- 1 Question qui renvoie à des travaux, certains à partir des années 1970, sur le développement soutena (...)
- 2 Les valeurs des uns (valeur pour l’actionnaire, performance, rentabilité, accumulation des ressourc (...)
1L’ambition de ce dossier s’appuie sur une hypothèse forte : en faisant pénétrer les lectrices et les lecteurs dans les coulisses de certaines entreprises dites innovantes ou à mission, on accédera à la possibilité d’analyser l’évolution des entreprises capitalistes contemporaines sur le registre de l’éthique organisationnelle (Jutras, Marchildon et Boisvert : 2004) : derrière la référence à des dimensions éthiques (management éthique, management par les valeurs, éthique des affaires, codes éthiques…), quelle est la part du discours, de l’affichage et de la réalité, la part du dévoiement (Cléach, 2012) ? Existe-t-il des formes d’instrumentalisation de dimensions éthiques à des fins managériales et/ou productivistes ? N’attendons-nous pas (trop) collectivement que l’entreprise (capitaliste) soit à même de gérer des intérêts antagonistes (financiers, économiques, sociopolitiques, environnementaux, moraux ou éthiques…)1 ouvrant la porte à des conflits de valeurs2 ?
- 3 Nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives.
- 4 Sur les enjeux autour des technologies numériques et de l’écologie, voir par exemple : Sadin (2013) (...)
- 5 Souvent, en suivant en cela un concurrent, une théorie élaborée par un gourou du management ou un c (...)
2L’entreprise et son bras armé, le management, sont confrontés à de grandes questions de société où les aspects éthiques ne sont pas absents : les transformations du travail au prisme du développement de nouvelles technologies (avec la convergence des NBIC3, la révolution numérique des années 2000…) et les questions environnementales4. Et, face à ces changements en cours et à venir, il faut reconnaître la grande capacité du management de se remettre en question, d’accepter, voire de devancer les critiques, de prendre les mesures permettant de désamorcer toute contestation, d’empêcher tout conflit social. Il sait se rendre séduisant, apparaître disruptif quand bien même les innovations qu’il véhicule5 sont mues par la même obsession d’asseoir la subordination des travailleurs et travailleuses, d’obtenir qu’ils renoncent à leurs propres valeurs, à leurs aspirations citoyennes et professionnelles pour ne travailler qu’en fonction des critères d’efficacité de leur travail ou de modèles (de comportements, d’agir, de penser…) décidés par leurs employeurs ou par des gestionnaires. Bref, qu’ils acceptent de consacrer leur temps, leur énergie, leurs efforts pour travailler selon les finalités, les intérêts des personnes qui les paient.
3En effet, on ne peut que constater l’existence d’une immense force managériale qui permet aux personnes dirigeant des entreprises capitalistes de digérer, comme un boa, les critiques, les blocages qui se dressent sur leur route, et d’endormir leurs proies. Tel un caméléon, le management est capable de transformer son apparence, d’afficher ses concessions et ses renoncements. Ce faisant, il parvient à sophistiquer et à renforcer sa domination, sapant progressivement la capacité de résistance et de contestation des salariés (Linhart, 2021). Le management cherche ainsi à faire perdre de vue les constantes fondamentales d’un capitalisme de plus en plus financier, car derrière une nécessité vitale à se transformer, il brouille les repères et réoriente en permanence ses discours et dispositifs. Il lui faut changer pour répondre aux besoins du personnel (et notamment aux aspirations et mentalités des nouvelles générations), mais aussi changer pour répondre aux besoins du marché, métronome suprême, pour s’adapter à l’air du temps.
4L’important, c’est de changer, d’innover en permanence : afficher de nouvelles méthodes de travail, de nouveaux mots, multiplier les nouvelles déclarations d’intention. Et ce n’est pas nouveau, car comme le rappelle Thibault Le Texier citant Peter Drucker ([1957] 1996 : 22) : « Nous ne voyons pas le changement altérer l’ordre – en mieux ou en pire. Nous voyons le changement comme étant l’ordre lui-même » (2016 : 47).
- 6 En concurrence souvent avec les « microcultures » existantes. Voir Liu (1999).
5En France, Mai 68 sera un déclencheur particulièrement notable d’innovations, de disruptions, de nouveaux langages managériaux (novlangue) destinés à sauver l’ordre capitaliste dans les entreprises après une remise en cause particulièrement menaçante en France (trois semaines de grève générale avec occupation d’usines). Dans les années 1980, on assiste à la généralisation du management dit participatif, les directions d’entreprise ayant compris qu’il fallait faire table rase de certaines pratiques et proposer des règles du jeu plus « démocratiques », sur la base d’une redéfinition des rapports sociaux dans l’entreprise où il s’agit de distiller une « culture d’entreprise6 », censée rassembler et faire tenir ensemble toutes les personnes salariées. Les organigrammes se sont transformés pour symboliser cette évolution voulue : du triangle où au sommet il y avait la direction, au milieu l’encadrement, et à la base le personnel subordonné, on est passé à un triangle, où au sommet figurent soit le marché ou le client, où au milieu il n’y a plus rien et à la base, côte à côte, s’alignent les subordonnés (désormais dénommés les collaborateurs), l’encadrement et la direction pour faire comprendre que tout le monde est dans le même bateau. À cette même époque, on a vu fleurir des codes et des chartes éthiques, des groupes ad hoc de qualité et d’expression directe et collective, des dispositifs censés véhiculer des valeurs communes, promues par une direction ouverte en apparence aux propositions des personnes salariées en vue d’améliorer leurs conditions de travail, tant que ces propositions servent les intérêts de l’entreprise (et de ses actionnaires) et n’abordent pas la question des finalités. L’éthique (des affaires) – ou plutôt « l’offre éthique » comme la nomme Anne Salmon (2000) – est on ne peut plus illustrative de cet arraisonnement de ce concept plutôt réfractaire à la logique capitaliste. En réalité, ces dispositifs estampillés « éthiques » définissent le personnel salarié qui mérite sa place dans l’entreprise, qui est loyal, docile, honnête, courageux, résilient. Finalement, les travaux sociologiques montrent qu’ils ne font qu’accompagner, que renforcer une démarche généralisée d’individualisation, qui se fait au nom de la sacralisation de la personne au travail et de ses spécificités, de la reconnaissance de ses mérites.
6La légitimité managériale se cherche du côté de la satisfaction des aspirations du personnel salarié, ce qui débouche sur des pratiques bienveillantes, pour aider les « jeunes talents » à sortir de « leur zone de confort » et à « grandir ».
Dans TLTX, nous avons constaté sans pouvoir la mesurer […] l’incroyable proportion du temps et de l’énergie des dirigeants consacrée à s’interroger à partir de la moindre réaction du personnel ayant couleur d’opposition, à se demander quelles mesures […] seraient susceptibles de « satisfaire » le personnel. Tout cela dans le secret des états-majors, bien sûr, en dehors du dialogue avec les intéressés. Jusqu’au jour où la « solution » est trouvée, une politique inventée et mise en œuvre, et on demande au personnel si elle le « satisfait ». L’entreprise moderne est l’entreprise de la sollicitude, en même temps que celle du secret et de la manipulation (Pagès et al., [1979] 2019 : 58).
7Ces lignes écrites par des psychosociologues décrivent les pratiques d’IBM qu’ils ont étudiées à la fin des années 1970, pratiques qui préfigurent les modalités contemporaines de résolution de « problèmes liés aux ressources humaines ». Les préoccupations sont restées les mêmes, visant à désamorcer toute opposition passive (moindre motivation au travail) ou active (contestation, opposition, grève, etc.).
8Libérant l’approche psychologisante des modalités de mobilisation du personnel, et sursollicitant ses aspirations personnelles, le nouveau modèle managérial reste fidèle au postulat de la dangerosité de la professionnalité détenue par la main-d’œuvre qui la pousserait à travailler selon ses propres valeurs professionnelles, et à vouloir définir elle-même ses méthodes de travail comme les moyens nécessaires pour les accomplir. Cette professionnalité déniée aux travailleuses et travailleurs humains, est donc, dans le cadre de la modernisation, remplacée par une mobilisation de leur subjectivité, de leurs émotions (on parle désormais du management des affects ou des émotions) qui est présentée comme une avancée démocratique, éthique. L’idée est de tenir compte de la singularité, de la personnalité, de la subjectivité de chacun et d’adapter son travail (ses objectifs, ses évaluations, ses primes, etc.) en conséquence, mais toujours, même si cela est laissé sous silence, en tenant compte du système de contraintes organisationnelles (l’autonomie contrôlée entre dans ce cadre).
- 7 Ce qui n’empêche pas, dans la pratique, la mise en concurrence des uns par rapport aux autres.
9En effet, cette subjectivité devra pourtant composer avec la pensée taylorienne qui reste, dans le cadre de la modernisation et de la légitimisation managériale, fondatrice en matière d’organisation du travail. Cette logique taylorienne se manifeste à travers une stricte planification du travail assortie de prescriptions très précises et omniprésentes, pensées par des spécialistes à distance du terrain, et relayées par des dispositifs technologiques et de gestion (Chambost, Metzger et Nocenti, 2024) de plus en plus sophistiqués (Dujarier, 2015). Procédures, codifications, méthodes, protocoles, process, reportings, guides de bonnes pratiques pensés par les spécialistes de cabinets de consultants internationaux pratiquant le benchmarking et censés détenir à eux seuls toutes les connaissances les plus utiles (dans le cadre d’une rationalité économique de rentabilité à court terme…). Le sentiment de contradictions, les tensions entre la surmobilisation de dimensions – telles que l’esprit d’initiative, l’esprit d’équipe7, la capacité d’adaptation, l’intuition, la résilience, le besoin de reconnaissance, le désir de se réaliser (être entrepreneur de soi) d’un côté, et l’obligation de s’en tenir strictement aux procédures imposées, jamais négociées, de l’autre – se traduisent par des phénomènes de violences psychologiques, de souffrance, de mal-être au travail, de burn out, etc., qui (pré)occupent la scène publique.
- 8 Sur une lecture critique de l’introduction de ces pratiques de développement personnel dans les org (...)
10Face à ce qu’il est convenu d’appeler la souffrance au travail, les directions des ressources humaines se sont engouffrées dans les pratiques d’« happinessisation » et de « bonheurlogie », dans des campagnes d’amélioration de la qualité de vie au travail, dans le recours à des coachs8 pour attester de leur volonté d’humanisation, et vont se repaître d’autres trouvailles. Ce qu’il faut retenir, c’est la constance avec laquelle le patronat se métamorphose en quête obsessionnelle d’une légitimité au fur et à mesure que les aspects les plus délétères et les plus choquants de la mise au travail s’exposent à la conscience collective.
11Le mal-être lié aux tensions contradictoires véhiculées par la modernisation managériale est exacerbé par une pratique à l’honneur : le changement permanent (Metzger, 2000). Il génère en chacun une remise en cause, une disqualification de ses connaissances, de son expérience, crée un déficit de confiance en soi, un sentiment de précarité subjective (Linhart, 2012). Cette stratégie du changement incessant est liée pour partie à l’accélération temporelle dans un monde traversé par une concurrence débridée et porté par des changements technologiques incessants. Mais on peut considérer qu’elle est amplifiée par la volonté de déposséder les personnes salariées du pouvoir d’interférer sur la définition de leur travail en les dépossédant d’une maîtrise cognitive sereine de leur travail et en les obligeant à exercer leur métier dans un monde où l’incertitude semble être devenue une norme (Palmade, 2003).
12Des restructurations de départements et de services, des recompositions de métiers, des mobilités systématiques imposées, des déménagements, des changements d’outils ou de logiciels incessants viennent disqualifier les compétences et l’expérience détenues par les personnes salariées qui se trouvent déboussolées, sans repères et perdues dans un environnement qu’elles ne reconnaissent plus (et qui sera amené à changer à nouveau dans un temps rapproché).
13On assiste ainsi, d’un côté, à une avalanche de prescriptions (parfois contradictoires) : outils et indicateurs de gestion (tableaux de bord, reportings…) permettant le plus possible de quantifier les pratiques afin de pouvoir encadrer le travail de la façon la plus stricte ; et de l’autre à des bourrasques de réformes et de changements qui se succèdent à un rythme effréné (et pouvant, là encore, être inconciliables).
14En réalité, ce qui semble caractériser le pouvoir et la domination patronale est bien sa capacité à se remettre en question, à inventer sans cesse de nouvelles modalités idéologiques et organisationnelles et à afficher une image de progressisme. Et, en la matière, il ne semble pas que les organisations syndicales soient dotées des mêmes capacités leur permettant d’offrir un véritable contrepoids ni les personnes salariées qui se transforment et évoluent au gré des changements qu’on leur impose et de leurs conséquences. Ces mutations perpétuelles servent à maintenir le personnel dans un état d’insécurité avec pour effet de l’atomiser et de réduire toute forme de résistance.
- 9 Sur ces aspects, voir par exemple, Linhart (2009) ou encore Vatin (2008).
15Cela renvoie en fait aux contradictions inhérentes à la mise au travail capitaliste. Les membres de notre société ont une capacité bien limitée de résistance aux règles capitalistes. Travailler est avant toute chose, bien sûr, une nécessité incontournable pour gagner sa vie. Mais c’est aussi une activité sociale destinée à la satisfaction des besoins d’autrui et qui investit ainsi chaque personne qui y participe d’une valeur psychologique sociale autant qu’économique. Ainsi, on ne travaille pas seulement pour gagner de l’argent (rapport instrumental), mais pour structurer ses temps sociaux, sa vie, pour se donner un but et contribuer de façon utile à la pérennité de la société. Le travail représente donc un moyen de s’insérer de façon citoyenne dans la société, il ouvre sur des droits et une socialisation qui confèrent une forme de légitimité. Il permet de développer des qualités, un statut social qui sont source de reconnaissance. Il constitue comme un cordon ombilical qui relie chaque personne à la société9. C’est ce statut qui permet à un individu de s’identifier à son groupe d’appartenance.
- 10 Sur ce point et les enquêtes des années 1920-1930, voir par exemple Roethlisberger et Dickson ([193 (...)
16Face à cette vulnérabilité fondamentale des personnes salariées qui les accroche au travail, et face aux spécificités du salariat, il n’est pas difficile de faire jouer une sorte d’« effet Hawthorne10 » : selon les chercheurs ayant mené les enquêtes à la Western Electric Company, les gens réagiraient positivement au fait que l’on s’occupe ouvertement d’eux pour améliorer leur situation. L’augmentation de la productivité serait ainsi liée à l’intérêt que les chercheurs ont porté aux ouvrières participant à l’expérimentation. Dans cette perspective, une réorganisation peut entraîner une réaction positive du personnel concerné, s’il se sait l’objet d’une attention dont le but est d’améliorer ses conditions de travail. Le patronat n’a eu de cesse de pratiquer cette tactique, et de jouer sur cet aspect fondamental des personnes salariées, leur dimension humaine, pour essayer de la réduire à ce qui est le plus maîtrisable. Considérer chaque personne sous l’angle de son humanité et de son unicité, faire primer les émotions, ce sont des manières de faire oublier tout le reste : le rôle indispensable des autres dans l’entraide, la reconstruction de sens et la protection, d’une part ; et le lien de subordination, l’assignation à des tâches ou missions non négociables, des modalités imposées de travail, une rémunération fixée unilatéralement, d’autre part. Alain Supiot rappelle à ce propos que :
la place nodale du critère de subordination juridique dans la qualification du contrat de travail. Le travail est ramené dans l’économie du contrat à un temps quantifié durant lequel le salarié abdique toute volonté propre pour se tenir prêt à obéir aux ordres qui lui seront donnés par l’employeur ou par le supérieur hiérarchique qui le représente (2015 : 352).
17La législation a consacré cette définition du temps de travail : « La durée du travail effectif est le temps par lequel le salarié est à la disposition de l’employeur et se conforme à ses directives sans pouvoir vaquer librement à ses occupations personnelles (Code du travail : L. 3121-111).
- 12 Sur cette forme d’éthique, fondée sur un système de type « command and control », voir Bégin et Lan (...)
18C’est pourquoi les tentatives managériales renouvelées, visant à convaincre de la volonté de composer en permanence avec l’éthique, sont à considérer comme un faible potentiel de transformation réelle. Si elles peuvent contribuer à enchanter parfois les relations de travail (comme le donnent à penser les dénominations de chief happiness officer et de DRH de la bienveillance et du bonheur), elles n’influent pas sur le contenu du travail qui est déterminé par des critères de rentabilité inscrits dans une logique indifférente à toute éthique (sociale et économique) authentique, laquelle reste évidemment à définir. D’ailleurs, souvent, on trouve une « éthique de conformité » qui commence à être bien documentée12.
19L’article de Lucie Chevalier « Innovations managériales et réforme de l’aide à domicile. Une injonction à l’humanisation difficilement compatible avec l’organisation du secteur ? » illustre particulièrement bien cet aspect. Pour tenter d’attirer les candidatures vers le secteur du soin à domicile qui connaît une forte pénurie de main-d’œuvre, un grand turn-over et pour apaiser les relations professionnelles entre responsables, personnel encadrant et actrices de terrain, des formations sont organisées qui imposent l’idée « éthique » d’une humanisation du management dans le domaine de la prise en charge de personnes dépendantes. Le cadre de ces formations est propice aux idées de développement personnel véhiculées dans ces formations et est même en harmonie avec elles ; nulle allusion en revanche à la dureté des contraintes financières qui viennent encadrer le contenu du travail de soin et démentir les velléités éthiques affichées au cours de ces formations (Lucie Chevalier parle à ce propos de « normes éthiques »). L’auteure analyse, avec une démarche ethnographique, la façon dont est reçu ce programme de formation décalé des réalités et met en évidence que si certaines personnes réfutent la présentation idéalisée du métier, nombreuses sont celles qui y adhèrent, faute de mieux. Cela montre une fois de plus la pertinence de l’effet Hawthorne porté par la dimension « éthique », notamment à travers la notion d’humanisme. Mais, il reste qu’au final les personnes chargées des formations se font le bras armé des institutions qui les ont mandatées et participent à la diffusion de la doxa managériale. Le cas évoqué permet également de prendre conscience que l’action managériale ne s’exerce pas qu’entre les murs de l’entreprise.
20Toujours plus enclin à se métamorphoser pour afficher le changement, se manifeste par ailleurs un management qui se pare des atours de la fluidité, de la flexibilité, de l’autonomisation et des principes holacratiques (Robertson, [2015] 2020), autant de modalités repensées du fonctionnement de l’entreprise.
21Avec les patrons libérateurs, on passe de la promesse du bonheur au stade de la prétendue liberté au travail. Le nouveau registre est celui de la confiance proclamée. Sur fond d’un énième mea culpa, une ère nouvelle s’ouvre par la volonté hors norme de certains dirigeants et dirigeantes qui proclament leur intention de faire confiance à leur personnel et de renoncer à toute l’armature de contraintes et de contrôles qui l’enchaînent (Linhart, 2021).
22Comme les fois précédentes, les patrons pensent et parlent à la place de leur main-d’œuvre. Ils font état des contraintes et du mal-être que la méfiance managériale fait peser sur le personnel pourtant, dans son écrasante majorité, prédisposé à bien faire son travail et à être efficace. Ils les trouvent inacceptables et au nom de toutes les personnes salariées qui le méritent, ils veulent s’en débarrasser pour enclencher d’autres modalités d’organisation et de fonctionnement de l’entreprise. En réalité, les entreprises libérées en sont à leur troisième génération, comme l’explique Isaac Getz :
- 13 Dénommées à l’époque des B-Corporation.
- 14 Depuis les travaux fondateurs de Tom Peters (en 1993), d’Isaac Getz en France et ceux, plus critiqu (...)
La première entreprise libérée13, W. L. Gore, le fabricant de Gore-Tex, date de 1958, mais pendant presque un demi-siècle, il n’en existait que quelques dizaines seulement dans le monde (dont Avis, Harley-Davidson, Southwest Airlines, Semco, SOL) et une demi-douzaine en France, dont Favi, SEW Usocome, Bretagne Ateliers. Elles étaient toutes admirées, mais il a fallu attendre 2006 pour que de nouvelles entreprises libérées, dites de deuxième génération, apparaissent, dont une dizaine en France (comme Chrono Flex, Imatech, Poult, SYD Conseil). C’est à partir de 2013 qu’une véritable dynamique de libération s’est instaurée en France. Des centaines d’entreprises dont Airbus, Décathlon, Kiabi, Michelin, la Maif et de nombreuses administrations (caisses de sécurité sociale, mairies, offices OPH) se sont lancées dans la libération, formant la troisième génération (2017)14.
- 15 Souvent par nécessité, il faut le dire.
- 16 Selon l’appellation de Jean-François Zobrist, une figure de la libération d’entreprise, en contrast (...)
23La doctrine des entreprises libérées se résume dans la conviction que les directions ont intérêt à faire confiance à leur personnel15, a contrario des entreprises « classiques » qui imposent les méthodes de travail de façon procédurière et contraignante sur le mode du « comment ». Ces entreprises « comment »16 sont, selon Getz et Carney :
[…] hiérarchiques, bureaucratiques ou adeptes du modèle « commandement et contrôle » […] Cette idée est elle-même sous-tendue par les opinions bien ancrées des patrons sur la nature humaine. Si ces derniers sont persuadés – souvent implicitement – que leurs salariés n’ont pas envie de travailler ni d’apprendre grand-chose, ils ne douteront pas un instant qu’il est préférable de leur donner des ordres et de contrôler ce qu’ils font (2009 : 45).
24Or, ces entreprises « comment » sont « […] des environnements hostiles aux idées de salariés de base – c’est-à-dire la grande majorité de leur personnel » (Getz et Carney, 2009 : 61). Et, de fait, les personnes salariées s’accrochent « […] à leurs perspectives individuelles et [opèrent] des choix conformes à leurs propres intérêts, générateurs de conflits, au lieu de communiquer et de définir collectivement la meilleure action à entreprendre pour faire progresser la vision d’entreprise » (Getz et Carney, 2009 : 73). Ce sont ces types d’organisations qui pratiqueraient des formes dévoyées d’éthique (de conformité). Reste à savoir si les entreprises « pourquoi » décrites par les auteurs ne seraient pas elles aussi dans le dévoiement.
25Les patrons libérateurs qui se rebaptisent leaders font le pari que l’homme est bon et que dans des conditions propices, il va se comporter en travailleur fiable, appliqué, heureux de mobiliser ses compétences et d’augmenter la productivité et rentabilité de son entreprise. De plus, ils reconnaissent que le personnel sait mieux faire sur le terrain que sa hiérarchie et sa direction, il est donc en droit de co-organiser son travail et mérite le pouvoir d’agir. Une fois que sont identifiés les objectifs, les critères d’efficacité et les moyens nécessaires, il convient de laisser une marge de liberté au personnel afin qu’il puisse mobiliser ses savoirs et l’expérience qu’il a développés. « Il s’agit d’une forme d’organisation où la discipline – ou plus exactement l’autodiscipline – joue un rôle essentiel. Et cette discipline est principalement assurée par la vision commune de l’entreprise », écrivent Carney et Getz (2009 : 95).
26Les libérateurs se positionnent en francs-tireurs. À partir de la mise en évidence des contradictions et des dégâts du modèle managérial moderne, ils mènent un combat au nom des personnes salariées (qu’ils libèrent) comme au nom de l’efficacité du travail (qu’ils libèrent également). Des libérateurs qui ne pensent pas pour autant nécessaire de mettre en question le lien de subordination. Ce qui prime c’est une révolution des ego.
27Frédéric Laloux (un inspirateur de poids dans cette mouvance) affirme que les leaders de ces entreprises hors norme sont « […] tous des individus extraordinaires : il faut être un dirigeant inspiré et courageux pour bâtir des entreprises en avance sur leur temps » (2015 : 240), et ils sont capables à la différence des autres de « tenir en bride leur ego » (2015 : 240).
28Tom Peters, ex-consultant du cabinet Mc Kinsey, et co-auteur (avec Robert Waterman) de l’ouvrage Le prix de l’excellence (1983), explicitera dix ans plus tard (Peters, 1993) ce que cela implique en termes de réorganisation, selon Jean-Claude Casalegno :
Pour [Peters], la libération passe par une transformation radicale de l’organisation et des méthodes de management. […] Il faut « passer par la démolition de la hiérarchie pour donner tout pouvoir aux unités de terrain ». L’absence de manager institué stimule « la reconnaissance par les pairs du travail accompli » et élimine les « tire au flanc », alors que la présence d’un chef tirera les collaborateurs vers le bas parce que ceux-ci auront tendance à consacrer plus de temps à « jouer au chat et à la souris » avec lui qu’à se consacrer aux défis qu’ils n’ont pas choisis (2017 : 229-230).
29C’est parce que le leader n’est pas dépendant de son ego qu’il peut se passer d’une grande partie de la hiérarchie intermédiaire et de fonctions supports. Car elles n’ont pour utilité que de rassurer le besoin de toute-puissance du dirigeant. C’est du moins l’analyse que fait Laloux :
Les fonctions supports donnent à la direction générale et aux dirigeants un sentiment de pouvoir sur les salariés de terrain. […] Il s’agit souvent d’un pouvoir illusoire : du point de vue du siège, les règles et les procédures sont toujours justifiées, mais il faut aller sur le terrain pour constater à quel point elles sont contre-productives et décourageantes, et pour comprendre que bien souvent les gens inventent des façons de les contourner ou font comme si elles n’existaient pas (2015 : 131).
30Ou encore :
Dans les entreprises autogouvernées, où il n’y a personne pour maintenir la pression, qu’est-ce qui empêche les équipes d’en faire le minimum ? La réponse tient en un mot : la motivation intrinsèque, stimulée par l’émulation des collègues et les exigences du marché (Laloux, 2015 : 181).
31On trouve ici les travaux de Jean-Daniel Reynaud (1989) autour des vertus de la régulation autonome (traduites dans le champ de l’éthique par la référence à l’autorégulation s’opposant à l’hétérorégulation [Giroux, 1997]).
32Quand le patron abandonne son ego, et que s’effacent les intermédiaires, les bonnes initiatives sont prises par les personnes salariées de base au sein de leurs groupes en contact direct avec les clients.
33Dans son livre, Toxic management, Thibaud Brière (2021) analyse et illustre la distance entre le discours, les intentions, la philosophie, les motivations affichées et la réalité qu’il a pu vivre et appréhender en tant que philosophe d’entreprise, responsable de la diffusion de la culture « entreprise libérée » au sein du groupe Hervé. Adepte au début des principes et valeurs invoqués par les responsables (le fondateur et son fils), il se trouve confronté à une gestion du personnel qui ne correspond pas à la confiance a priori, mise en avant lors de son recrutement : loin de mettre en place des pratiques de concertation, de délibération, le management s’appuie sur des formes de manipulations très élaborées qui visent à trier la main-d’œuvre, à éliminer les personnes qui n’entrent pas dans le jeu et à garder celles sur lesquelles asseoir une emprise est aisé. Cela rappelle les pratiques décrites et analysées par Sébastien Stenger (2017) à propos des pratiques managériales dans de grands cabinets d’audit ou par Guillaume Tiffon (2021) dans les organisations liquides et disloquées. Dans le domaine de l’éthique, on trouve également ce type de pratiques (écarts entre les intentions, les discours et les promesses « sur le papier » et les réalités du terrain où émergent des formes d’instrumentalisation de dimensions éthiques à des fins managériales et/ou productivistes) à propos de l’éthique des affaires, du management éthique, de la responsabilité sociale d’entreprise, de l’économie verte, etc.
34En parallèle de ces rénovations permanentes dans un contexte inchangé de règles du jeu capitalistes, c’est-à-dire toutes choses égales par ailleurs, perdure et se développe le mouvement autogestionnaire à travers l’économie sociale et solidaire, et notamment les SCOP (anciennement société coopérative ouvrière de production, devenue société coopérative et participative ou société coopérative de production). Cette perspective autogestionnaire (Chambost, 2020) oppose aux entreprises capitalistes un principe de justice et une éthique (un ensemble de valeurs partagées au sens de Robert Roy [2007]) qui lui est propre. Cette pratique de gestion des entreprises par les travailleuses et travailleurs eux-mêmes a été prônée par les associations ouvrières des débuts de la révolution industrielle puis par la Première Internationale ouvrière. Né au début du XIXe siècle de la révolte des travailleuses et travailleurs et de leur volonté de s’organiser, le mouvement de la coopération est un des rameaux du tronc associationniste qui devait enfanter le socialisme et le syndicalisme.
35Un manifeste rédigé en 1976 par la Confédération générale des Sociétés coopératives ouvrières de production, sous forme d’une plaquette pour faire connaître le mouvement, définit les principes moteurs de l’autogestion :
« En plaçant l’entreprise sous le contrôle effectif de ceux qui lui apportent son travail. – En remettant aux travailleurs associés et à leurs représentants élus le pouvoir dans l’entreprise. – En supprimant le profit capitaliste, prélèvement du capital sur le travail. […] – Le travail des coopérateurs n’est donc pas une marchandise, mais une contribution personnelle, la poursuite d’objectifs communs. […] – Pour des travailleurs solidairement maîtres de leur destin, le travail cesse d’être une sujétion intolérable. Il n’est même pas un mal nécessaire. […] – La coopérative ouvrière substitue à celui qui est ailleurs le préposé du capital, un mandataire élu par ses camarades, qui exerce sa mission en leur nom et pour leur compte et qui est responsable devant eux, chaque coopérateur sait qu’il pourra devenir à son tour le délégué de ses camarades. […] – La coopération n’est pas une réforme, mais une mutation radicale (Linhart, 1981).
36« Intransigeante sur sa raison d’être », la Coopération « est tolérante sur les formules » et « il n’existe pas d’organisation du travail coopératif au sens technique du terme » peut-on encore lire dans ce manifeste, et cela renvoie à la problématique complexe de ce secteur et à l’ambiguïté des coopératives, prises entre la volonté de travailler autrement et la réalité économique et concurrentielle du capitalisme financier et marchand.
37L’article de Rémi Maître – « Partager (vraiment) le pouvoir en entreprise ? La prise de décision de la coopérative holacratique d’Enercoop Midi-Pyrénées en question » – illustre on ne peut mieux cette problématique, puisque ce fournisseur coopératif d’électricité a décidé d’introduire l’approche holacratique de Brian Robertson (développée par le management moderniste et novateur d’entreprises « libérées »). L’auteur s’intéresse à l’effet de cette pratique de fonctionnement de l’entreprise (en l’occurrence une SCOP) sur l’éthique (sociale et écologique). Dans cette perspective, l’article vise à répondre à la question suivante : en quoi la coopérative holacratique, qui cherche à pratiquer également le processus de décision par consentement et la mobilisation de l’intelligence collective, peut-elle enrichir l’éthique en entreprise sans compromettre l’efficacité de l’entreprise ?
L’analyse des organisations autogérées offre une autre façon de concevoir le pouvoir et la hiérarchie dans les organisations humaines, qui ne consiste toutefois pas à s’en abstraire complètement. L’expérimentation de l’autogestion n’implique donc pas de renoncer à toute forme de management, mais dessine au contraire des pistes concrètes pour définir une nouvelle approche managériale fondée sur des principes plus égalitaires et solidaires, et la rendre opérationnelle (Canivenc, 2024 : conclusion).
38Par ces mots, Suzy Canivenc, prolongeant ses récents travaux (2022), analyse le défi qu’implique la notion d’autogestion. Dans son article « Pouvoir, domination et hiérarchie dans les organisations autogérées : des phénomènes riches d’enseignements pour un management éthique », elle analyse, sur la base d’une enquête dans quatre organisations autogérées, quelle forme de pouvoir, de domination et de hiérarchie sont considérées comme légitime et à quelles conditions. Pouvoir distribué et participatif, hiérarchie plurielle et mobile, « autant de pistes concrètes de ce que pourrait être un management éthique, qui restent cependant peu exploitées par les organisations et les autogestionnaires eux-mêmes ».
39L’entretien que nous avons réalisé avec Simon Cottin-Marx, maître de conférences en sociologie au CNAM, et Baptiste Mylondo, économiste et philosophe politique, enseignant à Sciences Po Lyon et à l’Université Lyon 2, à propos de leur ouvrage Travailler sans patron ! Mettre en pratique l’économie sociale et solidaire (2024) vise à éclairer ces aspects soulevés dans ces deux articles. Notons que Baptiste Mylondo a également participé à la création et à la cogestion (en tant que salarié) d’une SCIC (la Société coopérative d’intérêt collectif Alter-Conso), une coopérative basée à Décines-Charpieu qui offre un système de distribution de produits agricoles locaux en circuit court (AMAP). Tous deux analysent les potentiels éthiques comme les dangers et dérives possibles de l’autogestion au cours d’un entretien à bâtons rompus.
- 17 Même si les formes de contrôle ont évolué, reposant sur des dispositifs de gestion (qui permettent (...)
40Au-delà de la diversité des cas et des univers mobilisés, les textes donnent bien à voir les pratiques managériales communes, notamment celles qui recourent à l’instrumentalisation de dimensions culturelles et éthiques à des fins gestionnaires et productivistes et de contrôle17.
41À ce dossier, nous avons jugé intéressant et utile de publier l’article de Coline Sénac et Samuel Lamoureux sur « l’injustice épistémique » à travers une analyse du mouvement #Balancetastartup en France, article intitulé « Les plateformes numériques comme nouvelles arènes de contestation ? Dissensus et résurgence de l’injustice épistémique dans #BalanceTaStartUp ». Son intérêt réside dans l’analyse sémiologique de ce mouvement qui propose un forum permettant aux employé·es de mettre en évidence des abus dans les conditions de travail, des comportements au mieux déplacés qui se produisent dans des start-up (parangon de la « coolitude ») où les personnes ne sont pas considérées comme capables de produire et de transmettre des connaissances critiques ni de partager leurs expériences. Cette légitimité leur est déniée au niveau même de la plateforme où certains (trolls, haters…) dénient et dénigrent leur capacité à analyser et à critiquer et, au final, à témoigner de leur vécu. Les discours de ces haters (qui reposent sur diverses stratégies analysées par les auteurs (tous deux professeurs de communication au Québec) visent à délégitimer les plaintes émises par des start-uppeurs·et start-uppeuses afin de faire en sorte qu’elles n’existent pas et que l’image de ces entreprises innovantes ne soit pas écornée. Il convient, énoncent-ils, de poser la question d’une éthique du dialogue dans les start-up.
42En complément du dossier principal de ce numéro, la direction de la Revue fait paraître un article dans la section Zone libre. Il s’agit d’un texte rédigé par Marie-Alexia Masella et Béatrice Godard et qui s’intitule L’empowerment en santé reproductive : vers une visée éthique des soins. Comment penser la relation de soins entre le patient, les professionnels de santé et le système de santé lui-même ? Des approches dites collaboratives en santé soutiennent qu’il est nécessaire d’offrir au patient une place davantage centrale dans l’orientation des soins et dans les prises de décisions le concernant. Parmi celles-ci on retrouve l’approche de l’empowerment des patients. C’est à cette dernière que s’intéressent plus particulièrement les auteures de l’article de façon à montrer les liens existants entre cette approche et certaines autres approches collaboratives, mais aussi leurs caractéristiques propres et ce qui les distingue les unes des autres. Elles portent également une attention particulière aux enjeux et aux défis qui sont liés à la promotion de l’empowerment en contexte de soins, en se penchant plus particulièrement sur le cas des personnes enceintes et de leur suivi prénatal au Canada. Cet exemple permet de constater qu’une intégration optimale de l’empowerment dans les pratiques de soins demande que des réflexions et des recherches additionnelles soient menées.