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Cadre institutionnel et politiques publiques

Ancrage institutionnel et politique des systèmes alimentaires alternatifs au Canada : une analyse par les référentiels agricoles de 2000 à 2021

Stevens Azima et Patrick Mundler

Résumés

Depuis plusieurs décennies, l’agriculture dans les pays industrialisés est marquée par la confrontation de deux grands paradigmes. À l’opposé du paradigme conventionnel qui prône une agriculture productiviste, longtemps soutenue par les gouvernements mais désormais critiquée pour son manque de durabilité, se déploie un paradigme alternatif, qui valorise l’autonomie, la coopération, le respect des limites naturelles, la relocalisation alimentaire et prône une agriculture multifonctionnelle. Cependant, la frontière est parfois floue entre le système alimentaire conventionnel et les systèmes alimentaires alternatifs (SAA) qui se réclament de ces différents paradigmes. En Amérique du Nord, ces systèmes alimentaires alternatifs bénéficient d’une reconnaissance politique croissante mais inégale. Nous adaptons le concept de référentiel de Pierre Muller pour repérer les valeurs et les normes agricoles qui traversent plus de deux cents lois en lien avec l’agriculture publiées dans les provinces canadiennes entre 2000 et 2021 et étudier la vision de l’agriculture revendiquée par 613 agriculteurs en circuits courts au Canada interrogés lors d’une enquête Web. Les résultats révèlent que dans les régions du Canada avec un référentiel de l’agriculture plutôt conventionnel, les agriculteurs en circuits courts revendiquent un référentiel plutôt alternatif (cas des agriculteurs en circuits courts dans les Prairies) ou relativement conventionnel (cas des provinces de l’Atlantique). Ils montrent aussi que c’est dans les situations d’alignement entre le référentiel des agriculteurs dans les SAA et celui de l’agriculture dans la région que la vente directe se développe mieux.

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Texte intégral

Cette recherche a été soutenue par un financement du Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH) du Canada.

Introduction

1L’agriculture dans les pays industrialisés, comme le Canada, bénéficie traditionnellement d’un soutien économique substantiel (OCDE, 2023). Parallèlement, au cours des trois dernières décennies un intérêt croissant se manifeste pour les systèmes alimentaires alternatifs (SAA), parmi lesquels on retrouve les circuits courts alimentaires (CCA) (Mundler, 2023). Les CCA désignent des circuits de commercialisation qui ne comportent aucun intermédiaire entre les producteurs agricoles et les consommateurs (on parle alors de vente directe, comme les kiosques à la ferme ou les systèmes de paniers) ou un seul intermédiaire entre les producteurs et les consommateurs (on parle alors de vente indirecte, comme lorsqu’un producteur vend directement à une épicerie ou un restaurateur) (Mundler, 2023). Quant aux SAA, ils constituent à la fois un programme de recherche remontant aux années 1990 et un concept permettant de qualifier et de situer un ensemble d’initiatives alimentaires aussi variées que les circuits courts alimentaires, l’alimentation locale, l’agritourisme, l’agriculture biologique ou les appellations d’origine contrôlée. Le Velly (2019) souligne que les SAA partagent un projet commun (peu importe s’il est réalisé ou réalisable), tourné vers un avenir jugé plus désirable, et ils se distinguent du système alimentaire conventionnel par cette « promesse de différence ». Ce système alimentaire conventionnel, aussi qualifié de dominant, se caractérise par un modèle agricole industriel et des circuits de commercialisation longs ou globalisés (Le Velly, 2019).

2Les SAA s’opposent et interagissent avec ce système alimentaire conventionnel et ambitionnent une reconnexion entre l’agriculteur et le consommateur, l’agriculture et le territoire, ainsi que le consommateur et ce qu’il mange, en mettant en avant la promesse des bénéfices associés à ces changements (Wiskerke, 2009 ; Le Velly, 2019 ; Mundler, 2023). Par rapport à ce système alimentaire conventionnel (globalisé, financiarisé et productiviste), souvent décrié pour son manque de durabilité économique, environnementale et sociale, les SAA sont en effet régulièrement cités pour leur contribution potentielle à la transition vers un système alimentaire durable, compte tenu notamment de leur rôle dans la protection de l’environnement, leurs effets positifs sur le bien-être des agriculteurs, la sécurité alimentaire et la santé communautaire, ainsi que le développement local (Kneafsey et al., 2013 ; Mundler et Laughrea, 2016a ; Enthoven et Van den Broeck, 2021 ; Azima et Mundler, 2022 ; Chiaverina et al., 2023). Dans un des premiers travaux sur la question, Curtis Beus et Riley Dunlap (1990) ont défendu l’idée que l’agriculture alternative et l’agriculture conventionnelle relevaient de deux paradigmes fondamentalement différents, le paradigme conventionnel revendiquant surtout des valeurs de compétition, de dépendance à des forces ou des facteurs externes (le marché, les intrants, la technologie…), de domination de la nature et de ce qu’on peut appeler une vision productiviste du rôle de l’agriculture, alors que le paradigme alternatif repose sur des valeurs opposées comme la coopération, l’autonomie, l’harmonie avec la nature, la relocalisation alimentaire et une vision multifonctionnelle de l’agriculture (Van Huylenbroeck et al., 2007). Même si la nature exacte des relations et interactions entre les SAA et le système alimentaire conventionnel est plus complexe que cela (Le Velly, 2019 ; Gasselin et al., 2021), cette opposition autour de deux idéaux types fournit des représentations utiles pour l’analyse.

3Ces tensions entre les SAA et le système alimentaire conventionnel amènent également la question de l’importance du niveau de soutien que les producteurs dans les SAA peuvent espérer obtenir des consommateurs ou des gouvernements. La façon dont les SAA s’alignent avec les croyances et les valeurs des acteurs est susceptible d’influencer le niveau de reconnaissance dont les SAA bénéficient. Nombre de travaux ont étudié le soutien et les motivations des consommateurs dans les SAA (Hinrichs, 2000 ; Little, Ilbery et Watts, 2009 ; Bentsen et Pedersen, 2021) et, plus récemment, des institutions par les politiques d’achats locaux institutionnels (Izumi, Wright et Hamm, 2010 ; Botkins et Roe, 2018 ; Sanz Sanz, Cardona et Napoléone, 2022 ; Carino et al., 2023). En revanche, en ce qui concerne le soutien politique, une bonne compréhension des facteurs contextuels qui favorisent sa mise en œuvre (ou son absence) fait encore défaut. Les rares travaux sur la question constatent des différences géographiques et contextuelles dans la forme et le niveau de soutien fourni par les pouvoirs publics aux SAA (Kneafsey et al., 2013 ; Hunt, 2015). Certains travaux montrent aussi comment les représentations peuvent profondément changer et devenir plus ou moins favorables aux SAA à la faveur d’un événement majeur, comme l’épizootie de fièvre aphteuse de 2001 au Royaume-Uni qui a réactivé l’intérêt pour les systèmes alimentaires locaux (Hunt, 2015). À l’inverse, au Québec, la crise de la listeria dans les fromages au lait cru en 2008 a renforcé l’attrait pour la conception industrielle de la sécurité sanitaire (Turgeon et Loudyi, 2012). Malgré ces enseignements, il manque encore des explications théoriques appuyées par des données empiriques sur les facteurs politiques qui influencent le développement des SAA dans les territoires.

4Cette recherche vise à explorer, à partir du cas canadien, comment les systèmes de valeurs influencent le niveau de reconnaissance par les politiques publiques dont bénéficient les systèmes alimentaires. Plus précisément, elle pose la question suivante : comment les représentations de l’agriculture façonnent-elles les interactions entre les SAA et divers contextes géographiques au Canada ? Pour répondre à cette question, ce travail se concentre sur les CCA, un type important de SAA au Canada. Il mobilise le concept de référentiel de politique publique de Pierre Muller pour étudier ces représentations (Muller, 2000, 2005, 2010, 2013). Un référentiel, selon Muller, se définit par « une certaine vision de la place et du rôle du secteur concerné dans la société » (Muller, 2013). Cette vision influence la politique publique et est constituée de valeurs (représentations fondamentales de ce qui est bien ou mal), de normes (principes d’action définissant comment le secteur devrait être), d’algorithmes (des mécanismes de cause à effet reconnus et acceptés, de forme « si A alors B ») et d’images (expressions et raccourcis cognitifs qui véhiculent les valeurs et les normes, comme l’image du « jeune agriculteur dynamique et modernisé ») (Muller, 2013). Dans un secteur donné, par exemple l’agriculture, un référentiel est dominant parce qu’en conformité avec le référentiel global de la société dans son ensemble ; toutefois, la cohérence du référentiel sectoriel n’étant pas parfaite, il existe habituellement d’autres « conceptions de la nature et de l’extension des limites sectorielles », autrement dit des référentiels alternatifs, qui gravitent autour du référentiel sectoriel dominant et interagissent avec lui (Muller, 2013).

5Nous émettons l’hypothèse que le référentiel porté par les agriculteurs en CCA ne s’aligne pas nécessairement avec le référentiel sectoriel dominant de l’agriculture dans les différentes régions canadiennes. Pour explorer cette hypothèse, nous commençons, dans la première section, par un survol de l’évolution des référentiels agricoles au Canada et par un portrait statistique de la vente directe dans les provinces. Nous présentons, dans la deuxième section, le corpus utilisé pour étudier les référentiels dominants dans les régions canadiennes ainsi que les méthodes utilisées pour enquêter sur la vision des agriculteurs en circuits courts au Canada. Les résultats, fournis dans la troisième section, permettent d’examiner les interactions entre référentiels régionaux et alternatifs, avant qu’une discussion finale n’en dégage les principaux enseignements et implications dans la quatrième et dernière section.

État des lieux des référentiels de la politique agricole canadienne et importance de la vente directe au Canada

6Au Canada, l’agriculture est une compétence partagée entre les autorités fédérales et provinciales. L’industrialisation et la spécialisation de l’agriculture canadienne se sont accélérées surtout au cours du XXe siècle, soutenues par des interventions étatiques généralement mises en place après la Deuxième Guerre mondiale. Des politiques telles que la gestion de l’offre, la protection des revenus et l’appui à l’investissement en agriculture sont devenus des piliers de ce modèle interventionniste, considéré aujourd’hui encore comme le paradigme dominant de la politique agricole canadienne (Skogstad, 2008 ; Morisset et Couture, 2010 ; Gaboury-Bonhomme, 2018). Cependant, deux nouveaux paradigmes ont plus tard émergé et ont gravité autour du paradigme interventionniste sans jamais le remplacer (Skogstad, 2008). Ces deux paradigmes s’enrichissent, mais de façon opposée, des transformations notables de l’agriculture canadienne, avec une diminution marquée du nombre de fermes, celui-ci passant de 732 832 en 1941 à 189 874 en 2021, soit une baisse d’environ 74 %, selon Statistique Canada. Cette réduction du nombre de fermes s’accompagne d’une augmentation de leur taille moyenne (Chen et al., 2019). Dans ce contexte, depuis les années 1990, le libéralisme économique favorise des valeurs comme l’efficacité et l’intégration de l’agriculture canadienne dans la mondialisation des échanges sous l’influence d’institutions comme l’Organisation mondiale du commerce, tout en reléguant au second plan des valeurs comme la justice sociale. Cette vision d’une agriculture spécialisée, compétitive et exportatrice constitue un paradigme en tension avec le paradigme interventionniste. Ces tensions ont été particulièrement marquées dans les provinces des Prairies (Saskatchewan, Manitoba et Alberta) avec la montée d’une vision néolibérale et financiarisée de l’agriculture (Beingessner, Magnan et Wendimu, 2023).

7Mais cette spécialisation et la mondialisation accélérée de l’agriculture canadienne ont été accompagnées, en réponse, d’une certaine résistance mettant en avant l’écologie et la diversité (Skogstad, 2008). C’est ainsi qu’on voit s’ajouter au paysage, à partir des années 2000, un deuxième paradigme, multifonctionnel, qui reconnaît les rôles de l’agriculture autres que productifs, inclut des considérations pour la santé, l’environnement et le développement territorial (Skogstad, 2008) et promeut la réactivation, à partir des années 2000, des circuits courts et des systèmes alimentaires locaux au Canada (Chinnakonda et Telford, 2007). La politique agricole canadienne a toutefois peu supporté les petites fermes familiales et les systèmes alimentaires locaux et a surtout privilégié le développement des exportations par une poignée de fermes compétitives (Weinkauf et Everitt, 2023).

8Depuis 2016, Statistique Canada documente le nombre de fermes qui ont recours à la vente directe au consommateur. Le recensement agricole du Canada de 2021 permet en plus de connaitre quelle part la vente directe représente dans le revenu d’exploitation des fermes déclarantes. Il faut souligner que le recensement ne fournit des données que pour la vente directe au consommateur en circuits courts, la vente indirecte n’est pas traitée. La figure 1 synthétise les données disponibles à ce jour pour les régions qui nous intéressent. Les Prairies, qui regroupent trois provinces, se démarquent tout de suite comme la région avec le plus de fermes au total, suivies du Centre du Canada (regroupant les provinces du Québec et de l’Ontario). Mais le plus intéressant dans cette figure est le classement des régions en fonction du pourcentage de fermes déclarantes (ce qui donne une idée de la popularité des circuits courts dans la province parmi les exploitations) et en fonction du pourcentage de ces fermes déclarantes qui indiquent dériver plus de 50 % de leurs revenus d’exploitation de la vente directe au consommateur, ce qui donne une idée du degré de dépendance vis-à-vis de la vente directe des fermes concernées et reflète potentiellement à quel point ces fermes sont engagées dans la transition du système alimentaire (voir Bermond, Guillemin et Maréchal, 2019).

Figure 1. Classement des régions et provinces du Canada suivant l’importance des pratiques de vente directe aux consommateurs

Figure 1. Classement des régions et provinces du Canada suivant l’importance des pratiques de vente directe aux consommateurs

Source : Statistique Canada (2021a, 2021b), Tableau 32-10-0242-01 et Tableau 32-10-0156-01.

9La figure révèle que plus la vente directe est présente dans une région, plus les fermes qui la pratiquent sont susceptibles d’en dépendre fortement. La Colombie-Britannique et les provinces de l’Atlantique apparaissent comme les provinces où la vente directe est la plus utilisée par les fermes. À l’autre extrémité se trouvent les Prairies où le pourcentage moyen de fermes ayant recours à la vente directe est très faible (à peine 6 %). Dans le cas de la Colombie-Britannique et des Provinces de l’Atlantique, ce sont respectivement 70 % et 58 % des fermes dont la vente directe représente plus de la moitié des revenus, alors que ce chiffre tombe à 34 % pour les Prairies. Pour les deux indicateurs, les provinces du Québec et de l’Ontario occupent une position solide mais intermédiaire.

Méthodologie

Constitution et analyse d’un corpus légal sur l’agriculture dans les régions du Canada

10Le concept de référentiel de Muller permet de caractériser et de comparer les représentations de l’agriculture qui se manifestent dans les lois en lien avec l’agriculture dans les provinces canadiennes sur la période 2000-2021 ainsi que les représentations de l’agriculture partagées par 613 agriculteurs en circuits courts ayant participé à une enquête en ligne dans différentes régions au Canada. Un référentiel agit comme une sorte de grille mentale de lecture qui est partagée par les acteurs d’un secteur et qui structure leur compréhension de ce secteur et oriente leurs décisions et leurs pratiques. Dans cet article, nous nous concentrons sur les valeurs et les normes (que nous assimilons désormais aux fonctions de l’agriculture qui sont prônées), comme éléments les plus déterminants d’un référentiel, pour étudier les représentations de l’agriculture au Canada. Nous adoptons la terminologie conventionnel-alternatif de Beus et Dunlap (1990) pour caractériser les valeurs et les normes.

  • 1 Dans certains cas, le lien pouvait être plutôt indirect. C’est le cas par exemple de la Loi sur le (...)
  • 2 Ce découpage géographique pour le Canada est motivé par des raisons méthodologiques (vu le faible t (...)
  • 3 Les provinces de l’Atlantique regroupent l’Île-du-Prince-Édouard, la Nouvelle-Écosse, le Nouveau-Br (...)
  • 4 Les Prairies regroupent les provinces de la Saskatchewan, du Manitoba et de l’Alberta.

11Dans notre démarche, nous avons examiné plus de 3 000 lois et amendements promulgués entre 2000 et 2021 dans les dix provinces et avons retenu 212 de ces lois pour leur lien avec le secteur agricole1. Pour les besoins de cette recherche, les provinces canadiennes ont été regroupées en cinq « régions » présentant une certaine homogénéité2 : (Colombie-Britannique, Provinces de l’Atlantique3, Québec, Ontario, Prairies4). Comme chaque province possède des archives accessibles en ligne de toutes les lois adoptées depuis 2000, cela a facilité la collecte et l’analyse des données. L’intérêt des textes législatifs, comme témoignant des caractéristiques d’un référentiel, est étayé par leur rôle spécifique dans le processus d’émergence d’un référentiel (Gaboury-Bonhomme, 2018). Pour identifier les valeurs et les normes générales liées à l’agriculture qui influencent les politiques agricoles dans les régions retenues au Canada, nous avons principalement utilisé une approche qualitative avec le logiciel NVivo. Afin de renforcer la pertinence de notre analyse, les résultats obtenus ont été triangulés avec d’autres sources : littérature scientifique, rapports d’organisations agricoles, sur l’agriculture dans la région, entrevues complémentaires conduites avec des informateurs clés de différentes régions. Les résultats sont présentés pour les cinq régions retenues.

12Dans le cas des valeurs, la démarche était centrée sur l’analyse des fréquences des mots dans les législations. L’intuition derrière cette méthode est qu’il y a de fortes chances qu’un mot non trivial souvent répété reflète des préoccupations importantes (Kulatunga, Amaratunga et Haigh, 2007). Il s’agit là d’une forme d’analyse de contenu simple, efficace, adaptée à l’analyse massive de documents et qui se distingue de l’analyse thématique par son focus sur les mots plutôt que sur les codes, ce qui, pour l’étude des valeurs, a l’avantage aussi de limiter les biais propres aux catégories thématiques prédéfinies ou préférées par le chercheur (Jackson et Trochim, 2002). Dans notre cas, cela permet de distinguer les mots-clés reflétant les valeurs exprimées dans les textes législatifs analysés. Les mots les plus fréquemment utilisés et leur contexte d’utilisation dans les lois – sachant qu’un même mot peut avoir différentes significations et utilisations (Stemler, 2000) – ont été minutieusement examinés pour déceler des valeurs traduisant des principes guidant l’action, tels que la volonté de protéger les terres agricoles ou de promouvoir des pratiques agricoles durables. L’analyse menée avec NVivo a permis d’exclure les termes techniques ou répétitifs et sans intérêt (éléments de langue, jargon, etc.) pour se concentrer sur les termes plus significatifs (y compris les termes apparentés ou synonymes) (Carroll et Roeloffs, 1969 ; Weber, 1990). De plus, l’analyse de fréquences de mots a été effectuée sur l’ensemble des documents rassemblés de 2000 à 2021 pour chaque région donnée plutôt que par document individuel, ce qui aide à avoir une idée d’ensemble de l’importance des termes récurrents. Ces analyses ont aidé à identifier les principes d’action valorisés et les orientations politiques sous-jacentes, qui, bien que souvent non explicitement déclarées comme valeurs en soi, se manifestent comme telles par des associations répétitives et le contexte de leur utilisation dans les textes de loi.

13Une norme consiste en une vision exprimée et assumée de ce à quoi l’agriculture devrait ressembler et du rôle qu’elle devrait assurer dans la société ou dans l’économie, compte tenu des écarts observés entre cette vision et la réalité (Muller, 2013). Dans cet article, c’est par les fonctions reconnues à l’agriculture que nous caractérisons ces normes. Pour identifier ces fonctions, une analyse thématique du corpus de chaque région a été effectuée, en utilisant des outils de codage dans NVivo pour marquer et organiser les expressions directes des fonctions de l’agriculture. Cela comprenait l’identification des objectifs législatifs exprimés, tels que, par exemple, les ambitions de « maintenir et développer des systèmes alimentaires locaux » (Loi sur les aliments locaux en Ontario, 2013) ou d’« améliorer les industries agricoles ou agroalimentaires » (The Department of Agriculture Amendment Act en Saskatchewan, 2000). Finalement, le tout a été regroupé autour des deux thèmes structurants (fonction conventionnelle ou fonction alternative) en suivant la terminologie de Beus et Dunlap (1990) et selon l’importance accordée aux fonctions de l’agriculture autres que productives. Nous avons aussi supposé qu’en l’absence de références claires à une fonction productive et des fonctions alternatives de l’agriculture (environnementale, sociale, etc.), c’est la fonction conventionnelle qui prévaut, conformément aux tendances historiques de l’agriculture au Canada discutées précédemment.

14Le tableau 1 présente la distribution des textes de loi analysés par région (modifications comprises).

Tableau 1. Distribution géographique des textes de loi analysés en lien avec l’agriculture, pour la période 2000-2021

Province ou région

Nombre de textes (modifications comprises)

Colombie-Britannique

7

Provinces de l’Atlantique

65

Nouveau-Brunswick

23

Nouvelle-Écosse

23

Île-du-Prince-Édouard

14

Terre-Neuve-et-Labrador

5

Québec

45

Ontario

25

Prairies

70

Manitoba

14

Alberta

20

Saskatchewan

36

Total

212

Enquête web auprès de 613 agriculteurs en circuits courts au Canada

15Un questionnaire d’enquête préparé sur le logiciel LimeSurvey a été acheminé durant l’hiver 2019 à plus de 5 000 agriculteurs en circuits courts au Canada qui ont une présence sur Internet. Après un premier traitement, 613 réponses ont été retenues. Les questions sur les valeurs que les agriculteurs jugent importantes et celles sur les fonctions de l’agriculture dans la société se trouvaient à la fin du questionnaire. Il s’agissait d’items Likert invitant à rapporter sur une échelle de 1 à 5 (avec 1 = « pas du tout important », 2 = « un peu important », 3 = « important », 4 = « très important », 5 = « fondamental ») à quel point les valeurs ou les fonctions de l’agriculture énoncées sont jugées importantes. Nous avons regroupé dans la catégorie « Valeurs conventionnelles » deux questions, portant sur l’importance accordée au profit (« Gagner de l’argent, développer mon entreprise ») et au rendement (« Être performant techniquement, obtenir de bons rendements »). Trois autres questions sur les valeurs d’indépendance, sur l’importance accordée au rapport avec la nature et à la préservation de l’environnement ont été regroupées dans la catégorie « Valeurs alternatives » (« Être indépendant dans mes actions : pouvoir choisir, créer, explorer » ; « Vivre et travailler en contact avec la nature » et « Préserver mes sols et la qualité de mon environnement »). Quant à la catégorie « fonctions conventionnelles », elle regroupe quatre items qui affirment l’importance des fonctions productives de l’agriculture (« Fournir des produits alimentaires à la population » ; « Fournir des matières premières à l’industrie agroalimentaire » ; « Créer de l’emploi dans les territoires » ; « Fournir des devises grâce à l’exportation »). La catégorie « fonctions alternatives » regroupe quant à elle six items énonçant l’importance d’une agriculture multifonctionnelle (« Protéger la biodiversité » ; « Occuper le territoire » ; « Garantir la souveraineté alimentaire du Canada » ; « Contribuer à la qualité des paysages » ; « Préserver les ressources naturelles (l’eau, les sols…) » ; « Favoriser l’attractivité des territoires »). Les scores moyens ont été calculés pour chacune de ces dimensions pour chaque région à l’étude.

16Le tableau 2 présente quelques caractéristiques générales des fermes et des répondants de notre échantillon, par région. Il montre un profil d’exploitants et de fermes en circuits courts conforme aux résultats de précédentes enquêtes menées au Québec et au Canada (par exemple, Mundler et Laughrea, 2016b). On notera la forte présence des femmes, le démarrage comme mode d’établissement le plus courant (d’ailleurs la majorité des répondants n’a aucune formation en agriculture), l’importance des sources de revenus non agricoles et de la production biologique (Azima et Mundler, 2023 ; Azima et al., 2024). Les circuits courts représentent 80 % de leurs ventes. La distribution des revenus bruts montre des tailles économiques plutôt variables avec au moins 10 % des fermes dans toutes les catégories de revenus bruts. C’est le cas aussi pour la distribution du revenu net. Soulignons toutefois que près de 19 % des fermes rapportent un déficit.

Tableau 2. Caractéristiques des répondants et des fermes en circuits courts au Canada par région

Description

CB

Atl.

QC

ON

Pra.

Ensemble

N

Pourcentage

125

20,4 %

64

10,4 %

231

37,7 %

114

18,6 %

79

12,9 %

613

100 %

Caractéristiques des répondants

Âge (années)

49,0

51,5

46,5

48,7

49,9

48,4

Pourcentage de femmes

52,0 %

51,6 %

43,7 %

54,4 %

51,9 %

49,3 %

Pourcentage de répondants ayant fréquenté le collège ou l’université

82,4 %

81,3 %

89,6 %

86,8 %

76,1 %

85,0 %

Pourcentage de répondants formés en agriculture

23,2 %

39,1 %

48,9 %

29,0 %

22,8 %

35,6 %

Pourcentage de répondants ayant exercé une autre profession avant de s’établir en agriculture

84,8 %

76,6 %

73,6 %

76,3 %

82,3 %

77,8 %

Caractéristiques des fermes

Part des ventes en circuits courts dans le revenu d’exploitation

77,7 %

82,8 %

84,1 %

74,3 %

82,8 %

80,1 %

Part des produits végétaux dans les ventes totales

63,1 %

49,8 %

56,4 %

42,1 %

71,6 %

57,5 %

Superficie cultivée (ha)

31,7

48,3

29,3

164,2

45,4

52,8

Nombre d’exploitants sur la ferme

2,1

1,9

2,2

2,0

1,9

2,1

Mode d’établissement en agriculture

Démarrage

80,8 %

75,0 %

72,7 %

76,3 %

72,2 %

75,2 %

Transfert familial

8,8 %

23,4 %

19,5 %

18,4 %

24,1 %

18,1 %

Transfert non familial d’une ferme existante

10,4 %

1,6 %

7,8 %

5,3 %

3,8 %

6,7 %

Milieu

Rural

71,2 %

87,5 %

80,1 %

86,0 %

86,1 %

80,9 %

Péri-urbain

24,8 %

6,3 %

17,8 %

10,5 %

7,6 %

15,3 %

Urbain

4,0 %

6,3 %

2,2 %

3,5 %

6,3 %

3,8 %

Autres sources de revenus (hors ferme)

84,8 %

81,3 %

66,2 %

75,4 %

78,5 %

74,9 %

Accueil à la ferme (agro-tourisme)

45,6 %

54,7 %

47,6 %

57,0 %

62,0 %

51,6 %

Recours au travail salarié

56,0 %

68,8 %

68,4 %

59,7 %

55,7 %

62,6 %

Recours au bénévolat

52,8 %

53,1 %

66,2 %

60,5 %

58,2 %

60,0 %

Transformation à la ferme

35,2 %

37,5 %

55,4 %

29,0 %

34,2 %

41,8 %

Certification biologique ou en transition

36,0 %

35,9 %

42,4 %

26,3 %

24,1 %

35,1 %

Revenu brut

Moins de 50 000 $

45,6 %

40,6 %

26,4 %

36,8 %

41,8 %

35,7 %

$ 50 000 à 99 999 $

19,2 %

20,3 %

16,5 %

18,4 %

17,7 %

17,9 %

$ 100 000 à 249 999 $

22,4 %

17,2 %

24,2 %

22,8 %

15,2 %

21,7 %

$ 250 000 à 500 000 $

4,8 %

12,5 %

16,9 %

7,9 %

16,5 %

12,2 %

Plus de 500 000 $

8,0 %

9,4 %

16,0 %

14,0 %

8,8 %

12,4 %

Revenu net

Je fais un déficit sur mon exploitation

16,8 %

21,9 %

17,8 %

21,9 %

19,0 %

18,9 %

Il me reste entre 0 $ et 20 000 $

45,6 %

45,3 %

31,6 %

32,5 %

41,8 %

37,4 %

Il me reste entre 20 000 $ et 40 000 $

22,4 %

17,2 %

29,0 %

21,9 %

17,7 %

23,6 %

Il me reste plus de 40 000 $

15,2 %

15,6 %

21,7 %

23,7 %

21,5 %

20,1 %

Légende : CB = Colombie-Britannique ; Atl. = Provinces de l’Atlantique ; QC = Québec ; ON = Ontario ; Pra. = Provinces des Prairies.

17Le tableau fournit également les moyennes par région au Canada et permet de voir comment les fermes de ces régions se situent par rapport à la moyenne pour les fermes en circuits courts de l’échantillon. De fortes variabilités entre régions sont observées en matière de pourcentage de répondants ayant fait des études postsecondaires et qui sont formés en agriculture (les pourcentages les plus faibles sont observés dans les Prairies). Les Prairies se démarquent aussi quant au pourcentage moyen des revenus d’exploitation qui proviennent de produits végétaux (71,6 % dans les Prairies contre 57,5 % dans l’échantillon). Les superficies moyennes les plus élevées sont observées en Ontario. Le transfert familial est relativement rare pour les fermes en circuits courts en Colombie-Britannique (8,8 % des fermes contre 18,1 % dans l’échantillon). Le pourcentage des fermes de cette région qui sont dans la zone péri-urbaine est également remarquable (24,8 % contre 15,3 % dans l’échantillon). L’accueil à la ferme est une stratégie relativement courante dans les Prairies. Cette région affiche aussi le plus bas pourcentage de fermes en circuits courts qui font de la production biologique. En matière de transformation à la ferme, le Québec se démarque avec 55 % des fermes en circuits courts dans l’échantillon rapportant cette pratique.

Résultats

Référentiel de l’agriculture dans les régions et provinces du Canada

18L’agriculture des pays industrialisés est en général un secteur fortement institutionnalisé et très encadré par les lois (Lascoumes et Le Galès, 2018 ; Thomas, 2020). Les provinces et régions étudiées ici ont affiché des niveaux inégaux d’institutionnalisation de l’agriculture du point de vue du nombre de lois adoptées (comme vu dans le tableau 1), mais aussi en matière de diversité des sujets couverts par ces lois. Ainsi, dans les provinces des Prairies (Manitoba, Alberta, Saskatchewan), l’essentiel des 70 lois promulguées en lien avec l’agriculture de 2000 à 2021 concerne des questions purement techniques (comme la salubrité des aliments ou la machinerie agricole), financières, commerciales, administratives, ainsi que des questions de cohabitation entre usages agricoles et non agricoles. Il n’est donc pas surprenant que l’analyse de contenu (tableau 3) révèle pour cette région une orientation plutôt conventionnelle au regard des mots-clés analysés. C’est aussi en conformité avec leur histoire agricole, la montée de la financiarisation de l’agriculture et l’importance accordée à des indicateurs relatifs à « la croissance économique, la compétitivité et les volumes d’exportations » dans ces provinces, conforme à une vision de l’agriculture comme une entreprise comme les autres (Beingessner et al., 2023 : 641). Cette orientation se reflète aussi dans les lois publiées dans les provinces de l’Atlantique (Nouveau-Brunswick, Nouvelle-Écosse, Île-du-Prince-Édouard, Terre-Neuve-et-Labrador). Occasionnellement, certaines provinces des prairies (The Climate Change and Emissions Reductions Act au Manitoba, par exemple) ou du Canada atlantique (The Environmental Goals and Sustainable Prosperity Act en Nouvelle-Écosse, par exemple) affichent des objectifs environnementaux, dont certains ciblent précisément l’agriculture, mais dans l’ensemble ce sont surtout des considérations de croissance, de concurrence et les fonctions productives de l’agriculture qui sont mises en avant dans les lois pour ces régions, au cours de la période étudiée.

Tableau 3. Référentiel sectoriel de l’agriculture dans les lois étudiées dans les différentes régions du Canada

Province ou région

Valeurs (mots-clés dominants)

Fonctions de l’agriculture promues

Référentiel

Colombie-Britannique

Plutôt conventionnellesa

Hybrides

Hybride-Conventionnel

Provinces de l’Atlantique

Plutôt conventionnellesb (mais avec aussi des valeurs environnementales et de durabilité)

Plutôt conventionnelles (agriculture plutôt productiviste, agriculture multifonctionnelle)

Plutôt conventionnel

Québec

Alternatives (territoire, environnement, coopération, durabilité)

Alternatives (agriculture multifonctionnelle)

Alternatif

Ontario

Alternatives (Protection-conservation, aménagement, environnement, responsabilité, local)

Alternatives (agriculture multifonctionnelle)

Alternatif

Prairies

Conventionnellesc (corporations, gestion du risque, responsabilité)

Plutôt conventionnelles (agriculture plutôt productivisted)

Conventionnel

  1. Le nombre de textes analysés est faible.

  2. Les textes analysés pour le Nouveau-Brunswick n’ont pas été concluants pour les valeurs.

  3. Hormis la Saskatchewan qui affiche fortement certaines valeurs environnementales à côté de valeurs centrées sur l’efficacité et la compétitivité, les valeurs en agriculture restent essentiellement conventionnelles dans cette région au vu des textes de loi.

  4. Ce sont essentiellement les fonctions productives qui sont reconnues et encouragées, excepté au Manitoba où certaines fonctions autres que productives sont aussi encouragées, quoique de façon secondaire.

19La situation au Centre du Canada (Québec et Ontario) est différente. Le Québec est la province qui a publié le plus de lois en lien avec l’agriculture pendant la période à l’étude et ces lois couvrent une diversité considérable de sujets, en plus des aspects techniques et productifs de l’agriculture. On peut citer plusieurs lois :

  • en lien avec la protection du territoire agricole, l’aménagement du territoire et le marketing territorial

    • Loi sur les appellations réservées et les termes valorisants en 2006

    • Loi sur l’aménagement durable du territoire forestier en 2010

    • Loi pour assurer l’occupation et la vitalité des territoires en 2012

    • Loi visant principalement à reconnaître que les municipalités sont des gouvernements de proximité et à augmenter à ce titre leur autonomie et leurs pouvoirs en 2017

    • Loi visant principalement à contrôler le coût de la taxe foncière agricole et à simplifier l’accès au crédit de taxes foncières agricoles en 2020

  • sur les infrastructures et l’agriculture de proximité

    • Loi visant la régularisation et le développement d’abattoirs de proximité et modifiant la Loi sur les produits alimentaires en 2009 et autres lois connexes

  • en lien avec l’environnement et le développement durable en général ou en ciblant spécifiquement l’agriculture

    • Loi sur le développement durable en 2006, Loi sur la conservation du patrimoine naturel en 2002, diverses lois sur la qualité de l’environnement

  • reconnaissant l’importance de valeurs comme la solidarité et la coopération, telle la Loi sur l’économie sociale en 2013

  • et, parmi les nombreuses lois modifiant les pouvoirs des ministères, la Loi modifiant la Loi sur le ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation et la Loi sur les produits alimentaires en 2005 « afin de permettre au ministre de tenir compte d’impératifs liés au développement durable dans l’exercice de ses pouvoirs ».

  • 5 Cette loi enlève l’obligation d’obtenir un permis du ministre pour afficher des panneaux faisant la (...)

20En ce qui concerne l’Ontario, malgré un nombre modeste de lois adoptées en lien avec l’agriculture, elle est la seule province à affirmer dans sa législation un soutien aussi direct aux systèmes alimentaires locaux (Loi de 2021 sur la Journée des terroirs du Canada en Ontario [à la mémoire d’Anita Stewart], Loi de 2013 sur les aliments locaux, Loi de 2008 sur l’affichage visant à promouvoir les produits agricoles ontariens5). De plus, l’Ontario a – comme le Québec – plusieurs lois affirmant les principes de développement durable et de protection du territoire agricole.

  • 6 En 2015, un projet de loi similaire à ce que l’on trouve en Ontario pour les produits locaux a été (...)

21Enfin, le cas de la Colombie britannique est particulier. Avec seulement sept lois publiées en lien avec l’agriculture, il est plus difficile de dégager des tendances. Cela dit, ces lois concernent majoritairement des questions techniques en agriculture (sécurité sanitaire, biosécurité, etc.). Signalons toutefois la Food and Agricultural Products Classification Act de 2016 qui met beaucoup d’accent sur la qualité et les labels et qui fournit des outils pour mieux encadrer le développement des produits à valeur ajoutée6 (comme la production biologique). Il y a également l’Agricultural Land Commission Act de 2002 qui met l’accent sur la protection du territoire agricole. Malgré ces éléments qui semblent indiquer une orientation plutôt alternative au niveau des fonctions et malgré la popularité relativement élevée (par rapport aux autres provinces) de la vente directe en Colombie-Britannique, force est de constater que le paradigme alternatif est à peine présent dans les lois (l’agriculture elle-même ne semble pas bénéficier d’un encadrement législatif actif comme au Québec ou en Saskatchewan), même si des travaux précédents ont trouvé un cadre réglementaire et des programmes spéciaux relativement permissifs pour les circuits courts en matière de production sans quota pour les secteurs sous gestion de l’offre au Canada (Mundler et al., 2020). Il faut également garder à l’esprit que cette étude ne couvre pas les lois adoptées avant 2000. La figure 2 résume les principaux enseignements de l’étude de ces textes de loi en positionnant les régions dans un repère, sur la base d’une interprétation qualitative des résultats. Cela permet d’indiquer quelle combinaison de valeurs conventionnelles ou alternatives et de fonctions conventionnelles ou alternatives décrit le mieux le référentiel de chaque région.

Figure 2. Synthèse des référentiels agricoles des différentes régions au Canada

Figure 2. Synthèse des référentiels agricoles des différentes régions au Canada

Légende : Pra. = Provinces des Prairies ; Atl. = Provinces de l’Atlantique ; CB = Colombie-Britannique ; ON = Ontario ; QC = Québec.

Référentiel des agriculteurs en circuits courts

22Les réponses des agriculteurs en circuits courts relatives à l’importance de certaines valeurs personnelles et celles relatives aux fonctions de l’agriculture servent ici de référence pour le référentiel associé aux SAA dans les provinces et régions canadiennes à l’étude. La figure 3 présente comment les provinces ou régions se comparent au vu de l’importance accordée aux valeurs alternatives ou conventionnelles et aux fonctions alternatives ou conventionnelles décrites dans l’enquête Web auprès des agriculteurs.

23Le premier constat est que les agriculteurs en circuits courts adhèrent plus fortement aux valeurs et fonctions alternatives qu’à celles qui sont conventionnelles, quelle que soit la région considérée. Cependant, plusieurs différences régionales apparaissent lorsque l’on compare ces régions entre elles et par rapport au score moyen de l’ensemble de l’échantillon. On peut alors évaluer à quel point des valeurs ou des fonctions conventionnelles sont endossées par des agriculteurs en circuits courts (ce qu’on appelle ici le degré de conventionnalisation de leur vision). Pour les valeurs alternatives, le score moyen pour l’ensemble de l’échantillon est élevé (4,45 sur 5). L’Ontario (4,55) et les Prairies (4,54) se démarquent avec des scores supérieurs à la moyenne, tandis que les provinces de l’Atlantique affichent le score le plus bas (4,33). Pour les fonctions alternatives, le score moyen est également élevé (4,08 sur 5) et trois régions dépassent cette moyenne : le Québec (4,20), l’Ontario (4,10) et les Prairies (4,09).

Figure 3. Comparaison des régions en matière de types de valeurs et de fonctions de l’agriculture revendiquées

Figure 3. Comparaison des régions en matière de types de valeurs et de fonctions de l’agriculture revendiquées

Les scores varient de 1 à 5, avec 1 = « pas du tout important », 2 = « un peu important », 3 = « important », 4 = « très important », 5 = « fondamental ».

24En revanche, pour les valeurs conventionnelles, le Québec affiche le score le plus bas (3,79), tandis que la Colombie-Britannique obtient le score le plus élevé (4,06). Pour les fonctions conventionnelles, le Québec est encore en bas de l’échelle (3,35), alors que les provinces de l’Atlantique atteignent le score le plus élevé (3,68). Ces résultats suggèrent que, dans les provinces de l’Atlantique, les agriculteurs en circuits courts se rapprochent davantage d’une vision conventionnelle, contrairement aux agriculteurs en circuits courts du Québec, qui s’en éloignent nettement.

25La figure 3 montre également les écarts entre les scores pour ce qui est alternatif et les scores pour ce qui est conventionnel, que ce soit pour les valeurs ou pour les fonctions de l’agriculture. Ces écarts, calculés en soustrayant le score des valeurs ou fonctions conventionnelles de celui des valeurs ou fonctions alternatives, permettent de mesurer dans quelle mesure les visions alternatives dominent les visions conventionnelles pour les agriculteurs en circuits courts. Un écart positif important reflète une préférence notable accordée à la vision alternative, tandis qu’un écart faible ou nul n’indique que les deux visions sont jugées de façon équivalente. C’est au Québec que les différences entre les visions alternatives et conventionnelles sont les plus marquées, suivies de celles de l’Ontario. Cela indique que les agriculteurs en circuits courts de ces régions privilégient fortement la vision alternative. En ce qui concerne les Prairies, les agriculteurs en circuits courts affichent un écart supérieur à la moyenne pour les valeurs, ce qui suggère une préférence pour les valeurs alternatives plus prononcée que celle observée dans l’ensemble de l’échantillon. À l’inverse, les provinces de l’Atlantique montrent les écarts les plus faibles, tant pour les valeurs que pour les fonctions. Cela reflète une compatibilité plus grande et une coexistence entre les visions alternatives et conventionnelles aux yeux de ces agriculteurs en circuits courts. La Colombie-Britannique, quant à elle, présente un degré de différenciation un peu plus important que celui des provinces de l’Atlantique, mais reste caractérisée par une faible adhésion aux fonctions alternatives.

Interactions entre les référentiels

26La figure 4 présente une synthèse qualitative des enseignements dégagés jusqu’ici et compare le référentiel de l’agriculture issu de l’examen des lois dans chaque région à celui déduit des réponses faites par les agriculteurs en circuits courts. Pour toutes les régions, à l’exception des Prairies, le référentiel des agriculteurs en circuits courts (symbolisé par la position du triangle pertinent) est plutôt aligné avec le référentiel agricole de la région (symbolisé par la position du cercle pertinent). La figure 4, lorsque mise en relation avec les données de la figure 1 sur la vente directe dans les régions, permet de voir que les provinces où les acteurs en circuits courts partagent une vision de l’agriculture opposée ou difficilement conciliable avec le référentiel de l’agriculture sont celles où les fermes qui font de la vente directe sont les moins présentes et dépendent le moins des revenus en circuits courts. De plus, lorsque le référentiel dominant de l’agriculture a une orientation conventionnelle, cela n’implique pas automatiquement une marginalisation des circuits courts, comme l’illustre le cas des provinces de l’Atlantique où la vente directe est utilisée par une forte proportion de fermes (28 % des fermes) et fournit plus de 50 % des revenus d’exploitation à 58 % des fermes déclarantes.

Figure 4. Orientation et alignement des référentiels des agriculteurs en circuits courts et des référentiels régionaux de l’agriculture au Canada*

Figure 4. Orientation et alignement des référentiels des agriculteurs en circuits courts et des référentiels régionaux de l’agriculture au Canada*

Légende : Pra. = Provinces des Prairies ; Atl. = Provinces de l’Atlantique ; CB = Colombie-Britannique ; ON = Ontario ; QC = Québec

*Toutes les régions affichent des scores moyens plus élevés pour les valeurs alternatives et les fonctions alternatives de l’agriculture que pour celles qui sont conventionnelles, d’après les résultats de l’enquête auprès des agriculteurs en circuits courts. La position des triangles dans le repère reflète le degré de conventionnalisation du référentiel des agriculteurs en circuits courts de la région considérée. La position d’un cercle représente l’orientation dominante du référentiel agricole déduit de l’analyse des lois. Pour une région donnée, plus le cercle et le triangle sont proches, plus on peut conclure que le référentiel des agriculteurs en circuits courts s’aligne avec le référentiel agricole de la région. À l’inverse, lorsque le cercle et le triangle d’une région sont éloignés, cela signifie que pour cette région les agriculteurs en circuits courts ont un référentiel plutôt éloigné du référentiel agricole de la province (ces référentiels sont dits en confrontation).

Discussion

27Les résultats révèlent que dans les régions du Canada avec un référentiel de l’agriculture plutôt conventionnel, les agriculteurs en circuits courts peuvent revendiquer un référentiel relativement alternatif (c’est-à-dire avec un degré de conventionnalisation faible, comme dans le cas des agriculteurs en circuits courts dans les Prairies) ou relativement conventionnel (cas des provinces de l’Atlantique). Ils montrent aussi que c’est dans les situations d’alignement entre les référentiels des agriculteurs dans les SAA et celui de l’agriculture dans la région que la vente directe se développe mieux. Les provinces des Prairies où les référentiels sont en confrontation sont celles où le poids des circuits courts est le plus marginal, que ce soit en ce qui a trait au nombre de fermes faisant de la vente directe aux consommateurs ou en ce qui a trait au pourcentage des revenus d’exploitation provenant de la vente directe.

28La question initiale à laquelle cette recherche répond est de savoir comment les représentations de l’agriculture adoptées par les agriculteurs dans les SAA et les pouvoirs publics façonnent les interactions entre les SAA et divers contextes politiques au Canada. L’analyse d’un corpus de 212 lois en lien avec l’agriculture dans les régions retenues de 2000 à 2021 ainsi que les réponses d’agriculteurs en circuits courts au Canada sur leurs valeurs personnelles et les fonctions les plus importantes qu’ils attribuent à l’agriculture ont fait émerger trois principaux enseignements.

29Le premier est le constat que certaines régions sont plus engagées dans la promotion de valeurs alternatives et le soutien à une agriculture multifonctionnelle que d’autres. Ainsi, le Québec et l’Ontario se distinguent par l’attention portée aux fonctions alternatives dans les textes de loi étudiés. Le deuxième est le fait que les agriculteurs en circuits courts dans les régions étudiées accordent certes un score systématiquement plus élevé pour les valeurs et fonctions alternatives, mais laissent aussi apparaître des représentations régionales spécifiques qui accordent plus ou moins de place aux valeurs et fonctions conventionnelles. Enfin, en mettant les deux séries de résultats en regard, les provinces des Prairies, dans lesquelles la vente directe est proportionnellement la moins présente, apparaissent comme les seules avec des représentations des agriculteurs en circuits courts qui sont en tension avec le référentiel agricole de leur province. Beingessner et Fletcher (2020) ont trouvé des résultats similaires, en utilisant une autre approche, pour le cas spécifique de la Saskatchewan. D’autres travaux permettent de mieux saisir le mécanisme par lequel cette confrontation peut contribuer à marginaliser les circuits courts. Par exemple, cela pourrait passer par l’impact du contrôle croissant de l’agriculture par des investisseurs privés et de grandes corporations sur le prix des terres agricoles, celles-ci devenant progressivement inaccessibles aux jeunes qui veulent démarrer une ferme dans ces régions (Desmarais et al., 2015 ; Magnan et Desmarais, 2017 ; Magnan et Sunley, 2017 ; Magnan et al., 2022 ; Beingessner et al., 2023).

30Les résultats confirment notre hypothèse de départ selon laquelle le référentiel porté par les acteurs dans les circuits courts alimentaires au Canada ne s’aligne pas forcément sur les référentiels sectoriels de l’agriculture dans les différentes régions étudiées, même si l’alignement avec le référentiel sectoriel reste l’orientation dominante. Ils mettent aussi en évidence l’existence de plusieurs modes de cohabitation entre les modèles, qui invitent à dépasser le discours de leur complémentarité pour reconnaître d’autres types de rapport, entre alignement et confrontation. Julia Laforge, Colin Anderson et Stéphane McLachlan (2017) ont eux aussi étudié des interactions allant de l’alignement à l’opposition entre les régulations et les SAA, dans plusieurs provinces de l’Ouest canadien, en Oregon, au Dakota du Nord et au Dakota du Sud aux États-Unis. Ils soulignent, à l’instar de Pierre Gasselin et ses collègues (2021), l’intérêt d’une typologie encore plus fine des interactions entre les modèles et les paradigmes (assimilation, restriction, collaboration, contestation). Notre étude enrichit la littérature existante en montrant aussi que ce n’est pas tant la domination d’un paradigme conventionnel dans le référentiel agricole dominant qui entrave le développement des circuits courts (le cas des provinces de l’Atlantique étant une éloquente exception) que la nature des interactions et le degré d’alignement du référentiel des acteurs des SAA avec le référentiel dominant. Plus de travaux sont nécessaires pour vérifier ces relations encore mal connues. Il serait intéressant aussi d’étudier comment le référentiel porté par les acteurs des SAA influence à son tour le référentiel dominant en agriculture, faisant ainsi des SAA non seulement des « sites de résistance » (Campbell, 2009 : 311), mais aussi des foyers d’influence pour la transition du système alimentaire.

31Une autre contribution de cette étude est d’ordre méthodologique. Elle fournit une méthode simple pour caractériser et comparer des référentiels agricoles et leur évolution sur le long terme, à différents paliers de gouvernement. En effet, les lois constituent une unité facilement accessible et officielle pour collecter et comparer les valeurs et les normes d’un référentiel sectoriel ou dans la société en général. Le même exercice peut être fait pour les réglementations. L’une des limites de ce travail est que les nombreuses réglementations qui accompagnent et opérationnalisent les lois n’ont pas été analysées. Ces réglementations étant souvent plus nombreuses et variées, de futures études pourraient procéder à l’analyse de leur contenu en mettant à profit les méthodes modernes d’études de données massives. De plus, une revue de presse et des entrevues auprès des acteurs (Muller, 2013) pourraient également enrichir et compléter l’analyse pour mieux saisir le contexte propre à chaque territoire. Plus précisément, la représentation sectorielle dans la société civile s’appuie sur une multitude d’acteurs, y compris les groupes de pression, les organismes de bassin versant, les municipalités régionales de comté, tous en lien avec le contexte provincial particulier. Une analyse des discours de ces différents acteurs constitue une piste prometteuse pour approfondir ces dynamiques étudiées dans cet article.

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Notes

1 Dans certains cas, le lien pouvait être plutôt indirect. C’est le cas par exemple de la Loi sur le développement durable adoptée en 2004 au Québec qui vise à responsabiliser tous les ministères (ce qui inclut le ministère de l’Agriculture) en matière de « recherche d’un développement durable, à tous les niveaux et dans toutes les sphères d’intervention […] » (Article 1).

2 Ce découpage géographique pour le Canada est motivé par des raisons méthodologiques (vu le faible taux de réponse obtenu dans certaines provinces) mais se justifie aussi par les rapprochements et différences entre les profils agricoles ainsi que les trajectoires agricoles de ces régions. Voir Gouin (2010 : 213-231).

3 Les provinces de l’Atlantique regroupent l’Île-du-Prince-Édouard, la Nouvelle-Écosse, le Nouveau-Brunswick et Terre-Neuve-et-Labrador.

4 Les Prairies regroupent les provinces de la Saskatchewan, du Manitoba et de l’Alberta.

5 Cette loi enlève l’obligation d’obtenir un permis du ministre pour afficher des panneaux faisant la promotion de produits agricoles ontariens près des axes routiers ou indiquant comment se rendre dans une ferme locale pour acheter des produits de saison.

6 En 2015, un projet de loi similaire à ce que l’on trouve en Ontario pour les produits locaux a été proposé (British Columbia Local Food Act – projet de loi M 222 – 2015) mais n’est finalement jamais devenue une loi (au moment de la rédaction).

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Table des illustrations

Titre Figure 1. Classement des régions et provinces du Canada suivant l’importance des pratiques de vente directe aux consommateurs
Crédits Source : Statistique Canada (2021a, 2021b), Tableau 32-10-0242-01 et Tableau 32-10-0156-01.
URL http://journals.openedition.org/ethiquepublique/docannexe/image/9021/img-1.png
Fichier image/png, 195k
Titre Figure 2. Synthèse des référentiels agricoles des différentes régions au Canada
Légende Légende : Pra. = Provinces des Prairies ; Atl. = Provinces de l’Atlantique ; CB = Colombie-Britannique ; ON = Ontario ; QC = Québec.
URL http://journals.openedition.org/ethiquepublique/docannexe/image/9021/img-2.png
Fichier image/png, 278k
Titre Figure 3. Comparaison des régions en matière de types de valeurs et de fonctions de l’agriculture revendiquées
Légende Les scores varient de 1 à 5, avec 1 = « pas du tout important », 2 = « un peu important », 3 = « important », 4 = « très important », 5 = « fondamental ».
URL http://journals.openedition.org/ethiquepublique/docannexe/image/9021/img-3.png
Fichier image/png, 182k
Titre Figure 4. Orientation et alignement des référentiels des agriculteurs en circuits courts et des référentiels régionaux de l’agriculture au Canada*
Légende Légende : Pra. = Provinces des Prairies ; Atl. = Provinces de l’Atlantique ; CB = Colombie-Britannique ; ON = Ontario ; QC = Québec
URL http://journals.openedition.org/ethiquepublique/docannexe/image/9021/img-4.png
Fichier image/png, 381k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Stevens Azima et Patrick Mundler, « Ancrage institutionnel et politique des systèmes alimentaires alternatifs au Canada : une analyse par les référentiels agricoles de 2000 à 2021 »Éthique publique [En ligne], vol. 26, n° 2 | 2024, mis en ligne le 19 avril 2025, consulté le 12 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/ethiquepublique/9021 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13s4i

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Auteurs

Stevens Azima

Stevens Azima a un doctorat en agroéconomie de l’Université Laval. Il est membre du groupe de recherche Agriculture, Territoires et Développement (http://agriculture-et-territoires.fsaa.ulaval.ca.acces.bibl.ulaval.ca/), professionnel de recherche et chargé de cours à l’Université Laval. Il s’intéresse aux systèmes de valeurs, aux enjeux de genre, à la qualité du travail dans les systèmes alimentaires alternatifs ainsi qu’aux politiques publiques encadrant ces systèmes alimentaires.

Patrick Mundler

Patrick Mundler est professeur titulaire en développement rural à l’Université Laval à Québec. Il a notamment fondé le groupe de recherche Agriculture, Territoires et Développement (http://agriculture-et-territoires.fsaa.ulaval.ca.acces.bibl.ulaval.ca/) et est membre du Centre de recherche sur le développement territorial (CRDT) qui regroupe les chercheurs des universités québécoises travaillant sur les enjeux de développement local et régional. Spécialiste des circuits alimentaires de proximité, ses recherches portent plus globalement sur les relations entre agriculture et territoires.

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Droits d’auteur

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