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- 3 Les parties prenantes sont ici les groupes ou organisations concernés par une politique. Il est à n (...)
1Depuis la Seconde Guerre mondiale, les politiques agricoles et alimentaires visent à stabiliser les prix, à assurer la sécurité alimentaire et à augmenter le niveau de vie des agriculteurs (Gaboury-Bonhomme, 2018). Plus récemment, on assiste à la montée des préoccupations sociétales à l’égard du système agroalimentaire et l’attention se déplace des attentes du monde agricole vers celles des personnes consommatrices et citoyennes (PCC) (Lang, Barling et Caraher, 2009 ; Smith et al., 2016). Dans cette lignée, la Politique bioalimentaire 2018-20251, Alimenter notre monde, du gouvernement du Québec a voulu marquer « un virage en plaçant au cœur de ses priorités les attentes des consommateurs2 et leur santé » (Ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec [MAPAQ], 2018 : avant-propos). Placer les PCC au centre d’une politique est un défi pour diverses raisons. Premièrement, ils forment un groupe hétérogène avec des attentes variées -vis-à-vis du secteur agroalimentaire : aliments abordables, protection de l’environnement, santé et saine alimentation ; revitalisation rurale, etc. (Léger, 2017) Deuxièmement, les PCC – ayant été historiquement moins impliquées dans les discussions autour des politiques agroalimentaires que les parties prenantes3 des filières agroalimentaires (Gaboury-Bonhomme, 2018) – possèdent une connaissance et une compréhension plus limitées de ces politiques (Léger, 2017 ; Saulais, Gaboury-Bonhomme et Tchoupou, non publié). Troisièmement, la population québécoise affiche une ambivalence par rapport aux politiques agroalimentaires. Par exemple, 28 % des Québécois considèrent les gouvernements comme les mieux placés pour les renseigner sur les aliments, situant les gouvernements après le personnel médical (42 %), les scientifiques (35 %) et les producteurs agricoles (30 %) (Léger, 2017).
2Le gouvernement du Québec, s’il n’a pas modifié ses grandes orientations, a néanmoins ajusté sa façon d’intervenir en agroalimentaire à partir des années 1990, amorçant
la transition d’un modèle de gestion publique traditionnel, basé sur le rôle central du gouvernement provincial, vers un modèle de gouvernance laissant plus de place à la participation des parties prenantes de la société civile (privés, syndicaux, non gouvernementaux) (Gaboury-Bonhomme, 2018 : vi).
3Le principe de coconstruction des politiques agroalimentaires commence à émerger durant cette période. Il se matérialise plus clairement lors de l’élaboration de la Politique bioalimentaire 2018-2025. En amont du développement de celle-ci, le MAPAQ organise ainsi des consultations auprès de la population et des organisations de la société civile. Selon son texte officiel, cette politique
est le résultat d’une coconstruction4 avec des partenaires invités au Sommet sur l’alimentation de novembre 2017, conjuguée à la volonté d’engagement des acteurs concernés par le secteur bioalimentaire (MAPAQ, 2018 : 90).
4Elle est
« axée sur un dialogue permanent, en prévoyant des lieux d’échanges réguliers entre les partenaires, en valorisant la coconstruction (nous soulignons) des orientations et des actions ainsi qu’en misant sur leur responsabilité partagée dans la mise en œuvre de celles-ci (MAPAQ, 2018 : 13).
5Alors que la première itération de la Politique bioalimentaire 2018-2025 arrive à son terme et que sa mise à jour est en cours au moment d’écrire ces lignes, cet article revient sur le postulat de la coconstruction et examine les défis associés à ce processus à la lumière de l’expérience de cette Politique. Après avoir présenté les enjeux théoriques de la coconstruction d’une politique et du concept connexe de processus délibératifs, l’article présente, discute et examine à l’aide de documents gouvernementaux, quatre défis identifiés dans la littérature : 1) bien informer les personnes participantes ; 2) créer les conditions propices à une réelle délibération ; 3) soutenir les parties prenantes moins organisées pour qu’elles participent significativement aux délibérations ; 4) intégrer le processus de coconstruction dans la décision politique.
6Selon Laurent Fraisse (2017 : 106), la coconstruction est un « processus institué de participation ouverte et organisée d’une pluralité d’acteurs de la société civile à l’élaboration, au suivi et à l’évaluation des politiques publiques ». Elle contribue à augmenter la confiance des populations et à faire émerger des solutions pour répondre à des enjeux complexes (Blomkamp, 2018 ; Organisation de coopération et de développement économiques [OCDE], 2020 ; Ubertino et al., 2024). Élément incontournable du processus de coconstruction, la consultation des parties prenantes concernées est considérée comme essentielle pour renforcer la gouvernance dans le secteur agroalimentaire (OCDE, 2019).
- 5 Nous traduisons librement le terme co-design, utilisé par Blomkamp (2018), par coconstruction.
7En plus des consultations, un processus de coconstruction doit prévoir des échanges et de la délibération entre les parties prenantes. Selon Emma Blomkamp (2018), la coconstruction5 des politiques valorise la créativité, l’expertise et l’expérience de vie des personnes qui y participent. Pour cette spécialiste, le « co est généralement associé à une abréviation de coopérative ou de collaboration qui s’inspire de la tradition scandinave » (Blomkamp, 2018 : 731) ou encore à l’approche de co-création utilisée au départ dans le secteur privé et plus récemment dans le secteur public. Blomkamp (2018) différencie coconstruction et approches délibératives sur un point : ces dernières mettent l’accent sur des échanges d’argumentaires rationnels et raisonnés, tandis que la coconstruction insiste sur la créativité et l’action. Outre cette différence, ces deux approches, développées surtout aux États-Unis, en Europe et en Océanie (Blomkamp, 2018 ; Foudriat, 2019 ; Fraisse, 2023 ; Ubertino et al., 2024), sont similaires dans leurs objectifs et fonctionnements, et nous les abordons conjointement dans cet article.
8Comme l’explique Lucie Sauvé et Yves Girault (2014 : 2), de nouvelles formes de gouvernance sont associées à une « éthique de la délibération » et à des valeurs comme le dialogue, la transparence, l’imputabilité et l’acceptabilité sociale. Ces modes de gouvernance ont des avantages par rapport à d’autres formes de participation citoyenne, notamment la participation directe (Charbonneau, 2005). Dans le cadre d’une approche délibérative, « l’objectif est d’amener une population à passer du stade de l’opinion publique brute qui se caractérise par l’ignorance et l’irrationalité, au stade du jugement public, lequel est défini comme une vision lucide, stable et rationnelle » (Charbonneau, 2005 : 12).
9Ces processus permettent de mieux tenir compte des points de vue de la population (Ankeny, 2016), qui évalue souvent les risques différemment des spécialistes politiques (Houghton et al., 2008).
10Pour sa part, Blomkamp (2018) soutient que la coconstruction peut mener à des politiques plus efficaces et efficientes, basées sur une meilleure compréhension des enjeux et des besoins des populations ciblées. De même, la coconstruction stimule l’innovation et la recherche de solutions et renforce le capital social, la confiance et la compréhension mutuelle entre les parties prenantes. Les processus de délibération peuvent aussi contribuer à renforcer la légitimité des politiques publiques et à réduire le cynisme du public à l’égard des autorités ; à augmenter la confiance dans les politiques et le secteur agroalimentaire ; à dépolariser des sujets sensibles et complexes ; et à favoriser un dialogue, basé sur des faits et des données probantes, entre des groupes ayant des positions différentes (Ubertino et al., 2024).
11Concomitamment, Benoît Bérubé (2019), Blomkamp (2018), Sauvé et Girault (2014), Hervé Pourtois (2005) et Simone Ubertino et ses collègues (2024) soulignent des défis éthiques importants à relever pour soutenir et garantir le succès des démarches de coconstruction et de délibération : 1) bien informer les personnes participantes ; 2) créer les conditions propices à une réelle délibération ; 3) soutenir les parties prenantes moins organisées ; 4) intégrer le processus de coconstruction dans la décision politique.
12Pour délibérer adéquatement, les parties prenantes et les PCC doivent connaître le sujet. Cela pose un défi, puisque « bien qu’ils soient spécialistes de leur propre vécu, [les participants] auront probablement besoin de soutien pour s’exprimer et participer de manière significative aux processus » (Blomkamp, 2018 : 733). Ainsi les délibérations entourant la coconstruction d’une politique publique doivent être minutieusement planifiées et préparées, afin que les personnes participantes aient accès à l’information, l’expertise et les données probantes nécessaires sur le sujet discuté, dans un langage et sous une forme qui leur convient (Ubertino et al., 2024).
13Ce défi de l’information est particulièrement présent dans le contexte de la Politique bioalimentaire puisque la population québécoise a une connaissance limitée des politiques et des interventions gouvernementales dans le secteur agroalimentaire. Selon un sondage de 2017, 42 % de la population québécoise considérait que ses connaissances du secteur alimentaire étaient faibles ou très faibles (Léger, 2017). En outre, deux groupes de discussion menés en janvier 2021 ont confirmé le peu de connaissance des PCC sur les interventions gouvernementales dans le domaine agroalimentaire (Saulais, Gaboury-Bonhomme et Tchoupou, non publié). Jade Dostie, Maurice Doyon et Laure Saulais (2023) sont également arrivés à la conclusion que la littératie sur la gestion de l’offre est faible.
14Selon Bérubé (2019 : 13), ce manque de connaissance est « à considérer dans [le] processus consultatif [de la Politique bioalimentaire] en partie calqué sur les désirs de la population, puisque celle-ci ne s’exprime pas nécessairement en bonne connaissance de cause ». Pour informer la population et les parties prenantes qui participent à la coconstruction d’une politique, des activités préparatoires aux délibérations peuvent être organisées, comme des conférences, des ateliers et des consultations. Des spécialistes peuvent également être invités pour éclairer les discussions des personnes participantes (Ubertino et al., 2024).
15Dans le cas de la Politique bioalimentaire, les processus pour l’élaborer ont commencé plus d’un an avant sa parution en 2018, incluant trois rencontres préparatoires qui ont regroupé plus d’une centaine de personnes représentant des organisations et se sont conclues en 2017 par le Sommet sur l’alimentation. Bérubé (2019 : 17) a recensé 138 organisations, qui représentaient
16les consommateurs, l’ensemble de la chaîne bioalimentaire (agriculture, pêches, transformation, distribution de gros, vente de détail, services alimentaires et restauration) ainsi que les représentants des municipalités et des milieux de la santé, de l’environnement, de l’économie, de l’enseignement, de la recherche et autres (MAPAQ, 2018 : 11-12).
17Chacune des trois rencontres préparatoires avait leur thème respectif, soit : À l’écoute des consommateurs d’aujourd’hui et de demain (1), Développement du potentiel de l’industrie alimentaire sur les marchés d’ici et d’ailleurs (2) et Perspectives d’avenir pour les entrepreneurs agricoles et les pêcheurs (3) […] Chaque consultation débutait par la présentation d’un sondage concernant les demandes et attentes des consommateurs ou leurs perceptions et préoccupations des différents acteurs de la filière agroalimentaire. Un conférencier d’honneur s’exprimait ensuite, suivi par trois présentations d’experts selon la thématique de la journée. Les après-midi étaient consacrés à des périodes d’échanges entre les intervenants et plus largement le ministre de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation […] Bérubé (2019 : 11)
18Avant chacune des rencontres, des cahiers d’information ont été publiés par le MAPAQ pour informer les personnes participantes, mais aussi la population en général (MAPAQ, 2016 a, 2016b, 2017b). Après la parution de la Politique bioalimentaire en 2018, la diffusion d’information s’est poursuivie sur un site public consacré à la Politique (Gouvernement du Québec, 2024a) et dans les rencontres annuelles des partenaires au cours desquelles des bilans sont établis des cibles de la politique, des tendances annuelles des ventes d’aliments québécois ainsi que du niveau de connaissance et de confiance des PCC (voir par exemple, Marcellis-Warin, Peignier et Gleize, 2023 ; Parisien, 2024 ; Secrétariat de la Politique bioalimentaire, 2023).
19Globalement, on peut dire que le défi de l’information a été pris en considération dans le cadre de la Politique bioalimentaire. Cependant, cela ne garantit pas que l’information sera utilisée adéquatement pour permettre une réelle délibération ni que tous les enjeux importants pour les partenaires de la Politique sont couverts, particulièrement pour les partenaires les moins organisés, dont les besoins et les attentes, moins visibles, pourraient être moins intégrés au processus.
20Dans les processus de coconstruction, différentes parties prenantes « confrontent leurs points de vue et s’engagent dans une transformation de ceux-ci jusqu’au moment où ils s’accordent sur des traductions qu’ils ne perçoivent plus comme incompatibles » (Foudriat, 2019 : 15). Ces processus sont composés d’étapes de réflexion itératives (Blomkamp, 2018) et impliquent une « évaluation minutieuse et sérieuse des pour et des contre une proposition » (Fearon, 1998 : 63). On peut les associer à des approches abductives, qui combinent savoir des spécialistes et savoir d’expérience des personnes concernées.
21Les processus de coconstruction diffèrent selon leurs objectifs, les parties prenantes engagées, la nature et les types de délibérations, les procédures décisionnelles et leur durée (Foudriat, 2019). Étant donné les exigences qu’impliquent les démarches de coconstruction, celles-ci servent plus souvent à éclairer des enjeux précis et à délibérer au sein de petits systèmes d’acteurs (Blomkamp, 2018 ; Ubertino et al., 2024). Un recensement récent des processus délibératifs dans le domaine agroalimentaire montre qu’ils portent généralement sur un enjeu en particulier comme les biotechnologies, les nanoaliments, les changements climatiques, la taxation des aliments néfastes pour la santé ou le bien-être des animaux (Ubertino et al., 2024). Généralement, un petit groupe de personnes (p. ex. 20), choisies au hasard, est réuni sur une courte période (p. ex. deux fins de semaine). Le recrutement des personnes participantes vise à assurer une représentation inclusive des catégories socioéconomiques concernées par la politique. La discussion est facilitée par l’équipe qui organise, généralement des universitaires, des fonctionnaires ou des organismes sans but lucratif, et son organisation est souvent financée par des gouvernements. Les discussions doivent se faire dans le respect et les décisions sont généralement prises par votes à la majorité (plus d’un tour). Le processus doit être transparent et les résultats sont généralement publiés auprès du grand public et des responsables politiques.
22Dans le cadre de la Politique bioalimentaire, plusieurs activités et rencontres ont eu lieu entre les personnes représentant les partenaires gouvernementaux et la société civile (MAPAQ, 2017a). Les rencontres préparatoires avaient permis des discussions entre les partenaires invités, dont la synthèse servait de base aux discussions en table ronde commune terminant la journée. Lors du Sommet sur l’alimentation en 2017, « le sous-ministre en charge avait alors proposé des ambitions, cibles, vecteurs de croissance, conditions, priorités d’action et mécanismes de mise en œuvre résultants des échanges précédents » (Bérubé, 2019 : 11) sur lesquels les personnes participantes ont pu s’exprimer et participer à un vote consultatif, à l’aide d’un système permettant la présentation des résultats en direct.
23Depuis l’adoption de la Politique en 2018, les rencontres annuelles des partenaires proposent une série de prises de parole (allocutions, conférences, panels), incluant notamment celle du ministre responsable, d’entrepreneurs agroalimentaires, d’analystes du milieu, et de partenaires de la Politique. Des votes consultatifs sont également proposés sur des questions générales liées aux enjeux de la Politique. Cependant, aucun atelier de délibération sur des enjeux précis, en petits groupes, n’y est prévu.
24Cela dit, entre les rencontres annuelles réunissant les partenaires de la société civile, ces derniers sont invités, par le Secrétariat de la Politique bioalimentaire, à se rencontrer en plus petits groupes, selon des catégories décrétées dès 2018 (Gouvernement du Québec, 2024b) : le Groupe consommateur ; le Groupe tertiaire (distribution, détail, restauration) ; le Groupe Production-Transformation ; le Groupe filières sectorielles (séparés en 12 sous-groupes : acériculture, production biologique, porc, etc.) ; et le Groupe territoire (milieux municipal et régional). Les programmes et résultats de ces rencontres ne sont pas publiés sur le site de la Politique bioalimentaire, ce qui a empêché leur analyse. Nous pouvons cependant faire l’hypothèse que leur déroulement est similaire à celles des rencontres annuelles, proposant principalement des allocutions et des tours de table permettant aux représentants du MAPAQ et aux partenaires pertinents de s’exprimer sur leurs attentes et leurs besoins en général, sans prévoir de délibération approfondie sur des sujets en particulier.
25Somme toute, bien que les activités de consultation prévues en amont de la Politique aient permis une certaine coconstruction du contenu de la Politique, on ne peut pas dire que la délibération ait été maintenue au cœur de son processus de suivi et de mise en œuvre. Cela pourrait s’expliquer notamment par l’ampleur des enjeux abordés et par le grand nombre de partenaires impliqués. Pour pallier cette faiblesse, dans la prochaine mouture de la Politique bioalimentaire, des échanges structurés, visant à éclairer et à résoudre des problématiques précises jugées prioritaires, pourraient s’ajouter aux rencontres réunissant des centaines de partenaires et abordant un large éventail d’enjeux. Ces échanges contribueraient à faciliter une réelle délibération, le développement d’argumentaires approfondis, des réflexions itératives ainsi que la recherche de consensus entre les partenaires. Ces échanges seraient accompagnés par des spécialistes en animation et prévoiraient l’apport de spécialistes pour éclairer les questions des partenaires.
26Les formes de gouvernance délibérative peuvent être dominées par des logiques économiques de marché, au détriment de revendications sociales et de « gens ordinaires » (Sauvé et Girault, 2014), et peuvent même être « co-optées par des forces néolibérales, donnant aux participants un faux sentiment d’indépendance et légitimant les priorités des élites » (Blomkamp, 2018 : 738). La délibération ne permet pas toujours de réel dialogue entre les parties prenantes pour coconstruire des argumentaires communs, ces dernières cherchant seulement la satisfaction de leurs intérêts, ou encore, elle exclut les parties prenantes plus vulnérables et moins aptes à argumenter (Pourtois, 2005). Pour éviter ces pièges, il est nécessaire de soutenir les groupes moins organisés ou sous-représentés et de faciliter leur participation pour s’assurer de leur contribution à la coconstruction et aux délibérations.
- 6 Sommet sur l’agriculture québécoise de 1992, Conférence sur l’agriculture et l’agroalimentaire québ (...)
27Comme cela a été vu précédemment, la Politique bioalimentaire 2018-2025 engage une grande diversité de partenaires. Cela montre ainsi un certain aboutissement d’une tendance amorcée depuis la décennie 1990, soit d’inviter une diversité toujours plus grande d’acteurs sociaux lors des grandes consultations sur l’agriculture6 (Gaboury-Bonhomme, 2018). En effet, à chacune de ces consultations se sont ajoutés de nouvelles parties prenantes et de nouveaux milieux. Cette grande diversité des partenaires, et conséquemment des points de vue exprimés, enrichit les résultats des délibérations, et renforce la légitimité des processus. « L’État a réellement permis à des organisations de tous les horizons (mission, taille, statut légal, valeurs et orientations politiques) de s’exprimer sur leur vision du domaine agroalimentaire » (Bérubé, 2019 : 24). En revanche, certains partenaires sont moins organisés que d’autres, ont moins de ressources, ce qui réduit leur capacité de s’informer, de consulter, de se préparer et de développer des argumentaires consistants.
28Le cas des PCC nous intéresse particulièrement dans le cadre de cet article. Selon la littérature grise consultée, ils ont participé au processus de coconstruction de la Politique de trois façons principales (MAPAQ, 2017a). Premièrement, une plateforme sur le Web a été ouverte durant un an (de septembre 2016 à août 2017) par le MAPAQ, permettant à la population de s’exprimer sur les enjeux agroalimentaires. Au total, 48 000 personnes ont visité la plateforme, dont la grande majorité (environ 91 %) était des PCC, et laissé 1 800 commentaires (MAPAQ, 2017b). Il est à noter que ce type de participation directe, bien qu’importante, ne permet pas d’échange et de délibération.
29Deuxièmement, sur les 138 personnes ayant participé à une ou plusieurs des rencontres préparatoires et au Sommet, 17 (12,3 %) étaient associées à la consommation (Bérubé, 2019 : 18). Ce segment était moins représenté en nombre que les représentants de la transformation alimentaire, distribution et restauration ou encore de la production agricole et des pêcheries. En outre, la représentation des PCC est variée en ce qui a trait aux organisations : associations de consommateurs (3), milieu de l’alimentation (5), lutte contre l’insécurité alimentaire (3), groupes écologistes et citoyens (4) et autres associations (2). Fait à noter, les associations de consommateurs ont participé seulement à la première rencontre préparatoire et étaient absentes au Sommet de 2017. L’information disponible ne nous permet pas de déterminer la cause, mais on peut avancer l’hypothèse qu’un manque de ressources soit à l’origine de ces absences.
30Troisièmement, les partenaires de la Politique provenant de la société civile sont invités annuellement à échanger au sein de sous-groupes. Le Groupe consommateur, qui nous intéresse plus particulièrement dans le cadre de cet article, rassemble des organisations engagées dans la saine alimentation, des associations de consommateurs et des groupes environnementaux (Gouvernement du Québec, 2024b). Peu d’information est publiée sur les activités de ce groupe. On peut néanmoins supposer qu’il rencontre des difficultés d’organisation, car la version 2023 de son bilan d’actions n’était pas encore publiée sur le site de la Politique au moment d’écrire ces lignes en 2024, contrairement aux bilans d’autres groupes (Gouvernement du Québec, 2024a). On ignore par ailleurs dans quelle mesure, et comment, le produit de ces échanges contribue aux activités de coconstruction et de délibération ou peut y être assimilé.
31En somme, bien qu’il fût désiré au départ que les PCC soient au centre de la Politique bioalimentaire 2018-2025 et qu’elles aient été consultées à l’aide d’une plateforme électronique en amont de la Politique, la participation de ce groupe demeure inégale et insuffisante, ce qui laisse supposer qu’il a besoin d’un soutien particulier pour contribuer de manière significative aux délibérations. Cela peut s’expliquer par plusieurs raisons qui resteraient à analyser, comme les faibles ressources et capacités organisationnelles des associations qui en font partie, le besoin en informations et données probantes pour développer leurs argumentaires, et la difficulté de trouver des consensus entre des associations hétéroclites.
32Les processus de délibération sont plus souvent utilisés au début du cycle politique, pour préciser des orientations ou pour mieux comprendre les besoins et les problématiques, bien qu’ils puissent être utiles à toutes les étapes, y compris la recherche de solutions et leur mise en œuvre (Blomkamp, 2018 ; Ubertino et al., 2024). Ainsi, les parties prenantes qui se présentent aux délibérations ne participent pas uniquement à la fin du processus de décision, pour réagir à des propositions de politiques construites par des spécialistes, mais tout au long du cycle décisionnel. Le résultat des délibérations est (mais pas toujours) mis par écrit et considéré dans le processus officiel de prise de décision politique (Foudriat, 2019 ; Ubertino et al., 2024). Dans la recension sur les processus délibératifs agroalimentaires menés par Ubertino et ses collègues (2024), seule une minorité d’entre eux ont mené à des recommandations et à des solutions prises en compte par les autorités publiques. La plupart étaient « des exercices académiques [universitaires] visant à comprendre les préférences des citoyens plutôt qu’à engager des dialogues post-délibération avec les autorités publiques sur les résultats » (Ubertino et al., 2024 : 222).
33La Politique bioalimentaire, sans proposer de virage majeur des orientations agricoles du gouvernement du Québec, a cependant innové par la mise en place d’un mécanisme officiel de consultation et de suivi en continu avec l’ensemble de ses partenaires gouvernementaux et de la société civile. Ce mécanisme a ensuite été intégré dans le processus de décision politique du Gouvernement du Québec. En effet, des discussions en sous-groupes et en tables rondes avaient permis la coconstruction d’orientations communes durant les rencontres préparatoires au Sommet sur l’alimentation de 2017 qui ont été ultérieurement validées lors du Sommet (MAPAQ, 2017a). Un document écrit en a découlé, celui de la Politique bioalimentaire 2018-2025 (MAPAQ, 2018), qui a pris la forme d’une Politique gouvernementale. Une telle politique « engage l’ensemble du gouvernement. Pour cette raison, le document énonçant cette politique doit être formellement approuvé par le conseil des ministres, sous la forme d’une décision gouvernementale » (Gouvernement du Québec, 2019 : 5). La Politique n’étant pas un projet de loi, elle n’a cependant pas fait l’objet de discussion entre tous les parlementaires à l’Assemblée nationale, ou en Commission parlementaire.
34La Politique bioalimentaire est la première politique dans ce secteur ayant une portée gouvernementale ; celles qui l’ont précédée étaient ministérielles et relevaient du MAPAQ uniquement. Cela favorise la coordination interministérielle autour des objectifs de la Politique bioalimentaire : 20 ministères et organismes québécois sont engagés dans le processus de mise en œuvre. Le Secrétariat de la Politique, au sein du MAPAQ, en assure la coordination (Gouvernement du Québec, 2024b). Il coordonne notamment la rédaction du Plan d’action 2018-2023, résumant les 1 700 actions concrètes par lesquelles les nombreux partenaires du secteur bioalimentaire, des régions et des gouvernements se sont engagés (MAPAQ, 2021). Finalement, il faut préciser que les plans stratégiques du MAPAQ et des cinq organismes relevant de son ministre (La Financière agricole du Québec, la Régie des marchés agricoles et alimentaires du Québec, la Commission de la protection du territoire agricole, le Conseil des appellations réservées et des termes valorisants du Québec) ont été « révisés pour que la mise en œuvre de la Politique soit au cœur de leurs priorités organisationnelles » (MAPAQ, 2018 : 92).
35La place des PCC dans la coconstruction des politiques agroalimentaires reste essentielle alors que l’on cherche à consolider les connaissances et la confiance du public dans l’agroalimentaire. Les processus de coconstruction et de délibération apparaissent comme des outils de premier plan pour mieux intégrer les PCC dans les cycles de décision politique, pour trouver des solutions aux enjeux complexes auquel fait face le système agroalimentaire et pour augmenter la légitimité des politiques encadrant le secteur. Une bonne opérationnalisation des processus de coconstruction et de délibération est néanmoins essentielle pour éviter les pièges éthiques qu’ils peuvent poser. Un processus mal organisé et mal mené peut avoir des effets contraires à ceux prévus, par exemple en augmentant le cynisme des personnes qui y prennent part et de la population (Blomkamp, 2018).
36L’analyse de la Politique bioalimentaire montre qu’elle a relativement bien relevé deux défis. Premièrement, de l’information, sous forme de rapports de sondage auprès de la population, de résultats de recherche et d’analyse et de bilans, est régulièrement rendue publique par le Secrétariat de la Politique. Deuxièmement, puisque c’est une politique du gouvernement du Québec, elle est intégrée dans son processus décisionnel. Ces deux forces mettent en évidence que la Politique bioalimentaire poursuit la tendance amorcée par le gouvernement du Québec depuis trois décennies de mieux intégrer la société civile dans l’élaboration et la mise en œuvre des politiques bioalimentaires.
37Néanmoins, des défis importants restent à relever dans la coconstruction de la prochaine mouture de la Politique bioalimentaire. Le premier défi est de créer les conditions propices à une réelle délibération entre les partenaires ayant une diversité de points de vue et de connaissances. En ce qui concerne l’intégration des propositions des PCC, on observe, dans le contexte de la Politique bioalimentaire, un relatif manque d’aboutissement du processus de coconstruction qui s’arrête souvent à la conduite de consultations. Même si certaines étapes de l’élaboration de la politique sont parvenues à dépasser cette limite, il apparaît que leur caractère délibératif ne s’est pas toujours maintenu. Il s’agit d’ailleurs souvent d’une limite des processus délibératifs dans la pratique. Le vaste champ couvert par la Politique bioalimentaire semble contribuer à amplifier ce défi, puisqu’il multiplie les groupes-cibles et les domaines à aborder, accroissant par là même à la fois les difficultés organisationnelles et le risque de dilution des propositions émises. Pour aller plus loin dans l’intégration des avis des PCC dans les politiques agroalimentaires, Ubertino et ses collègues (2024) suggèrent d’organiser des activités de coconstruction sur des questions précises, en amont de propositions politiques ou législatives déjà formulées (ou sur le point de l’être). Ces auteurs rappellent l’importance d’employer des méthodes de recrutement des PCC, telles que les échantillonnages stratifiés, qui garantissent que les personnes qui participent au processus représentent une diversité d’origines socioéconomiques et d’expériences vécues. Ils rappellent aussi l’importance d’offrir à ces personnes un accès à l’information dont elles ont besoin pendant le processus, afin qu’elles délibèrent en toute connaissance de cause.
38Le second défi est de veiller à soutenir les parties prenantes moins organisées, notamment les représentants des PCC, dans les délibérations. Une telle démarche pose la question d’une représentation juste et équilibrée des différentes voix. Ces représentants bousculent la culture organisationnelle traditionnelle de la fonction publique, basée sur un modèle weberien et privilégiant les réponses aux demandes de la hiérarchie plutôt que l’organisation de délibérations avec les parties prenantes de la société civile. Des compétences et des ressources particulières apparaissent alors nécessaires pour faciliter les démarches d’intégration des parties prenantes, plus particulièrement des PCC. Ainsi, bien que les processus de délibération soient généralement vécus comme des expériences positives en matière de connaissances et d’engagement pour les personnes qui y participent (Ubertino et al., 2024), ce n’est pas toujours le cas pour le personnel et les responsables politiques. La culture de l’administration publique n’est pas toujours favorable à la délibération, car elle a historiquement le mandat de « gouverner pour la population, au lieu de gouverner avec la population » (Blomkamp, 2018 : 737). Dans les processus délibératifs, il y a une certaine perte de contrôle sur les résultats du processus puisque plusieurs parties prenantes sont interpellées, ce qui peut être déstabilisant pour le personnel politique qui sera responsable de la prise en compte et de la mise en œuvre des résultats (Blomkamp, 2018). Ainsi, il est nécessaire de considérer les besoins du personnel de l’administration publique et de le soutenir dans ce nouveau rôle qu’il a à jouer, soit d’appuyer la coconstruction de politiques, de réelles délibérations entre les parties prenantes et la prise en compte des positions des PCC.
39Enfin, même si de nombreux bénéfices des processus de coconstruction sont mis en avant dans la littérature, par exemple la confiance, la transparence ou encore l’acceptabilité sociale, ces effets n’ont pas, à notre connaissance, été évalués dans le cas de la Politique bioalimentaire. En outre, il est impossible d’associer précisément au recours à la coconstruction les effets mesurés de la Politique bioalimentaire, comme ses effets sur la durabilité des systèmes alimentaires. Cette absence de mesure objective directe demeure un angle mort de l’évaluation de ce type de démarche, qui pourrait être exploré dans les prochaines itérations du processus afin d’en renforcer la crédibilité et d’en permettre l’amélioration continue.