Certaines de ces solutions ont sans doute une vocation universelle – les droits de l’homme ou la démarche scientifique, par exemple –, mais il est illusoire de penser qu’elles peuvent répondre à coup sûr à des interrogations formulées en d’autres lieux et dans d’autres contextes à propos de mystères insoupçonnés. Les dissoudre dans le bain de raison n’effacera pas leur pertinence pour ceux que de telles interrogations préoccupent, du moins jusqu’à ce qu’ils disparaissent eux-mêmes de la scène de l’humanité avec ce dont ils se soucient.
(Descola, 2005 : 484)
1Depuis la seconde moitié du XXe siècle, les systèmes agricoles se sont transformés à l’échelle mondiale et ont adopté un modèle intensif et productiviste, intégrant par exemple la mécanisation et l’usage de nouvelles technologies, de variétés sélectionnées à haut rendement, ainsi que des engrais chimiques et des pesticides (De Schutter, 2014 ; Sandler, 2015). Malgré leurs hauts rendements, les systèmes agricoles productivistes sont critiquables en raison des crises multidimensionnelles qu’ils provoquent. Ces conséquences se manifestent sur le plan environnemental (surexploitation des ressources naturelles, pollution des sols, de l’eau et de l’air, érosion de la biodiversité et remplacement des semences traditionnelles locales), social (paupérisation des communautés agricoles, perte d’autonomie, peu de représentation dans la gouvernance agricole) et éthique (bien-être animal, justice et sécurité alimentaire) (Frison, 2018 ; Carolan, 2021 ; Létourneau et Pigeon, 2018). Dans ce contexte, une transition vers des systèmes alimentaires plus justes et durables est nécessaire, et cet article analysera les discours politiques qui accompagnent cette transition.
2S’inscrivant dans les réflexions communes sur les enjeux éthiques de cette transition vers des systèmes alimentaires durables, cet article analyse de manière critique comment des narratifs technoscientifiques justifient certaines technologies et pratiques agricoles, et dénonce une forme de dépolitisation qui en résulte. L’idée est que les sciences et les innovations technologiques ont été centrales dans ces révolutions agricoles, que les sciences et technologies font également partie intégrante des solutions envisagées pour une agriculture durable et, parallèlement, qu’une place importante est attribuée aux récits autour de la science et de la technique dans les discours politiques justifiant ces pratiques (Brooks, 2005 ; Vogeler et al., 2021). Tandis que plusieurs narratifs et types de légitimité coexistent, les discours technoscientifiques peuvent être mobilisés pour conférer une légitimité à certains choix en matière de politique agricole, en les présentant comme des solutions rationnelles et objectives, voire comme les seules options possibles pour répondre aux crises multidimensionnelles auxquelles l’agriculture est confrontée (Magda, Doussan et Vanuxem, 2020 : 8).
3Bien que les sciences soient importantes pour guider l’exercice politique, des précautions sont nécessaires. Premièrement, en présentant certaines pratiques agricoles comme le résultat d’un raisonnement purement technique et dérivé d’une science extérieure, ces justifications technocentrées conduisent à une dépolitisation et hétéronomisation de ces enjeux. En quelque sorte, si les législations doivent être fondées sur la science, alors l’espace alloué à la délibération politique est délimité par ces réponses « indiscutables » (Latour, 2004 : 30 ; Stengers, 2002 ; Castoriadis, 1986).
4Les justifications technoscientifiques interpellent également sur le plan ontologique, compris ici comme les rapports à l’être et au monde, ainsi que leur mise en ordre (Descola, 2005 : 220). En effet, l’approche technique et scientifique des phénomènes prolonge une ontologie dualiste du monde (ou « naturaliste »), qui sépare le domaine de la science de celui de la politique et qui isole les humains en dehors de la nature (Descola, 2005 ; Latour, 2013 : 7). Pourtant, cette ontologie dualiste reste une configuration spécifique à l’Occident moderne et n’est pas partagée comme la seule ontologie valide (Escobar, 2018). Alors qu’il existe une pluralité d’ontologies, de relations et de pratiques agricoles parmi les communautés autochtones, locales ou citoyennes, une approche fonctionnaliste de l’agriculture prédomine, guidée par une vision réductionniste, objectiviste et cartésienne des sciences (Magda, Doussan et Vanuxem, 2020).
5Dans ce contexte, cet article explore une approche relationnelle pour revisiter la définition de la politique. S’inspirant de la philosophie politique de Latour, Stengers ou Castoriadis, l’approche relationnelle invite à une exploration holistique pour (ré)intégrer les relations vertueuses entre humains et non-humains, témoignant de différentes ontologies et impliquant de se détacher d’une approche purement dualiste et cartésienne des phénomènes (Arvidsson et Jones, 2024). En outre, cette approche relationnelle implique également une ouverture épistémique incluant les savoirs traditionnels, relationnels, expérimentaux et citoyens.
6Sur le plan méthodologique, deux questions traversent cette proposition relationnelle de la politique : comment les approches relationnelles de la définition de la politique, en tant qu’exploration ontologique et épistémique, peuvent-elles repolitiser la gouvernance « technique » des systèmes alimentaires ? Comment ces approches relationnelles de la politique peuvent-elles renforcer une gouvernance inclusive des communautés locales, autochtones ou citoyennes, ainsi que de leurs relations et savoirs avec l’environnement agricole ? Dans cet article, nous soutenons que ces approches relationnelles permettent de revisiter de manière holistique les définitions de la politique, sans dépendre du dualisme ontologique ni de réponses préétablies issues de compréhension technoscientifique des systèmes agricoles. Face aux narratifs technoscientifiques, nous avançons que cette approche relationnelle de la politique peut constituer une alternative inclusive, intégrant les communautés concernées ainsi que leurs relations et savoirs vis-à-vis de l’environnement agricole.
7Cet article est divisé en trois parties. La première analyse de manière critique la façon dont les narratifs technoscientifiques entraînent une dépolitisation des systèmes conventionnels agricoles et méprisent les ontologies et relations entre humains et non-humains. La deuxième partie développe cette redéfinition relationnelle de la politique. Nous allons principalement reprendre les cadres théoriques sur les rapports entre sciences et politiques de Latour (2004b, 2013, 2015) et Stengers (2002, 2013b, 2022) et sur l’imaginaire politique et la définition de la politique comme une praxis chez Castoriadis (1975 ; 1986). Cette construction s’inscrit également dans la lignée du tournant ontologique, avec des approches décoloniales et post-humaines (Escobar, 2018, Arvidsson et Jones, 2024). Dans la troisième partie, nous allons proposer des illustrations de cette dynamique de (dé/re)politisation des systèmes agricoles au sens large avec les exemples de la gestion des semences ou de la zone à défendre (ZAD). En reprenant la littérature, cette dernière partie démontre des possibilités concrètes et déjà existantes de cette approche relationnelle de la politique, pouvant mener à une gouvernance inclusive, respectant l’autonomie des communautés, leurs ontologies, connaissances et relations à l’environnement agricole.
- 1 Contre les prétentions à une science objective « vue de nulle part », cet exercice de positionnalit (...)
8Pour finir, cette proposition relationnelle a des limites, considérant notre positionnalité et « d’où nous parlons »1. Issus et éduqués dans un contexte occidental, les théories relationnelles que nous proposons tentent de s’émanciper des carcans naturalistes et dualistes, tout en reconnaissant le poids de cet héritage dans nos propres recherches. Dès lors, nous soulignons que ces théories relationnelles n’ont pas vocation à englober tous les systèmes politiques existants sous couvert de faux universalisme. L’objectif est plutôt de critiquer l’ontologie dualiste et de proposer d’autres chemins conceptuels. Cela implique également de volontairement garder nos propositions abstraites et théoriques, laissant aux communautés concernées l’espace nécessaire pour redéfinir leurs relations avec l’environnement agricole, leurs savoirs et leurs revendications ontologico-politiques. Ce souci de la positionnalité sera assumé dans nos études de cas, où nous prendrons deux exemples dans le contexte européen, voulant appliquer cette approche relationnelle dans des contextes occidentaux et avec une prédominance de l’ontologie naturaliste.
9L’argument que nous avançons se place dans un contexte de révolution technologique et de mutation profonde de l’agriculture. Pour nous, l’approche technique des systèmes agricoles s’étend jusqu’à leurs justifications politiques, reposant de plus en plus sur un narratif technoscientifique dépolitisant et situé ontologiquement.
10Comme évoqué en introduction, les systèmes agricoles ont connu une transformation profonde et multidimensionnelle. Nous pensons à la révolution verte (années 1960) et à la révolution biotechnologique (années 1990) qui s’accompagnent de l’incorporation d’outils et de machines sophistiqués, de plantes et de semences génétiquement éditées ou modifiées, standardisées et sélectionnées pour leurs hauts rendements, d’une utilisation accrue de pesticides et d’engrais synthétiques, de l’expansion de l’infrastructure d’irrigation, etc. (Frison, 2018 : 31 ; De Schutter, 2014). Ces mutations ont conduit à une exportation du modèle agricole occidental, aboutissant à une standardisation à l’échelle mondiale, au détriment des cultures et pratiques traditionnelles (Sandler, 2023 ; Frison, 2018). Plus récemment, une partie de la littérature anticipe une nouvelle révolution agricole avec l’essor de l’intelligence artificielle, de l’agriculture intelligente et des nouvelles techniques d’édition génomique, combinées au séquençage à haute intensité des ressources (phyto)génétiques, ce qui accélérerait leur sélection et leur « amélioration » (Halewood et al., 2018 : 1409 ; Ajates 2023).
- 2 Nous ne rentrons pas ici dans les détails ici, mais référons à Marie-Angèle Hermitte (2016) et Mich (...)
11Ces transformations des systèmes agricoles sont également visibles sur le plan institutionnel et juridique, par l’émergence d’institutions internationales spécialisées (notamment l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture, 1945) et d’instruments juridiques internationaux traitant de l’agriculture et des ressources génétiques. Plus précisément, Kal Raustiala et David G. Victor (2004) soulignent que les ressources génétiques sont régulées par différents instruments juridiques, opérant selon des logiques et des objectifs distincts, tels que la propriété intellectuelle, les enjeux environnementaux, sanitaires ou économiques. Par exemple, des instruments mettent en place des brevets pour les innovations concernant tous les domaines de la biotechnologie pour autant qu’elles sont nouvelles, innovantes et susceptibles d’application industrielle (ADPIC, 1994) ainsi que des droits de propriété intellectuelle sui generis applicables aux variétés végétales (UPOV, 1991). D’autres instruments ont pour objectif l’utilisation durable et équitable des ressources (phyto)génétiques, proposant des mécanismes d’accès et de partage des avantages (CDB, 1992 ; TIRPAA, 2001 ; Frison, 2018 : 43)2.
12Enfin, ces transformations des systèmes alimentaires se trouvent également dans les pratiques discursives avec les narratifs technoscientifiques. De manière un peu provocante, nous pourrions considérer que ces révolutions technologiques dépasseraient les pratiques agricoles pour s’exporter dans leurs justifications politiques, où ces technologies et pratiques sont justifiées politiquement par des récits liés à la science, à l’objectivité et à l’extrasocialité. À titre d’exemple, la Commission européenne reprend dans sa communication relative à sa stratégie pour la biodiversité une rhétorique de la sound science, insistant sur l’importance des « données scientifiques solides » pour l’élaboration des politiques (Commission, 2020 : 23). La stratégie « De la ferme à la table » est également justifiée par une série d’études réalisées par les institutions européennes et des centres de recherche (Commission, 2022). Ce vocabulaire de la sound science se retrouve également dans le règlement-cadre de la Politique agricole commune (PAC), qui insiste sur une PAC plus « intelligente » et « moderne », fondée sur des « savoirs solides » et « impartiaux » et reposant, par conséquent, sur l’innovation et les nouvelles technologies (Règlement 2021/2115, considérant 23). En fondant sa légitimité sur l’expertise et les sciences de l’environnement, la Commission présente ainsi ses projets de modernisation agricole comme l’élément central de la transition vers une agriculture durable (Commission, 2019 et 2022 ; Domorenok et Graziano, 2023 : 26 ; Eckert et Kovalevska, 2021 : 14).
13Avant de critiquer le caractère dépolitisant de ces récits technoscientifiques, précisons que ces discours peuvent coexister avec d’autres argumentaires et cadres discursifs déjà existants. Par exemple, ce langage technique et cette rhétorique de l’expertise permettent d’exclure le public et de justifier un modèle d’agriculture intensive de la PAC, et en même temps, les revendications pour un « verdissement » de la PAC s’appuient sur l’appel aux sciences de l’environnement et du climat (Vogeler et al., 2021 ; Alons, 2017). En outre, ces narratifs technoscientifiques peuvent aussi mobiliser, renforcer et « scientificiser » d’autres arguments et projets agricoles. Par exemple, dans le cadre de la révolution verte et de la révolution biotechnologique, ces narratifs accompagnent et fournissent une crédibilité scientifique à une rhétorique de la promesse. Cette rhétorique de la promesse se retrouve dans les discours sur la modernisation de l’agriculture, l’augmentation des rendements (avec des variétés spécifiques, des semences « augmentées »), l’adaptation aux conditions climatiques difficiles, la réduction de l’impact environnemental (Kloppenburg, 2005, 220 : 309-310 ; Tordjman, 2021 : 101 ; Whatmore, 2002 : 135). En guise d’illustration, les discours de la Commission pour justifier le Pacte vert européen, avec sa stratégie « biodiversité » et « De la ferme à la table », intègrent les nouvelles technologies comme des promesses essentielles pour une transition durable, efficace et inclusive des systèmes alimentaires face aux changements climatiques.
14Nous argumentons que ces récits techniques et scientifiques conduisent à une dépolitisation des projets agricoles, particulièrement en faisant référence à une science neutre et apolitique et s’inscrivant dans un dualisme ontologique. Suivant les cadres d’analyses des discours politiques, nous associons à ces narratifs technoscientifiques les schèmes discursifs liés à l’élaboration de politiques « objectives », fondées sur la science, par des institutions compétentes et indépendantes, négligeant les éléments de valeur (Cianciara, 2021 : 133). D’un point de vue théorique, ces modes de justification technoscientifiques peuvent s’analyser sous l’angle de l’épistocratie ou de la « démocratie sans politique ».
15Comme présenté par Alexandre Viala, l’épistocratie désigne un mode de justification politique où la légitimité est accordée aux personnes savantes et expertes. En se basant sur l’expertise scientifique, les décisions politiques épistocratiques seraient plus justes car dérivées d’une science externe et « au-dessus » du spectre politique gauche/droite (Viala, 2022 : 17). En ce sens, l’épistocratie conduit à une démocratie basée sur la science, mais sans véritable place pour les conflits et discussions politiques. Dans la même ligne, Chantal Mouffe utilise l’expression « démocratie sans politique » et dénonce la situation technocratique qui prive les membres de la communauté politique de la possibilité de choisir des projets politiques, contraints d’approuver des mesures « rationnelles » établies par des expert·es (Mouffe, 2018). Cette situation rappelle les craintes de Dewey sur l’exclusion du public de l’expérience démocratique, par le fait que d’autres, prétendument plus sages, peuvent décider des questions politiques, des méthodes et des moyens pour parvenir à ce qui est bon pour ce public (Dewey, 2008 : 217). De plus, la justification par la science peut être associée, à partir de la pensée de Castoriadis à l’hétéronomie, c’est-à-dire la situation où la norme est déterminée par des institutions extérieures à la communauté politique (Castoriadis, 1986 ; Klimis, 2014 : 295).
16Les discours de la Commission européenne peuvent s’analyser de manière critique à partir de ces éléments théoriques. Pouvant se présenter avant tout comme un organisme « technique » plutôt que politique, la Commission est un excellent exemple d’institution produisant des narratifs technoscientifiques pour justifier ses politiques (Mérand, 2021 : 7 ; Oleart, 2023 : 86). Comme présenté ci-après, la Commission peut reprendre des récits techniques et scientifiques traitants de l’agriculture, qui sont orientés vers l’« agriculture intelligente », la « modernisation », avec des solutions climatiques basées sur « l’innovation » et qui suivent la sound science (Eckert et Kovalevska, 2021 : 19). Plus concrètement, la Commission mobilise ce narratif technoscientifique pour justifier sa proposition de règlements sur les nouvelles techniques d’édition génomique (Commission, 2023a). En évitant de rentrer frontalement dans le débat politique, la Commission justifie sa proposition sur la base des recommandations d’institutions scientifiques européennes (Joint Research Centre). La Commission affirme également que les risques ont été analysés par l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EASA/EFSA). En reprenant ces études, la Commission avait soutenu devant le Parlement que le cadre législatif existant ne correspondait pas à la « réalité biologique », et qu’il fallait donc libéraliser ces techniques biologiquement « similaires à la sélection végétale conventionnelle » et qui sont « nécessaire » pour répondre aux défis actuels des systèmes agricoles (climat, perte de diversité, et transition durable) (Commission, 2023b ; Commission, 2023a : 2-4).
17En bref, ces narratifs techniques et scientifiques présentent ces technologies et projets agricoles comme les seules solutions rationnelles, ou comme la continuité « objective » et « universelle » de l’évolution des pratiques agricoles (Magda, Doussan et Vanuxem, 2020). Dès lors, les justifications technoscientifiques vont rationaliser, objectiver et dépolitiser des enjeux sociaux, éthiques et ontologiques complexes, qui peuvent faire l’objet de préoccupations multidimensionnelles pour un public hétérogène (Descola, 2005 : 484 ; Stengers, 2002 : 14).
18Plus fondamentalement, ces narratifs technoscientifiques s’appuient ontologiquement sur la Constitution moderne et son « grand partage » entre science et politique, dans lequel des faits scientifiques indiscutables encadrent le choix de valeur politique (Latour, 2013 : 23). De manière similaire à la Caverne de Platon, cette ontologie dualiste idéalise un monde de vérités objectives liées à la Nature, percevable par la science, et qui sont indiscutables sur les plans politique et social (Latour, 2004, 30). Il y a un véritable risque démocratique dans cette configuration ontologique : la nature et la science deviennent des figures d’autorité dans nos sociétés « modernes », limitant la communauté politique à écouter les expert·es et à accepter d’être réaliste par rapport à ce qui est objectif (Stengers, 2002 : 9 ; Latour, 2013 : 15 ; Vries, 2018 : 169). Source d’hétéronomie, la science moderne n’a pas d’opposition politique dans ce modèle, car elle neutralise tout conflit en éduquant ou en convertissant un public ignorant (Stengers, 2013a : 28 ; Latour, 2015 : 272).
19Dans une dynamique réciproque, le postulat ontologique dualiste et naturaliste de l’Occident moderne est crédibilisé par ces narratifs technoscientifiques (Descola, 2005). En quelque sorte, la science moderne, avec ses postures d’objectivité et de neutralité, imposerait une configuration occidentale particulière du monde, de l’environnement et de la nature. En ce sens, cette science moderne justifie la domination de la nature, mise à distance de l’humanité, qui est envisagée de manière désenchantée, à la fois maniable et commercialisable (Gutwirth et Naim-Gesbert, 1995 : 35 ; Stengers et Prigogine, 1986 : 63). Concrètement, cette approche naturaliste est particulièrement visible dans les distinctions artificielles entre le matériel génétique « brut » et les variétés végétales « améliorées » ; les secondes pouvant être protégées des droits de propriété intellectuelle (Aoki, 2009 : 79 ; Whatmore, 2002 : 98 ; Ewens, 2000).
20Pourtant, et malgré toute tentative d’objectivation scientifique, cette configuration dualiste et naturaliste reste propre à l’Occident moderne et ne représente pas l’ensemble des ontologies, propositions épistémiques et relations à l’environnement existantes (de la Cadena, 2010 ; Cajete, 2016). En ce sens, certains savoirs traditionnels impliquent des relations de soin et de responsabilité entre les communautés et les plantes (qui font partie de la communauté), ainsi que des pratiques intégrant des échanges de savoirs et des connexions spirituelles entre les plantes, les humains et les ancêtres (Grenz, 2024 : 219 ; Kimmerer, 2013 : 124). Pourtant, ces relations et rapports holistiques ne sont pas pris en compte par l’application mécanique de la science moderne. En ce sens, cette science moderne et ces narratifs technoscientifiques sont critiqués pour leurs dimensions coloniales, dans la mesure où ils disqualifient d’autres ontologies et propositions épistémiques jugées irrationnelles (Escobar, 2018 : 125).
21En réponse, des contestations scientifiques, citoyennes et décoloniales remettent en cause l’approche uniquement techniciste des phénomènes agricoles (Shiva, 2016). En l’occurrence, derrière des politiques agricoles « basées sur la science », il y a des choix de société qui ont été opérés, et qui peuvent être le sujet de préoccupations concrètes pour les communautés agricoles concernées. Pour reprendre l’exemple de la révolution verte, elle s’accompagne d’un récit du progrès scientifique et de la diffusion de l’innovation technologique, et est saluée pour l’amélioration des rendements dans les pays en développement. En même temps, la révolution verte est également critiquée pour les conséquences environnementales et les inégalités sociales qu’elle a négligées ou provoquées, car cette transformation de l’agriculture vers des systèmes intensifs n’a été possible qu’au détriment de la biodiversité et de l’autonomie paysanne. En effet, les variétés traditionnelles cultivées par les communautés paysannes ont été remplacées par des semences de riz ou de blé à haut rendement, détenues par des entreprises privées et devant être rachetées à chaque récolte (Frison, 2018 : 45 ; Lappé et al., 1979 ; Tangley, 1987).
22Finalement, en synthétisant plusieurs analyses théoriques et avec quelques exemples, cette première partie a discuté de la technicisation des narratifs et des justifications agricoles. Face aux crises multidimensionnelles des systèmes agricoles conventionnels, et dans un contexte d’une nécessaire transition vers des systèmes durables, nous considérons comme insuffisant le seul narratif technoscientifique pour accompagner cette transition, en particulier en tenant compte de la dépolitisation et de la disqualification des ontologies qu’il génère. La partie suivante va développer l’approche relationnelle de la politique, comme une tentative de réponse à ces problématiques.
23Cette approche relationnelle fait partie d’un projet de recherche plus large pour (ré)intégrer des éléments holistiques dans les cadres épistémiques, juridiques et politiques. Avec ces théories relationnelles, il s’agit de prendre au sérieux les perspectives décoloniales qui dénoncent le particularisme du « grand partage », lequel sépare la nature de la culture, la science de la politique (Escobar, 2018 ; Descola, 2005). Suivant cette doctrine, l’approche relationnelle a pour objectif de protéger les relations vertueuses entre humains et non-humains, témoignant de différentes ontologies et mobilisant plusieurs systèmes de savoirs. Tout en assumant les limites de notre positionnalité, l’approche relationnelle invite à construire des lectures alternatives aux cadres dualistes encore dominants dans les approches positivistes et techniques.
24De manière transversale, l’approche relationnelle est utilisée pour entreprendre des explorations épistémologiques et ontologiques en droit, en philosophie des sciences et en philosophie politique.
25En premier lieu, nous avons exploré cette approche relationnelle dans le droit de l’environnement et de l’agriculture, en argumentant pour un « droit des relations » entre humains et non-humains ou encore, un « droit des relations » entre humains et semences (Walckiers, 2022, 2023). Ce droit des relations a été défendu comme une alternative au dualisme d’un droit protégeant la nature comme étant extérieure, « pure » et « sans humanité », car cela exclut les autres rapports relationnels que les peuples autochtones ou communautés locales peuvent entretenir avec cette « nature-culture ». Au contraire, plutôt que de se concentrer sur la protection des humains ou de la nature de manière isolée, le droit en tant qu’instrument social, pourrait tout à fait évoluer pour protéger les relations entre les communautés humaines et non humaines. Ce droit des relations s’inscrit dans la philosophie du droit, des approches post-humaines et relationnelles en droit, et s’inspire des développements du droit des communs (Jones, 2021 : 19 ; de Clippele, 2023 : 123-149). Cette approche relationnelle a ensuite été reprise pour critiquer une approche positiviste et dualiste des sciences. En effet, elle remet en question le rôle des narratifs scientifiques « dualistes » qui privilégient une vision cartésienne des phénomènes, et qui disqualifient les savoirs traditionnels et les relations holistiques, culturelles, politiques et subjectives entre humains et non-humains (Cajete, 2016 ; Whitt, 2009 : 23). L’approche relationnelle du savoir se présente comme une alternative aux récits technoscientifiques critiqués précédemment, ainsi qu’aux prétentions des sciences occidentales à être le seul système de connaissance objectif et universel. Contrairement à un prétendu détachement des scientifiques vis-à-vis de leurs objets ou de toute forme d’externalité des savoirs scientifiques, ces approches relationnelles s’inscrivent dans la continuité d’une philosophie constructiviste des sciences, avec le perspectivisme et les savoirs situés (Escobar, 2018 ; Haraway, 2013 ; Harding, 1986). Partant, cette approche relationnelle au savoir propose des outils pour nuancer les discours scientifiques liés aux systèmes alimentaires conventionnels, où prédominent les approches scientifiques occidentales et leurs justifications des technologies et pratiques comme les seules approches valides (Magda, Doussan et Vanuxem, 2020).
26Enfin, nous proposons de réinvestir l’approche relationnelle pour revisiter la définition de la politique. Cette démarche est jugée nécessaire pour redonner une place à la politique dans un contexte marqué par un blocage dualiste, hétéronome et épistocratique. Nous définissons l’approche relationnelle de la manière suivante :
L’approche relationnelle de la politique est une approche qui veut s’émanciper du dualisme et de l’hétéronomie (i), reconnaître une multiplicité d’ontologies et de liens entre humains et non-humains (existants, inexplorés ou potentiels) (ii), en valorisant l’autonomie de la communauté politique vue de manière holistique (iii), de telle manière que des questions politiques invoquant des ontologies ou des liens humains et non-humains spécifiques ne peuvent être discréditées a priori par l’application d’un savoir technique ou scientifique (iv) (notre définition).
27Inscrivant cette définition relationnelle de la politique dans la continuité du Tournant ontologique et de la philosophie politique de Latour, Stengers et Castoriadis, nous insisterons sur la nécessité de sortir d’une définition dualiste qui restreint l’exercice politique. Selon cette configuration hétéronome, l’exercice politique serait limité à une activité épistémique, subissant les instrumentalisations épistocratiques des sciences.
28À côté des explorations cosmopolitiques et des diplomaties ontologiques (Latour, 2004 ; Stengers, 2022 ; De la Cadena, 2010) pluriversielles (Escobar, 2018), ainsi que de la conflictualité agonistique (Mouffe, 1993, 2016 ; Latour, 2015), cet article propose d’explorer des pistes parallèles en s’inspirant de Castoriadis, notamment de sa politique de l’autonomie comme un imaginaire politique radical et ses distinctions entre technè et praxis.
29Traitant de la relation entre politique, expertise et science, la philosophie politique de Castoriadis offre des pistes intéressantes pour sortir du dualisme en insistant sur l’autonomie de la société démocratique. En effet, Castoriadis critique une conception hétéronome de la démocratie, selon laquelle la source du politique serait issue d’entités externes et dualistes, comme les religions, la vérité, les sciences, les lois du marché, etc. (Castoriadis, 1986 : 11 ; Klimis, 2014 : 295 ; Tomes, 2010).
30Selon lui, les institutions en place ne sont pas le résultat du déterminisme historique, d’une rationalité cachée, ni encore du hasard. Au contraire, il rappelle que nos institutions politiques sont issues de l’imaginaire de la communauté politique, qui décide collectivement et librement (Klimis, 2014 : 297). Cette idée de l’imaginaire radical traduit cette faculté de nos sociétés à créer de nouvelles institutions, formes sociales, et cela sans se limiter par une détermination stricte par des lois externes (historiques, économiques ou naturelles).
31Dans cette voie, Castoriadis envisage la démocratie à partir de ce projet d’autonomie radicale, où les citoyen·nes peuvent participer activement à délibérer, créer et modifier leurs propres normes. La démocratie suit donc un projet d’autonomie et d’autocréation, capable de fixer elle-même ses propres limites, où l’exercice politique est sans cesse renouvelé et renouvelable (Castoriadis, 1989b : 21 ; Klooger, 2009 : 29).
32Ce pouvoir d’autonomie et d’auto-institution de la société démocratique se traduit plus explicitement dans sa distinction entre société instituante et société instituée. En distinguant l’espace entre les deux, Castoriadis rappelle que la communauté politique conserve sa liberté auto-instituante ainsi que sa capacité à construire ou à démanteler ses institutions sociales instituées (Castoriadis, 1975 : 496).
33Selon lui :
[l]a société instituée ne s’oppose pas à la société instituante comme un produit mort à une activité qui l’a fait être ; elle représente la fixité/stabilité relative et transitoire des formes-figures instituées dans et par lesquelles seulement l’imaginaire radical peut être et se faire être comme social-historique (Castoriadis, 1975 : 496 ; Lynteris, 2019 : 140).
34Dès lors, la société instituée constitue un cadre relativement stable, mais jamais définitif, car elle ne peut pas limiter la faculté politique de la société instituante. Il y aura toujours une distance entre la société instituante et instituée, source de l’autonomie politique radicale (Klooger, 2009 : 30).
35Pour Castoriadis, ce
n’est pas un négatif ou un déficit, elle est une des expressions de la créativité de l’histoire, ce qui l’empêche de se figer à jamais dans la « forme enfin trouvée » des rapports sociaux et des activités humaines, ce qui fait qu’une société contient toujours plus que ce qu’elle présente (1975 : 156).
36Par conséquent, cette distance entre la société instituée et instituante crée un espace émancipateur où l’imaginaire politique radical peut se déployer pour créer de nouvelles institutions politiques, sans répudier ou aliéner la source d’autocréation politique (Castoriadis, 1975 : 156 ; Lynteris, 2019 : 139 ; Klooger, 2009 : 32). Comparativement au collectif de Latour (2004 : 351), cette voie permet de sortir des discours dualistes, hétéronomes ou des imaginaires binaires. De plus, cette ouverture aux imaginaires facilite l’intégration d’évènements hybrides (comme les changements climatiques, la crise sanitaire, etc.) comme parties intégrantes d’un projet d’autonomie politique (Lynteris, 2019 : 141).
37Intégrant aussi nos questions ontologiques, cette approche de la politique pourra être une source d’ouverture aux possibles pour inclure les perspectives holistiques et relationnelles (Lynteris, 2019 : 140). En somme, ce principe d’autocréation de la société permet de réinstituer politiquement et de réinviter les relations entre humains et non-humains, autrement que sous la forme d’exploitation (Lynteris, 2019 : 142). Ce cadre théorique offre donc une ouverture à un imaginaire politique radical, qui permet d’intégrer du relationnel et de l’holistique dans la définition de la politique (points ii et iii de notre définition). De plus, la pensée de Castoriadis fournit d’autres outils conceptuels contre une dépolitisation attribuable aux narratifs technoscientifiques. En effet, il aborde la politique comme une praxis et non comme une technè, ce que nous avancerons pour les points i et iv de notre définition.
38Selon les positions déjà évoquées, Castoriadis avait le souci de concilier l’exercice de l’argumentation avec le principe de la démocratie, lieu où toutes les opinions doivent être valablement entendues (Castoriadis, 1989a : 7 ; Castoriadis, 1990 : 127 ; Castoriadis, 2004 : 308). En principe, l’argumentation implique une confrontation avec des arguments qui seraient « meilleurs » ou « plus vrais ». Dès lors, dans ce débat, les arguments technoscientifiques pourraient instrumentaliser un discours de vérité.
39Par rapport à ce risque rhétorique, l’approche de Castoriadis peut à nouveau offrir des pistes de réponses. En effet, il définit la politique comme une « praxis » et la distingue de la « technè » (Castoriadis, 1975 : 97-103). Suivant le souci d’autonomie et d’auto-institution de la société, la véritable politique devrait être de l’ordre de la praxis, ce qui implique un autre rapport aux savoirs et à la délibération.
40La politique comme praxis ne serait pas l’application d’un savoir théorique général, et ne peut prétendre à une maîtrise totale de l’objet qu’elle manipule ou transforme (Castoriadis, 1975 : 103 ; Tomes, 2010 : 53-66 ; Prat, 2007 : 81). En fait, la politique comme praxis traite de manière interdépendante les fins et les moyens pour y parvenir, gardant comme valeur cardinale l’autonomie de la communauté politique (Prat, 2007 : 85). Plus particulièrement, l’autonomie politique de tous les membres de la communauté est, en même temps, la finalité et le moyen pour y parvenir (Castoriadis, 1975 : 103). Castoriadis associe ainsi la politique, l’éducation et la psychanalyse sous cette notion de praxis, car l’autonomie du sujet est le but et le moyen pour y parvenir (Castoriadis, 1975 : 112 ; Prat, 2007 : 87).
41À l’inverse, la techné distingue les buts et les moyens, et ambitionne d’avoir une maîtrise et un savoir-faire sur son objet (Castoriadis, 1975 : 97). La technè serait le moyen de mettre en œuvre un savoir, et se distingue du savoir tel quel et de ses finalités ultimes (Castoriadis, 1978 : 291). Pour lui, aborder la politique comme une technè est un fantasme navigant entre les prétentions d’un savoir pratiquement absolu et une activité politique purement rationnelle, qui établirait les conditions des résultats et les moyens pour y arriver (Castoriadis, 1975 : 99).
42Tandis qu’une série d’activités propres à la technique peuvent entrer sous le concept d’activité rationnelle, Castoriadis exclut explicitement l’activité politique. Pour Castoriadis, la véritable politique relève de la praxis, et elle ne se résume pas à l’application d’un savoir exhaustif préalable (Castoriadis, 1975 : 103). En l’occurrence, les connaissances sont articulées différemment dans la praxis. Ce sont des savoirs fragmentaires et provisoires. D’une part, ils sont fragmentaires, car on ne peut avoir de théorie exhaustive sur l’histoire et l’humain. D’autre part, suivant le projet d’autonomie, ils sont provisoires, car la praxis fait émerger de nouveaux savoirs propres à la communauté politique (Castoriadis, 1975 : 105).
43Partant, aucune théorie politique ne peut être donnée préalablement dans la praxis, puisqu’elle émerge de l’activité politique elle-même. Dès lors, la légitimité politique ne peut reposer sur l’application d’un savoir technique en tant que tel, mais au contraire sur sa capacité à faire émerger de nouveaux savoirs dans le respect de l’autonomie des sujets. En distinguant technè et praxis, nous comprenons que le savoir théorique préalable ne peut justifier ou remplacer la politique en tant que praxis, qui fait émerger des savoirs spécifiques (Castoriadis, 1975 : 105 ; Tomes, 2010).
44La distinction entre technè et praxis invite également à repenser de manière critique le rôle de l’expertise en politique (Castoriadis, 1986). Si la praxis respecte l’autonomie des sujets politiques et avec lesquels elle fait émerger des savoirs propres, alors il ne peut exister de vérités absolues, d’expertise ou de sciences politiques directement applicables et détenues par certaines personnes (Castoriadis, 1990 : 127 ; Tomes, 2010). Prenant l’exemple de la Grèce antique (et tout en reconnaissant les dynamiques d’exclusions dans la communauté politique), une expertise ou une technè de la politique était incompatible avec les principes de la démocratie (Castoriadis, 1986 : 8 ; Klimis, 2014 : 297). En revanche, il n’est pas exclu de convoquer des personnes maîtrisant une technè pour certaines activités techniques (dont la politique est exclue), devant rester dans leur propre domaine et révocables par la communauté politique (Castoriadis, 1986, 7‑8, 1989a : 1 ; Klimis, 2014 : 299). Suivant ce principe, toute question relevant de la sphère politique concerne l’ensemble des membres de la communauté politique, qui sont les mieux placés pour prendre des décisions (Castoriadis, 1986 : 7).
45Finalement, traiter la politique comme une praxis et non comme une technè immunise contre le recours aux arguments dualistes et hétéronomes « de vérité » (divins, scientifiques) (Castoriadis, 1989a : 17 ; Tomes, 2010). Le « parler politique » chez Castoriadis est avant tout le langage de la communauté politique agissant en autonomie. Dans un échange d’arguments, il valorise comme sagesse et rationalité politique le fait de pouvoir « tisser ensemble » des points de vue contradictoires, de pouvoir écouter le point de vue des autres (Castoriadis, 1986 : 15 ; Klimis, 2014 : 299). Ce « tisser ensemble » s’oppose alors à toute autorité en démocratie, qu’elle provienne de l’expertise ou des sciences, et à cette « folie [de] prétendre à tout prix “être sage tout seul” » (Castoriadis, 1986, 16 ; Klimis, 2014 : 299 ; Tomes, 2010). Dès lors, ce « tisser ensemble » serait à l’écoute des opinions (valablement exprimées en démocratie), des arguments des parties, des jugements de valeur, qu’il faudrait faire émerger politiquement. Prenant quelques libertés, ce « tisser ensemble », impliquant un processus délibératif inclusif, serait un pas vers une philosophie politique relationnelle (points i et iv de notre définition). Avant de conclure, ce prisme relationnel sera explicité avec deux exemples.
46Nous conclurons notre argumentaire en présentant deux exemples de repolitisation des questions techniques : la culture de semences de variétés paysannes et la ZAD. À travers une synthèse de la littérature sur ces deux cas d’étude, nous montrons comment ils nuancent l’hégémonie d’une approche technicoscientifique de la politique et illustrent des approches relationnelles de la politique.
47Un premier exemple de politique relationnelle serait l’intérêt de certaines communautés agricoles pour les variétés de semences « paysannes », marquant une opposition aux approches conventionnelles d’appropriation et de contrôle des semences. La critique porte sur une agriculture conventionnelle et naturaliste, qui envisage le vivant de manière déconnectée de son environnement. Cette dernière est caractérisée par une surexploitation des ressources naturelles et par le contrôle du vivant, au détriment de la diversité biologique et du fonctionnement des écosystèmes (Magda, Doussan et Vanuxem, 2020 : 3).
48Ce processus de contrôle est particulièrement présent dans le cadre de la standardisation et de la sélection des variétés végétales. En l’occurrence, la plupart des semences conventionnelles sont issues d’un processus de laboratoire, afin d’obtenir des variétés qui répondent aux critères de distinction, d’homogénéité et de stabilité (DHS). Ces critères DHS sont nécessaires pour l’acquisition d’un certificat d’obtention végétale (droit de propriété intellectuelle) ou pour l’accès au marché européen (bien qu’il y existe des dérogations, par exemple pour le matériel hétérogène biologique) (Frison, 2018 : 41 ; Magda, Doussan et Vanuxem, 2020 : 5 ; Ghimire, 2024 : 8).
49Dans ce contexte, les récentes propositions pour libéraliser les nouvelles techniques d’édition génomique vont encore renforcer ce lien de contrôle et d’exploitation : il sera plus facile de modifier et d’ « éditer » les plantes pour répondre aux défis climatiques, accroître le rendement, etc., mais il sera également possible d’étendre le champ d’application de la propriété intellectuelle sur ces semences « augmentées ». En effet, l’introduction des nouvelles techniques d’édition génomique suscite l’intérêt pour tenter d’obtenir un brevet (en sortant des exemptions concernant les procédés essentiellement biologiques) dont la couverture est plus large que les certificats d’obtention végétale de l’UPOV (Tordjman, 2021 : 101 ; Kock, 2022 : 63). En somme, dans les systèmes de propriété intellectuelle (UPOV, ADPIC) et des règles européennes d’accès au marché, c’est un paradigme de propriété, de contrôle et d’exploitation des semences qui est envisagé (Bonneuil et Thomas, 2009 ; Hermitte, 2016 ; Magda, Doussan et Vanuxem, 2020 : 8). En mêlant des outils légaux et technologiques, ce paradigme impose de standardiser et « améliorer » en laboratoire les semences pour contrôler leur rendement, et les protéger pour imposer un rachat régulier de nouvelles variétés (Frison, 2018 : 54 ; Tordjman, 2021 ; Magda, Doussan et Vanuxem, 2020 : 8).
50Ce rapport d’exploitation et de contrôle est dénoncé par différents mouvements socio-agricoles plaidant pour une écologisation de l’agriculture (Lamine, 2017 ; Magda, Doussan et Vanuxem, 2020 : 3). Dans ce contexte, des travaux de sélection participative se sont développés avec des communautés universitaires et paysannes, visant à retrouver et à réinvestir de nouvelles variétés de semences plus adaptées à leurs terroirs et à leur contexte culturel, mais aussi pour retrouver une autonomie pour choisir le type de semences à cultiver (Magda, Doussan et Vanuxem, 2020 : 6 ; Demeulenaere, 2018 ; Ghimire, 2024). Dans le contexte français et belge francophone, des associations comme Kokopelli, le Réseau Semences Paysannes ou le Réseau Meuse-Rhin-Moselle pratiquent une sélection alternative des semences, les laissant évoluer avec leur environnement, et selon leurs slogans, « libérer les ou leurs semences » de la réglementation (Demeulenaere, 2018 ; Magda, Doussan et Vanuxem, 2020 : 9).
51Dès lors, ces collectifs prônent une relation alternative avec les semences, dans laquelle ces dernières ne sont plus des marchandises ou des produits, mais bien des êtres vivants avec lesquels on peut dialoguer et échanger des savoirs au fil des récoltes (Magda, Doussan et Vanuxem, 2020 : 9). En pratique, les agriculteurs et agricultrices laissent les différentes variétés de semences évoluer, observent et sélectionnent les semences qui montrent plus de résilience et de rendement dans leur environnement spécifique. La sélection des semences est alors un processus dynamique et participatif, dans lequel les agricultrices et agriculteurs acceptent de ne plus exercer un contrôle (par des semences standardisées), mais permettent aux variétés de semences de s’adapter à leur environnement local.
52Contrairement à une approche d’ingénierie et de marchandisation, cet exemple montre un changement de paradigme vers un relationnel, les semences et les communautés paysannes s’écoutent et collaborent culture après culture (Magda, Doussan et Vanuxem, 2020 : 8). Cette ouverture au relationnel entre les semences et les communautés agricoles fait également écho à la philosophie politique de Castoriadis exposée précédemment. À l’inverse d’une politique agricole fondée sur des réponses techniques exhaustives et applicables a priori à toutes les cultures, l’exemple des semences paysannes rappelle l’importance de faire émerger des savoirs spécifiques au sein de la communauté politique. Rappelant l’imaginaire politique, la communauté politique doit pouvoir être envisagée de manière holistique, y compris les interactions et les liens tissés entre humains et semences.
53Les zones à défendre (ZAD) offrent un deuxième exemple d’une approche relationnelle de la politique. En effet, la ZAD représente également un moment de repolitisation contre les justifications techniques et le recours instrumental à l’expertise. Bien que nos réflexions puissent être répliquées ailleurs, nous prendrons l’exemple de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes (NDdL).
54Pour un bref historique, la ZAD de NDdL est un mouvement social et environnemental qui a émergé dans les années 2010 en opposition à la construction d’un nouvel aéroport à NDdL près de Nantes, en France. Le projet, déjà contesté dans les années 1970 lors de sa première évocation, c’est en 2000 que le gouvernement français relance officiellement son projet de construction d’un nouvel aéroport. En protestation contre ce projet, des occupations illégales des lieux débutent en 2009 initiant la zone à défendre (Verdier, 2022). Dans ce contexte, quelques maisons et terrains sont occupés et une agriculture vivrière et paysanne se développe, et peu à peu, la ZAD devient un lieu d’expérimentation de nouvelles manières d’habiter le territoire, dans une logique anticapitaliste et anti-autoritaire (Ollitrault, 2021 : 221 ; Verdier, 2022).
55En 2012, les autorités françaises souhaitent expulser les occupant·es de la ZAD, entraînant d’importantes et violentes manifestations (Van Lang, 2021 : 24). Malgré les affrontements, de plus en plus de manifestant·es rejoignent et reconstruisent la ZAD, et les autorités quittent les lieux en 2013. En 2018, le gouvernement annonce l’abandon du projet d’aéroport et souhaite l’évacuation de la ZAD. Le gouvernement propose une régularisation des quelques habitant·es de la ZAD, ce qui ne fait pas l’unanimité parmi les zadistes (Ollitrault, 2021 219 et 225). Par la suite, le gouvernement lance une opération d’évacuation massive des zadistes qui refusent ces régularisations, entraînant à nouveau des affrontements violents entre les zadistes et les forces de l’ordre. En 2019, des terres sont rétrocédées au département de la Loire-Atlantique, et son conseil départemental accorde des baux d’occupation précaires à une partie des agriculteurs et agricultrices et des zadistes (Rat, 2021 : 39). Malgré une « recomposition démographique, sociologique et géographique » de la ZAD, cet espace reste un foyer d’expérimentation sociale et écologique (agricoles, artisanales, politiques, culturelles) (Leblay, 2021 : 20).
56L’expérience de la ZAD est pertinente pour théoriser l’approche relationnelle de la politique, car elle se comprend comme une nouvelle manière de contester pour maintenir une zone à défendre, marquant une continuité de l’inventivité politique (Ollitrault, 2021 : 212). De plus, la ZAD réactive cet imaginaire pour repolitiser des enjeux présentés comme uniquement techniques. Plus particulièrement, la ZAD de NDdL représente une repolitisation contestant le projet d’aéroport, ayant été traité avant tout comme un projet « technique » où le « parler politique » n’avait que peu de place (Maurice, 2021 : 69). En effet, le projet d’aéroport a notamment été justifié et dépolitisé par le recours rhétorique à l’expertise, la rationalité et l’impartialité (Chevalier, 2021 : 287 et 291).
57Face à une gouvernance par la science et l’expertise, le nouvel imaginaire politique de la ZAD s’ancre dans la circularité, le devenir et le génératif local. En quelque sorte, la ZAD renouvelle la praxis évoquée précédemment, comme un processus d’autonomie politique pour réinventer de nouvelles manières d’occuper l’espace (Ollitrault, 2021 : 231). Pouvant relire la ZAD à partir d’une approche relationnelle de la politique, les discours politiques de la ZAD ne peuvent dès lors être disqualifiés a priori par l’application de l’expertise et d’un savoir techniques.
58Précisons que la ZAD est aussi un espace habité par des protagonistes non uniformes, qui remettent en question différentes conceptions de l’identité, du militantisme et de la démocratie. Cela se manifeste par le conflit entre, d’un côté, les approches représentatives et la politique nationale et organisée, et, de l’autre, la démocratie directe, locale et spontanée (Faure, 2021 : 202 ; Ollitrault, 2021 : 219). Pour prendre un exemple, ce conflit entre approches de la démocratie se retrouve dans les controverses sur la « consultation locale » initiée par le gouvernement en 2016 pour trancher la question. Ayant pris un large échantillon, celle-ci a donné un vote favorable à la constitution (55,15 %), mais cette consultation révèle une opposition plus importante dans les zones principalement touchées par l’aéroport (Paoletti, 2017).
59Ouvrant la voie à du devenir et de l’imaginaire politique, la ZAD de NDdL peut être théorisée comme une approche relationnelle de la politique à travers un mode spécifique d’occupation de l’espace. En effet, plutôt que de reposer sur un espace naturel « hors humanité » ou transcendant, la ZAD constitue une politisation du lieu, mettant la relation avec cet espace au cœur de revendications politiques concrètes (Ollitrault, 2021 : 227 ; Rat, 2021 : 37). Cette approche politique rappelle la philosophie politique « relationnelle » de Felwine Sarr. S’inquiétant d’une politique relationnelle devenue « le lieu d’une lutte sans merci » et « de la prédation », Sarr invite à une révolution culturelle afin de « renouveler les imaginaires de la relation » pour habiter pleinement et habiter en conscience d’habiter (Sarr, 2018 : 12 et 18‑19 ; Biondi, 2019 : 2).
60Dans cette voie, ces « zones » sont « à défendre » pour leurs caractéristiques propres (écologiques, culturelles, holistiques, etc.) importantes pour un collectif, devenant un enjeu de lutte politique (Ollitrault, 2021, 237 ; Pignocchi, 2019, 80). Envisager la ZAD comme un « haut lieu de l’habiter en conscience d’habiter » peut aussi se comprendre comme un habiter relationnel, génératif, à la fois collectif et individuel (Bardes, 2021 : 237 et 246). Il s’agit là des manières d’être en relation dans et avec des lieux, intégrant de l’holistique dans l’imaginaire politique (Barbe, 2021 : 246).
61Cet article a présenté une approche relationnelle comme moyen d’exploration ontologique et épistémique pour repolitiser les systèmes « techniques » alimentaires. Cette approche relationnelle de la politique devait soutenir une gouvernance inclusive des communautés locales, autochtones ou citoyennes, et de leurs relations et savoirs avec l’environnement agricole.
62La première partie a présenté les pratiques discursives justifiant les systèmes alimentaires, et nous avons envisagé une extension de la technicisation : la science et les innovations technologiques prenant une place importante dans les pratiques agricoles, et devenant également un élément central de leurs justifications politiques. En prenant des exemples de politiques agricoles et de leurs justifications dans l’Union européenne, nous avons discuté du recours aux narratifs technoscientifiques. Ces narratifs ont aussi été critiqués, car leur technicisation implique de dépolitiser des problématiques multidimensionnelles, mais aussi de renforcer une conception naturaliste, marchande et non partagée de l’environnement.
63Contre toute approche technocentrée et dualiste de l’agriculture, la deuxième partie de l’article a théorisé une approche relationnelle de la politique comme un plaidoyer pour s’émanciper du dualisme (science vs politique) et de l’hétéronomie (i) et pour reconnaître une multiplicité d’ontologies et de liens entre humains et non-humains (ii). Dans cette voie, nous avons développé cette approche relationnelle de la politique à partir de la philosophie politique de Castoriadis, insistant sur l’autonomie de la communauté politique comme espace émancipateur pour un imaginaire politique radical, pouvant être holistique, relationnel et inclusif d’autres ontologies (iii). Enfin, son approche permet de nuancer le recours aux narratifs technoscientifiques, car il définit la politique comme une praxis et non comme une technè. La politique comme praxis considère l’autonomie de la communauté politique comme finalité et moyen pour y parvenir, et fait émerger une connaissance politique propre à la communauté en question. Contre tout argument technique ou argument de vérité prétendant être sage tout seul (iv), Castoriadis valorise un « tisser ensemble », composant avec des perspectives opposées ou contradictoires, pouvant être une piste de politique relationnelle.
64Suivant nos hypothèses, l’approche relationnelle esquissée ici pourra aider à repenser de manière holistique les définitions de la politique au-delà des carcans dualistes modernes. Nous pensons aussi que cette approche relationnelle peut également repolitiser une gouvernance technique, incluant les communautés concernées, leurs ontologies et leur manière d’être avec le monde. Dès lors, la troisième partie de cet article a repris une littérature analysant la culture de semences paysannes et de la ZAD en tant qu’approche relationnelle de la politique. Contre une gouvernance technique ou une approche marchande, ces pratiques témoignent d’une repolitisation holistique et relationnelle, entre les semences avec lesquelles on dialogue et les lieux-matrices que l’on défend. Issus de contextes européens dits « naturalistes », ces deux exemples témoignent d’une ouverture dans nos carcans conceptuels, épistémiques et juridiques, pour des approches relationnelles et holistiques de la politique, pouvant « tisser ensemble » un monde commun. Finalement, à ce stade de réflexion, nous souhaitons conserver ces propositions générales (mais non universelles) et ouvertes aux différents imaginaires politiques. Celles-ci peuvent être approfondies à partir d’une reprise locale, complexe, et enrichies de toute la créativité, des sensibilités et des savoirs spécifiques qui en résultent.