolidé un pouvoir de surveillance autonome, les conduisant – et leur permettant – d’orienter la vie des individus à des fins commerciales (voyons en ce sens les travaux de Zuboff, 2019). Ici encore, les terrains d’exercice du pouvoir ne sont pas nouveaux, de l’orientation de la consommation à la manipulation des opinions politiques ; le domaine de la santé n’y est pas étranger. Le développement du marché des objets connectés au service du « bien-être » des individus, évalué à cinquante milliards de dollars en 2020, en atteste. L’offre, qui se diversifie au sein de l’écosystème des GAFAM, consiste en des outils de contrôle du corps. Qualité du sommeil, activité physique, répartition de la masse corporelle, rythme cardiaque, mesure de la saturation en oxygène dans le sang : telles sont les promesses des systèmes Fitbit (en cours de rachat par Google), Halo (Amazon) ou de la dernière Apple Watch. L’ensemble fonctionne sur la base d’indicateurs ou de challenges, qui participent d’un processus de « normalisation » des existences, processus auquel se confronte l’utilisateur qui transmet ses propres données en y recourant. Ces objets connectés se distinguent, en ce sens, des produits de consommation ordinaire : ils transmettent les données de l’utilisateur – bientôt son « profil » santé – susceptibles d’être exploitées à des fins de contrôle divers. Les assureurs ont déjà anticipé cette évolution, comme en témoigne le programme développé entre le groupe John Hancock et Apple (Nedelec, 2018) : les scores obtenus par l’utilisateur sont susceptibles de conditionner et modérer les souscriptions assurantielles. L’objet connecté se comprend aussi comme un instrument de contrôle et de normalisation « par destination ». De manière plus prosaïque, on peut imaginer que les moteurs de recherche et les réseaux sociaux puissent également renseigner l’état de santé des individus, et générer des indices de contrôle à l’aune des requêtes, des discussions ou des centres d’intérêt de la personne. Cathy O’Neil décrit ce phénomène, et ses incidences (observées et potentielles), sur le marché du travail (O’Neil, 2018 : 262-268).
16Comme le souligne une doctrine fournie sur la question, le consentement est ici très illusoire : dès lors qu’il met en balance les conditions mêmes de l’existence de l’individu, il ne s’agit pas seulement de « consommer » au sens vulgaire du terme, mais d’accéder à la société. Dans l’hypothèse où la souscription d’une assurance est subordonnée au port du bracelet électronique, quel individu est en capacité de refuser son port ? De même, à l’heure des sociétés numériques, comment envisager une vie professionnelle, sociale, voire culturelle, sans moteur de recherche ? Comme le suggère cette rhétorique, la dépendance est d’autant plus prégnante que les personnes sont vulnérables, et la capacité à échapper au système est restreinte aux plus prospères.
17Est ainsi rejoué, dans ce processus contractuel, le contrat social originel avec la « masse » des individus : ceux-ci se départissent d’une large part de leurs droits et libertés pour « être » dans la société au profit, toutefois, de pouvoirs privés oligopolistiques, étrangers aux régimes démocratiques établis. Se dessinent ainsi de nouveaux contrats sociaux, qui n’engagent pas directement la puissance publique.
18Ces conclusions invitent à ne pas reproduire le péché originel hobbésien de l’État moderne, et d’inscrire ces nouveaux modes d’existence dans la pérennité démocratique. Il nous appartient, en d’autres termes, et pour paraphraser Jacques Ellul, « d’inventer » notre commun dans le « grand dessein » (Ellul, 1988 : 719) : la parfaite intégration de notre société au monde digital. Cela implique, avec le philosophe, de « reconnaître l’hydre de la captation et le visage de Gorgone de Hi-tech […] pour éloigner cette hydre à distance critique, celle où il peut être critiqué » (Ellul, 1988 : 730) ; avec le juriste, riche de son histoire – institutionnalisation de contre-pouvoirs, garanties principielles et procédurales, pour le droit, régime de responsabilité – de penser les conditions matérielles de l’affirmation de cette entreprise.