Nous tenons à remercier les deux arbitres anonymes pour leurs commentaires et indications qui ont permis d’enrichir notre analyse.
1Comment expliquer que des organisations puissent se trouver de manière répétée en situation de défaillance en ce qui concerne la régulation des comportements de leurs membres, et que les pratiques ainsi révélées s’inscrivent en porte-à-faux manifeste avec le message et les valeurs qu’elles promeuvent et qui constituent le fondement même de leur raison d’être ?
2À cet égard, l’ampleur et la durée du phénomène des abus sexuels au sein de l’Église catholique, que cela soit en France, au Canada ou dans d’autres parties du monde, interrogent à plus d’un titre. Certes, les excès et abus de pouvoir sont omniprésents dans toutes les sociétés et à tous les niveaux structurels. Partout le pouvoir demande à être régulé éthiquement pour contribuer à l’humanisation des personnes et des sociétés (Thiel, 2022 : 359). Néanmoins, tout concourt à démontrer que les scandales successifs relatifs aux abus sexuels révèlent un défaut majeur de régulation sur le plan éthique au sein de l’Église catholique.
3Dans sa remarquable analyse de la mise en échec de la responsabilité de contrôle face à des scandales dans trois structures différentes aux États-Unis (une grande entreprise, l’Église catholique et l’armée), le politiste américain Dennis Thomson souligne que lorsque l’on tend à se focaliser sur la responsabilité d’actions spécifiques accomplies par des individus pris séparément, on omet alors de prendre en compte la différence induite par les rôles institutionnels (Thomson, 2008 : 939).
4Or dans toute organisation, la responsabilité de contrôler et de sanctionner les éventuelles déviances et dérives revient à une série d’institutions qui sont appelées à jouer un rôle de gardiens en exerçant différentes tâches liées au contrôle : prévention, surveillance, détection et, au besoin, répression. Analysant les conclusions du rapport de 2015 de la Commission d’enquête sur l’octroi et la gestion des contrats publics dans l’industrie de la construction au Québec, Yves Boisvert signale que les défaillances identifiées se situaient à la fois sur le plan de la prévention, de la détection et de la répression des activités illégales (Boisvert, 2016). S’il peut arriver que ces défaillances relèvent de causes indépendantes de la volonté des gardiens institutionnels (une allocation déficiente des ressources, par exemple), elles sont également dues à des attitudes relevant du laxisme, voire d’un évident désintérêt de la part de certains de ces gardiens vis-à-vis de ces tâches de contrôle.
- 1 Le présent article ne vise pas à décrypter l’attitude de l’Église catholique française face aux abu (...)
- 2 Le rapport est basé sur une recherche archivistique et sociohistorique de grande ampleur, de très n (...)
5En novembre 2018, les évêques de France et la conférence des religieux et religieuses de France décidaient de créer une commission indépendante destinée à faire la lumière sur les abus sexuels sur mineurs dans l’Église catholique depuis 1950, à comprendre les raisons qui ont favorisé la manière dont ces affaires ont été traitées, ainsi qu’à faire des préconisations1. Après deux ans et demi de travaux, la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (CIASE), présidée par le vice-président honoraire du Conseil d’État Jean-Marc Sauvé, a remis son rapport le 5 octobre 2021 (ci-après, rapport Sauvé). Ce document, qui repose sur un énorme travail d’enquête et un matériel empirique extrêmement riche, illustre parfaitement les différentes formes que peut prendre la défaillance des structures de contrôle d’une organisation, de même que le caractère systémique des dysfonctionnements existants, notamment par rapport aux valeurs portées par cette même organisation, et se prête ainsi parfaitement à une telle analyse2.
6Un des objectifs du rapport était en effet de comprendre ce qui a pu conduire l’Église catholique de France à réserver un traitement aussi inadéquat aux cas de violences sexuelles commises par des clercs et des religieux et qui lui étaient pourtant connus. Son attention s’est ainsi portée sur les spécificités de ses fondements, de son organisation et de son fonctionnement, compte tenu du paradoxe souligné par les auteurs du rapport, comme quoi « ce qui aurait pu être une force de l’institution, grâce à sa solidité éprouvée par les siècles, s’est révélé foncièrement inapproprié pour prévenir, empêcher et réprimer les agressions sexuelles sur mineurs et majeurs vulnérables » (CIASE, 2021 : 294). Ce constat peut même être étendu à l’Église tout entière puisque cette attitude face aux abus se retrouve partout de manière identique dans le monde catholique témoignant d’une sorte d’unité en la matière pour le moins inquiétante (Zollner, 2023).
- 3 Pour une analyse de l’Église catholique comme institution, on se référera utilement à l’ouvrage de (...)
7Devant un tel constat, le présent article vise à explorer l’apport du concept de culture organisationnelle pour comprendre l’existence des dysfonctionnements éthiques au sein d’une organisation comme l’Église catholique. Pour ce faire, nous nous appuierons sur ce que le rapport Sauvé a pu mettre en lumière sur les violences sexuelles dans l’Église catholique en France et nous établirons une comparaison au travers de deux exemples avec une autre institution3 – l’administration publique française – également confrontée à des problèmes de gestion de comportements déviants en son sein.
- 4 Une organisation bureaucratique étant d’après Michel Crozier une organisation qui n’arrive pas à se (...)
8Le constat établi par Boisvert au sujet de l’apport des riches informations contenues dans les rapports qu’il a étudiés (Boisvert, 2016) peut être étendu à celui de la CIASE, les abus qui y sont répertoriés et la description des dysfonctionnements dans leur traitement permettant de faire ressortir le déficit institutionnel qui se matérialise à travers des carences structurelles et culturelles. Le postulat que nous posons avec l’idée de culture organisationnelle comme outil d’analyse est que, au-delà de leurs spécificités respectives, ces défaillances relèvent du caractère bureaucratique inhérent à ces deux organisations4.
9Pour cela, nous nous intéresserons aux facteurs à la base du fonctionnement d’une organisation qui peuvent expliquer ces dérapages insidieux dans l’exercice du pouvoir, à savoir les défaillances caractéristiques d’un dysfonctionnement systémique d’ordre administratif. Il s’agira donc d’analyser ces formes problématiques d’organisation qui se révèlent au travers des défaillances existant dans la régulation des déviances, ces dernières étant comprises comme les comportements qui s’écartent de la norme sociale et qui, à ce titre, doivent faire l’objet d’une sanction (Riutort, 2013).
Types de comportements problématiques
Mode de régulation
|
Éthique
|
Déontologie
|
Droit
|
Mœurs
|
Morale
|
Nature du problème
|
Comportements qui ne peuvent se justifier à la lumière des valeurs partagées
|
Comportements allant à l’encontre des règles et des normes fixées dans les codes de conduite
|
Comportements contraires à la loi
|
Comportements contraires aux mœurs, aux conventions ou aux pratiques usuelles
|
Comportements immoraux ou amoraux, c’est-à-dire contraires aux prémisses énoncées dans les textes normatifs
|
D’après Boisvert et al., 2003 : 54.
10Rapportée à la typologie proposée ci-dessus, la notion de déviance stricto sensu se limiterait aux actes et comportements relevant des sources que sont la morale ou les mœurs. Dans le présent article, nous utiliserons le concept de déviance dans un sens large, incluant l’ensemble des faits qui contreviennent à des valeurs, règles, lois et règlements, conventions et principes applicables à une organisation et aux individus qu’elle emploie, et pouvant de ce fait relever, comme dans le cas d’un viol par exemple de différents registres à la fois pénal, déontologique, éthique et moral.
11Ce faisant, notre analyse s’inscrira dans le prolongement des réflexions existantes en matière d’éthique institutionnelle (Bégin, 2014 ; Boisvert et Bégin, 2019) qui consistent à mettre les actions individuelles et collectives en contexte dans les situations dans lesquelles s’inscrivent ces actions et à réfléchir sur les facteurs qui, dans l’environnement du travail, ont une incidence négative sur la qualité des conduites. L’éthique institutionnelle amène ainsi à jeter un regard analytique plus large sur les différents facteurs pouvant jouer un rôle dans ces conduites, notamment sur le cadre normatif, la culture organisationnelle, le design institutionnel et les processus de gestion qui interviennent en lien avec la survenance de scandales (Boisvert, 2016).
12Dans une première partie, nous aborderons la question de ce que nous qualifions de dysfonctionnements éthiques dans les organisations en remontant tout d’abord au scandale à l’origine du décalage évoqué, puis en nous penchant sur le caractère structurel des problèmes révélés en matière de gestion des déviances, que cela soit au sein de l’Église ou à titre de comparaison dans l’administration française. Dans une deuxième partie consacrée à l’apport du concept de culture organisationnelle, nous essaierons de cerner les éléments constitutifs de la culture de l’Église catholique en tant qu’organisation. Enfin, dans une troisième et dernière partie, nous évoquerons quelques récentes initiatives et pistes visant à pallier ces dysfonctionnements.
13Au-delà des seules défaillances en matière de contrôle, ce que met en lumière le rapport Sauvé, c’est l’image d’un phénomène caractérisé par des pratiques récurrentes, voire systématiques, de dissimulation, d’occultation, de déni, d’euphémisation et de relativisation de comportements et actes déviants, pratiques qui traduisent une gestion dysfonctionnelle contraire aux principes, normes et valeurs en vigueur dans ces organisations que sont l’Église et l’administration publique de l’État. Il y a donc décalage entre les faits et ce que l’on serait en droit d’attendre de ces organisations en matière d’encadrement des comportements de leurs personnels, ce qui représente une des sources du scandale, en plus de l’existence des cas de déviance eux-mêmes.
14On retrouve ici ce que les recherches sur les scandales politico-administratifs au Québec ont démontré, à savoir qu’il serait erroné d’analyser les transgressions qui font scandale uniquement sous l’angle des inconduites individuelles, mais que ces dernières doivent plutôt être resituées dans un réseau de transactions plus large qui alimente le système de déviance et que ce système de transgressions s’est développé à cause de l’existence de nombreux facteurs de risque présents au sein de l’organisation (Boisvert, 2016).
15Pour reprendre l’étymologie grecque skandalon, qui signifie l’obstacle, dans le cas de l’Église catholique, le véritable scandale ne réside pas tant dans les vagues successives de révélation d’agressions sexuelles commises par des prêtres ou des religieux, mais plutôt dans le fait que très souvent la hiérarchie, c’est-à-dire les personnes responsables de la responsabilité de contrôle, s’est abstenue de les dénoncer à la justice et de prendre sans délai les mesures de prévention qui s’imposaient.
16Plus grave encore, dans de nombreux cas, l’Église a fait obstacle à la révélation de ces faits, et quand enquêtes il y a eu, souvent celles-ci n’aboutissaient de la part de l’organisation qu’à une réprimande ou monition et rarement à une sanction à la mesure de la gravité des faits incriminés. Du point de vue de l’opinion publique, ce qui a choqué dans le cas des abus sexuels sur mineurs, c’est soit l’absence de sanction, soit le caractère inapproprié de la manière dont ces déviances ont été traitées par l’Église comme institution.
17Les faits répertoriés dans le rapport mettent en lumière un double décalage à la fois dans la manière dont sont appliquées les normes internes à l’Église (droit canonique), de même que dans la prise en compte des normes considérées comme externes du point de vue du système que représente l’Église en tant qu’organisation (droit pénal français).
18Pour ce qui est du premier décalage, la sociologie de la déviance évoque l’existence de normes, certes identifiées comme telles, mais qui ne sont jamais ou peu appliquées, car tombées en désuétude ou se révélant inapplicables dans la réalité, voire parce qu’elles font l’objet d’une tolérance de fait (Larminat, 2017). La question est donc de savoir ce qui, en plus des déficiences en matière de contrôle, dans la nature bureaucratique de l’Église en tant qu’institution multiséculaire pourrait contribuer à créer, si ce n’est une forme de tolérance vis-à-vis de ces abus, en tout cas une relativisation de leur gravité et du coup de la nécessité de les sanctionner en conséquence.
19Pour ce qui est du décalage externe, comme le souligne le rapport Sauvé, le traitement des abus sexuels par l’Église est « centré sur la personne de l’agresseur, sa culpabilité, sa condamnation et sa rédemption, au regard de critères uniquement ecclésiaux » (CIASE, 2021 : 297). De manière générale, il appert que l’Église catholique a longtemps considéré que le changement de fonctions ou le déplacement des clercs convaincus d’agressions sexuelles constituait une sanction en soi et permettait de mettre fin aux violences. Cette approche a ainsi retardé la mise en place d’une véritable politique pénale à l’égard de ces faits (CIASE, 2021 : 285).
20La nécessité, sur laquelle insiste le rapport, d’interroger en profondeur le lien structurel entre les abus d’autorité, les abus spirituels et de conscience et les abus sexuels et d’en tirer toutes les conséquences l’amène également à invoquer le dévoiement de l’autorité, du sacré et de l’accompagnement éducatif et spirituel comme explication pour les fautes gravissimes qui ont été commises.
21Étudiées sous l’angle du comportement organisationnel, des déviances telles que la corruption inter et intra-organisationnelle ou même la transmission d’informations erronées sont souvent associées à des comportements collectifs. Certaines recherches en management mettent pour cette raison l’accent sur les contextes et les processus organisationnels qui génèrent des raisonnements et des comportements amoraux, par exemple les situations où des leaders autorisent et approuvent des comportements déviants, par l’imposition de structures qui récompensent certaines pratiques, ou par la permission ou l’inaction lorsque celles-ci sont découvertes (Mazouz et al., 2012).
22Dans le cas de l’Église, les dysfonctionnements sur le plan éthique concernent aussi bien le comportement de certains membres du clergé en tant qu’abuseurs, que les manquements en termes de supervision, de contrôle et de sanction de la part de la hiérarchie et de ce que le rapport appelle par emprunt au vocabulaire managérial, les structures de contrôle interne et de gestion des risques (CIASE, 2021 : 26), qui devraient exister dans toute organisation, privées comme publiques. Le dysfonctionnement éthique constaté est, par conséquent, bien un problème organisationnel, dans le sens où au-delà du comportement de certains individus, c’est la structure institutionnelle, les procédures, les mécanismes et, comme nous allons le monter plus loin, la culture même de l’organisation qui sont en cause.
23Dans l’administration publique, la gestion de la transgression des règles par les agents publics est formellement très encadrée avec – en contrepartie aux droits des fonctionnaires – des devoirs contraignants, tant en termes d’obligations que d’interdictions accompagnées par un système interne disciplinaire de sanctions détaillé.
- 5 Le rapport sur l’état de la fonction publique en France publié chaque année par le ministère chargé (...)
24Si le cadre est clair et précis, là aussi la réalité de la prise en compte des déviances dans l’administration et de leur régulation est néanmoins beaucoup plus contrastée et les scandales ne manquent pas, même si la nature même de la déviance rend difficile l’étude des manifestations de ce qu’un observateur attentif qualifie de « désordre administratif », tant les sources sont partielles et incertaines et ces manifestations appartiennent aux zones d’ombre de la vie administrative ou de ce qui relève du clandestin (Thuillier, 1999)5.
25Pour illustrer la nature et l’origine des dysfonctionnements éthiques qui existent également dans l’administration publique, nous allons présenter deux exemples significatifs rendus publics et impliquant de hauts fonctionnaires.
- 6 Pour une présentation de l’affaire, voir la Revue française de droit administratif (2013 : 1175), d (...)
26Le premier se passe à Strasbourg et met en scène un ambassadeur6. En septembre 2009, ce ministre plénipotentiaire est nommé représentant permanent de la France au Conseil de l’Europe. À ce titre, il a fait l’objet, comme tous les chefs de poste, d’une procédure d’évaluation dite « à 360° », c’est-à-dire impliquant également un retour de la part de ses collaborateurs. Or cette procédure achevée en août 2010 mentionne des insuffisances dans le management du poste et surtout des attitudes déplacées. Une inspection est diligentée en septembre 2010 par le ministère, dont les conclusions recommandent qu’il soit mis fin sans délai à sa mission, dans l’intérêt du service. Le rapport faisait état de trois séries de griefs : comportement déplacé à l’encontre du personnel féminin de la représentation permanente, comportement de harcèlement moral à l’égard d’une collaboratrice et atteinte à l’image de l’institution et de la France. Le 24 septembre 2010, le directeur général de l’administration du ministère des Affaires étrangères l’informe de l’intention du ministre de mettre fin à ses fonctions. Le 30 septembre, un nouvel ambassadeur est nommé à la tête de la représentation permanente. Parallèlement, une procédure disciplinaire est engagée, laquelle aboutit à la mise à la retraite d’office de l’intéressé, suivi de sa radiation le 8 mars 2011 du corps des ministres plénipotentiaires. À noter que la commission administrative paritaire, réunie en conseil de discipline le 7 décembre 2010, a décidé de la mise à la retraite d’office du requérant et s’est prononcée en faveur de la publication nominative de la sanction sur l’intranet du Ministère.
27Second exemple. Accusé de détournement de fonds publics et de faux et usage de faux dans l’exercice de ses fonctions entre 2015 et 2018, un ancien préfet des Yvelines a été condamné le 7 décembre 2020, à huit mois de prison avec sursis et 25 000 euros d’amende. Alors qu’il dirigeait depuis le 23 avril 2018 le Commissariat général à l’égalité des territoires, il faisait l’objet d’une enquête préliminaire diligentée par le Parquet de Versailles à la suite de deux plaintes portant sur des accusations d’« abus de faiblesse » et de « violences aggravées » pour l’une, et d’« escroquerie » et de « faux et usage de faux » pour l’autre.
28Lorsqu’il était préfet des Yvelines, ce haut fonctionnaire menait en effet une double vie : entre son épouse légitime, avec qui il partageait le logement de fonction dans l’hôtel préfectoral et sa maîtresse, à qui il avait promis le mariage et fait miroiter l’espoir d’avoir un enfant avec elle. En 2017, pour esquiver un mariage que sa maîtresse semble tenir pour acquis, il lui adresse un faux projet d’arrêté de nomination au cabinet du président Emmanuel Macron censé devoir être publié au Journal officiel. Pendant trois ans, il s’est régulièrement offert des repas avec son amie, et des séjours en France ou à l’étranger en n’hésitant pas à faire usage de la carte bancaire de la préfecture. En mars 2018, il lui fait parvenir les bans de mariage qu’il a lui-même rédigés et qui, en réalité, n’ont jamais été affichés. La fête doit avoir lieu dans les salons de la préfecture. Le préfet a garanti à sa bien-aimée qu’il s’occupait de tout avec l’intendant. Ils ont même visité les lieux ensemble, profitant d’une absence de l’épouse. Les préparatifs battent leur plein. Alors que la promise est en train de s’apprêter, les premiers membres de la belle-famille invités à la noce sonnent au portail de la préfecture… et tombent sur l’épouse du préfet.
29On peut sourire de l’aspect vaudevillesque de l’affaire, notamment en comparaison de la gravité des faits sur lesquels la CIASE a enquêté. Les défaillances qu’elle révèle n’en sont pas moins inquiétantes et font échos à ceux constatés dans l’Église. Ainsi que le souligne Patrick Roger dans le quotidien Le Monde :
Cette affaire n’en aura pas moins révélé une forme d’archaïsme au sein de l’institution préfectorale. Par docilité ou consentement de certains agents du corps préfectoral, il y a eu une sorte de dissimulation organisée autour de comportements répréhensibles. Aucune force d’alerte ou de rappel n’a fonctionné jusqu’à ce que [son] successeur à la préfecture des Yvelines, ayant eu connaissance des faits, fasse un signalement au procureur de la République et qu’une inspection soit ordonnée par le ministère de l’Intérieur (Roger, 2020).
30Une lecture attentive du déroulé des événements amène en effet à se poser un certain nombre de questions. Nommé préfet le 25 août 2015, il a été titularisé le 17 janvier 2017 alors même qu’il avait déjà commencé toutes ses dissimulations et manipulations. Comment dans un lieu aussi fermé qu’une préfecture, personne n’a pu s’en apercevoir ? Pourquoi personne n’a fait remonter le moindre signalement ? Plus grave encore, lorsqu’il est nommé commissaire à l’égalité des territoires en avril 2018 après que l’affaire du faux mariage eut été révélée, comment se fait-il que personne n’ait tiré la sonnette d’alarme ou n’ait tiré les conséquences qui s’imposaient, au moins à titre de précaution ?
31Affecté auprès du secrétaire général du ministère de l’Intérieur le 2 août 2019, il a subitement annoncé son départ le 24 juillet 2019, pour « raisons personnelles » alors qu’il était pressenti pour devenir le directeur général de l’Agence nationale de la cohésion des territoires. Le 1er décembre 2021, il est admis à faire valoir ses droits à la retraite à sa demande…
32L’administration, on le voit, semble rencontrer des difficultés à se saisir des cas quand déviance et signes de déviance il y a, et pour reprendre les termes de Thomson (2008) à les prévenir, surveiller, détecter et encadrer. Si dans le cas de l’ambassadeur l’administration a agi de manière appropriée en prenant rapidement une sanction exemplaire, on peut là aussi se demander comment le comportement déplacé à l’encontre du personnel féminin qui lui a valu d’être radié a pu si longtemps passer inaperçu, ou en tout cas ne pas avoir été perçu plus en amont comme présentant un risque, a fortiori lors de sa nomination comme ambassadeur.
33Ne faut-il pas y voir la manifestation d’un problème partagé par les deux organisations, l’Église comme l’administration publique, de dilution des responsabilités dans les tâches de contrôle ainsi que d’absence de suivi des dossiers et de mémoire bureaucratique, alors qu’une attention plus forte portée aux manifestations de comportements déviants permettrait d’éviter les affectations à risque et de prévenir les passages à l’acte ? Visiblement, dans les deux cas de figure, on a bien à faire à des problèmes organisationnels qui dépassent de loin les seuls comportements individuels.
34Développé en référence aux croyances, valeurs, formes de comportement et d’interprétation des choses partagées par les membres d’une même organisation (Schein, 1988), le concept de culture organisationnelle permet d’appréhender des facteurs essentiels à la compréhension du paradoxe apparent que constitue l’existence de dysfonctionnements éthiques au sein d’organisations censées incarner qui l’autorité morale (l’Église), qui la défense de l’intérêt général et du bien commun (l’État et l’administration).
- 7 En cela, l’analyse au travers du concept de culture organisationnelle va plus loin que celle se foc (...)
35Alors que les premières approches des cultures organisationnelles se focalisaient sur la partie visible des manifestations de ces cultures et notamment sur les comportements, des définitions plus récentes influencées par la sociologie mettent mieux en exergue leur substrat idéologique, par exemple ces valeurs que l’on ne voit pas, mais dont nous sommes conscients ou auxquelles nous pouvons être sensibilisés, ainsi que ces postulats sous-jacents que nous tenons pour acquis et qui ne sont pas visibles ni toujours présents à l’esprit (Linstead, 2001). Ce qui est intéressant à cet égard, c’est bien la manière dont le contenu d’une telle culture agit comme un guide pour l’action des membres d’une organisation, que cela soit sous la forme de prescriptions ou de repères plus ou moins explicites7.
36Appliquée à une organisation comme l’administration publique, la culture organisationnelle peut de la sorte être définie comme la somme des valeurs et d’attitudes à l’égard de la manière dont doit fonctionner l’administration, caractéristiques partagées plus ou moins consciemment par l’ensemble des acteurs de l’appareil politico-administratif (Ziller, 1993 : 458).
37En tant qu’organisation, l’Église quant à elle se donne des objectifs à atteindre, et pour cela elle divise le travail en fonctions spécialisées, elle suit des règles de fonctionnement et elle obéit à une hiérarchie. Elle dispose ainsi de ressources humaines et matérielles, met en œuvre une stratégie, exerce un pouvoir, connaît des conflits, sécrète des usages, entre en communication avec son environnement. Elle est donc susceptible de faire l’objet des mêmes investigations que n’importe quelle organisation afin de mettre à jour son fonctionnement interne et ses relations avec la société englobante (Moisset, 2013).
38Marie-Jo Thiel relève un certain nombre de caractéristiques dans le fonctionnement de l’Église catholique pouvant expliquer l’attitude face aux abus sexuels, si ce n’est les abus eux-mêmes : le pouvoir lié au statut des clercs et à la construction de la supériorité, le pouvoir sublimant du sacré (notamment par la sacralisation de la figure sacerdotale), le cumul des pouvoirs, l’autoréférentialité des instances de pouvoir, ainsi que les différentes formes d’autoritarisme (Thiel, 2022 : 368 et s.). De son côté, la CIASE évoque la culture du secret et du silence ainsi que la peur du scandale comme étant des « traits caractéristiques d’une certaine culture au sein de l’Église catholique [qui] ont retardé la prise de conscience de la gravité du mal et l’édiction de mesures appropriées pour prévenir ces crimes, punir leurs auteurs et réparer le mal fait » (2021 : 22).
39Pour reprendre le cadre d’analyse de Boisvert (2011), ces différentes caractéristiques constitutives de la culture organisationnelle de l’Église représentent en même temps des facteurs de risque du fait des incidences négatives qu’elles peuvent avoir sur les conduites sous la forme de comportements transgressifs, et de leur influence sur les situations d’action qui marquent le quotidien des différents services et fonctions d’une organisation, en plaçant certaines parties prenantes dans une position de vulnérabilité.
40Le gouvernement de l’Église universelle est marqué, pour reprendre les termes de Thiel, par une combinaison de hiérarcalisme (culture hiérarchique), cléricalisme et patriarcalisme (2022 : 362). Pour la CIASE, la conception hiérarchique de l’Église catholique est une donnée du problème, indispensable à la compréhension des ressorts du traitement (ou de l’absence de traitement adéquat) des violences sexuelles en son sein (CIASE, 2021 : 428). Outre la tension entre organisation hiérarchique et désir de synodalité, l’Église est marquée par une confusion dans l’exercice des pouvoirs, ainsi que par l’absence de culture du contrôle interne, facteurs, on l’a vu, peu propices à une prise en compte appropriée des cas de déviance.
41Pour les membres de la CIASE, l’abus paroissial est déterminé par ce qu’il est convenu d’appeler la civilisation paroissiale, soit un monde socioreligieux englobant, organisé autour de l’autorité du curé perçu comme un notable du fait de sa fonction, qui intervient dans tous les domaines de la vie des fidèles, ceux-ci étant pris dans une culture de la révérence et de la dépendance à son endroit (CIASE, 2021 : 161). Il en va de même d’une mauvaise interprétation du concept d’obéissance qui devrait être comprise dans son sens étymologique d’écoute, et non dans son acception commune impliquant une relation hiérarchique classique (CIASE, 2021 : 398).
42Par ailleurs, le cléricalisme en tant que mentalité découlant de l’exercice d’une fonction presbytérale ou épiscopale, qui conduit à pouvoir se sentir supérieur aux simples fidèles et à prétendre faire valoir des droits particuliers (Zollner, 2013 : 114) peut créer une forme d’aveuglement et ne prédispose guère à l’autocritique
- 8 Dans son ouvrage sur le Vatican, Frédéric Martel décrit bien cette culture du secret répandue dans (...)
43Parmi les obstacles à l’évolution de l’Église en matière de traitement des abus sexuels, on trouve également des traditions et pratiques des autorités ecclésiales profondément ancrées, telles que le rapport à la vérité et au scandale, la relation aux autorités civiles et la culture du secret (CIASE, 2021 : 276)8. Dans la même veine, au sujet du scandale ayant secoué le diocèse de Boston en 2002, Thomson (2008) évoque le secret et la confidentialité excessive prévalant dans l’Église catholique américaine pour expliquer sa faillite spectaculaire en matière de contrôle.
- 9 Hans Zollner, professeur à l’université pontificale grégorienne et membre respecté de Commission po (...)
44De fait, en lien avec les abus sexuels sur mineurs, on constate l’existence au sein de l’organisation d’un souci extrême de confidentialité, lequel a plusieurs visées possibles ou revendiquées : éviter le scandale, préserver l’institution, respecter la présomption d’innocence, voire préserver les personnes concernées (CIASE, 2021 : 290). Le silence est même imposé aux victimes : lors des procédures canoniques, ces dernières ne sont évoquées que pour s’assurer que les faits allégués se sont produits et qu’elles garderont le silence… Trop souvent, la priorité pour l’Église consiste à éviter un scandale public, une attitude qui s’expliquerait par une idéalisation irréaliste de l’institution et beaucoup de honte à admettre sa faillibilité (Zollner, 20139).
45Plus largement, la culture du secret et l’impératif de confidentialité visent à garantir au sein de l’organisation ce qu’on appelle le « silence pro-social » ou silence organisationnel, qui se traduit chez les membres d’une organisation par la rétention d’informations, d’idées ou d’opinions au bénéfice de l’organisation elle-même ou bien d’autres personnes, et ce, pour des motifs altruistes ou coopératifs. Il s’agit également de protéger l’organisation lorsque celle-ci est mise à l’index en période de crise en rassemblant ses collaborateurs autour d’elle et servir à masquer certaines déviances (Cailleba, 2017).
46Les défaillances en matière de gestion des déviances témoignent également d’une priorité assumée donnée à la cohésion interne de l’organisation vis-à-vis de l’extérieur. La capacité à maintenir et à imposer le secret se trouve ainsi grandement favorisée par un élément de la culture spécifique de la famille ecclésiale : la gestion des violences sexuelles se fait strictement en interne (CIASE, 2021 : 125).
- 10 « La première attitude adoptée de manière dominante, jusque durant la décennie 1980, est l’occultat (...)
47Le pouvoir de décision à l’intérieur d’un système d’organisation bureaucratique, soulignait Michel Crozier (1985 : 232), tend à se situer aux endroits où l’on donnera naturellement la préférence à la stabilité interne « politique » sur les buts fonctionnels de l’organisation10. Le fait que l’Église soit centrée sur elle-même et pense pouvoir fonctionner de manière autarcique a pu de son côté être renforcé par une culture de la révérence et de la dépendance qui a longtemps prévalu à l’endroit de la figure du prêtre, mais aussi vis-à-vis de l’Église tout entière comme institution.
48Celle-ci est marquée par une longue tradition d’autoréférentialité : alors que la règle première de toute gouvernance juste est la séparation des pouvoirs et l’importance de l’externalité dans le contrôle, il faut bien reconnaître que dans l’Église, le cléricalisme et le hiérarcalisme se nourrissent du cumul des pouvoirs et dans ce que Marie-Jo Thiel qualifie « d’entre-soi de pairs gouvernés par un esprit de corps » (Thiel, 2022 : 370). Un effet logique du caractère autocentré de l’Église peut être observé dans la difficulté des évêques à s’extraire de leurs cadres interprétatifs, ce qui fait que l’objectif fixé aux mesures prises en réponse aux abus est le plus souvent décalé par rapport à la réalité et aux attentes des victimes (CIASE, 2021 : 279).
49Cette pratique fait penser au ritualisme, au sens que lui donne Robert Merton, à savoir comme un type de comportement caractérisé par le fait que le respect des moyens mis en œuvre par une organisation pour assurer ses objectifs l’emporte sur le respect des buts eux-mêmes. Dans le cas de l’Église, ce respect scrupuleux des règles internes à l’organisation se trouve en décalage flagrant avec sa mission première ainsi qu’avec les priorités de la société dans lequel elle œuvre et d’où viennent les victimes des abuseurs, qui eux appartiennent à l’Église. On remarquera par ailleurs qu’un tel ritualisme ou comportement routinier est là aussi typique du comportement bureaucratique (Riutort, 2013).
- 11 Hans Zollner évoque la remarquable réticence de l’Église à assumer sa responsabilité, tandis que l’ (...)
50Le système que forme l’Église catholique en France est, on le sait, décentralisé à l’échelle nationale et centralisé à l’échelle diocésaine ; il mêle donc à la fois des éléments de centralisation et d’autonomie locale (Moisset, 2013). En même temps, on y trouve un cumul par le seul ministère ordonné des instances de gouvernance, des pouvoirs législatifs, exécutifs et judiciaires, ministériel, pastoral, administratif et de surveillance (Thiel, 2022 : 369). Cette concentration du pouvoir dans les mains d’une seule catégorie d’acteurs entraîne un risque important de conflits d’intérêts et représente une atteinte évidente au principe d’impartialité (CIASE, 2021 : 296). Alors même que l’organisation souffre d’une absence ou d’une faiblesse des contre-pouvoirs et des mécanismes d’autocontrôle, les pratiques de dépendance et de négociation entre acteurs impliqués dans la gestion des déviances semblent difficilement pouvoir être supprimées (CIASE, 2021 : 232), car relevant du caractère interpersonnel et autoritaire de la culture organisationnelle de l’Église11.
51De nouveau, ces cas rappellent de manière intéressante les traits fondamentaux du phénomène bureaucratique tel que décrit par Crozier (1985), à savoir le développement de règles interpersonnelles, la centralisation des décisions, l’isolement de chaque catégorie hiérarchique, ainsi que le développement de relations de pouvoir parallèles dont la combinaison provoque un cercle vicieux à l’origine de schémas de comportement préjudiciables à l’organisation.
52C’est en tout cas la combinaison de ces différentes caractéristiques qui explique l’attachement de l’Église à ce que l’on peut appeler une culture de l’honneur, laquelle cherche à préserver la « réputation » des institutions établies, et sa difficulté à s’adapter à la « culture moderne de la dignité » qui insiste, quant à elle, sur la précellence des droits subjectifs (Portier, 2023).
53Outre la France, les scandales liés aux abus sexuels dans l’Église catholique concernent de nombreux pays comme les États-Unis, le Canada, le Chili, l’Australie, la France, l’Irlande, l’Allemagne, l’Autriche, les Pays-Bas, la Belgique et la Pologne. Les débats et tentatives de réponse auxquels ils ont donné lieu au niveau national comme de l’Église universelle permettent de mieux comprendre l’ampleur des problèmes internes de l’Église en la matière. Outre l’établissement de commissions d’enquête et l’indemnisation des victimes, un des enjeux de cette prise de conscience générale consiste à améliorer l’exercice de la responsabilité de contrôle au sein de l’Église concernant les abus sexuels.
54Ainsi à travers la lettre apostolique « Vous êtes la lumière du monde », le pape François impose en mai 2019 l’obligation pour les prêtres et religieux de signaler, y compris rétroactivement, les soupçons d’agression sexuelle et prévoit la procédure à suivre lorsque le signalement concerne un évêque. En décembre de la même année, il abolit également le secret pontifical en matière de sévices sexuels commis par des membres du clergé.
55En France, si la publication du rapport qui établit des faits et les analyse est vue comme un moment décisif dans la vie de l’Église, car l’obligeant à reconnaître sa responsabilité dans les abus spirituels, les agressions sexuelles et les viols commis par certains de ses membres, c’est aussi l’occasion d’interroger en profondeur un système institutionnel qui porte avec lui des façons de penser et de faire, des pratiques qui composent un cadre où la déviance sexuelle peut se produire, étant donné que la manière dont ces affaires ont été gérées « manifeste un dysfonctionnement qui affecte l’ensemble de l’institution ecclésiale et engage une responsabilité collégiale ». D’où les appels au développement d’une culture du débat à l’intérieur même de l’Église (Euvé et Sarthou-Lajus, 2021 : 5-6).
56L’ancien cardinal archevêque de Maline-Bruxelles, Jozeph de Kesel, reconnaît au sujet des abus sexuels dans l’Église catholique en général qu’il ne s’agit pas uniquement du comportement pervers de quelques-uns
mais que cela concerne une certaine manière de faire dans l’Église en tant qu’institution et, notamment, la sacralisation du ministère ordonné. Le prêtre se croit au-dessus des autres. Il croit pouvoir se permettre davantage. Le problème vient aussi d’une Église qui essaie de tout régler en interne pour protéger l’institution (de Kesel, 2021 : 68).
57Comme le souligne le jésuite Alain Thomasset (2023), pour élucider les dysfonctionnements ayant permis ces violences, l’Église ne peut faire l’économie de se demander ce qui dans le fonctionnement ecclésial, dans la formation des clercs, dans la mentalité catholique, a pu favoriser une culture du silence ou une incapacité à s’opposer à ceux qui étaient considérés comme des personnes « sacrées » et mises « à part » ?
58C’est pourquoi Jean-Marc Sauvé qui a présidé la CIASE insiste sur l’importance des recommandations adressées à l’Église dans le rapport, en constatant que si depuis plusieurs décennies les institutions civiles ont fait radicalement évoluer leur gestion interne en développant les procédures de prévention et de gestion des risques, l’Église en revanche n’a pas progressé au même rythme et doit combler son retard en renforçant la présence des laïcs en général, et des femmes en particulier, dans les sphères décisionnelles : « De telles orientations sont nécessaires au regard à la fois des problèmes à traiter, mais aussi du principe d’égale dignité des personnes » (Sauvé, 2021 : 80).
59Rétrospectivement, ce qui est frappant à la lecture des faits évoqués dans le rapport de la CIASE, comme dans les deux scandales administratifs évoqués précédemment, c’est que les trois caractéristiques minimales des activités de contrôle identifiées par Luc Bégin (2016) ne sont pas remplies : la fonction de contrepoids, l’insistance sur la transparence et l’institutionnalisation de la méfiance. À cela s’ajoute le défi que représente la difficulté de surmonter les effets des systèmes implicites de concessions, de transgressions tolérées et d’obligations, ce que le sociologue américain Alvyn Gouldner qualifie d’indulgency patterns, qui sont nécessaires au maintien de l’ordre formel d’une organisation (Linstead, 2001).
- 12 Loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et (...)
60De nouveaux mécanismes de gouvernance récemment introduits dans l’administration publique française pourraient servir d’inspiration à l’Église en fournissant des éléments permettant de pallier de tels déficits en matière de responsabilité de contrôle, en particulier quand il s’agit de dépasser les blocages structurels dans la remontée des signalements de déviances au niveau hiérarchique grâce à l’alerte éthique. Nous pensons en particulier au dispositif concernant les lanceurs d’alerte mis en place par la Loi Sapin II12 et renforcé par la Loi no 2022-401 du 21 mars 2022 visant à améliorer leur protection. Le lanceur d’alerte peut en effet être considéré comme une personne qui, dans son champ professionnel, constate l’existence d’un danger grave et collectif et qui, après avoir en vain cherché à faire intervenir ceux qui ont compétence pour y parer, entre dans des stratégies de résistance au risque de s’attirer des mesures de rétorsion (Lochak, 2020 : 161). Ce dispositif est par ailleurs complété par la mise en place de réseaux de déontologues et de chartes de déontologie au sein des administrations afin de clarifier les règles et leur interprétation lorsque c’est nécessaire, notamment en termes de pratiques managériales (Taillefait, 2020 ; Cœur de Roy, 2020).
- 13 Voir « Violences sexuelles : à quoi va servir la nouvelle carte d’identification des prêtres ? », L (...)
61Des modifications d’ordre organisationnel commencent à être prises au sein de l’Église de France. En novembre 2021, faisant suite au vote par l’assemblée des évêques d’un ensemble de mesures afin de poursuivre et d’intensifier la lutte contre les violences sexuelles dans l’Église de France, une nouvelle formule du celebret conçue comme une véritable carte d’identification des prêtres catholiques a ainsi été introduite en mai 2023, et contribue à un changement de gouvernance. Mise à jour régulièrement, elle vise à empêcher les prêtres prédateurs de disparaître des radars des autorités ecclésiales13. L’Église catholique souffre en effet d’un problème de mémoire administrative, comme le soulignait lui-même le cardinal de Boston B. Law. Dans cette ville, comme en France, l’Église ne tenait pas à jour les dossiers personnels de ses membres et n’avait pas jugé utile de mettre en place une procédure quelconque pour informer les paroisses concernées du problème posé par les prêtres mutés (Thomson, 2008 : 940).
62Une telle mesure revient à promouvoir ce que Bégin (2016) appelle « une coordination accrue des gardiens ». La création d’un instrument visant à surmonter la fragmentation de l’information a pour effet de responsabiliser l’institution dans sa globalité et, par là même, l’ensemble de ses cadres qui peuvent être mis en cause pour défaut. À travers cela, il s’agit de dépasser ce que Pierre Lascoume et Carla Nagels qualifient de propension des dirigeants d’organisations à se défausser de leur responsabilité collective en mettant en cause la responsabilité individuelle de ceux qui sont intervenus à des niveaux inférieurs, étant donné la difficulté de reconstituer lors des enquêtes la chaîne des ordres (explicites et implicites) et des décisions plus ou moins formelles qui ont produit la transgression. On sait que les deux arguments récurrents des dirigeants sont d’une part, l’ignorance dans laquelle ils auraient été de la situation qui a occasionné des débordements ; d’autre part, la mise en cause de leurs subalternes qui auraient abusé de leur confiance ou détourné leur décision. Dans ce sens, le fait d’occuper une position de pouvoir supérieur constitue un écran puissant préservant de l’attribution de responsabilités précises et l’opacité de l’exercice du pouvoir favorisant la dissimulation (Lascoume et Nagels, 2018).
63Ces récentes évolutions semblent confirmer le constat émis par Damien de Blic et Cyril Lemieux (2005 : 11) au sujet de la force instituante du scandale qui conduit à une redistribution des cartes institutionnelles, à des refontes organisationnelles, et à la production de nouveaux dispositifs, notamment légaux. Cela étant, pour une organisation comme l’Église catholique, on voit bien au regard des caractéristiques de sa culture organisationnelle en quoi l’introduction de tels mécanismes qui relèvent de la gouvernance et non plus du gouvernement classique représente un bouleversement fondamental. Les réactions de la part de milieux conservateurs qui ont suivi la publication du rapport et de ses recommandations ont mis au grand jour les obstacles à toute réforme de fond d’une institution comme l’Église qui, comme le relève Jean-Louis Schlegel (2021 : 12), sociologue des religions, est « verrouillée dans sa définition par des fondements théologiques et des raisons sacrées multiples, et en outre fondée sur une universalité qui dépasse les Églises nationales ».
64Les enjeux sont pourtant de taille, notamment en termes de confiance et pour ce qui est de la crédibilité de l’organisation, tant sur le plan interne que dans ses relations avec l’extérieur. Car comme le rappelle à juste titre Bégin (2016), dans nos sociétés, le laxisme dans l’application des mesures de contrôle et tout autre type de relâchement se paient à prix fort.