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Gouvernance et transition socio-écologique

Gouvernance collaborative d’un système alimentaire en transition vers la durabilité : Une étude de cas dans la région du Saguenay–Lac-Saint-Jean

Florence Villeneuve, Olivier Riffon et Delphine Lagadec

Résumés

L’article explore les dynamiques collaboratives de la gouvernance alimentaire autour des trois composantes proposées par Kirk Emerson, Tina Nabatchi et Stephen Balogh (2012) : l’engagement fondé sur des principes, la motivation partagée et la capacité d’action conjointe. Par une approche de recherche-intervention, l’étude de cas de la démarche Borée au Saguenay–Lac-Saint-Jean met en lumière les défis rencontrés par les partenaires intersectoriels et les stratégies ayant facilité leur collaboration. Treize entrevues semi-dirigées, une recherche documentaire et une participation active ont permis de documenter le processus de création d’une initiative de gouvernance alimentaire à l’échelle régionale, en utilisant le cadre de la gouvernance collaborative. Les résultats soulignent l’efficacité des mécanismes participatifs pour favoriser la confiance et une compréhension commune. Un leadership pluriel et continu et l’obtention de résultats tangibles en début de démarche sont identifiés comme essentiels pour mobiliser les acteurs. L’article insiste sur l’importance d’expérimenter et de clarifier les rôles avant de formaliser une structure de gouvernance.

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Notes de l’auteur

Les informations relatives à la démarche Borée ont été obtenues à partir de documents internes ainsi qu’à partir d’échanges avec certains membres du comité Borée.

Texte intégral

Nous tenons à remercier les partenaires du comité Borée pour leur contribution à cette recherche. Nous remercions également notre collègue Émilie Houde-Tremblay pour la relecture de cet article.

1L’urgence croissante et la complexité des problématiques telles que l’insécurité alimentaire, la hausse des prix des denrées et les changements climatiques (Hinrichs, 2014) appellent à une transition vers des systèmes alimentaires plus durables (Doucet, 2020 ; Moscatelli et al., 2016).

2Au Québec, comme ailleurs, de nouvelles formes de gouvernance émergent pour mieux comprendre et gérer ces enjeux complexes, comme des conseils de politique alimentaire (par exemple le Conseil du système alimentaire montréalais ou le Conseil de la politique alimentaire de Toronto), des réseaux d’acteurs (par exemple le Réseau des acteurs wallons pour une alimentation durable) ou encore des laboratoires en innovation ouverte (par exemple la démarche du FabRégion Bas-Saint-Laurent). Elles mobilisent activement toutes les parties prenantes autour d’objectifs communs (Bassarab, Santo et Palmer, 2019 ; MacRae et Donahue, 2013). À l’échelle locale, ces initiatives visent à répondre aux besoins des communautés et à ancrer l’alimentation dans les territoires (Rastoin, 2016). Cependant, leur mise en œuvre reste complexe, nécessitant de nouveaux partenariats et une coordination entre des organisations peu habituées à travailler ensemble.

3Au Saguenay–Lac-Saint-Jean (SLSJ), un collectif de partenaires s’est mobilisé afin d’unir leurs efforts pour améliorer le système alimentaire de la région. L’ambition du comité Borée est de taille : favoriser une alimentation suffisante, abordable et saine pour tous, produite dans le respect des ressources et du territoire, tout en permettant le développement d’entreprises prospères.

4Cette mobilisation régionale implique des processus de coordination entre les acteurs intersectoriels pour atteindre leur visée commune. L’approche de recherche-intervention adoptée mobilise des chercheurs et chercheuses qui contribuent à la mise en œuvre de cette démarche tout en documentant les processus de gouvernance alimentaire et en étudiant les facteurs et processus qui ont aidé à structurer le comité Borée.

5Cet article a pour objectif principal d’analyser les dynamiques de collaboration au sein de la démarche Borée. Pour cela, nous nous appuyons sur les trois composantes clés proposées par Kirk Emerson, Tina Nabatchi et Stephen Balogh (2012), soit l’engagement fondé sur des principes, la motivation partagée et la capacité d’action conjointe. Nous souhaitons plus précisément examiner comment ces dimensions se traduisent concrètement dans le contexte de cette initiative intersectorielle.

6Pour ce faire, nous aborderons tout d’abord les enjeux territoriaux de l’alimentation et les défis propres aux systèmes alimentaires, notamment en matière de coordination entre les parties prenantes. Par la suite, en utilisant le cadre conceptuel de la gouvernance collaborative (Ansell et Gash, 2008 ; Emerson, Nabatchi et Balogh, 2012), nous analyserons les facteurs ayant contribué à la mise en action commune des partenaires du comité Borée. Pour finir, nous mettrons en lumière les mécanismes ayant permis d’élaborer une mission partagée, de dépasser les frontières organisationnelles et sectorielles, et de favoriser une approche systémique dans leurs actions.

Problématique : gouvernance collaborative des systèmes alimentaires

7Les systèmes alimentaires englobent l’ensemble des aspects liés à la production, la transformation, la distribution, l’entreposage, la consommation et la gestion des déchets alimentaires, ainsi que leurs impacts sociaux et environnementaux (HLPE, 2014). Depuis quelques décennies, il est largement reconnu que des changements fondamentaux sont nécessaires dans la manière dont les aliments sont produits, transformés, transportés et consommés pour parvenir à un développement durable à l’échelle mondiale (FAO, 2011 ; Gordon et al., 2017 ; IPES-Food, 2015).

8Ancrer l’alimentation dans les territoires constitue un levier pour renforcer la durabilité des systèmes alimentaires (Bissardon et Boulianne, 2016). Le concept de « système alimentaire territorialisé » met en valeur cet aspect d’ancrage territorial des activités agroalimentaires. Un système alimentaire territorialisé peut être défini comme un

ensemble de filières agro-alimentaires répondant aux critères du développement durable, localisées dans un espace géographique de dimension régionale et coordonnées par une gouvernance territoriale (Rastoin, 2015).

9Malgré la reconnaissance grandissante des communautés politiques et scientifiques de la nécessité de modifier nos systèmes alimentaires pour les rendre plus durables, la tâche reste incomplète (Doucet, 2020 ; IPES-Food, 2015). Bien que de nombreuses initiatives pour une alimentation durable émergent, elles demeurent souvent marginales et n’ont pas le degré de cohésion ou de coordination nécessaire pour influencer significativement le système alimentaire conventionnel (Doucet, 2020 ; Brisebois et Audet, 2018 ; IPES-Food, 2015).

10Les systèmes alimentaires sont fréquemment qualifiés de « problèmes complexes » (Miller et al., 2013 ; Gottlieb et Joshi, 2010 ; Story, Hamm et Wallinga, 2009) en raison de leur complexité intrinsèque, de leur caractère mal défini, de la multiplicité des facteurs qui les influencent et de leur nature systémique (Rittel et Webber, 1973). Comme d’autres problèmes complexes, tels que les changements climatiques, leur gestion nécessite une « imagination transdisciplinaire » pour dépasser les perspectives limitées des disciplines individuelles (Harris et al., 2010). Cela souligne une « défaillance sectorielle » où la gestion d’un problème dépasse les capacités d’un seul secteur (Bryson, Crosby et Stone, 2006 : 46).

11Longtemps traités de manière isolée (Roberts, 2011), les enjeux alimentaires exigent désormais une collaboration intersectorielle structurée (Duncan et Claeys, 2018 ; Levkoe, 2014 ; Levkoe et Wakefield, 2014 ; Koschmann, Kuhn et Pfarrer, 2012). Cette transition demande des efforts coordonnés entre divers secteurs, parties prenantes et niveaux politiques, encourageant une gouvernance intégrée et délibérative (Weissman et Potteiger, 2018 ; Kirwan et Maye, 2013 ; FAO, 2011 ; Clapp et Cohen, 2009 ; Getha-Taylor, 2008). La création de nouveaux « espaces de délibération politique » peut alors faciliter l’articulation des points de vue et des objectifs des parties prenantes du système alimentaire (Hospes et Brons, 2016 ; Sonnino, Faus et Maggio, 2014).

12Une telle approche demande une mobilisation des organisations gouvernementales, des municipalités, des administrations régionales, des établissements de recherche, des entreprises et de la population, contribuant selon leur domaine d’expertise et leur niveau d’intervention (Vivre en ville, 2014). Cette gouvernance alimentaire territoriale se structure souvent en instance de réflexion, d’orientation et de planification des activités alimentaires (Rabialahy et Guillaumie, 2022). Les conseils de politiques alimentaires, par exemple, sont une forme de gouvernance qui vise la coordination, le maillage et le partage d’informations entre les acteurs du système alimentaire (MacRae et Donahue, 2013 ; Bassarab, Santo et Palmer, 2019).

13Le modèle de la « gouvernance collaborative » élaboré par Chris Ansell et Alison Gash (2008) et revu par Emerson, Nabatchi et Balogh (2012) amène des éclairages pertinents pour analyser les processus de collaboration entre des partenaires intersectoriels. Ce concept, largement utilisé dans la littérature sur l’administration publique (Emerson, Nabatchi et Balogh, 2012), a été récemment mobilisé pour étudier la gouvernance des systèmes alimentaires (voir, par exemple, Kang, Roggio et Luna-Reyes, 2022).

14Ansell et Gash (2008) ont analysé 137 cas de gouvernance collaborative pour approfondir le concept et identifier les conditions clés de réussite. Ils ont ainsi développé un modèle basé sur cinq variables influençant le succès de ces initiatives : l’historique de conflit ou de coopération, les incitations à la participation des parties prenantes, les déséquilibres de pouvoir et de ressources, le leadership et la conception institutionnelle. Ce modèle établit les fondations des conditions nécessaires pour qu’une gouvernance collaborative soit efficace.

15Emerson, Nabatchi et Balog (2012) ont ensuite enrichi ce modèle en y intégrant d’autres cadres conceptuels pertinents, créant ainsi un cadre général applicable à plusieurs échelles et domaines. Ce cadre s’articule autour de trois dimensions interconnectées : le contexte du système, le régime de gouvernance collaborative et ses dynamiques collaboratives. Ces trois dimensions ont été utilisées pour analyser en profondeur la démarche Borée dans un mémoire de maîtrise (Villeneuve, 2023).

16Cet article se concentre sur la troisième dimension, qui explore comment les acteurs structurent et coordonnent leurs interactions. Ces dynamiques reposent sur un cycle itératif composé de trois composantes clés, soit l’engagement de principe, la motivation partagée et la capacité d’action conjointe (Emerson, Nabatchi et Balogh, 2012). Ces composantes, en interaction continue, permettent de générer des actions collaboratives qui facilitent la coopération, la coordination et la prise de décision collective pour atteindre les objectifs communs du régime de gouvernance collaborative.

17L’objectif principal de cet article est d’étudier les dynamiques de collaboration au sein de la démarche Borée en nous appuyant sur ces trois composantes clés. Nous cherchons à identifier les facteurs et processus qui ont permis la mise en action commune des partenaires et à comprendre les mécanismes favorisant leur collaboration intersectorielle.

Méthodologie de recherche-intervention

Le cas étudié : la démarche Borée au Saguenay–Lac-Saint-Jean

18Le système alimentaire du SLSJ fait face à certains enjeux persistants, dont le manque de main-d’œuvre, l’accès aux terres, la grandeur du territoire et les problématiques de transport et d’entreposage, l’insécurité alimentaire et le gaspillage alimentaire, ce qui a des répercussions sur la santé des individus et des collectivités ainsi que sur la rentabilité des entreprises (Gobeil, Riffon et Villeneuve, 2022). La région possède aussi des atouts pour agir sur les enjeux des systèmes alimentaires, dont une production agricole variée, la présence d’un créneau d’excellence sur l’agriculture nordique, une stratégie de positionnement des aliments locaux, un réseau d’organismes de soutien alimentaire, des mouvements d’agriculture urbaine et communautaire. La région dispose également d’un important bassin d’expertises et de groupes intéressés par les enjeux de l’alimentation avec des réseaux qui sont déjà en action (Gobeil, Riffon et Villeneuve, 2022).

19Dans ce contexte, une démarche de gouvernance alimentaire régionale a vu le jour en 2017 à la suite d’une rencontre des acteurs économiques et sociaux de l’alimentation. Depuis 2018, la démarche, dénommée Borée, est co-portée par un comité de coordination qui réunit des personnes représentant les secteurs économique, sociocommunautaire, environnemental et scientifique, dans une approche systémique et intersectorielle, pour amener des changements durables dans les pratiques. La mission de la démarche est de poursuivre la mobilisation, la collaboration et la concertation régionales dans le système alimentaire territorial, en s’appuyant sur une vision liée à l’identité alimentaire boréale, afin d’en assurer un développement durable (Borée, s. d.).

20Cette mobilisation régionale innovante implique une nouvelle forme de gouvernance, informelle, décentralisée et évolutive (Gobeil, Riffon et Villeneuve, 2022), plus complexe et plus fluide que les bureaucraties traditionnelles (Bryson, Crosby et Stone, 2006 ; Huxham et Vangen, 2005). Elle vise à promouvoir une gouvernance territoriale participative avec une représentation équilibrée des secteurs d’activités. Le comité Borée fonctionne comme un forum régional et se réunit environ toutes les six semaines. De 2018 à 2022, l’animation était assurée par l’équipe de recherche du collectif LAGORA de l’UQAC. Depuis mars 2022, le comité bénéficie d’une ressource à la coordination pour assurer les tâches de logistique et de communication.

21Les grandes étapes de la mobilisation régionale autour de la démarche ont été le déclenchement et la mobilisation initiale (2017-2018), les démarches de consultation En route vers le sommet pour une alimentation durable (2019-2020), la naissance d’une vision commune à travers l’élaboration de la Charte pour l’alimentation boréale (2019-2020), la mobilisation régionale lors du Sommet pour une alimentation durable (2020), la démarche de réflexion sur la gouvernance et la réalisation du Plan stratégique sur l’autonomie alimentaire (2020-2021) ainsi que l’opérationnalisation du Plan stratégique (2022).

L’approche méthodologique

22Une particularité inhérente à notre étude est que l’équipe de recherche agit comme partenaire de Borée. Depuis 2018, l’équipe a participé activement à toutes les rencontres du comité ainsi qu’aux événements organisés. La démarche et les événements ont été animés en utilisant des outils maîtrisés par les chercheuses et chercheurs ainsi que par les étudiants et étudiantes, dans une optique de recherche-intervention favorisant la co-construction de savoirs pratiques et théoriques en matière de gouvernance territoriale. Diverses stratégies de mise en réseau, d’animation, de mobilisation de l’intelligence collective et d’innovation ouverte ont été mises en pratique au sein de groupes de travail portant sur des enjeux spécifiques ou transversaux liés à l’alimentation. L’équipe de recherche a observé les effets de ces démarches, a animé des ateliers de rétroaction et a participé à l’identification collective des processus efficaces et adaptés (Gobeil, Riffon et Villeneuve, 2022).

La collecte des données

23Le projet de recherche-intervention s’est articulé autour d’une participation active aux rencontres et aux initiatives du comité Borée, permettant de formuler plusieurs observations et de mener une recherche documentaire approfondie. De plus, 13 entretiens semi-dirigés d’environ une heure ont été réalisés auprès des parties prenantes impliquées dans la gouvernance alimentaire régionale au SLSJ. Outre un représentant ministériel (1) et deux représentants territoriaux (2), les personnes interviewées représentaient le secteur économique (4), de l’environnement (1), sociocommunautaire (2), de l’éducation et de la recherche (2). Parmi cet échantillon, 6 personnes s’impliquaient dans le comité Borée depuis plus de deux ans et 7 étaient membres du comité depuis moins d’un an. Nous avons utilisé une grille d’entrevue basée en partie sur les modèles de gouvernance collaborative d’Ansell et Gash (2008) et d’Emerson, Nabatchi et Balogh (2012). La grille portait conséquemment sur : l’acteur ou l’actrice, ses motivations et intérêts, ses perceptions des dynamiques et des processus de gouvernance collaborative, et les effets perçus de la démarche. Les entrevues ont été enregistrées et transcrites sous forme de verbatim.

L’analyse des données

24L’analyse des données a été effectuée en deux étapes : les récits phénoménologiques et l’analyse thématique. Les récits phénoménologiques ont été réalisés à partir des méthodes de Stéphanie Gaudet et Dominique Robert (2018) et Pierre Paillé et Alex Mucchielli (2016). Après plusieurs lectures attentives des verbatims, les énoncés révélateurs permettant de saisir l’essence des témoignages ont été extraits. Ces énoncés ont ensuite été regroupés par thèmes pour rédiger un récit phénoménologique reflétant les composantes essentielles de l’expérience étudiée (Gaudet et Robert, 2018 ; Paillé et Mucchielli, 2016).

25Une analyse thématique a ensuite permis de comparer les propos provenant des différents entretiens, et d’en « […] faire ressortir les convergences, les divergences, les fils conducteurs » (Anadon et Savoie-Zajc, 2009 : 2). Les codes initiaux provenaient du modèle théorique de la gouvernance collaborative. Au cours de la recherche, de nouveaux codes ont été ajoutés. Les thèmes étaient regroupés et classés en arbres thématiques, basés sur de grands regroupements thématiques qui se subdivisent en plusieurs axes thématiques selon le phénomène étudié (Paillé et Mucchielli, 2016). Sous forme schématisée, cette méthode permet de représenter l’essentiel du propos abordé dans le matériel à l’étude. Nous avons utilisé un logiciel de traitement de l’information (NVivo version 12) pour faciliter ce travail de codage, de catégorisation et de schématisation.

Les dynamiques de collaboration du comité Borée

26Après quatre ans de collaboration, il est intéressant d’examiner les éléments qui ont contribué à la réussite de la mise en action commune des partenaires du comité Borée. Comment ont-ils réussi à se doter d’une mission commune ? Comment parviennent-ils à dépasser leurs frontières organisationnelles et sectorielles pour travailler dans une approche systémique ? Pour étudier les dynamiques de collaboration dans ce cas d’étude, nous mettons ici en lumière trois principales composantes proposées par Emerson, Nabatchi et Balogh (2012), soit l’engagement fondé sur des principes, la motivation partagée et la capacité d’action conjointe.

Améliorer la communication pour susciter un engagement fondé sur des principes

27Selon Ansell et Gash (2008), au début d’une collaboration, l’objectif principal est de transformer les relations conflictuelles en relations plus coopératives. Emerson, Nabatchi et Balogh (2012) établissent à cet effet que l’engagement fondé sur des principes permet à des acteurs hétérogènes de dépasser leurs différences et de résoudre leurs conflits afin de développer un projet commun. Cela se réalise grâce à un processus continu favorisant un dialogue ouvert, inclusif et respectueux, centré sur la résolution de problèmes ou la création de valeur. Ce processus comprend des phases itératives de découverte, de définition, de délibération et de détermination (Emerson, Nabatchi et Balogh, 2012). Nous examinons ici comment le comité Borée a navigué à travers ces phases, ainsi que les défis rencontrés et les stratégies adoptées.

28Avant de s’engager dans la démarche Borée, les acteurs travaillaient déjà depuis plusieurs années sur les défis liés au système alimentaire, mais de manière plus sectorielle. Comme le soulignent des études sur la collaboration intersectorielle (Levkoe, 2014), les différences importantes en matière de philosophies, de cultures et de valeurs compliquaient initialement les relations entre les secteurs d’activités. Malgré des visions divergentes, les partenaires de Borée ont rapidement convenu de leurs intérêts compatibles. Chaque organisation participante partageait un intérêt commun : l’amélioration du système alimentaire durable en zone boréale. Cet alignement leur a permis de transcender les frontières sectorielles et de s’engager dans une démarche commune, comme le montre l’extrait suivant :

[…] il y a toujours eu cette vision commune d’améliorer le système alimentaire au bénéfice de tous les acteurs, cette volonté commune de s’orienter vers un développement plus durable de notre système alimentaire. (P01)

29Malgré cette intention initiale, les partenaires, provenant de différents secteurs, ont rapidement fait face à un défi d’harmonisation des termes et définitions utilisés. Au début de leur collaboration, il arrivait souvent que des personnes expriment les mêmes idées, mais avec des mots différents, ce qui causait des tensions. Des efforts soutenus ont alors été nécessaires pour définir les concepts et la terminologie commune. Lors de l’élaboration du Plan stratégique sur l’autonomie alimentaire, les partenaires ont commencé par définir de manière consensuelle le concept d’autonomie alimentaire. Cette démarche a permis de créer des critères partagés et d’aligner leurs attentes, dissipant ainsi les ambiguïtés et renforçant la cohésion dans leurs travaux. La mise en place d’un langage commun a ainsi contribué à optimiser l’efficacité des échanges, à réduire les frictions et à économiser du temps et de l’énergie.

30Dans la littérature, la délibération est décrite comme nécessitant un examen réfléchi des questions, l’écoute des perspectives des autres et des stratégies de résolution de conflits efficaces, dans une reconnaissance des intérêts individuels et du bien commun (Emerson, Nabatchi et Balogh, 2012). Les entretiens menés dans le cadre de cette étude ont confirmé que le comité offrait un espace sécuritaire pour cette délibération. Plusieurs personnes ont souligné que les échanges étaient respectueux et que le groupe semblait bienveillant et accueillant. Cependant, il a aussi été mentionné qu’il pouvait y avoir un déséquilibre entre les échanges et les décisions, ce qui a été source de tensions :

[…] la représentativité des différentes sphères du système alimentaire faisait en sorte que des fois, ça pouvait avoir donné une couleur un peu plus importante à ceux qui étaient plus présents en nombre, ou ceux dont la voix était la plus forte. (P04)

31Au début de la collaboration, la participation était ouverte et volontaire, ce qui entraînait la présence d’une à trois personnes par organisation au sein du comité, en fonction de leurs intérêts et de leurs disponibilités. Par la suite, afin d’assurer une représentation équilibrée des divers secteurs du système alimentaire, il a été décidé qu’une seule personne par organisation serait désignée pour siéger au comité. De plus, diverses stratégies favorisant une participation inclusive ont été mises en œuvre durant les délibérations. Des rencontres individuelles ont été organisées pour consulter les participant·es, et des outils de communication tels que des capsules vidéo ont été utilisés pour expliquer et vulgariser des concepts, résultats ou projets en développement. Ces stratégies ont été jugées pertinentes par plusieurs personnes.

32Notre observation des mécanismes de prise de décision au sein du groupe indique que ceux-ci visaient à être inclusifs et à favoriser l’adhésion de toutes les parties prenantes. Les prises de décision au sein du comité Borée semblent avoir majoritairement été prises par consentement, c’est-à-dire qu’aucun membre ne s’opposait à la décision, alors que les initiatives de gouvernance collaborative sont habituellement « orientées vers le consensus » (Ansell et Gash, 2008 : 557). Un facteur qui a pu faciliter les prises de décisions est que certains partenaires affirment avoir souvent fait preuve de discernement, en ciblant les éléments plus ou moins critiques dans les prises de décisions, comme le montre l’extrait suivant :

[…] quand c’était discordant, on continuait le travail, on continuait de s’expliquer les choses, on continuait d’argumenter jusqu’à ce qu’on trouve un moyen de se réunir autour de quelque chose. Donc, ça s’est fait de la sorte. Puis on mettait tout le monde un peu d’eau dans notre vin. (P02)

33Cependant, durant les entrevues, certaines personnes se sont questionnées à savoir si cette façon de faire pouvait aussi être un enjeu, considérant que les décisions prises par consentement ont parfois tendance à ne pas pleinement satisfaire les besoins ou les objectifs de chaque partie prenante. Cette situation illustre la tension entre la nécessité de parvenir à un consensus qui soit significatif pour toutes et tous et l’importance d’intégrer la diversité des points de vue (Huxham et Vangen, 2005). Dans le cas de la démarche Borée, il a toutefois été reconnu que peu de décisions critiques sont prises, étant donné que le comité n’a pas de rôle décisionnel à proprement parler, à l’exception de sa propre structure organisationnelle et de ses procédures.

34À la lumière des résultats, nous observons que l’engagement de principe dans la démarche Borée – soit le processus visant à créer de la valeur et à surmonter les différences au sein du groupe (Emerson, Nabatchi et Balogh, 2012) – repose sur des intérêts communs, des efforts continus pour développer un langage commun, la participation active de toutes les parties prenantes, une communication ouverte et une prise de décision inclusive. Cette approche favorise la création d’un environnement de dialogue sécuritaire et de coopération fructueuse entre les différents partenaires, qui peuvent collaborer pour trouver des solutions innovantes et durables. L’engagement de principe est un facteur qui peut alors encourager la motivation partagée des partenaires dans une gouvernance collaborative.

Renforcer la confiance, la compréhension et l’engagement pour générer une motivation partagée

35L’engagement dans la démarche Borée se manifeste par la mise en commun des ressources humaines et financières nécessaires au bon fonctionnement du comité depuis 2018. Cet investissement témoigne d’une motivation affirmée des partenaires envers la mission commune qui les rassemble. Comme nous le verrons, les dynamiques interpersonnelles et relationnelles qui caractérisent la démarche ont favorisé la confiance, la compréhension et l’engagement entre les partenaires ; composantes essentielles pour générer une motivation partagée, selon le modèle de la gouvernance collaborative (Emerson, Nabatchi et Balogh, 2012).

36La littérature souligne l’importance de la confiance dans la gouvernance collaborative, un aspect qui peut être façonné par une multitude de facteurs (Kang, Roggio et Luna-Reyes, 2022 ; Getha-Taylor, 2012 ; Hanleybrown, Kania et Kramer, 2012 ; Emerson, Nabatchi et Balogh, 2012 ; Ansell et Gash, 2008). Dans le contexte du comité Borée, les entretiens ont d’abord mis en lumière divers obstacles à surmonter pour renforcer la confiance, notamment la persistance des cultures sectorielles. Toutefois, des éléments tels qu’un climat bienveillant, une volonté partagée, le temps et le partage de réussites successives ont été identifiés comme des leviers essentiels pour cultiver la confiance au sein du groupe.

37En cohérence avec l’étude de Heather Getha-Taylor (2012), notre analyse de la démarche Borée a mis en lumière l’affiliation sectorielle comme un frein à la compréhension et à l’établissement de la confiance. Comme dans toutes collaborations intersectorielles, les différences entre les partenaires sont importantes : diverses compréhensions des problèmes, contraintes institutionnelles et objectifs (Levkoe et Wakefield, 2014 ; Figuière et Rocca, 2012), ce que nous qualifions de « différentes cultures sectorielles ». Plusieurs personnes interrogées ont souligné que l’incompréhension initiale entre les organisations constituait le principal obstacle à la collaboration, surtout lorsque des partenaires devaient prendre des positions divergentes au sein du groupe pour représenter les orientations de leur propre organisation :

Moi j’ai un plan d’action à respecter. S’il disait autre chose, je ne pourrais pas faire les mêmes choses que ce que je fais là. (P03)

38Des efforts considérables ont été déployés pour que les partenaires puissent dépasser leurs propres perspectives et saisir les intérêts, besoins, valeurs et contraintes des autres, conformément à la démarche proposée dans le cadre d’Emerson, Nabatchi et Balogh (2012). Un facteur important a été de nommer ce besoin et de le traiter dans un climat de bienveillance. La collaboration intersectorielle exige assurément de la bienveillance, soit la mesure dans laquelle les partenaires veulent « faire le bien » plutôt que de poursuivre un « motif de profit égocentrique », comme l’ont décrit David Schoorman, Roger Mayer et James Davis (2007), pour pouvoir dépasser les différences et établir un climat de confiance. Les personnes interrogées ont souligné qu’il y avait un respect mutuel entre les partenaires dès le départ et que les enjeux étaient abordés avec respect et ouverture :

Donc il y avait un respect, puis on était capable de batailler, mais autour d’enjeux professionnels, sans que tout le reste y passe. Ce n’est pas l’individu au complet que tu mets de côté, tu comprends le contexte professionnel qui fait que la personne qui parle, ton partenaire, va s’exprimer de telle, telle, telle manière. (P02)

39Le développement de la confiance se construit à travers les interactions répétées entre les acteurs qui travaillent ensemble (Fisher et Brown, 1989). Le temps apparaît donc comme un facteur critique pour le développement de la confiance entre partenaires intersectoriels dans les initiatives de systèmes alimentaires locaux (Kang, Roggio et Luna-Reyes, 2022). Comme l’ont souligné Fay Hanleybrown, John Kania et Mark Kramer (2012 : 4) : « l’impact collectif est un marathon, pas un sprint. Il n’existe aucun raccourci dans ce processus à long terme de changement social ». La plupart des personnes interviewées ont en effet mentionné que le temps leur a permis d’apprendre à se connaître et à travailler ensemble :

Bien, moi je pense que ça a été entre autres de se donner le temps, il y avait… on est allé vraiment avec des étapes. Puis chaque étape a permis de baisser, relever des obstacles, abaisser des résistances. (P04)

40Plusieurs partenaires ont également mentionné l’importance des rencontres en personne, affirmant que cela a contribué à développer de bonnes relations :

On avait le droit de se voir en personnes à l’époque, je pense que ça a joué aussi. S’il avait fallu tout démarrer ça en virtuel, ça aurait été vraiment difficile. (P01)

41À l’inverse, les partenaires ayant rejoint la démarche en cours de route, alors que les rencontres se tenaient principalement en virtuel en raison de la pandémie de COVID-19, ont éprouvé des difficultés d’intégration :

C’était sur vidéo, premièrement. Donc, ça s’est difficile. (P05)

42Ces témoignages confirment que le dialogue en face à face est particulièrement avantageux au départ (Emerson, Nabatchi et Balogh, 2012). Ils mettent en évidence l’importance d’interactions régulières et constructives pour renforcer la confiance entre les partenaires.

43La confiance est essentielle non seulement pour reconnaître, mais aussi pour valoriser les différences entre les acteurs (Daniels et Walker, 2001 ; Gray, 1989). Au fil du temps, les partenaires du comité Borée ont développé une vision partagée de ce qu’ils pouvaient accomplir ensemble. Ce processus de compréhension mutuelle a nécessité des consultations et des réflexions stratégiques approfondies.

44Lors des discussions sur le Plan stratégique sur l’autonomie alimentaire, le groupe a été amené à réfléchir à la place de Borée et aux rôles que le comité pouvait porter. En définissant les rôles collectifs et individuels, les partenaires ont clarifié les raisons de leur collaboration et délimité leur champ d’action. Il convient de souligner que cette compréhension mutuelle des capacités des parties prenantes à travailler ensemble n’est pas figée dans le temps. Elle peut évoluer au fil des circonstances. Un partenaire a ainsi souligné l’importance de :

[…] se ramener aux objectifs, rappeler les objectifs, se rappeler tous ensemble pourquoi on est là, qu’est-ce qu’on fait, où on s’en va, puis rappeler les rôles de chacun. (P03)

45L’un des premiers objectifs de la démarche Borée était de favoriser un apprentissage mutuel entre les partenaires, un aspect identifié par Emerson, Nabatchi et Balogh (2012) comme essentiel au succès d’une initiative collaborative. Cet apprentissage permet de capitaliser sur les forces individuelles et de développer des partenariats solides. Au début de la démarche, les partenaires se connaissaient peu et n’avaient pas l’habitude de travailler ensemble. Pour y remédier, certaines rencontres ont été en partie consacrées à la présentation des champs d’intervention, des rôles, des intérêts, des besoins et des enjeux de chaque partenaire. Malgré ces efforts, plusieurs personnes ont souligné n’avoir qu’une connaissance superficielle des mandats des autres, ce qui peut constituer un enjeu :

[…] les attentes versus ce que peut faire l’autre ne sont pas toujours réalistes, considérant que les autres ne connaissent pas toujours nécessairement c’est quoi notre terrain de jeu, qu’est-ce qu’on est capable de faire. (P07)

46Ansell et Gash (2008) soulignent que l’atteinte de résultats concrets au début de la démarche permet d’instaurer et d’entretenir la confiance entre les partenaires. Les activités de collaboration intersectorielle, réalisées sur une longue période, posent un défi en ce qui a trait à la mobilisation des partenaires. Dans la démarche Borée, se fixer des objectifs réalistes et les atteindre progressivement semble avoir aidé le groupe. Les actions de collaboration ont généré des « petites victoires », renforçant ainsi la motivation à agir collectivement (Ansell et Gash, 2008). Partager des réussites successives a entraîné des « boucles de rétroaction rapides », renforçant la dynamique et motivant les partenaires à poursuivre leur engagement (Kania et Kramer, 2011). Chaque étape permet ainsi, au fil du temps, d’abaisser les résistances et de surmonter des obstacles, rapprochant les intérêts des différents secteurs. Les participant·es ont reconnu que les travaux collectifs ont permis d’apprendre à se connaître et d’apprécier la valeur de leur collaboration :

[…] on a commencé par des petits succès en commun. Juste l’organisation des événements pré-Sommet. De partager quelque chose, une réussite en commun, puis d’en être fier, ça renforce le lien qui nous unit. Et ça, ç’a été super, super de voir qu’on pouvait participer les uns les autres à quelque chose, à une œuvre collective, qu’on n’était pas chacun de notre côté, avant d’appréhender la plus grosse patente. (P02)

47Éventuellement, les partenaires développent une confiance et une compréhension mutuelles, ce qui favorise leur engagement, alimentant ainsi un cercle vertueux (Emerson, Nabatchi et Balogh, 2012). Ce lien étroit est au cœur de la dynamique collaborative, nécessitant une participation continue des parties prenantes (Cleveland et al., 2014). De fait, 6 organisations ont participé à plus de 30 rencontres du comité Borée de 2018 à 2022, bien que des variations individuelles aient été observées. Les rencontres, d’une durée moyenne de deux à trois heures, témoignent généralement d’une implication active des partenaires, bien que certains puissent participer moins activement.

48Nos données montrent que l’engagement varie selon les sujets discutés et les intérêts des participant·es. Pour garantir un engagement partagé, il est important d’aborder les thèmes de manière à intéresser toutes les parties prenantes, même celles pour qui ces sujets semblent initialement éloignés. En effet, certains membres voient les enjeux des systèmes alimentaires comme centraux à leur mission, tandis que pour d’autres, ils sont périphériques. Bien que les sujets discutés soient intéressants, le temps consacré peut parfois sembler inefficace, influant ainsi sur l’engagement. Plusieurs personnes ont alors fait remarquer que les discussions dans le comité créent une « zone de contact » où des protagonistes aux objectifs distincts peuvent converger vers une vision commune. Toutefois, il est nécessaire de trouver des points de convergence pour faciliter ces échanges :

Donc il faut travailler cette zone de contact là. Mais c’est sûr que je ne peux pas prendre 100 % full place dans le sens où c’est une zone de contact. C’est juste une facette de mon travail. (P07)

49Ainsi, la confiance, la compréhension mutuelle et l’engagement ont été identifiés comme des facteurs clés pour stimuler une motivation partagée, facilitant la création d’une capacité d’action collective au sein du comité Borée.

Générer une nouvelle capacité d’action conjointe

50La collaboration au sein du comité Borée vise à aborder les enjeux du système alimentaire au-delà d’une approche sectorielle, ce qui nécessite la création d’une « nouvelle capacité d’action conjointe » (Emerson, Nabatchi et Balogh, 2012 : 14). Pour ce faire, une gouvernance participative a dû être mise en place où le leadership, les connaissances et les ressources sont partagés entre les partenaires. En plus du leadership initial de certains acteurs qui a impulsé la collaboration, trois autres formes de leadership ont joué un rôle essentiel dans les processus du comité Borée : le facilitateur/médiateur, le traducteur et le rassembleur.

51L’étude de Linden (2010) souligne qu’un médiateur ou une médiatrice peut instaurer la confiance dans un groupe par les actions suivantes : partager l’information, travailler à l’établissement de relations, faire preuve d’ouverture, offrir de l’aide, respecter les engagements et gagner la confiance des autres en « partageant le mérite, en gardant les confidences, en étant digne de confiance » (Linden, 2010 : 60). Nous considérons que l’équipe de recherche du collectif LAGORA de l’UQAC a rempli ce rôle en animant le comité de 2018 à 2022. Les participant·es ont perçu que le chercheur, dans son rôle d’animateur, a maintenu un climat de respect et de soutien mutuels, encouragé une participation active, dirigé le processus tout en restant neutre quant au contenu, renforcé les compétences collaboratives du groupe, et intégré une diversité d’intérêts dans les délibérations, conformément aux principes de ce type de leadership énoncés dans la littérature (Thibaut et Vigneron, 2022 ; Koschmann, Kuhn et Pfarrer, 2012). Les répondant·es ont exprimé leur confiance envers l’animateur pour aborder leurs préoccupations. De plus, la présence d’un chercheur, perçu comme impartial, a permis de traduire les différentes réalités des acteurs, en tenant compte des diverses cultures sectorielles au sein du comité et des différentes approches de travail, ce qui peut également être interprété comme un rôle de traducteur interdisciplinaire.

52Certains membres du comité ont également joué le rôle de rassembleur en raison de leurs liens préexistants étroits avec divers secteurs représentés. Leur historique positif de collaboration a rapidement établi leur crédibilité, facilitant la consolidation et la conciliation des divers acteurs. Dotées d’une compréhension approfondie des réalités de chacune des parties prenantes, ces leaders étaient souvent capables de recentrer les discussions et de maintenir un état d’esprit positif et inspirant pour stimuler la motivation du groupe :

Elle, elle prenait juste le temps de dire « Rappelez-vous que ce qu’on fait, c’est hot, puis il y a bien des gens qui ne sont pas capables de le faire », puis ça, moi à chaque fois, ça me faisait du bien, ça faisait du bien au groupe. (P01)

53Pour générer une nouvelle capacité d’action conjointe, en plus d’un leadership partagé, il est essentiel de favoriser la circulation et la création de connaissance. Selon Emerson, Nabatchi et Balogh (2012), ces connaissances peuvent émerger de savoirs partagés entre les organisations ou être produites collectivement. Participer à la démarche Borée semble avoir favorisé l’acquisition de telles connaissances. Cependant, bien que les partenaires montrent un intérêt pour l’échange d’informations, un défi persiste quant à la circulation efficace de ces connaissances, qui peut dépendre du niveau de confiance entre les acteurs et de l’efficacité des mécanismes d’animation. La génération collective de connaissances demeure donc un enjeu. Pour favoriser l’intelligence collective et l’innovation, il est recommandé d’accorder plus de temps aux discussions et aux réflexions durant les rencontres. Deux propositions ont émergé des entrevues : organiser plus de discussions en petits groupes pour approfondir les réflexions sur des sujets précis, et analyser les idées émises pour en tirer des observations pertinentes à discuter ensuite en groupe.

54Un autre élément clé pour favoriser l’action conjointe est la capacité à partager des ressources, ce qui permet d’optimiser les ressources rares (Thomson et Perry, 2006). Pour le comité Borée, le temps est une ressource limitée pour les organisations impliquées. Des participant·es ont mentionné, durant les entretiens, la difficulté de jongler entre leurs multiples responsabilités et le suivi des activités de Borée, souvent relégué au second plan. Il est observé que les ressources peuvent être distribuées de manière inégale parmi les participant·es (Bryson, Crosby et Stone, 2006 ; Huxham et Vangen, 2005). Cependant, le partage de ces ressources, selon les capacités de chaque partenaire, peut contribuer de manière significative à l’atteinte collective des objectifs fixés (Emerson, Nabatchi et Balogh, 2012).

55Les membres du comité Borée ont su mettre en commun diverses ressources, telles que leur expertise, un réseau étendu de partenaires et de collaboratrices et collaborateurs, des ressources financières, ainsi qu’un soutien technique et logistique, ce qui a contribué au succès de l’initiative. La diversité et la pertinence de l’expertise des partenaires leur ont permis de répartir efficacement les tâches et de tirer parti de leurs compétences individuelles :

Chacun a ses forces et on a tous nos leviers, mais mettons-les en commun, unissons ces forces-là pour être capables après ça d’aller optimiser nos chances de succès. Ça aussi, je pense que c’est une condition gagnante. La diversité des acteurs était complexe à gérer, mais en même temps, c’est ça qui a amené la richesse de notre démarche. (P04)

56La présence d’un vaste réseau de collaborateurs et collaboratrices représente aussi un avantage important pour le comité Borée. En effet, la plupart des partenaires possèdent des degrés de centralité élevés, selon la théorie des réseaux sociaux (Keeling et Eames, 2005), ce qui leur permet d’agir comme des intermédiaires entre les différents acteurs (Krinsky et Crossley, 2014). De plus, plusieurs partenaires occupent des positions hiérarchiques importantes au sein de leur organisation, ce qui leur confère un pouvoir d’influence et un accès à des leviers importants tels que les programmes de financement, les budgets et les liens politiques.

57En début de démarche, la capacité à mobiliser des ressources humaines et financières a permis de concrétiser plusieurs initiatives, telles que l’engagement de consultant·es, la création de supports visuels attractifs et l’organisation d’événements. Ces efforts ont également été soutenus par l’obtention de divers financements pour des projets comme la Charte pour l’alimentation boréale, le Sommet pour une alimentation durable et le Plan stratégique sur l’autonomie alimentaire.

58Une autre ressource à souligner est le soutien technique et logistique, qui a pris plusieurs formes pour le comité Borée. Tout d’abord, un organisme fiduciaire a assumé les responsabilités financières et le dépôt des demandes de financement. En effet, comme le comité n’est pas une entité juridique à part entière, ce soutien était essentiel. Ce rôle a été principalement assumé par une organisation à but non lucratif et par un établissement d’enseignement et de recherche. Les partenaires reconnaissent généralement les avantages d’avoir plusieurs fiduciaires, particulièrement dans les premières phases du projet.

59L’assistance logistique a été assurée par l’équipe de recherche de l’UQAC et la coordonnatrice pour l’animation du comité, comme cela a été mentionné précédemment. De plus, des consultant·es externes ont été sollicités pour divers projets. Ces consultant·es ont apporté leur expertise en organisant les activités de consultation, en analysant les données et en produisant les livrables, ce qui a permis de structurer la démarche et de faciliter les délibérations au sein du comité. Les partenaires ont jugé ce soutien bénéfique, mais ont souligné l’importance de la compréhension précise des objectifs et des missions des organisations partenaires pour que l’accompagnement soit réellement efficace.

60Ainsi, pour développer et maintenir la collaboration au sein du comité Borée, plusieurs ressources ont été mobilisées : des ressources financières, de l’expertise, du soutien technique et logistique. La répartition inégale de ces ressources constitue un défi, mais en les mettant en commun, les membres du comité peuvent travailler ensemble de manière plus efficace. Cette approche maximise l’impact des ressources disponibles, encourageant une utilisation plus équitable. De plus, elle renforce la cohésion du groupe en favorisant la collaboration et la solidarité entre ses membres. Tout au long de ce processus, les leaders ont joué un rôle clé en mobilisant et en impliquant les membres du comité pour surmonter les obstacles, permettant ainsi de développer une nouvelle capacité d’action collective et de réaliser des initiatives collaboratives fructueuses.

Conclusion

61Cet article avait pour principal objectif d’analyser les dynamiques de collaboration au sein d’une démarche de gouvernance alimentaire, en prenant pour exemple le comité Borée au SLSJ. Pour ce faire, nous avons utilisé les trois composantes clés d’une collaboration efficace proposées par Emerson, Nabatchi et Balogh (2012), soit l’engagement fondé sur des principes, la motivation partagée et la capacité d’action conjointe. Cette analyse a permis d’identifier les principaux défis et facteurs de succès que peuvent rencontrer ce type d’initiatives intersectorielles lors de leur mise en œuvre.

62Nous avons souligné l’importance de cibler un intérêt partagé par toutes et tous, fondamental pour mobiliser un groupe diversifié de partenaires autour d’un projet commun. Les partenaires s’engagent dans une approche collaborative lorsqu’ils perçoivent les avantages de cette collaboration par rapport au travail individuel, ce qui est souvent le cas dans l’approche des systèmes alimentaires, exigeant la participation de toutes les parties prenantes. Ce processus passe par plusieurs phases, favorisant ainsi le développement d’une confiance et d’une compréhension communes malgré les différences culturelles et sectorielles.

63Plusieurs facteurs ont contribué à instaurer cette confiance et à encourager l’engagement des partenaires. Les mécanismes d’animation participative ont facilité des échanges ouverts et constructifs. La présence de médiateurs et médiatrices a permis de désamorcer les tensions et de traduire les réalités de chacun. De plus, les leaders ont joué un rôle clé en mobilisant leur expertise, leur réseau et en facilitant l’accès aux ressources nécessaires. La mise en commun des ressources a également renforcé la cohésion du groupe.

64Cependant, la gouvernance collaborative n’est pas exempte de défis. Le développement d’un langage commun, la prise de décisions consensuelles représentatives des diverses voix, ainsi que l’engagement sur le long terme sont autant d’obstacles à surmonter. Pour maintenir la mobilisation, il est important de clarifier les rôles individuels et collectifs de la démarche ainsi que de viser des résultats concrets, même modestes au départ, pour démontrer au groupe sa capacité à accomplir des progrès significatifs. En somme, le comité Borée illustre le potentiel des partenariats intersectoriels pour résoudre des problèmes complexes liés aux systèmes alimentaires.

65La gouvernance collaborative reste toutefois un exercice complexe (Ansell et Gash, 2008) et l’étude approfondie de cette expérience offre une occasion significative d’apprentissage. Bien que les connaissances tirées de cette étude ne puissent pas être généralisées, elles peuvent néanmoins enrichir les réflexions des parties prenantes engagées dans le développement d’initiatives de gouvernance alimentaire, que ce soit au Québec ou ailleurs. Ces apprentissages pourraient également trouver des applications dans d’autres secteurs (comme la santé, l’éducation, le tourisme, etc.) ou domaines d’étude impliqués dans des transitions socio-écologiques.

66La littérature croissante sur les initiatives nord-américaines offre un cadre pour situer nos résultats, comme le projet REPSAQ (Recherche participative pour comprendre le système alimentaire de Québec) (voir, par exemple, Boulianne et al., 2019), les études sur le Conseil du système alimentaire montréalais (voir, par exemple, Brisebois et Audet, 2018) et le Conseil de la politique alimentaire de Toronto (voir, par exemple, Blay-Palmer, 2009), ainsi que les initiatives internationales, par exemple le Réseau des acteurs wallons pour une alimentation durable (Thibaut et Vigneron, 2022). Des études comparatives contribueront à renforcer notre compréhension des dynamiques intersectorielles et à promouvoir des stratégies efficaces pour la gouvernance des systèmes alimentaires.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Florence Villeneuve, Olivier Riffon et Delphine Lagadec, « Gouvernance collaborative d’un système alimentaire en transition vers la durabilité : Une étude de cas dans la région du Saguenay–Lac-Saint-Jean »Éthique publique [En ligne], vol. 26, n° 2 | 2024, mis en ligne le 19 avril 2025, consulté le 23 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/ethiquepublique/9156 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13s4l

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Auteurs

Florence Villeneuve

Florence Villeneuve, titulaire d’une maîtrise en études régionales de l’UQAC, s’est spécialisée dans la gouvernance participative pour la transition socio-écologique et la gouvernance collaborative des systèmes alimentaires. Son mémoire de maîtrise, basé sur une étude de cas dans le Saguenay–Lac-Saint-Jean, explore les défis et les réussites de telles démarches.

Olivier Riffon

Olivier Riffon est professeur en éco-conseil à l’UQAC, spécialiste des mécanismes territoriaux de la transition socio-écologique, de gouvernance coopérative, et d’intégration des méthodes participatives aux processus de transition socio-écologique et de développement durable. Il est membre du CIRODD, du CRDT et du CÉLAT. Il est membre associé du CISD de l’UQAC et du CRISES de l’UQAM.

Delphine Lagadec

Delphine Lagadec détient une maîtrise en études et interventions régionales de l’UQAC, ainsi qu’une formation en management du sport et en loisir, culture et tourisme. Forte d’une expérience significative dans le domaine des études régionales et en gestion de projets innovants, elle contribue activement à des initiatives de développement durable et de gouvernance participative.

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