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Gouvernance et transition socio-écologique

L’évaluation des systèmes alimentaires urbains à Montréal et dans le monde

René Audet, Éliane Brisebois, Laurence-Emmanuelle Roch et Juliette Vergnet

Résumés

À l’heure de la transition sociale et écologique des systèmes alimentaires, attester des processus de transformation en cours exige de développer des outils de mesure, de suivi et d’évaluation. Il existe d’ailleurs quelques cadres et référentiels visant l’évaluation des systèmes alimentaires dans une perspective de « durabilité » à plusieurs échelles, dont Évaluation en commun, une démarche participative que notre équipe a menée avec des acteurs du système alimentaire montréalais. Le but de cet article est de décrire et comparer quatre cadres qui portent sur les milieux urbains, soit la boîte à outils City-Region Food System, URBAL, SHARE IT et Évaluation en commun. De cette analyse comparative ressortent deux tendances, soit la standardisation des cadres d’évaluation et leur adaptation aux contextes locaux.

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Texte intégral

Cette recherche a été rendue possible par des financements partenariaux provenant du programme Montréal en commun de la Ville de Montréal et le programme des villes intelligentes d’Infrastructure Canada, et du Conseil de politique alimentaire du Système alimentaire montréalais (Montréal Métropole en santé). Les auteurs et autrices désirent remercier ces partenaires, ainsi que deux réviseurs anonymes dont les commentaires ont permis d’améliorer le texte.

Introduction

1Au cours de nos recherches au sein du système alimentaire montréalais (de 2012 à aujourd’hui), nous avons souvent entendu les responsables de projet ou d’organisation affirmer que l’évaluation d’impact constitue à la fois un défi et une contrainte. C’est un défi parce que ces acteurs manquent de compétences en évaluation. C’est une contrainte parce que les bailleurs de fonds exigent de plus en plus souvent que l’on démontre des impacts. Les organisations comme les bailleurs admettent d’ailleurs ne pas toujours bien connaître les impacts des projets qu’ils organisent ou financent. En somme, il y a là un besoin que la recherche partenariale et participative peut aider à combler, et cela se constate aussi dans d’autres contextes urbains un peu partout dans le monde. À preuve, plusieurs cadres d’évaluation des systèmes alimentaires ont émergé récemment par des processus réunissant des chercheurs et des acteurs de la société civile, voire des organisations internationales et d’autres instances de gouvernance. À Montréal, la démarche Évaluation en commun est née dans cette perspective de développer la culture de l’évaluation dans les organisations du système alimentaire.

2Issue d’une recherche partenariale et participative menée par la Chaire de recherche sur la transition écologique avec le Laboratoire d’innovation urbaine de la Ville de Montréal, le Conseil de politique alimentaire du système alimentaire montréalais (Conseil SAM) et de nombreuses organisations de l’économie sociale et du monde communautaire, Évaluation en commun fournit des outils d’évaluation aux acteurs du domaine et permet de générer un portrait annuel de leur impact collectif sur le système alimentaire montréalais. Afin d’élargir notre regard du champ de l’évaluation des systèmes alimentaires urbains (SAU), notre équipe a entrepris de comparer Évaluation en commun avec d’autres cadres similaires. Le présent article aborde d’abord le champ de la gouvernance et de l’évaluation des SAU, puis élabore cinq critères pour comparer les cadres d’évaluation. Grâce à la description et la comparaison de quatre cadres d’évaluation des SAU (Évaluation en commun, City-Region Food System, URBAL, SHARE IT), cet article dégage deux grandes tendances dans ce champ de pratique et de recherche : une standardisation autour de la notion de durabilité et une volonté d’adaptation au contexte local grâce aux méthodes participatives et aux choix des échelles d’évaluation.

La gouvernance et l’évaluation des systèmes alimentaires urbains

3À l’heure de la transition sociale et écologique des systèmes alimentaires, les villes constituent des foyers d’innovation et de transformation majeurs (Morgan et Sonnino, 2010). Les acteurs urbains génèrent non seulement de nouveaux modèles de production, de consommation et d’organisation logistique, mais aussi l’émergence d’une gouvernance alimentaire urbaine de plus en plus formalisée (Moragues-Faus et Morgan, 2015). Les instances municipales y jouent un rôle pivot, mais cette gouvernance des SAU implique aussi une plus grande diversité d’acteurs (Kraak et Niewolny, 2024). Les dispositifs de gouvernance alimentaire (les conseils de politique alimentaire, les partenariats alimentaires, les groupes de pilotage et autres instances de coordination) agissent en effet comme des « espaces de délibération » pour les administrations municipales et d’autres institutions des domaines de l’éducation, de la santé publique, de la planification, ainsi que les organisations de la société civile et du secteur privé qui sont alors toutes appelées à considérer les enjeux alimentaires urbains dans le cadre d’une « action concertée » et d’une promesse de surmonter le problème de la pensée « en silos » (Moragues-Faus et Morgan, 2015 ; Kraak et Niewolny, 2024). À titre d’exemple, à Montréal, la gouvernance alimentaire urbaine est portée par le Conseil du système alimentaire montréalais (Conseil SAM), créé en 2018 pour assurer un rôle-conseil auprès des décideurs de la Ville et organiser un espace de mobilisation et de concertation pour les organisations montréalaises du domaine de l’alimentation. Cette concertation donne lieu à un Plan d’action régional intégré (PARI) que le Conseil SAM met en œuvre à travers plusieurs actions, comme son Forum SAM bisannuel, et l’appui à de nombreux projets qui contribuent à l’accès à une alimentation saine, durable, de proximité et abordable pour tous (Conseil SAM, 2023). Ainsi, le Conseil SAM est-il à la fois représentatif de l’émergence des dispositifs de gouvernance alimentaire urbaine, et emblématique d’une vision large de la sécurité alimentaire et de la durabilité qui inclut notamment les exigences de justice alimentaire (El Bilali et al., 2018).

4Mais comment attester du réel pouvoir transformateur de la gouvernance des SAU, et plus généralement des projets alimentaires urbains ? Dans le champ de la transition vers la durabilité (ou sustainability transitions), par exemple, la recherche sur la gouvernance des enjeux agroalimentaires tend à se concentrer sur les projets et les réseaux de la société civile qui sont souvent considérés à la lumière du concept de niche d’innovation (El Bilali, 2019), soit des espaces protégés des pressions des systèmes dominants et où les innovations dites « radicales » peuvent se constituer en réseau, attirer des fonds et atteindre une plus grande structuration (Grin, Rotmans et Schot, 2010). L’intérêt théorique de cette analyse est que les niches d’innovation sont de potentiels agents de transformation sociale en ce qu’elles arrivent à élaborer de nouvelles pratiques, normes et visions qui offrent des solutions différentes de celles promues dans les régimes sociotechniques dominants. Or, attester de ces processus de transformation dans la réalité exige de développer des outils de mesure, de suivi et d’évaluation qui gagnent par ailleurs de plus en plus d’importance aux yeux des décideurs publics, des chercheurs et des bailleurs de fonds (Fanzo et al., 2021 ; Blay-Palmer et al., 2020). Il existe en outre de nombreux cadres, référentiels et outils visant l’évaluation des systèmes alimentaires dans une perspective de « durabilité » à plusieurs échelles (internationale, nationale et locale) (Mackenzie et Davies, 2019, Blay-Palmer et al., 2020, Prosperi et al., 2015).

5Par exemple, Paolo Prosperi et ses collègues (2015) signalent la présence d’un certain corpus de travaux scientifiques et de boîtes à outils (toolkits) tirés de la littérature grise portant sur l’évaluation de la durabilité des villes et pouvant être utilisés comme base pour l’évaluation des systèmes alimentaires durables. À la suite du Sommet sur les systèmes alimentaires des Nations Unies en 2021, un groupe de chercheurs a proposé l’architecture d’un cadre de suivi du système alimentaire mondial (Fanzo et al., 2021), puis éventuellement un cadre d’évaluation de 50 indicateurs pour dresser l’état du système alimentaire sous le nom de Food Systems Countdown to 2030 Initiative (Schneider et al., 2023). Auparavant, afin de baliser, de normaliser et d’harmoniser les outils et pratiques d’évaluation sur le plan international, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) avait développé un outil d’évaluation de la durabilité des systèmes alimentaires et agricoles (Sustainability Assessment of Food and Agriculture systems [SAFA]) qui s’adresse aux organisations de toutes tailles et aux diverses parties prenantes impliquées dans les chaînes de valeur alimentaires (FAO, 2014). Le guide SAFA est autant un cadre d’évaluation qu’un guide de bonnes pratiques qui décline des outils et des indicateurs dans 21 thèmes et 58 sous-thèmes associés à quatre dimensions de la durabilité : la bonne gouvernance, l’intégrité environnementale, la résilience économique et le bien-être social (FAO, 2014). Le guide SAFA encourage l’adaptabilité et la contextualisation de l’évaluation et offre une conceptualisation plurielle/holistique de la durabilité, laquelle peut être abordée sous plusieurs perspectives (Slätmo, Fischer et Röös, 2017). D’autres cadres peuvent être encore mieux adaptés à l’échelle urbaine, comme celui du Pacte de politique alimentaire de Milan et celui du programme City Region Food System (présenté plus en détail plus loin) (Blay-Palmer et al., 2020). Cependant, Giacomo Coppo, Sarah Stempfle et Matelda Reho (2017) soutiennent que la littérature scientifique ne semble pas avoir accordé suffisamment d’attention à la mise en œuvre de démarches d’évaluation de la durabilité des SAU, alors que Hansson et al. (2024) insistent sur la nécessité de continuer le développement des outils d’évaluation et des indicateurs en fonction de plusieurs perspectives/angles d’analyse des systèmes alimentaires durables.

6Le développement de cadres, de référentiels et d’outils d’évaluation appliqués aux systèmes alimentaires et à leurs dispositifs de gouvernance ne va toutefois pas sans difficulté, notamment en ce qui concerne la définition des concepts comme la durabilité ou la transition socioécologique, leur application à des contextes souvent très locaux et, inversement, la généralisation de résultats locaux à des échelles plus larges, ou encore les contraintes dans l’obtention de données quantitatives et qualitatives (Moragues-Faus et Marceau, 2019). Dans l’idéation et l’élaboration des démarches d’évaluation, tous ces enjeux feront éventuellement l’objet de décisions déterminant les possibilités subséquentes de collecte de données et de généralisation des résultats, ainsi que l’ampleur du fardeau et du coût que représentera l’ensemble du processus. Ces décisions sont aussi importantes parce qu’elles conditionnent les types d’impacts et de transformations qu’un cadre d’évaluation donné peut mesurer.

7C’est pourquoi nous avons voulu dans cet article présenter un portrait des configurations que prennent les cadres d’évaluation des systèmes alimentaires urbains. Notre objectif consiste à décrire et comparer les stratégies préconisées dans l’évaluation des systèmes alimentaires urbains pour 1) dégager les traits communs et distincts ainsi que les tendances générales ; et 2) montrer les spécificités de la démarche Évaluation en commun.

Méthode

8En plus d’Évaluation en commun, trois autres cadres ont été choisis sur la base de deux critères de sélection. Le premier critère est l’utilisation de ces cadres dans des contextes urbains. À ce titre, nous avons exclu le guide SAFA, qui s’apparente davantage à un référentiel pour la mise en place de cadres d’évaluation, et qui ne cible donc pas le contexte urbain en particulier. Le deuxième critère est la disponibilité d’une quantité suffisante d’information pour documenter nos cinq critères de comparaison. La disponibilité d’information est un facteur déterminant dans le choix des critères de comparaison, car nous n’avons pas toujours eu accès aux récits de mise en œuvre ou aux rapports d’expérience de ces cadres. Les aspects très opérationnels de l’évaluation comme la collecte des données, les modalités de réponses aux indicateurs et même parfois les listes d’indicateurs ne sont pas systématiquement accessibles. Ainsi, nous avons limité notre analyse aux aspects plus structurels des cadres d’évaluation. Les critères de comparaison sont regroupés en trois axes : 1) les démarches à l’origine des cadres d’évaluation (orientation, participation, échelle) ; 2) leurs visions du changement ; 3) les indicateurs qu’ils proposent. Nous décrivons ici ces éléments et critères de comparaison.

Les démarches d’élaboration des cadres d’évaluation

9Parce que l’évaluation mène à la génération de données et d’informations, les cadres d’évaluation peuvent servir à la planification, l’auto-évaluation, l’élaboration de politiques ou de processus de certification, et ce, à diverses échelles (mondiale, nationale, régionale, municipale, etc.) (Schader et al., 2014). Cela fait en sorte que les démarches collaboratives au fondement des cadres d’évaluation des systèmes alimentaires peuvent varier considérablement. À des fins de comparaison, nous interrogeons les démarches d’élaboration des cadres d’évaluation de trois manières :

  1. Quelle place tient la participation ? Misant sur l’engagement des parties prenantes (membres et équipe du projet, membres de la population concernée, bailleurs de fonds et autres partenaires) dans la cocréation de la stratégie et des outils d’évaluation, l’approche participative est souvent privilégiée parce qu’elle contribue au renforcement de la collaboration et des interactions, en plus de favoriser l’apprentissage organisationnel (Cousins et Earl, 1992) et l’augmentation du pouvoir d’agir (Fraser et al., 2006). Il existe cependant toute une série de situations où la participation peut, ou non, intervenir. C’est cela qu’il importe de documenter ici.

  2. À quelle échelle des systèmes alimentaires l’évaluation est-elle réalisée ? La question des échelles est souvent appréhendée comme une question géographique : veut-on évaluer le système alimentaire à l’échelle d’un quartier, d’une ville, d’une région, d’un pays ? D’un point de vue plus sociologique, l’échelle peut aussi renvoyer à un niveau d’organisation : évaluer les impacts de projets locaux en alimentation n’est pas la même chose qu’évaluer la gouvernance d’un système alimentaire où interviennent des réseaux d’acteurs institutionnels, philanthropiques, de la société civile, etc. Les décisions sur les échelles sont bien souvent implicites parce qu’elles découlent des besoins identifiés au départ, mais, dans tous les cas, ces décisions conditionnent les possibilités de généralisation et de comparaison des résultats à d’autres échelles.

  3. S’agit-il d’un cadre d’évaluation orienté vers des thèmes ou vers des objectifs ? Selon Prosperi et ses collègues (2015), ces deux modèles sont les plus appropriés pour couvrir l’étendue des enjeux englobés par les systèmes alimentaires urbains, ce qui a été confirmé par les analyses réalisées par Coppo, Stempfle et Reho (2017). Le choix d’un modèle influence la façon dont les indicateurs sont créés ou sélectionnés. Dans une approche axée sur des thèmes (la durabilité, la résilience, etc.), les indicateurs peuvent découler des dimensions de la durabilité (environnement, économie, société, gouvernance, etc.), par exemple. Dans une approche orientée par des objectifs, les indicateurs s’articulent autour d’un objectif global et de résultats souhaités pour mesurer les progrès vers les transformations visées (Moragues-Faus et Marceau, 2019).

Les visions du changement

10Pierre d’assise du cadre d’évaluation, l’élaboration d’une vision ou « théorie du changement » s’appuie idéalement sur un processus rigoureux et participatif, et permet de définir les objectifs à court, moyen et long terme d’un programme ou d’un projet, ainsi que les actions à prioriser pour atteindre le changement souhaité (Taplin et Clark, 2012). Dans le cadre de la transition des SAU, une telle vision peut être portée par un dispositif de gouvernance alimentaire et se traduire dans une stratégie alimentaire urbaine (Moragues-Faus et al., 2013). Des objectifs et priorités des dispositifs de gouvernance alimentaire et de leurs plans stratégiques découle la formulation – explicite ou non – de leur vision du changement. Dans d’autres cas, l’adoption d’une perspective thématique pour guider l’évaluation, comme la durabilité, peut constituer implicitement une théorie du changement. Cela dit, une étude de Helen Coulson et Roberta Sonnino (2019) sur les partenariats alimentaires au Royaume-Uni montre que le contexte socio-spatial propre à chaque lieu exerce une influence importante dans le choix des objectifs et priorités. Et bien que des thèmes, valeurs et principes soient largement partagés à travers les cadres d’évaluation des systèmes alimentaires, ils peuvent être segmentés et hiérarchisés différemment, ce qui permet de les comparer.

Les indicateurs

11Logiquement, les indicateurs découlent de la vision du changement. En formulant des variables quantitatives ou qualitatives, ils permettent en effet de mesurer l’atteinte des changements visés et les impacts attendus d’une intervention, d’une activité, d’un projet, etc. (OECD, 2008 ; Cleveland, Carruth et Mazaroli, 2015). À la base de la génération de données, les indicateurs peuvent faire ressortir des tendances, mettre en lumière des enjeux et des leviers pour la transformation des systèmes alimentaires. Par le fait même, les indicateurs aident les parties prenantes et les décideurs politiques à orienter leurs actions (Prosperi et al., 2015). Un bon répertoire d’indicateurs comporte idéalement un certain nombre de qualités : il est rigoureux, flexible et facile d’utilisation ; il est adapté au contexte local et pertinent culturellement ; il cible les priorités de changement, assure le suivi de l’évolution des actions et contribue à témoigner d’un récit commun du changement (Cleveland, Carruth et Mazaroli, 2015 ; Hansson et al., 2024 ; Moragues-Faus et Marceau, 2019). Afin de comparer les indicateurs des quatre cadres d’évaluation, nous avons plus particulièrement étudié leur articulation aux visions du changement, leur origine et leur adaptabilité aux contextes locaux, ainsi que leurs emprunts aux référents internationaux comme le guide SAFA.

Quatre cadres d’évaluation des SAU comparés

12Nous procédons ici à la comparaison des quatre cadres d’évaluation sélectionnés en deux étapes : il s’agit dans un premier temps de décrire succinctement l’origine, la démarche et le fonctionnement de chacun des cadres d’évaluation, pour ensuite dans un deuxième temps procéder à leur comparaison systématique sur la base des cinq critères développés dans la section précédente.

Évaluation en commun

13Évaluation en commun est une démarche d’évaluation participative amorcée en 2021 par la Chaire de recherche sur la transition écologique de l’Université du Québec à Montréal dans le cadre du programme Montréal en commun (MeC). Ce programme d’innovation (2020-2025) piloté par la Ville de Montréal consiste à expérimenter des solutions pour améliorer la ville, notamment en matière d’alimentation (Ville de Montréal, 2021). Les organisations partenaires du volet alimentaire de MeC visent à optimiser les rouages du système alimentaire local et à renforcer la sécurité alimentaire de la collectivité montréalaise par des projets de pôles logistiques alimentaires, de mutualisation d’équipements ou de processus, de systèmes de coupons nourriciers, etc.

14Une démarche d’évaluation participative a donc été entreprise dès le début du Programme avec ces partenaires par une série de trois ateliers participatifs et plusieurs séances d’accompagnement. Au terme de cette démarche initiale, il en a résulté une théorie du changement pour le volet alimentaire de MeC, un répertoire d’environ 70 indicateurs et des plans d’évaluation pour cinq projets (Brisebois et al., 2022). S’en est suivie une réflexion sur l’usage commun des données générées dans le cadre de cet exercice et sur la valorisation des résultats d’évaluation. C’est dans ce contexte qu’une plateforme numérique a été développée pour colliger les données d’évaluation au moyen de formulaires standardisés et pour présenter les résultats d’évaluation compilés pour l’ensemble des projets sous forme de tableaux de bord. La plateforme a été testée dans un premier temps pour procéder à l’évaluation des activités des projets en 2022.

15Par la suite, le projet est entré dans une phase d’élargissement à l’été 2023 : dans l’esprit de transfert de connaissances et de pérennisation des expérimentations de MeC, le projet a intégré le Conseil SAM. Dès lors, Évaluation en commun est devenue la démarche d’évaluation du Plan d’action régional intégré (PARI) du Conseil SAM. Durant cette transition entre le projet pilote et le projet à l’échelle du système alimentaire montréalais, la théorie du changement, les résultats souhaités et les indicateurs ont été arrimés avec les orientations du PARI. L’équipe a mené des ateliers participatifs à l’été 2023 pour valider la pertinence des indicateurs et favoriser leur appropriation auprès des porteurs de projets dans le système alimentaire. Ces ateliers ont fait partie d’une campagne de mobilisation de juin 2023 à janvier 2024 visant à faire connaître la démarche et à recruter de nouveaux partenaires pour y participer. Au total, ce sont 36 organisations qui ont été rencontrées dans le cadre de la campagne de mobilisation. En fin de compte, 20 organisations ayant inscrit 33 projets ont participé en colligeant leurs données sur les activités de leurs projets en 2023 dans la plateforme Évaluation en commun.

16La théorie du changement d’Évaluation en commun s’articule autour des cinq orientations du PARI du Conseil SAM : 1) renforcer les circuits courts et de proximité ; 2) réduire l’empreinte écologique du système alimentaire ; 3) réduire l’insécurité alimentaire ; 4) augmenter l’accès à une saine alimentation ; 5) renforcer la gouvernance inclusive (Conseil SAM, 2023). Les objectifs et stratégies associés à ces orientations dans le Plan d’action ont été reformulés sous forme de résultats souhaités dans la théorie du changement. Il en découle 12 résultats souhaités auxquels ont été associés des indicateurs. Les résultats souhaités sont pour la plupart transversaux et s’intègrent dans plus d’une orientation du PARI :

  • Plus de connaissances sur les enjeux du système alimentaire ;

  • Une population montréalaise sensibilisée et informée sur les enjeux alimentaires ;

  • Des politiques soutenues et développées pour répondre à divers enjeux alimentaires ;

  • L’agriculture urbaine au service de la communauté ;

  • Des entreprises bioalimentaires et des institutions mieux outillées, formées et accompagnées pour assurer l’accès à une alimentation saine, écoresponsable et locale ;

  • Des processus optimisés grâce à la mutualisation ;

  • Plus de circuits courts et de proximité ;

  • Toute la population, surtout les personnes défavorisées, a accès à une alimentation saine et culturellement appropriée et aux moyens de se la procurer ;

  • Réduction des matières résiduelles ;

  • Réduction du gaspillage alimentaire ;

  • Une gouvernance plus inclusive et transparente ;

  • Des partenariats de qualité, diversifiés, pérennes et mobilisateurs.

17Le répertoire d’indicateurs pour mesurer l’atteinte de ces résultats souhaités en compte 60 (dans la version de 2023, soit une dizaine de moins que dans la version de 2022). Ils peuvent être classés selon les résultats souhaités qu’ils visent à mesurer ou selon 11 catégories thématiques. Celles-ci sont associées aux activités des projets (agriculture urbaine, approvisionnement et distribution alimentaire, mutualisation, etc.) ou sont transversales (partenariats, gouvernance, transfert de connaissance, etc.). Le choix des indicateurs se fait de façon volontaire par les porteurs de projet lors de séances d’accompagnement personnalisées. L’analyse des résultats est réalisée à partir de la mise en commun des données de tous les projets évalués et vise à documenter leurs impacts collectifs à l’échelle du système alimentaire montréalais.

City Region Food System (CRFS) Toolkit

18Le cadre d’indicateurs du City Region Food System (CRFS) Toolkit a été conçu pour aider les villes et les régions à évaluer, planifier et améliorer leurs systèmes alimentaires urbains et régionaux, en mettant l’accent sur la durabilité et la résilience (Carey et Dubbeling, 2017). À la base, le programme CRFS est porté par la FAO et RUAF Foundation (Resource Centers on Urban Agriculture and Food Security). Il propose une approche holistique pour améliorer les systèmes alimentaires en misant sur les dynamiques entre les zones rurales et urbaines (Blay-Palmer et al., 2018) et met l’accent sur la nécessité de l’implication d’une diversité de parties prenantes gouvernementales, institutionnelles, de la société civile et du secteur privé, notamment (FAO, 2023).

19Le cadre d’indicateurs CRFS a été créé à partir de deux rencontres d’experts organisés par la FAO et RUAF en 2015 et 2016 (Carey et Dubbeling, 2017), puis il a été bonifié après avoir été mis en œuvre et testé dans plusieurs contextes urbains différents comme Kitwe et Lusaka, Utrecht, Toronto, Quito et Medellín, lors de la première phase du programme CRFS de 2014 à 2018 (FAO, 2023), ce qui témoigne de son applicabilité dans une variété de contextes régionaux et nationaux. La phase subséquente du programme de 2019 à 2023 a permis de mettre à jour le processus de planification et d’évaluation du programme CRFS en misant sur la consolidation de systèmes alimentaires résilients aux chocs et aux stress, tels que les événements climatiques et les pandémies (FAO, 2023). Les indicateurs font partie d’une boîte à outils visant à soutenir les municipalités dans l’évaluation et la planification de systèmes alimentaires urbains durables et résilients (Carey et Dubbeling, 2017). L’échelle d’évaluation est donc le système alimentaire local/régional.

20Le manuel pour l’évaluation et la planification de systèmes alimentaires villes-régions présente plusieurs modules d’activités participatives à organiser avec certaines ou l’ensemble des parties prenantes impliquées pour élaborer une vision commune des transformations à mettre en œuvre dans le système alimentaire, effectuer la sélection d’indicateurs, identifier les sources de données et choisir des méthodes pour collecter les données, etc. (FAO, 2023) Ce cadre met en interrelation les priorités politiques pour les systèmes alimentaires avec les résultats souhaités sur lesquels pourraient travailler les villes ou régions, et fournit dans sa boîte à outils des outils de planification adaptés. Concrètement, le CRFS définit des objectifs de durabilité (ou résultats souhaités) et, pour chacun de ces objectifs, une « direction de voyage souhaitée », c’est-à-dire un changement souhaité à long terme, et des « zones d’impacts », c’est-à-dire les enjeux clés à mesurer (Carey et Dubbeling, 2017). Dans les grandes lignes, les objectifs généraux suivants, classés par domaine de durabilité, orientent le cadre CRFS :

  • Durabilité économique : augmenter la croissance économique locale et générer une diversité d’emplois et de revenus décents.

  • Durabilité environnementale : améliorer la protection et la gestion des écosystèmes et des ressources environnementales.

  • Durabilité sociale et équité : améliorer la santé, les conditions d’accès à une nourriture saine et culturellement acceptable, les conditions de travail et construire une culture alimentaire locale.

  • Intégration urbaine-rurale : renforcer la production et la chaîne d’approvisionnement de la ville et de la région.

  • Vulnérabilité et résilience : réduire les vulnérabilités et accroître la résilience.

  • Gouvernance alimentaire : améliorer la gouvernance horizontale et verticale et la planification.

21Un ensemble de 210 indicateurs est proposé dans la boîte à outils pour mesurer à la fois les données de base (baseline) et les progrès continus vers la durabilité et la résilience du système alimentaire. Ces indicateurs sont présentés dans une matrice qui combine les dimensions de la durabilité du système alimentaire, les objectifs généraux, les changements souhaités à long terme, les zones d’impact, les objectifs de développement durable de l’ONU correspondants ainsi que des suggestions de sources et de méthodes pour obtenir les données. Bien que le CRFS propose un cadre d’indicateurs détaillé, les villes et les régions sont encouragées à adapter ces indicateurs à leur propre contexte pour mieux répondre aux besoins locaux ou à en développer de nouveaux pour combler les lacunes identifiées (Carey et Dubbeling, 2017).

URBAL

22URBAL est issu d’un projet de recherche participative mené dans plusieurs villes à travers le monde de 2018 à 2020, ayant pour but de développer et tester une méthode de cartographie des chemins d’impact des innovations urbaines sur la durabilité des systèmes alimentaires. Coordonné initialement par le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD) et le Laurier Center for Sustainable Food Systems de l’Université Laurier, le projet vise à soutenir les acteurs sur le terrain, les décideurs publics et les bailleurs de fonds dans la compréhension des impacts des innovations sur les dimensions des systèmes alimentaires durables. URBAL propose une méthode participative pour évaluer les activités, ajuster les actions et enrichir la réflexion stratégique de manière que les résultats d’évaluation puissent renforcer la capacité des acteurs à diffuser leurs innovations et favoriser leur potentiel de réplicabilité (Valette et al., 2020 ; Lepiller et al., 2021).

23L’approche d’URBAL est basée sur la méthode de cartographie des chemins d’impact. Cette méthode met l’accent sur les motifs expliquant un impact et les façons dont il se matérialise, ce qui permet d’aller plus loin que la simple identification des impacts ou des effets d’un programme, projet ou initiative (Valette et al., 2020). En d’autres mots, URBAL s’oriente autour d’une compréhension approfondie des processus de changement plutôt que sur les résultats uniquement (Lepiller et al., 2021). La méthode d’analyse des chemins d’impact permet ainsi de révéler les changements (attendus ou inattendus, positifs ou négatifs) produits par l’innovation en matière de durabilité, ainsi que les éléments facilitant ou freinant ces changements (Intoppa et Valette, 2022). La participation des partenaires et parties prenantes à la cartographie des chemins d’impact et à la sélection des indicateurs favorise une réflexion stratégique pour les acteurs publics et les praticiens désireux de rendre leur action plus durable (Valette et al., 2020 ; Intoppa et Valette, 2022). En ce sens, la méthode proposée par URBAL s’insère dans une conception in itinere de l’évaluation (Intoppa et Valette, 2022), soit une évaluation « réalisée au cours de la mise en œuvre de l’intervention sur laquelle elle porte » et qui vise « à produire des jugements de valeur sur [celle-ci], quant à son effectivité, son efficacité ou encore son efficience » (Baïz, 2022 : 319).

24URBAL évalue des innovations urbaines à la portée plus ou moins grande, et considère leurs répercussions et leur influence au-delà de leur site d’origine (Lepiller et al., 2021). Ces initiatives peuvent être aussi variées qu’un programme de cantines scolaires, une ferme urbaine, un projet de mise en valeur de gastronomie locale, etc. La méthode URBAL a été testée dans une dizaine de villes à travers le monde dans des contextes variés comme Baltimore, Brasilia, Berlin, Cape Town, Hanoï, Milan, Mexico, Montpellier, Paris ou Rabat, ce qui permet de générer des connaissances sur le fonctionnement des innovations alimentaires dans différents environnements culturels, économiques et écologiques (URBAL, 2021).

25Le cadre d’URBAL s’articule autour de cinq dimensions des systèmes alimentaires durables et est inspiré du travail de Nicolas Bricas (2017) sur ce sujet. Chacune des dimensions se déploie en quelques aspects plus précis :

  • Sécurité alimentaire et nutrition : accès, qualité, disponibilité, régularité, santé, etc.

  • Dimension sociale : cohésion sociale, confiance dans le système alimentaire, inégalités, identités et cultures.

  • Dimension économique : emplois décents, équité, résilience.

  • Dimension environnementale : pollution, biodiversité, ressources non renouvelables.

  • Gouvernance : transparence, responsabilité, participation.

26Les aspects inclus dans les dimensions de la durabilité ne représentent pas nécessairement des résultats souhaités à proprement parler, mais plutôt des enjeux à prendre en compte dans le déploiement des actions et dans l’évaluation des impacts.

27URBAL propose divers outils pour mener une démarche d’évaluation collaborative, mais ne fournit pas de répertoire d’indicateurs au-delà des dimensions et des aspects de la durabilité. Il propose plutôt une méthode permettant à ses utilisateurs de sélectionner et d’adapter des indicateurs pertinents dans les cadres normatifs de durabilité locaux et internationaux déjà existants (Intoppa et Valette, 2022). Parmi ces cadres figurent les Objectifs de développement durable de l’ONU (ODD), le Cadre de suivi du Pacte de politique alimentaire urbaine de Milan (MUFPP), le guide SAFA, ou le cadre d’indicateurs CRFS. URBAL propose aussi d’utiliser des référentiels plus locaux adaptés à la zone géographique du projet évalué. Un projet à Montpellier (France), par exemple, s’est basé sur les objectifs de la loi EGalim (protection de la rémunération des agriculteurs) et les objectifs 2PA (politique agroécologique et alimentaire) de Montpellier Méditerranée Métropole. Le but de la démarche est donc d’identifier, de modifier ou de créer des indicateurs d’impact adaptés à l’initiative évaluée (Intoppa et Valette, 2022).

SHARE IT

28SHARE IT est un cadre d’évaluation d’impact sur la durabilité (Sustainability Impact Assessment Framework) élaboré par les chercheurs Stephen G. Mackenzie et Anna R. Davies du Département de géographie du Trinity College Dublin en collaboration avec des initiatives de partage alimentaire de Dublin et Londres, au Royaume-Uni, lors d’ateliers menés en 2018. Il répond à la nécessité d’une évaluation systématique relativement aux enjeux de durabilité pour ces initiatives qui proposent par ailleurs une variété d’activités (touchant par exemple l’organisation de cuisines collectives ou la redistribution de surplus alimentaires) et qui utilisent des technologies de l’information ou de la communication (TIC) pour faciliter leurs activités. Le cadre d’évaluation proposé se veut le plus accessible et transversal possible pour être utilisé par une diversité d’initiatives œuvrant à différentes échelles et dans des villes partout dans le monde (Mackenzie et Davies, 2019).

29Le cadre d’évaluation de SHARE IT a été construit à partir d’un travail de recherche et d’une démarche de co-design. La recherche sur les initiatives de partage alimentaire médiées par les TIC a inclus la création d’une base de données de plus de 4 000 initiatives à travers le monde et un travail de terrain ethnographique dans neuf villes. Les initiatives sont très variées et utilisent diverses formes de TIC telles que des sites Web, des applications et des plateformes de médias sociaux, et fonctionnent à différentes échelles, allant d’opérations très locales à des initiatives agissant dans des villes dans plusieurs pays.

30La démarche de co-design a commencé par une revue des cadres d’évaluation d’impact sur la durabilité existants et des méthodes pertinentes pour l’évaluation dans le contexte des systèmes alimentaires urbains, puis a donné lieu à une série d’ateliers entrecoupée de séances de travail de l’équipe de recherche. Ce processus a notamment permis de recenser les pratiques et les capacités d’évaluation des partenaires, de réviser les indicateurs proposés et créés par l’équipe de recherche et d’identifier les défis associés aux collectes de données pour mesurer l’atteinte de ces indicateurs. Le processus participatif est basé sur l’idée que les porteurs d’initiatives sont les mieux placés pour déterminer leurs buts, recenser leurs pratiques et besoins et exposer leurs capacités en évaluation (Mackenzie et Davies, 2019). La démarche a mené à la création d’une boîte à outils (The SHARECITY Sustainability Impact Assessment Toolkit) comprenant un répertoire d’indicateurs adaptés de référentiels internationaux ou créés spécifiquement pour les initiatives de partage alimentaire et des modèles de sondage pour les collectes de données, par exemple (Davies, Franck et Mackenzie, 2019).

31Le cadre d’évaluation SHARE IT mise lui aussi sur l’évaluation des impacts des initiatives selon les dimensions de la durabilité, mais intègre également une logique orientée par des objectifs. En effet, la vision du changement cherche à intégrer tous les objectifs et impacts souhaités des initiatives de partage alimentaire, y compris la cohésion communautaire, l’inclusion sociale et le bien-être mental et physique, le partage alimentaire étant entendu comme toute action ou activité de partage de nourriture entre individus (comme manger, jardiner ou cuisiner ensemble) ou entre organisations et individus (comme la redistribution de surplus).

32Cette vision du changement ainsi que les indicateurs de SHARE IT s’articulent autour des piliers d’impact de la durabilité et d’un objectif transversal, qui se déclinent en 13 « zones d’impact » (un concept qui s’apparente aux résultats souhaités) (Davies, Franck et Mackenzie, 2019) :

  • Économique : création d’emplois, accessibilité financière des denrées, production facilitée par l’utilisation durable des terres urbaines de la région.

  • Environnemental : pratiques agricoles durables (favorisant la biodiversité, la santé des sols, etc.), réduction des émissions de gaz à effet de serre et du gaspillage alimentaire. 

  • Social : accessibilité alimentaire pour tous et toutes, santé et bien-être citoyen, intégration à la communauté.

  • Gouvernance : contrôle des risques des initiatives alimentaires, planification stratégique et participation des parties prenantes, responsabilité civique.

  • Transversal aux quatre piliers : éducation et sensibilisation pour entraîner des changements de comportements favorables à la durabilité du système alimentaire.

33Les piliers, les aires d’impacts, ainsi que certains indicateurs de la démarche se basent sur les cadres d’évaluation internationaux CRFS et SAFA. Seize des 34 indicateurs de SHARE IT proviennent directement de ces deux cadres, alors que les 18 autres sont issus des ateliers de cocréation menés par les chercheurs avec les participants à la démarche et peuvent avoir été inspirés ou adaptés des cadres de référence internationaux. Les indicateurs de SHARE IT sont également associés aux objectifs de développement durable de l’ONU.

Synthèse

34Le Tableau 1 rend compte de façon succincte de la comparaison des quatre cadres d’évaluation à l’aune des cinq critères. Nous dégageons trois principales analyses de la comparaison : il existe un processus de standardisation de l’évaluation des SAU lié à la notion de durabilité ; les efforts d’adaptation des cadres d’évaluation aux contextes locaux misent sur des usages variés des approches participatives ; la généralisation, l’agrégation et la comparaison des résultats d’évaluation entre plusieurs contextes pourraient être limitées par les choix concernant les échelles d’évaluation et par des efforts inégaux de standardisation et d’adaptation des cadres d’évaluation.

Tableau 1. Comparaison synthétique des cadres d’évaluation des systèmes alimentaires urbains

Évaluation en commun

CRFS Toolkit

URBAL

SHARE-IT

Démarche – Participation

Démarche participative de coconstruction, et mise à jour après analyse du PARI du SAM et de consultation des partenaires lors d’ateliers.

Démarche d’experts internationaux et implication d’une diversité de parties prenantes gouvernementales, institutionnelles, de la société civile et du secteur privé.

Méthode participative pour évaluer les activités, ajuster les actions et enrichir la réflexion stratégique sur les activités.

Processus de co-design animé par une équipe de recherche en collaboration avec des initiatives de partage alimentaire utilisant des TIC.

Démarche – Échelle

Évalue des projets en alimentation pour obtenir un portrait du système alimentaire montréalais.

Porte sur les dynamiques entre les zones rurales et urbaines à l’échelle locale/régionale. Cadre testé dans des villes du nord et du sud.

Évalue des projets urbains d’innovation. Cadre testé dans des villes du nord et du sud.

Évalue des initiatives urbaines de partage alimentaire. Peut être utilisé dans des villes partout dans le monde.

Démarche – Orientation

Orientée autour d’objectifs

Les orientations du PARI du Conseil SAM.

Orientée autour de thèmes

La durabilité et la résilience, pour servir la planification.

Orientée autour de processus et de thèmes

Cartographie des chemins d’impact des innovations urbaines vers la durabilité.

Orientée autour de thèmes et d’objectifs

Évaluation systématique des enjeux de durabilité, intégration des objectifs spécifiques du partage alimentaire.

Vision du changement

Organisée autour de 12 « résultats souhaités » issus du PARI du SAM et d’un processus participatif de co-construction d’une théorie du changement.

Le cadre définit des objectifs associés à des domaines de durabilité. Chacun est accompagné d’une « direction de voyage souhaitée », et de « zones d’impacts ».

Le cadre s’articule autour de 5 dimensions des systèmes alimentaires durables.

La vision du changement et les indicateurs sont organisés autour de quatre « piliers d’impact » de la durabilité et d’un objectif transversal.

Indicateurs

Banque de 60 indicateurs qui mesurent l’atteinte des résultats souhaités. Ils sont aussi classés en 11 catégories thématiques associées aux activités des projets. Le choix des indicateurs se fait de façon volontaire par les porteurs de projets.

Ensemble de 210 indicateurs présentés dans une matrice combinant les dimensions de la durabilité, les objectifs généraux, les changements souhaités à long terme, les zones d’impact, les ODD de l’ONU et des méthodes pour la collecte des données. Le cadre encourage l’adaptation locale des indicateurs.

Les dimensions de la durabilité ne s’accompagnent pas d’indicateurs. URBAL propose plutôt une méthode permettant à ses utilisateurs de sélectionner les indicateurs les plus pertinents, en s’inspirant ou en mobilisant des cadres normatifs de durabilité locaux et internationaux déjà existants.

Le cadre compte 34 indicateurs dont 18 sont issus d’ateliers de cocréation et peuvent avoir été inspirés ou adaptés des référents internationaux, et 16 autres proviennent du cadre CRFS ou SAFA. Les indicateurs sont également associés aux ODD de l’ONU.

Standardisation et adaptation de l’évaluation des SAU

35Parmi les cadres étudiés, seul Évaluation en commun correspond à un modèle uniquement orienté vers des objectifs. Ses indicateurs découlent de « résultats souhaités » qui opérationnalisent en quelque sorte la théorie du changement, elle-même coconstruite avec les partenaires. Quant à elles, les trois démarches comparées sont orientées – du moins en partie – par des thématiques, et particulièrement celle de la durabilité. À l’égard du modèle employé, chacun a sa particularité : le CRFS s’oriente aussi autour du thème de la résilience ; URBAL insiste sur les processus avec son approche des chemins d’impact ; SHARE IT combine les orientations par des thématiques et des objectifs. Toutefois, ces trois cadres d’évaluation tentent d’une façon ou d’une autre d’opérationnaliser la notion de durabilité en construisant leurs visions et leurs indicateurs autour de « domaines », de « dimensions » ou de « piliers d’impact » de la durabilité.

36Ce constat suggère que la notion de durabilité participe d’un processus de standardisation de l’évaluation des systèmes alimentaires urbains. Un autre résultat de la comparaison renforce d’ailleurs cette hypothèse : les indicateurs des trois cadres d’évaluation orientés par la durabilité sont – encore une fois, au moins en partie – empruntés, inspirés ou adaptés de référents internationaux comme le SAFA de la FAO. En outre, URBAL et SHARE IT ouvrent la voie à l’utilisation des 210 indicateurs du CRFS Toolkit dans leur propre cadre d’évaluation. Cette utilisation partagée et répétée des indicateurs de durabilité renforce encore la normalisation et la standardisation de l’évaluation des systèmes alimentaires.

37Que cela signifie-t-il pour Évaluation en commun ? Il s’avère que son modèle orienté par des objectifs n’est pas non plus complètement exempt de références thématiques. Une série de concepts et notions traversent le PARI du SAM, comme les circuits courts, l’empreinte écologique, la sécurité alimentaire, l’accès à la saine alimentation ou la gouvernance inclusive – autant de vocables qui pourraient par ailleurs correspondre à l’une ou l’autre des « dimensions » des systèmes alimentaires durables. Or, si ces thèmes sont prédominants dans Évaluation en commun, alors que la notion de durabilité est absente, c’est parce que le processus participatif à la base des théories du changement les a fait apparaître comme prioritaires. Ce n’est pas étonnant dans la mesure où ces concepts et notions existent concrètement dans le paysage des projets en alimentation à Montréal, par exemple à travers les financements offerts par les instances municipales, de santé publique et des organisations philanthropiques. Cependant, en l’absence d’une notion phare comme la durabilité, et disposant de son propre répertoire d’indicateurs, le cadre Évaluation en commun ne s’inscrit pas directement dans la standardisation de l’évaluation des systèmes alimentaires. Une raison pour cela est que la démarche Évaluation en commun a priorisé dès l’amorce un processus participatif et l’adaptation au contexte montréalais.

38La participation des parties prenantes à l’évaluation des systèmes alimentaires peut prendre plusieurs formes et intervenir à plusieurs étapes de l’élaboration ou de l’application d’un cadre d’évaluation. L’identité des parties prenantes invitées peut aussi varier, ainsi que les approches participatives mobilisées. La démarche Évaluation en commun semble particulière à cet égard, car elle a privilégié la participation dès les étapes initiales de la formulation de la théorie du changement jusqu’à la l’élaboration des indicateurs, et a continué de le faire lors de la phase d’intégration du PARI du SAM et même dans l’accompagnement des projets participants aux campagnes d’évaluation 2022 et 2023. Comme nous l’avons dit précédemment, cette posture est associée à une volonté de s’aligner aux besoins exprimés des partenaires montréalais.

39Cela dit, des processus participatifs interviennent aussi dans les autres cadres d’évaluation, à des échelles et à des étapes variées. Les démarches de conception des cadres font appel à des méthodes comme le « co-design » (SHARE IT) ou des forums d’experts (CRFS) qui impliquent des périmètres plus ou moins larges dans l’intégration des parties prenantes. URBAL se démarque en prolongeant la participation à l’interprétation des résultats d’évaluation et dans la réflexion sur les chemins d’impact des innovations sur la durabilité des systèmes alimentaires urbains. On constate aussi que tous les cadres étudiés laissent beaucoup d’autonomie dans la sélection des indicateurs et favorisent leur adaptation aux contextes locaux.

40La participation des parties prenantes, qui est souvent présentée comme un incontournable dans la littérature consultée, peut donc se réaliser à divers degrés et à diverses étapes de l’élaboration des cadres d’évaluation des SAU. Il n’y a pas nécessairement de contradiction entre la participation et la standardisation, même si les démarches participatives peuvent complexifier la comparaison entre elles (Fraser et al., 2006). Cependant, la standardisation des cadres d’évaluation semble réserver les processus participatifs aux étapes en aval de l’élaboration de la démarche (adaptation des indicateurs, interprétation des résultats), alors qu’une approche plus axée sur l’adaptation au contexte local investit les processus participatifs en amont, avec la conception de la théorie du changement et les décisions concernant l’orientation et l’échelle.

41Enfin, les différences qui existent entre les cadres – notamment dans leur tendance à la standardisation et à l’adaptation – peuvent conditionner les possibilités de généralisation, d’agrégation ou de comparaison des résultats d’évaluation. Chacun des cadres étudiés est approprié pour évaluer des projets alimentaires urbains. Pourtant, un regard comparé sur leurs échelles d’application suggère que tous les cadres n’ouvrent pas les mêmes possibilités d’évaluation du niveau « systémique » urbain. URBAL et SHARE IT, conçus pour évaluer les projets d’innovation urbaine et les initiatives de partage alimentaire respectivement, ne visent pas l’échelle systémique. En se penchant plus particulièrement sur les dynamiques et les flux entre zones urbaines et rurales, le CRFS est plus explicitement ancré dans une perspective systémique. Évaluation en commun a la particularité de prétendre établir un portrait d’un système alimentaire urbain en réalisant une analyse cumulée et, lorsque possible, longitudinale, des résultats d’évaluation des projets. Son association à un dispositif de gouvernance alimentaire, doté d’un plan d’action pensé à l’échelle de la ville, rend possible cette appréciation plus systémique.

42Le choix d’une échelle d’évaluation, tout comme l’enjeu de la standardisation des visions et des indicateurs, contribue donc à déterminer le degré d’adaptation au contexte local (Hansson et al., 2024) et la possibilité de généralisation, d’agrégation ou de comparaison avec d’autres systèmes alimentaires urbains (Moragues-Faus et Marceau, 2019).

Conclusion

43Dans cet article, nous avons comparé quatre cadres d’évaluation des SAU dans le but de dégager des tendances et de situer Évaluation en commun dans ce champ de pratique. Le bilan de cette comparaison, qui a porté sur les démarches (participation, échelle, orientation), les visions du changement et les indicateurs, démontre qu’il existe de nombreuses similitudes entre chacun des cadres d’évaluation. Ils portent notamment l’objectif commun (explicite ou implicite) de contribuer à la durabilité dans les divers systèmes alimentaires grâce à une meilleure connaissance de leurs activités et de leurs impacts. Les quatre démarches valorisent la participation et l’engagement des parties prenantes à des degrés différents, et se distinguent par leur domaine d’application et leur portée systémique.

44À travers ces ressemblances et dissemblances se profilent deux tendances qui paraissent importantes à la fois pour l’avenir de ce champ de pratique, pour la recherche sur les SAU et pour le cas spécifique d’Évaluation en commun. D’une part, il existe un processus de standardisation des cadres d’évaluation qui se matérialise dans le développement et le partage de répertoires d’indicateurs organisés autour des dimensions de la durabilité. D’autre part, l’injonction à la participation et les décisions concernant les échelles incitent à adapter le mieux possible les cadres d’évaluation des SAU aux contextes locaux et aux besoins des parties prenantes. Dans ce portrait, Évaluation en commun est davantage campé dans la seconde tendance. Cette stratégie, cependant, implique une question pour l’avenir : en l’absence de standardisation (des indicateurs notamment), comment sera-t-il possible de comparer, d’agréger ou de généraliser les résultats d’évaluation entre plusieurs villes à des échelles plus larges ?

45Répondre à cette question nécessitera d’ailleurs d’étendre la comparaison des cadres d’évaluation au-delà des aspects plus structuraux abordés dans cet article. Nous considérons que deux avenues de recherche permettraient de mieux comprendre à la fois les tensions entre harmonisation et adaptation, ainsi que les possibilités de généralisation et d’agrégation des résultats entre les différents cadres. Premièrement, il y aurait lieu de comparer les grilles d’indicateurs des différents cadres afin de mesurer comment les démarches orientées vers des objectifs et les démarches orientées vers des thèmes diffèrent en réalité. Ce travail permettrait, deuxièmement, de s’intéresser à l’opérationnalisation concrète de l’évaluation, c’est-à-dire aux enjeux de collecte et d’accès aux données, de leur analyse, et aux multiples défis impliqués par la collaboration d’un grand nombre d’acteurs dans un travail aussi complexe que l’évaluation des systèmes alimentaires (Moragues-Faus et Marceau, 2019).

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Pour citer cet article

Référence électronique

René Audet, Éliane Brisebois, Laurence-Emmanuelle Roch et Juliette Vergnet, « L’évaluation des systèmes alimentaires urbains à Montréal et dans le monde »Éthique publique [En ligne], vol. 26, n° 2 | 2024, mis en ligne le 19 avril 2025, consulté le 16 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/ethiquepublique/9199 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13s4m

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Auteurs

René Audet

René Audet est sociologue de l’environnement, professeur au Département de stratégie, responsabilité sociale et environnementale de l’UQAM et titulaire de la Chaire de recherche sur la transition écologique. Il est spécialiste du discours environnemental, des systèmes alimentaires alternatifs et de la recherche participative.

Éliane Brisebois

Éliane Brisebois est coordonnatrice scientifique du Centre de recherche sur les innovations sociales, après avoir été coordonnatrice et agente de recherche à la Chaire de recherche sur la transition écologique de l’UQAM de 2017 à 2024. Ses recherches portent sur la transition écologique des systèmes alimentaires, la lutte contre le gaspillage alimentaire, la sécurité alimentaire et l’accès à une saine alimentation et l’évaluation.

Laurence-Emmanuelle Roch

Laurence-Emmanuelle Roch est étudiante à la maîtrise en sciences de l'environnement de l'UQAM et œuvre dans le domaine de l’éducation populaire. Ses travaux sont à la jonction de l’intervention sociale, de l’éducation relative à l’environnement et des enjeux alimentaires.

Juliette Vergnet

Juliette Vergnet est diplômée de la maîtrise en sciences de la gestion de l'UQAM. Elle travaille dans le domaine de la lutte contre le gaspillage et l'insécurité alimentaire au sein de l'organisme la Tablée des Chefs.

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