Cette recherche a été facilitée par une contribution financière de la Chaire sur la démocratie et les institutions publiques de l’Université Laval que nous tenons à remercier.
Nous remercions aussi pour leurs commentaires les arbitres anonymes de ce texte. Ils nous ont permis de renforcer notre argumentaire et de nuancer certaines de nos affirmations.
La décision de la majorité n’est que la décision du plus grand nombre, rien de plus.
Bernard Manin
- 1 Lors d’un sondage tenu après l’élection fédérale de 2019, 35 % des répondants ont mentionné avoir v (...)
- 2 L’un des arbitres anonymes nous a signalé, avec raison, que ces déséquilibres dans la représentatio (...)
1Le Canada a hérité de l’Angleterre le scrutin majoritaire uninominal à un tour. Ce mode de scrutin a entre autres pour défaut de créer artificiellement d’importantes distorsions entre le pourcentage de voix obtenues par chaque parti politique lors d’une élection et la répartition des sièges au Parlement. Les occasions de distorsions (surreprésentation ou sous-représentation, régionalismes, majorités fabriquées ou faux gagnants) augmentent notamment avec l’émergence de plusieurs partis suffisamment compétitifs (Verville, 2020). Pour ses détracteurs, cette situation peut conduire à affaiblir le principe « d’égale influence » des citoyens lors des élections puisque des votes sont « perdus » ou se transforment en votes « stratégiques » plutôt « qu’authentiques », et ce, afin d’éviter l’élection du pire choix1. Ainsi, l’égalité de l’universalité du droit de vote peut se trouver affaiblie par la façon dont les préférences des citoyens sont transformées en sièges au sein du Parlement. De plus, des facteurs aussi contingents sur le plan moral que la région où un citoyen habite peuvent conduire à accorder un poids différent pour l’obtention de représentants au Parlement. Certains votes seront « perdus », c’est-à-dire qu’ils n’influenceront en rien la formation du Parlement, alors que d’autres pourront générer une représentation accrue à cause, notamment, de la territorialisation du scrutin (Derriennic, 2016)2.
- 3 Voir Renwick (2010) pour une présentation des difficultés vécues dans plusieurs pays à ce chapitre (...)
2Dans l’histoire du pays, les nombreux engagements politiques effectués par des partis politiques fédéraux et provinciaux n’ont jamais permis de modifier ce mode de scrutin jusqu’ici. La cause principale de ces échecs est de nature politique : la classe politique, une fois portée au pouvoir, n’arrive généralement pas à respecter un engagement pris alors qu’elle se trouvait dans l’opposition (Verville, 2020). Plusieurs raisons expliquent cela, mais rappelons que notre mode de scrutin possède une qualité fort appréciée des politiciens, en particulier lorsqu’ils sont membres de partis suffisamment compétitifs pour espérer prendre le pouvoir un jour : sa propension à produire des gouvernements majoritaires leur accordant un contrôle quasi absolu sur l’ordre du jour politique. Un gouvernement majoritaire reste ainsi la forme « normale » de gouvernement à leurs yeux et ils aiment croire qu’une coalition gouvernementale mettra en danger la capacité de livrer un programme politique cohérent, ce qui n’est pas du tout établi si on évite bien entendu des formes extrêmes de proportionnalité au profit de formes plus modérées (Derriennic, 2016). La situation fait en sorte que les partis politiques, si jamais ils se trouvent dans l’obligation de réfléchir à un nouveau mode de scrutin, demeurent inévitablement biaisés. Ils sont en conflit d’intérêts direct pour définir les règles du jeu auxquelles ils seront éventuellement soumis pour prendre ou encore exercer le pouvoir (Blais et Shugart, 2008). C’est le cas certainement pour les règles relatives au mode de scrutin. Cela pourrait aussi être le cas pour le financement et le contrôle des campagnes électorales ou même certaines modifications à l’ordre constitutionnel. Idéalement, ils devraient éviter de s’impliquer directement dans le processus de telles réformes qui détermineront la suite de leur parcours politique. Cela reste cependant plus facile à dire qu’à réaliser3.
- 4 Voir Dummett (1997) qui explore admirablement bien plusieurs des enjeux formels autour de la questi (...)
3Mais les débats sur le meilleur mode de scrutin comportent aussi leurs lots d’enjeux théoriques comme l’illustre, par exemple, la longue tradition de travaux qui remontent aux philosophes et mathématiciens du XVIIIe siècle, comme Jean-Charles de Borda et Nicolas de Condorcet4. L’art de transformer des voix en sièges au Parlement ne va pas de soi, en particulier si on juxtapose aux questions d’équité représentative des considérations politiques, institutionnelles ou même historiques. Cela complexifie encore davantage le traitement de la question. Une solution crédible serait de s’en remettre à un groupe de « sages ou d’experts » bien informés du sujet. C’est une possibilité qu’il ne faut jamais écarter, mais la question du choix de ces personnes, de leur représentativité et de leur impartialité se posera inévitablement.
- 5 Nous sommes parfaitement conscients qu’une représentativité « parfaite » de la population n’est jam (...)
4Une assemblée de citoyens sélectionnés par tirage au sort ne possède pas les mêmes défauts. Elle cumule l’expertise mais aussi la « sagesse », surtout si on exige de ses membres qu’ils s’informent adéquatement sur le sujet sur lequel ils se pencheront, qu’ils prennent connaissance des opinions de la société civile et qu’ils délibèrent librement et suffisamment par la suite (Elster, 1998). De plus, comme ses membres sont tirés au hasard dans la population plutôt que choisis par le gouvernement, l’assemblée citoyenne peut davantage prétendre à une meilleure représentativité de la population qu’un comité formé par le gouvernement sans pour autant ne jamais prétendre à une représentativité parfaite5. En fait, de « simples citoyens » devraient être plus disposés à soupeser adéquatement les enjeux théoriques et politiques sur le sujet que des politiques ou des experts qui ont déjà eu l’occasion de développer leur propre opinion sur le sujet. Contrairement à ce que l’on peut parfois lire sur le sujet, l’attrait du recours à une assemblée de citoyens n’est donc pas tant la recherche d’une représentation-miroir de la population, ce qui s’avère un idéal impossible à atteindre, que sa valeur délibérative et une saine prise de distance à l’endroit de l’enjeu examiné par un groupe de personnes sélectionnées au hasard.
- 6 Voir Abizadeh (2017) qui a très habilement défendu cette thèse, mais à partir d’un argumentaire dif (...)
5Reconnaissant explicitement le problème de légitimité que posait ce débat pour la classe politique, deux gouvernements provinciaux ont mis en place des assemblées citoyennes afin d’examiner les avenues possibles d’un nouveau mode de scrutin dans leur province. Élément fort important à mentionner pour notre propos, des équipes de chercheurs ont suivi pas à pas leurs travaux et ont sondé l’évolution de leur réflexion, telle l’évolution de l’opinion des populations invitées ultérieurement à donner leur avis par voie référendaire sur les recommandations de réforme retenues par ces assemblées. Les résultats de leurs différents coups de sonde ont été publiés dans une série d’articles ainsi que dans un ouvrage au titre évocateur : When Citizens Decide. Lessons From Citizen Assemblies on Electoral Reform (voir Fournier et al., 2011 pour les détails). Notre texte s’appuie sur certains des résultats de leurs enquêtes qui nous conduisent à argumenter en faveur du caractère décisionnel plutôt que consultatif qu’auraient dû avoir les recommandations de ces assemblées de citoyens. Nous ne sommes pas les premiers à formuler une telle proposition,6 mais elle demeure encore aujourd’hui mal comprise et trop souvent étiquetée d’« anti-démocratique ». Cet article permet de revenir sur ses justifications à travers les expériences réalisées dans ces deux provinces, il y a près de vingt ans maintenant, et de tirer des conclusions que peu de commentateurs ont osé soutenir jusqu’ici. Pourtant, il y va de la capacité des démocraties contemporaines de trouver des procédures légitimes pour évoluer en passant par de nouveaux sentiers.
6C’est à la suite d’élections provinciales caractérisées par des distorsions importantes entre les sièges obtenus au Parlement et le vote populaire que des partis politiques de la Colombie-Britannique et de l’Ontario se sont engagés à mettre en place des assemblées de citoyens pour se pencher sur une éventuelle réforme du mode de scrutin dans leurs provinces. Dans les deux cas, il a été entendu que cet engagement allait de pair avec la tenue subséquente d’un référendum pour entériner ou non leurs recommandations. La rationalité derrière ces deux engagements était la suivante : la reconnaissance explicite de la part de ces dirigeants politiques d’un conflit d’intérêts sur le sujet et la nécessité de donner une légitimité populaire à toute réforme en imposant une double majorité qualifiée (60 % du vote populaire en faveur + 60 % des circonscriptions à la majorité simple7) avant d’entreprendre quelque changement en la matière. Le mode de scrutin étant considéré par ces politiciens comme un « enjeu fondamental pour la démocratie », la population devait être consultée et on devait pouvoir exiger des majorités qualifiées avant de procéder à quelque réforme que ce soit en la matière.
- 8 Voir pour plus de détails : Citizens’ Assembly on Electoral Reform (2004) et Secrétariat de l’Assem (...)
7Le modèle de ces assemblées fut développé par la Colombie-Britannique et fut ensuite repris dans sa quasi-intégralité par l’Ontario. L’assemblée de citoyens de la Colombie-Britannique comptait en tout 160 personnes, et celle de l’Ontario, 103. Elles furent toutes sélectionnées de manière aléatoire dans une banque de plusieurs milliers de citoyens ayant préalablement indiqué leur intérêt à participer à l’exercice. Des conditions liées au sexe, à l’âge et à la représentation des circonscriptions électorales furent imposées pour s’assurer d’une représentation plus équitable des genres, des régions et des Premières Nations8.
- 9 « It would seem that the more Canadian participants learned, the less satisfactory their own system (...)
8Les travaux des deux assemblées citoyennes se sont étendus durant l’année 2004 en Colombie-Britannique, et du printemps 2006 au printemps 2007 en Ontario. Ils comprenaient trois étapes bien distinctes. L’étape de « l’apprentissage » s’est poursuivie sur six fins de semaine. Des experts étaient alors invités à présenter le fonctionnement de différents modes de scrutin avec leurs déclinaisons. Le but était de s’assurer que les délibérants aient en main les éléments clés pour réfléchir correctement aux avenues possibles en la matière. Les conférences des spécialistes étaient complétées par des lectures obligatoires, des échanges en petits groupes et des discussions en séances plénières. Fait à souligner, selon les enquêtes, la proportion des participants se disant satisfaits du mode de scrutin uninominal diminua de 35 % à 19 % en Colombie-Britannique, et de 54 % à 33 % en Ontario, après cette seule étape. Cela indique que la connaissance d’autres systèmes électoraux constituait à elle seule une variable en mesure d’influencer le degré d’appui à un changement du mode de scrutin9. Nous reviendrons d’ailleurs sur l’importance de ce facteur cognitif plus loin.
9Une deuxième étape dite de « consultation » a ensuite débuté et celle-ci s’étendit sur plusieurs mois. La société civile fut alors invitée à soumettre ses préoccupations aux assemblées sous la forme de mémoires ou de simples lettres qui furent déposés sur leur site Internet respectif. Des dizaines d’audiences publiques furent aussi tenues pour récolter les points de vue et les préoccupations de citoyens et groupes sur le sujet du mode de scrutin. Les rencontres étaient la plupart du temps tenues les fins de semaine et étaient entrecoupées de devoirs à réaliser à la maison afin de rester à jour dans le cheminement des travaux. À l’exception d’ateliers de discussion réservés aux membres, tous les travaux furent publics et les séances plénières diffusées en ligne. Six semaines de délibération à la toute fin de ce cheminement permirent d’arriver à un consensus parmi les participants.
- 10 L’autre seuil exigé d’une majorité simple dans au moins 60 % des circonscriptions fut atteint à 97 (...)
10Les deux assemblées ont pris position pour l’abandon du scrutin majoritaire uninominal à un tour et son remplacement par des formes plus respectueuses du principe de proportionnalité : le vote unique transférable (VUT) en Colombie-Britannique et un système de représentation proportionnelle mixte (RPM) en Ontario. Deux référendums furent ensuite tenus en Colombie-Britannique en 2005 et en 2009 au même moment que les élections provinciales. Le premier atteignit un niveau d’appui de 57,8 %, et le second de 39 %10. Dans les deux cas, les résultats furent jugés insuffisants pour procéder à la réforme proposée puisque aucun ne franchit le seuil de 60 % exigé préalablement par le gouvernement (Barnes, Lithwick, et Virgint, 2016). L’Ontario, pour sa part, tint aussi un référendum sur le sujet parallèlement à ses élections provinciales de 2007. Le résultat fut encore plus décevant qu’en Colombie-Britannique puisque seulement 37 % des électeurs donnèrent leur appui à la réforme.
11Prenons un pas de recul maintenant. La situation dans laquelle se sont trouvées les propositions de réforme dans ces deux provinces est la suivante : des citoyens volontaires sélectionnés par tirage au sort ont accepté de consacrer temps et efforts pendant une année pour s’informer adéquatement sur des enjeux relatifs au choix d’un nouveau mode de scrutin. Ils ont ensuite déposé un rapport à la population. Dans le cas de la Colombie-Britannique, cinq millions de dollars ont été investis par le gouvernement dans la tenue de l’exercice. Il a ensuite été exigé que la recommandation soit approuvée par un autre groupe de citoyens, qui n’ont été soumis à aucune de ces exigences et qui n’ont pas eu à justifier leur vote. La première question qui émerge nécessairement est de savoir si les populations concernées étaient aussi bien préparées pour rendre une décision éclairée en la matière. Au minimum, étaient-elles en mesure de montrer une certaine cohérence par rapport à leurs points de vue sur la question et une connaissance au moins partielle des enjeux ? Rien n’est moins sûr.
- 11 Voir Blais, Carty et Fournier (2008) et Fournier et al. (2011), qui décrivent la nature des enquête (...)
12Pour illustrer notre propos, nous utiliserons les résultats des sondages effectués auprès des membres des deux assemblées de citoyens, mais surtout auprès d’échantillons de la population des deux provinces avant la tenue des référendums11.
13Premier élément à souligner, les populations sondées appuyaient dans une large majorité le principe de représentation équitable entre les voix obtenues lors d’une élection et le nombre de sièges en Chambre. Les mêmes enquêtes révélaient aussi que les populations sondées, contrairement à leur classe politique, considéraient positivement l’émergence de gouvernements de coalition, une conséquence prévisible d’un mode de scrutin plus proportionnel. Leurs préférences auraient normalement dû placer ces populations dans une position réceptive à l’endroit des deux systèmes électoraux proposés par leur assemblée respective. Pourtant, les mêmes enquêtes ont aussi révélé qu’une quantité importante d’individus sondés, notamment de l’Ontario, demeuraient paradoxalement satisfaits de leur mode de scrutin.
14Pour tenter d’expliquer cette situation, nos chercheurs ont testé par sondages plus de 10 variables susceptibles d’avoir un effet sur l’opinion finale de la population à l’égard d’une éventuelle réforme du mode de scrutin. Deux d’entre elles ressortaient clairement du lot : 1) la connaissance de l’existence d’autres modes de scrutin ; 2) la connaissance, même sommaire, de l’existence d’une assemblée de citoyens dévouée à cette tâche dans leur province. Ces deux variables étaient fortement corrélées à un appui des types de réformes proposées, mais n’étaient pas très répandues dans la population avant le référendum. La campagne référendaire qui viendra n’y changera rien. L’enjeu sera complètement noyé dans une campagne électorale provinciale qui a occupé toute l’attention médiatique et une classe politique plutôt réfractaire aux changements proposés et qui ne souhaitait aucunement en faire un enjeu électoral. En Ontario, seulement 13 % des individus sondés ont affirmé être au courant de l’existence d’une assemblée de citoyens sur la question et une majorité d’entre eux pensaient faussement que le gouvernement avait lui-même choisi ses membres, ce qui laissait planer un doute sur l’impartialité du processus d’autant plus fort que le gouvernement souffrait d’une baisse d’appui considérable dans les sondages préélectoraux (Fournier et al., 2011 : 134).
15Mais que se serait-il passé si la population avait été plus informée ? La question est intéressante et on peut tenter d’y répondre en utilisant des méthodes statistiques et en produisant des simulations qui extrapolent certaines des variables déterminantes dans le choix final de la population :
Nos simulations indiquent que le soutien pour les réformes électorales aurait été proche du seuil de 60 %, ou l’aurait dépassé dans chacun des trois référendums, si les connaissances de différents modes de scrutins et des assemblées citoyennes avaient été plus répandues au sein de leur population respective (Fournier et al., 2011 : 136) [traduction libre].
16De telles simulations statistiques constituent en fait un exemple de raisonnement contrefactuel : si la population avait été plus informée sur les modes de scrutin, voici ce qui « aurait dû » arriver. Mais est-ce réaliste de penser que dans une démocratie de masse, les citoyens participant à un tel référendum soient un jour suffisamment informés ? On ne peut l’exclure bien entendu, mais on est en droit d’en douter.
- 12 Le cas de la Nouvelle-Zélande, dont la population a clairement indiqué en 1992 le désir de modifier (...)
17Rappelons encore une fois que nous ne pouvons pas, et ne voulons pas, compter sur la classe politique pour participer à la préparation de l’opinion publique pour des raisons de conflit d’intérêts évoquées précédemment. On pourrait espérer que les médias prennent le relai et puissent jouer ce rôle d’information, mais on risque d’être déçus. En fait, le recensement systématique de la couverture médiatique pendant les trois campagnes référendaires tenues en Colombie-Britannique et en Ontario indique une couverture minimale des travaux des deux assemblées de citoyens. Selon David M. Farrell (voir Fournier et al., 2011 : 143), elles ont été essentiellement suivies par un groupe assez restreint de personnes passionnées par le sujet et qui répondaient à l’avance aux deux variables pouvant déterminer leur orientation future à l’endroit des propositions retenues. L’intérêt de la population pour le processus a été, somme toute, assez faible en Ontario et un peu plus vif en Colombie-Britannique, particulièrement durant la période précédant le premier référendum. Les résultats de celui-ci sont d’ailleurs là pour le démontrer. On ne peut, à notre avis, mieux illustrer les limites d’un usage référendaire sur une question du genre12.
- 13 Voir Fishkin (2019).
- 14 Pour l’Irlande, voir Arnold, Suite et Farrell (2019) et pour l’Islande, voir Landemore (2020).
- 15 Pour une présentation de différentes initiatives, voir Reuchamps et Suiter (2016).
18Il faut le reconnaître dès le départ, l’idée de rendre décisionnelle pour certains contextes une assemblée délibérative de citoyens s’éloigne de la nette tendance de la littérature spécialisée sur le sujet qui limite généralement ce dispositif à un rôle consultatif13. Et, en pratique, aucune démocratie à notre connaissance n’est allée aussi loin, même dans des cas où les enjeux soulevés concernant les règles du jeu politique s’y prêtaient plutôt bien. Nous pensons notamment aux tentatives de l’Irlande et de l’Islande pour modifier leur constitution14. Même dans ces deux pays, « l’appel au peuple » que ce soit par référendum ou en recourant aux élus au sein d’un Parlement est demeuré un passage obligé. Et c’est une affaire avant tout de légitimité politique : on ne peut laisser à un groupe restreint de la population, aussi représentatif puisse-t-il prétendre être, le pouvoir de déterminer des solutions qui touchent l’ensemble de la population alors qu’ils n’ont jamais été élus pour ce faire et qu’on ne peut même pas vérifier le niveau d’appui de leur recommandation par voie référendaire. Sensibiliser l’opinion publique, proposer des avenues à suivre reste aujourd’hui encore l’usage consacré de ce type de dispositif, un usage que nous ne remettons pas en question d’ailleurs puisqu’il s’est avéré fort utile dans plusieurs juridictions15.
19Nous croyons cependant que dans certaines circonstances, rendre décisionnelle une assemblée de citoyens peut constituer une alternative plus efficace et aussi plus légitime que le recours au référendum populaire ou aux élus d’un Parlement. Une alternative plus efficace, d’abord, puisque nous n’effaçons pas tout le travail délibératif de fond réalisé par ce groupe de citoyens. Une alternative légitime, ensuite, puisqu’une assemblée délibérative peut être considérée comme un dispositif démocratique complémentaire aux autres dispositifs à l’œuvre au sein des démocraties contemporaines (Parlement, référendum, contrôle des activités du gouvernement par des organismes externes, etc.). Nous reviendrons d’ailleurs sur cet élément de légitimité dans la prochaine section. Commençons par présenter les circonstances qui rendent acceptables, sinon nécessaires, ce passage d’une assemblée consultative à une assemblée décisionnelle. La première saute aux yeux : la complexité de l’enjeu examiné.
20En effet, s’approprier les enjeux relatifs au choix d’un mode de scrutin exige du temps et un examen des modèles possibles. En Colombie-Britannique, par exemple, les cinq plus grands modèles de modes de scrutin (pluralitaire, majoritaire, proportionnel, vote transférable et mixte) avec leurs nombreuses déclinaisons furent étudiés par les membres de l’assemblée de citoyens pendant plusieurs semaines. La raison en est simple : il existe un éventail très large de modes de scrutin auxquels une société démocratique peut vouloir adhérer. Aucun n’est parfait au sens où aucun ne peut prétendre réunir dans un équilibre définitif les différentes valeurs que l’on peut chercher à promouvoir à travers lui : la représentation bien sûr, mais aussi la capacité de choix de l’électeur, son identification à un élu local, l’égalité du vote, la simplicité, mais aussi la capacité de produire des gouvernements imputables et fonctionnels. Tout choix en la matière doit être fait en prenant en compte les valeurs à prioriser, les objectifs spécifiques poursuivis (niveau de proportionnalité à atteindre, représentation de certaines minorités, nombre de partis viables, lien entre les élus et leur territoire, simplicité) et la situation politique particulière de la juridiction dans laquelle on veut l’implanter pour s’assurer qu’il entraînera les conséquences recherchées (Blais et Massicotte, 2002 ; Farrel, 2001). Dans les cas qui nous intéressent, il est clair, par exemple, que la valeur de la représentation proportionnelle a été privilégiée par les deux assemblées. On a voulu la renforcer par le choix des deux modèles retenus au prix d’une diminution de l’identification aux élus locaux qui demeure, on le sait, l’une des valeurs importantes du système actuel et le principal motif de ceux qui le défendent encore de nos jours (Fournier et al., 2011 : 84). Plusieurs modes de scrutin sont envisageables avec leurs avantages et inconvénients (pour un examen détaillé, voir Laurent, Delfosse et Frognier, 2004). L’important est que la solution retenue ait été bien étudiée et qu’elle s’intègre le mieux possible aux institutions existantes afin d’éviter des bouleversements trop radicaux. Une assemblée de citoyens, si on lui accorde le temps nécessaire ainsi que les ressources suffisantes, est en mesure de faire un travail rigoureux en la matière. Cette seule étape d’acquisition de connaissance est évidemment irréaliste à atteindre pour une population entière invitée à se prononcer par référendum. Le référendum, par nature, est peut-être décisionnel mais peu délibératif.
- 16 Voir Urbinati (2006) à ce sujet.
21Mais cette première difficulté ne serait pas aussi insurmontable si elle n’était pas rattachée à une seconde beaucoup plus déterminante à nos yeux : l’impossibilité de compter sur la classe politique pour être suffisamment impartiale pour animer correctement le débat et informer la population sur les meilleures solutions envisageables. C’est pourtant ce que l’on est en droit d’attendre des politiques. En effet, dans une situation « normale », c’est le rôle de la classe politique et des partis de prendre en charge les enjeux de société, d’animer les débats politiques, de rechercher des consensus quand ils existent et de prendre des positions sur lesquelles la population peut éventuellement être appelée à se prononcer dans un contexte électoral ou même référendaire. Pour cette raison, on ne leur demande surtout pas d’être neutres, mais au contraire d’influencer l’électorat avec des arguments bien établis, si possible. C’est du moins l’espoir qu’il faut entretenir à l’endroit de la démocratie représentative : créer un contexte délibératif certes imparfait mais tout de même public et ouvert à une large partie de la population16. Les partis politiques, par exemple, peuvent être particulièrement utiles pour articuler et rendre plus cohérentes les demandes éparses et souvent contradictoires des électeurs. Ils détiennent les ressources intellectuelles et l’ambition pour y arriver en démontrant que la position qu’ils défendent est la meilleure. Comme ce qu’ils font et disent est en grande partie public, ils sont soumis à la critique des autres partis et des différents commentateurs de la vie politique. Ces avantages, aussi imparfaits et fragiles soient-ils, sont indéniables et justifient qu’on leur délègue des pouvoirs importants à la suite de leur élection.
22Malheureusement, ce rôle crucial d’animation et de prise de position pour la vie démocratique, les politiques ne sont plus en mesure de le jouer adéquatement quand il est question de leur chance de réussite politique et du type de Parlement dans lequel ils pourront éventuellement agir. Comme il a été indiqué dès le départ de cet article, leur partialité en la matière fait en sorte qu’on ne peut attendre d’eux de faire avancer des débats sur une éventuelle réforme du mode de scrutin, et encore moins de l’implanter. À moins d’une crise politique importante comme celle qui a précédé la réforme électorale en Nouvelle-Zélande en 1996, les politiciens, en particulier lorsqu’ils sont au pouvoir, ne désirent pas ouvrir cette boîte de Pandore qui pourrait les conduire à scier la branche sur laquelle ils sont assis. Leur tendance naturelle est de défendre le statu quo, de vanter les qualités du modèle qui les a fait élire, d’exagérer les difficultés que peuvent rencontrer d’autres systèmes électoraux et d’intervenir en leur faveur quand ils n’ont plus le choix d’agir (Renwick, 2010). On se trouve donc dans la situation suivante : un enjeu politique qui contient, il est vrai, des éléments complexes et très peu maîtrisés par la population et, surtout, l’impossibilité de compter sur une classe politique pour animer correctement le débat, que ce soit avant, pendant ou après un éventuel référendum sur le sujet, alors que c’est normalement le rôle qui lui est dévolu en démocratie. Ce n’est donc pas en soi la complexité de choisir le bon mode de scrutin pour une société donnée qui nous pousse à rendre décisionnel un forum délibératif de citoyens. C’est le fait que ceux qui définissent normalement l’ordre du jour politique et qui en sont les principaux acteurs ne sont plus capables de jouer correctement leur rôle d’animateurs et éventuellement de législateurs étant donné leur conflit d’intérêts en la matière. De là, la nécessité de réfléchir à une autre voie pour faire avancer les questions cruciales sur les règles du jeu politique dans une démocratie déjà établie.
23On pourrait reconnaître les éléments présentés précédemment comme probants et vouloir encore considérer qu’une assemblée de citoyens ne devrait jamais détenir la légitimité démocratique nécessaire pour imposer un mode de scrutin à une collectivité politique. On en ferait alors une question de principe puisqu’en ces matières, dira-t-on, rien ne peut remplacer l’appel au peuple ou à ses représentants. C’est ce dernier enjeu que nous aimerions examiner dans cette section puisqu’il est d’une grande importance et il empêche vraisemblablement plusieurs défenseurs de réformes du mode de scrutin dans le monde d’adhérer au processus que nous proposons.
24Pour éviter de s’en remettre à une simple pétition de principe contre laquelle on ne pourrait rien, il est utile de décomposer l’idée de légitimité démocratique. Celle-ci contient au moins trois interprétations différentes et plus ou moins complémentaires. Aucune à notre avis ne renferme d’éléments permettant de nier catégoriquement la légitimité potentielle d’une assemblée de citoyens pour déterminer la forme que devrait prendre un nouveau mode de scrutin dans une société démocratique :
25a) On peut concevoir tout d’abord la « légitimité » en la matière comme celle qui serait accordée en vertu d’une règle juridique effective. Dans le cas qui nous occupe, il s’agirait probablement d’une règle constitutionnelle préexistante sur les modalités d’une réforme du mode de scrutin. Politiquement, si une telle règle existait, même imparfaite, elle aurait inévitablement une grande légitimité auprès de la population et chez ses gouvernants, quelle que soit la valeur intrinsèque de cette règle par ailleurs. Mais justement, nos constituants n’ont pas cru bon d’inscrire dans la constitution canadienne quelque règle que ce soit sur la manière de modifier notre mode de scrutin. C’est fort probablement parce qu’ils croyaient que cette tâche revenait aux élus eux-mêmes à une époque fort différente de la nôtre où, notamment, les partis politiques avaient un impact moins important sur la vie parlementaire. Cette idée est plus difficile à soutenir de nos jours alors que les attentes en matière d’impartialité et d’intégrité de nos représentants sont beaucoup plus élevées, ce qui requiert – c’était d’ailleurs au cœur de ce texte – qu’ils prennent une certaine distance sur la question.
- 17 Cela ne signifie pas qu’ils étaient « parfaitement représentatifs » ; une idée à laquelle nous n’ad (...)
26b) Une tout autre façon de concevoir la légitimité démocratique est de s’attarder à un certain nombre de valeurs typiquement démocratiques comme l’égalité, la représentativité, le consentement et la délibération. C’est ce type de valeurs procédurales qui rendent généralement « légitimes » et « démocratiques » des dispositifs et des processus décisionnels divers (vote dans une classe, décision d’un conseil d’administration, élection d’un président, etc.). Une assemblée délibérative de citoyens incarne certaines de ces valeurs et dans certaines situations comme celle au cœur de ce texte, elle peut même surpasser une assemblée d’élus ou un exercice référendaire ouvert à toute une population (Cohen, 1989). Par exemple, les enquêtes sur les participants aux assemblées de citoyens en Colombie-Britannique et en Ontario ont aussi démontré qu’ils étaient, en raison de la diversité de leurs origines, plus « représentatifs » de la population que les élus de ces provinces en termes de genre ou d’appartenance professionnelle17. Ils étaient aussi, il fallait s’y attendre, un peu plus éduqués, un peu plus âgés et un peu plus intéressés par les affaires publiques que leur population respective (Fournier et al., 2011 : chap. 3). Mais les participants étaient surtout, à la fin du processus délibératif auquel ils ont été soumis pendant une année, incommensurablement mieux informés sur l’existence et le fonctionnement d’autres modes de scrutin que ne pourront jamais l’être des citoyens se présentant à un référendum sur le sujet. La « légitimité » d’une assemblée décisionnelle dans le contexte reposait donc davantage sur ses qualités délibératives, ce qui contraste avec le référendum populaire dont les qualités sont plus participatives. Il ne s’agit pas ici de nier une forme ou l’autre de dispositif démocratique, mais de reconnaître leurs forces et faiblesses afin de prôner leur meilleur usage pour un contexte donné (Vandamme, 2021).
27En philosophie politique contemporaine, les critiques les plus virulentes autour de l’idée de rendre des assemblées délibératives décisionnelles portent généralement sur des propositions qui n’ont rien à voir avec celle que nous défendons dans ces pages : remplacer éventuellement les représentants élus au sein des assemblées législatives par des représentants tirés au sort. Les citoyens perdraient alors le droit de choisir leurs représentants et d’influencer le cours des choses politiques, notamment, mais pas seulement en participant à des élections (Chambers, 2009 ; Urbinati, 2006). Ce n’est pas du tout ce que nous proposons. Au contraire, nous envisageons une utilisation décisionnelle très restreinte d’une assemblée de citoyens pour améliorer la qualité représentative des élus dans nos assemblées législatives et non pour éliminer ces derniers comme pourraient le proposer des partisans de la démocratie aléatoire (Guerrero, 2014). Et nous y arrivons sans priver la population de son pouvoir d’influence sur ses représentants, mais en l’augmentant plutôt si l’enjeu à terme est l’amélioration de la représentation des opinions politiques. Nous restreignons, il est vrai, la possibilité pour la population de se prononcer de manière décisionnelle par référendum sur le sujet, mais nous ne diminuons aucunement celle de lui permettre de continuer à faire les représentations auprès de la classe politique si elle se montre insatisfaite du modèle mis en place. D’ailleurs, on pourrait très bien imaginer qu’elle puisse éventuellement, comme cela fut fait en Nouvelle-Zélande, se prononcer sur un nouveau mode de scrutin après l’avoir expérimenté. Les citoyens seront beaucoup plus à même, alors, de porter un regard plus éclairé sur ses mérites ou ses défauts. Rendre décisionnelle une assemblée délibérative en la matière ne signifie pas que ses choix soient immuables.
28c) Finalement, il reste bien évidemment la « légitimité » entendue au sens d’une norme sociale, c’est-à-dire une mesure, une façon de faire ou une opinion qu’une collectivité peut considérer comme acceptable ou non. Cette « légitimité », on en conviendra, est affaire de construction sociale et d’opinion publique. Elle se travaille et elle évolue notamment par des arguments et par de nouvelles mises en contexte. Nous espérons avoir contribué dans ces pages à l’évolution de la réflexion sur le sujet en montrant que la légitimité démocratique est soumise à un ensemble complexe de dispositifs démocratiques qui ont toujours évolué dans le temps et qui méritent de continuer à évoluer pour renforcer les avantages de vivre en démocratie.
29Rien n’exclut que les sociétés démocratiques contemporaines ne puissent jamais intégrer de nouveaux dispositifs délibératifs comme des assemblées de citoyens et leur reconnaître une plus grande légitimité qu’aujourd’hui. Les cours constitutionnelles ont pris du temps à exercer les pouvoirs qu’elles détiennent dans plusieurs pays démocratiques et, pourtant, leur légitimité n’a cessé de progresser au cours des dernières décennies, et ce, malgré les efforts de certaines idéologies – dont certaines très populistes – pour les décrédibiliser. Peut-on imaginer un sort semblable dans l’avenir pour des assemblées de citoyens assignées à des tâches très précises et qui compenseraient certaines des faiblesses des démocraties électorales, notamment la difficulté de la classe politique de s’attaquer convenablement à des enjeux pour lesquels elle se trouve clairement en conflit d’intérêts ? Nous pensons que oui et nous avons voulu indiquer dans ce texte comment cela était possible et utile pour sortir de l’impasse où plusieurs démocraties bien établies se sont tout de même retrouvées dès qu’elles ont voulu attaquer ce sujet.
30Dans ce texte, nous avons suggéré que, pour des occasions somme toute exceptionnelles dans la vie d'une société démocratique, le recours à une assemblée de citoyens pour traiter un enjeu de politique publique puisse avoir une légitimité supérieure au recours à des représentants élus et même à un référendum populaire. Cet avantage d’une assemblée décisionnelle doit être mis en relief avec les inconvénients du référendum populaire et celui de la partisanerie politique. Devrait-on penser à d’autres usages possibles d’un forum délibératif ? C’est bien entendu possible mais ce n’était pas l’objet de ce texte.
31Bien entendu, on pourrait encore préférer à cette conclusion l'amélioration des conditions précédant un référendum en informant mieux la population et en demandant aux membres de l'assemblée de citoyens de s'impliquer davantage lors de la campagne référendaire. D'autres propositions intermédiaires qui permettraient à la population de conserver « le mot de la fin » sont aussi envisageables, comme celui de lui permettre de se prononcer par voie référendaire après avoir expérimenté son nouveau mode de scrutin. Mais aucune ne peut surpasser la rigueur dans l'analyse et le souci d’examiner tous les scénarios possibles qu’une assemblée de citoyens soumise à un processus délibératif complet. L'idée – audacieuse, il est vrai – de rendre décisionnelle un tel dispositif démocratique mérite donc plus d'attention que cela ne le fut le cas jusqu’ici.