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Gouvernance et transition socio-écologique

La gouvernance coopérative : un levier pour des systèmes agroalimentaires résilients, durables et équitables

Marie-Christine Bélanger, Julie Sage et Andrée-Anne Côté-St-Laurent

Résumés

Le présent article analyse l’impact de la gouvernance coopérative sur la transition vers des systèmes agroalimentaires résilients, durables et équitables. La gouvernance coopérative, caractérisée par sa nature démocratique, transparente et équitable, est présentée comme un levier essentiel pour équilibrer les relations de pouvoir, mobiliser les communautés et encourager la participation active des membres, notamment des femmes et des jeunes. À travers des entretiens et des exemples tirés des projets menés par SOCODEVI dans divers pays, l’article illustre comment cette forme de gouvernance favorise la durabilité écologique, l’inclusion économique et l’équité sociale. Les coopératives, avec leur structure unique, sont mises en avant comme des modèles capables de répondre aux défis actuels et futurs des systèmes agroalimentaires.

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Texte intégral

Les autrices souhaitent exprimer leur gratitude aux personnes ayant participé aux entretiens semi-dirigés ainsi qu’à l’ensemble des membres des coopératives impliquées dans les projets menés par SOCODEVI. Elles adressent également leurs remerciements particuliers à M. Sébastien Girard, conseiller en développement organisationnel chez SOCODEVI, pour sa révision du manuscrit et ses contributions à la réflexion. Enfin, les autrices remercient les personnes ayant révisé ce manuscrit pour leurs commentaires et suggestions qui ont permis son enrichissement.

1La Société de coopération pour le développement international (SOCODEVI), une organisation à but non lucratif active depuis près de 40 ans, soutient des familles et des personnes souvent organisées en coopératives et parfois en associations, à travers des initiatives de développement économique déployées dans des dizaines de pays. Dans la dernière année seulement, 346 coopératives et organisations ont été appuyées par SOCODEVI, et ce, dans près de 20 pays. Les projets menés par SOCODEVI sont financés par des bailleurs de fonds publics ou privés. Le développement organisationnel pour les coopératives se trouve au cœur des stratégies d’implantation des projets, permettant généralement de quadrupler le chiffre d’affaires et la marge brute des coopératives appuyées, le tout, au bénéfice ultime des familles membres des coopératives.

2SOCODEVI est composée avant tout d’une équipe de praticiennes et praticiens qui voient dans le modèle coopératif la clé pour mettre en œuvre des changements profonds et durables sur une myriade d’enjeux de société. Que ce soit au regard de la diminution de la pauvreté, de l’autonomisation des femmes, de l’augmentation de la résilience, de la recherche d’équité ou d’une place où faire entendre sa voix, les coopératives peuvent jouer un rôle important auprès des familles et de leur communauté. Certains des changements générés par les projets de SOCODEVI dans les dernières années seront exposés dans cet article. Les constats qui s’y trouvent sont issus d’une réflexion interne commune au sujet de l’impact de la gouvernance coopérative sur les systèmes agroalimentaires et plus précisément sur leur résilience, leur durabilité et l’équité véhiculée.

3Cet article présente les considérations émanant des entretiens réalisés avec nos experts et expertes afin d’évaluer si la gouvernance coopérative, donc une gouvernance démocratique transparente, équitable et inclusive, permet d’amorcer la transformation vers des systèmes agroalimentaires résilients, durables et équitables.

Mise en contexte

4L’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE) de France soulignent que

pour s’assurer que les systèmes alimentaires futurs soient durables, il faut des idées, des pratiques et des modes d’organisation nouveaux (ou oubliés) qui garantissent la durabilité écologique, l’inclusion économique et l’équité sociale des activités qui amènent la nourriture provenant d’organismes vivants dans le sol ou dans l’eau jusqu’aux assiettes des consommateurs (FAO et INRAE, 2020).

5À SOCODEVI, les personnes expertes consultées estiment que les entreprises coopératives et leur mode de gouvernance démocratique unique sont des leviers puissants pour la transition complète et durable vers des systèmes agroalimentaires résilients. Avant d’exposer certains changements observés dans le cadre des projets mis en œuvre par SOCODEVI et ses partenaires, il convient de s’attarder sur le cadre de travail de SOCODEVI et plus précisément sur celui lié à la thématique des systèmes agroalimentaires. Pour ce faire, les notions clés de gouvernance coopérative, de systèmes agroalimentaires résilients et de transition durable vers de tels systèmes sont présentées ci-après, telles que vécues au sein de SOCODEVI.

6Dans une logique d’approche systémique compatible avec le développement international, SOCODEVI a entamé, dans la dernière année, une démarche de réflexion et d’amélioration continue sur les systèmes agroalimentaires. À plusieurs égards, cette démarche fait écho à l’axe 1 de l’appel à communications de ce numéro d’Éthique publique, traitant de la conceptualisation et de leur opérationnalisation parfois difficile. Au-delà de l’atteinte de la durabilité des systèmes agroalimentaires, SOCODEVI a fait le choix de miser sur leur résilience pour deux raisons principales. D’une part, pour prendre en compte un contexte généralisé de perturbations (chocs et crises) multiples et prolongées occasionnant des risques, dont la sévérité et la fréquence sont accrues : tout cela dans un contexte qui exige aussi une meilleure capacité de gestion de ces risques. D’autre part, pour garantir un appui adéquat auprès des communautés locales, facilitant l’atteinte de solutions pérennes, réalistes et adaptées à leurs propres enjeux et opportunités. Pour rappel, la résilience d’un système alimentaire se définit comme la capacité dans le temps dudit système et de ses composantes multiniveaux à procurer de la nourriture accessible, adaptée et en quantité suffisante pour toute une population et indépendamment des perturbations variées et imprévues (Tendall et al., 2015). La résilience d’un système agroalimentaire est donc intimement liée à la sécurité alimentaire, puisque sa fonction principale est celle de nourrir la population qui en dépend. Le modèle coopératif – et la gouvernance qui le caractérise – y trouve une place centrale. La coopération est d’ailleurs citée comme une des caractéristiques comportementales requises pour l’atteinte et le maintien de la résilience d’un système (USAID, 2018).

7La gouvernance coopérative quant à elle, est une forme de gouvernance qui prend en compte les valeurs et les principes coopératifs tels que définis par l’Alliance coopérative internationale. Il s’agit, entre autres, d’une gouvernance démocratique, donc transparente, égalitaire et inclusive, pour les coopératives. La gouvernance coopérative fait également la promotion de bonnes pratiques en matière de commerce ou de relations d’affaires qui sont cohérentes avec les principes et valeurs de l’Alliance coopérative internationale. La gouvernance coopérative place l’intérêt des membres et de leur communauté au centre de ses décisions. Puisque la raison d’être de la coopérative est de répondre aux besoins de son membrariat, les motifs, qui sous-tendent les décisions prises par la coopérative et les actions réalisées, tiennent compte d’une panoplie d’éléments qui vont bien au-delà de la rentabilité financière des activités de la coopérative. Ainsi, les éléments tels que les préférences culturelles et historiques ou l’ancrage dans le territoire sont des facteurs d’influence pris en considération lorsque les instances des coopératives exercent leur fonction. La gouvernance coopérative implique plusieurs membres, qui sont eux-mêmes des acteurs et des actrices ou des leaders dans leur communauté. Leur implication permet donc un arrimage avec le milieu, aligné sur les préférences historiques et culturelles.

8Si l’on s’intéresse enfin aux leviers nécessaires à une transition vers des systèmes agroalimentaires résilients, le Joint Research Centre de la Commission européenne en dénombre trois : 1) la collaboration et le partage d’informations entre les personnes porteuses d’enjeux ; 2) la mobilisation du niveau local et des actrices et acteurs isolés (ex. : en zone rurale enclavée) ; 3) l’établissement d’un débat avec les consommatrices et consommateurs afin d’influencer la demande notamment en produits bas-carbone, y compris alimentaires (Fritsche et al., 2021). Or, dans l’expérience terrain de SOCODEVI, on s’aperçoit que le modèle coopératif décrit précédemment renforce chacun de ces leviers étant donné les valeurs et les principes qui le caractérisent. En effet, une coopérative fonctionnelle s’enracine dans sa communauté. La collaboration et le partage d’informations reposent sur les valeurs d’entraide et de solidarité entre la coopérative et son membrariat, mais également entre la coopérative et son environnement d’affaires. Par ailleurs, la mobilisation du niveau local et des actrices et acteurs isolés est incontournable pour une coopérative puisque sa raison d’être est de combler un ou des besoins communs de ses membres. Ces besoins peuvent évoluer dans le temps ou différer en fonction de la localisation du membrariat, certains de ces besoins étant propres à une localité. Dans le cas où certains des membres sont géographiquement désavantagés, la valeur d’équité et le principe d’engagement envers la communauté valorisent l’inclusion de l’ensemble de son membrariat et certaines mesures peuvent alors être déployées. Toutefois, il est vrai que l’état de développement de la coopérative aura une forte incidence sur sa capacité à combler les besoins non unanimes, mais communs à plusieurs membres. Pour ce qui est du dialogue avec les personnes consommatrices, il y a lieu de noter que l’un des sept principes coopératifs vise l’éducation, la formation et l’information à l’attention de ses membres dont certains peuvent être des consommateurs. En outre, comparativement à des individus seuls, une coopérative porte la voix de l’ensemble de son membrariat, ce qui lui confère une plus grande portée et un plus grand poids auprès des instances dirigeantes ou des actrices et acteurs du système agroalimentaire.

9Les prochaines sections présentent la méthodologie utilisée pour recenser les changements observés au sein des systèmes agroalimentaires étudiés puis un récapitulatif des différents constats identifiés comme leviers potentiels pour transitionner vers des systèmes agroalimentaires durables, inclusifs et équitables.

Méthodologie utilisée

10Pour documenter les changements observés sur les systèmes agroalimentaires, les autrices ont réalisé une collecte d’information en effectuant des entrevues semi-dirigées auprès d’une dizaine d’expertes et d’experts de SOCODEVI, ainsi qu’en consultant la littérature publique et celle issue des projets mis en œuvre par SOCODEVI.

11L’analyse de ces données qualitatives a été effectuée en recensant les notes des entrevues et en y identifiant les thématiques récurrentes et les changements les plus pertinents. Ce sont ces changements qui sont présentés à la section suivante, en les décrivant tout d’abord d’une façon générale puis en les illustrant souvent d’un exemple concret.

Résultats et discussion

12Comme mentionné précédemment, les leviers nécessaires à une transition vers des systèmes agroalimentaires résilients sont 1) la collaboration et le partage d’informations entre les personnes porteuses d’enjeux ; 2) la mobilisation du niveau local ; 3) l’établissement d’un débat avec les consommateurs et consommatrices afin d’influencer la demande (Fritsche et al., 2021). Ces leviers potentiels identifiés par le Joint Research Centre ont été analysés et ces thèmes ont été croisés avec les observations récoltées lors des entretiens semi-dirigés. Des exemples concrets sont présentés ici suivis de quelques recommandations émises par les autrices.

Collaborer entre porteurs d’enjeux

Équilibrer la relation de pouvoir

13La collaboration et le partage d’information entre les parties prenantes sont importants, mais doivent se faire avec des relations de pouvoir équitables, en se référant ici plus particulièrement au pouvoir décisionnel et au pouvoir de négociation. Par sa structure, une coopérative constitue un porte-voix pour son membrariat, uni autour du même discours. Cette voix unique amplifiée par la force du nombre se fait alors entendre plus distinctement au sein de son environnement d’affaires et confère, aux membres, un pouvoir de négociation accru. Il en résulte ainsi des prix de vente plus compétitifs, un positionnement de marché plus stratégique, l’accès pour les membres à des équipements post-récolte plus performants permettant d’offrir des produits de meilleure qualité, etc. Il en va de même avec le pouvoir décisionnel puisque si les membres le souhaitent, la coopérative peut se faire entendre auprès des différentes instances dirigeantes et ainsi s’exprimer au nom de son membrariat dans le but de sensibiliser, d’influencer et de proposer des solutions sur des enjeux environnementaux ou socio-économiques. Une gouvernance coopérative fonctionnelle est donc une source de pouvoir accru pour ses membres et favorise un rééquilibrage des relations de pouvoir commerciales ou institutionnelles. L’exemple le plus évident est la mutualisation de la mise en marché. Regroupés en coopératives, les membres peuvent plus facilement faire face aux personnes intermédiaires-acheteuses. Ils ont une option pour vendre leurs produits à meilleur prix et la coopérative leur assure des débouchés pour leurs produits. Les pertes de production sont généralement diminuées. Enfin, lorsque c’est pertinent et cohérent avec le système agroalimentaire en place et le modèle d’affaires de la coopérative, la diversification ou la fabrication de produits à valeur ajoutée (souvent par la transformation) peut être encouragée et valorisée.

Au Vietnam, le message porté par les coopératives de productrices et de producteurs agricoles auprès des instances nationales était de protéger les petites exploitations familiales pour qu’elles demeurent incluses dans la production agroalimentaire, favorisant ainsi l’autonomie alimentaire, le dynamisme des régions (en évitant une migration vers les villes) et la diminution de la dépendance envers l’importation de denrées.

Échanger sur plusieurs thèmes

14La relation qui peut s’établir entre deux coopératives va souvent bien au-delà de la relation commerciale. Elle se fonde sur les valeurs et les principes coopératifs qui en guident la gouvernance et le mode d’opération. Il s’agit ici du principe coopératif de l’intercoopération. En 2023, en Ukraine, lorsqu’une coopérative locale a entamé des démarches de rapprochement commercial avec des coopératives de Pologne et d’Italie, il a été possible d’observer que la spécificité coopérative a fait toute une différence, tant sur le plan identitaire qu’en termes plus pratiques ou purement commerciaux. En effet, la collaboration d’une coopérative ukrainienne avec une coopérative italienne a permis d’échanger sur un ensemble de thèmes menant à un partage de connaissances autant diverses que précieuses. Dans le cadre d’une entente commerciale, les échanges se seraient résumés à une forme de validation de certains points présents sur une liste de contrôle. Cependant, grâce au modèle coopératif, un lien plus profond s’est établi. Étant donné que leur objectif propre est de servir leurs membres respectifs, la notion de concurrence devient secondaire. La collaboration est plus holistique : elle inclut des échanges commerciaux certes, mais aussi des partages d’apprentissages sur plusieurs aspects tels que leur modèle de gouvernance, leurs membres ou leurs méthodes de production. Dans le cas concret exposé ci-dessus, les personnes impliquées dans les échanges ont d’ailleurs vu dans cette collaboration le potentiel de renforcer le mouvement coopératif ukrainien. Étant donné leur interdépendance sur plusieurs thématiques, la collaboration entre ces personnes porteuses d’enjeux est ainsi devenue très étroite et portée par des valeurs sociales profondes qui, à long terme, favoriseront l’entraide et la résilience lors de perturbations (chocs, crises économiques, sanitaires, etc.). Grâce à l’intercoopération, la relation commerciale résultante s’est construite sur plus que de simples considérations financières et le système qui en a découlé est plus résilient étant donné qu’il faudrait être confronté à plusieurs points de discorde pour mettre fin à cette relation.

Mobiliser les communautés au niveau local

Engagement des membres

15Les familles avec lesquelles SOCODEVI œuvre ont souvent un niveau d’éducation limité, des ressources financières modestes et sont peu impliquées dans la prise de décision ayant un impact sur leur vie. Dans une coopérative, des membres sont élus et participent au conseil d’administration. La gouvernance coopérative permet aux membres de prendre part aux décisions, elle encourage les assemblées participatives et vise à ce que les membres utilisent les produits et services développés par leur coopérative pour répondre à leurs besoins, contribuant ainsi au développement économique de leur coopérative. Ce type de gouvernance suscite l’engagement des membres, développe une grande fierté et un sentiment d’appartenance fort. De plus, la gouvernance coopérative contribue à ce que l’entreprise collective se développe en même temps que les membres développent leurs capacités et compétences (savoir-être et savoir-faire). En participant à la gouvernance de leur coopérative et à son volet entrepreneurial, les membres ont à prendre des décisions qu’ils n’auraient jamais eu à prendre s’ils étaient désaffiliés. En participant aux réflexions et aux décisions en lien avec leur entreprise collective, les membres comprennent mieux les raisons pour lesquelles certains ajustements à leur méthode de production sont requis, par exemple pour améliorer la qualité, le rendement ou pour s’assurer d’être en adéquation avec les besoins du marché.

Au Ghana, une coopérative de femmes étuveuses de riz appuyée par SOCODEVI recevait du riz frais ayant un niveau d’humidité trop élevé. À la vente après l’étuvage, cela occasionnait beaucoup de pertes financières étant donné la piètre qualité du riz reçu au départ. La coopérative a exposé ce problème en assemblée générale et a présenté l’option de refuser certains lots n’ayant pas le bon taux d’humidité. La proposition a été adoptée. Lorsque la coopérative s’est mise à refuser certains lots, l’adhésion à cette décision a été facile, car les membres elles-mêmes avaient pris cette décision dans l’intérêt de l’entreprise, de l’ensemble des membres et donc, dans leur intérêt personnel également.

Réponse aux besoins des membres

16La gouvernance coopérative, active et dynamique permet aux coopératives de rester connectées sur les besoins de leurs membres. Durant la pandémie de COVID-19, les coopératives les plus actives en matière de gouvernance, de communication et d’activités économiques avec leurs membres ont permis à ces derniers de traverser plus facilement la crise sanitaire puis la crise alimentaire qui s’en est suivi (SOCODEVI, 2021). Effectivement, face à la pandémie comme face à d’autres crises, les coopératives actives disposent de la structure nécessaire pour continuer à offrir des produits et des services, tout en innovant pour mieux répondre aux différents besoins de leurs membres. Durant la pandémie de COVID-19, en Côte d’Ivoire, les entreprises coopératives les plus actives ont pu préserver leur circuit de commercialisation, permettant ainsi à leurs membres de subir moins de pertes de revenus et de maintenir leur accès économique à la nourriture (sécurité alimentaire). À l’arrivée de la pandémie, certaines coopératives ont mis en place des mesures spéciales pour sensibiliser leurs membres à la COVID-19 ou pour en mitiger les effets, par exemple en offrant des crédits pour l’achat d’intrants ou des semences de cultures vivrières. Les coopératives qui ont réussi à maintenir leurs services et qui se sont ajustées aux besoins de leurs membres ont permis d’atténuer les contrecoups de la pandémie et d’en diminuer les impacts sur leurs membres (SOCODEVI, 2021).

Formation en leadership féminin

17Dans plusieurs pays où SOCODEVI a travaillé, les coopératives ont renforcé la place des femmes dans les ménages et dans l’entreprise familiale de production agricole. Souvent, les coopératives attribuent un titre de membre à la famille entière et non à une seule personne : c’est donc un vote par famille membre. Une discussion interne aura donc lieu afin d’identifier qui, au sein du ménage, s’impliquera dans la coopérative et qui représentera le ménage dans les instances dirigeantes. À la suite de leur participation aux formations en égalité des genres et en leadership féminin dans le cadre des projets de SOCODEVI, plusieurs femmes sont devenues les représentantes de leur ménage et agissent comme parties prenantes dans la coopérative. L’inclusion de ces femmes au sein de leur coopérative leur permet d’accéder à un lieu d’apprentissage du pouvoir démocratique. Grâce à leur coopérative inclusive, ces femmes poursuivent le développement de leur confiance en elles. Cela permet éventuellement aux leaders, d’abord insoupçonnées, de se dévoiler et de développer leur compétence à l’interne avant d’en faire bénéficier d’autres instances démocratiques locales. Les coopératives inclusives permettent à des femmes d’acquérir de l’expérience en leadership et cela renforce la mobilisation des communautés locales.

Au Sénégal, à la fin du projet PROCED qui a duré cinq ans, il a été constaté que les initiatives pour l’égalité des genres et la valorisation des femmes dans leurs foyers et au sein des coopératives ont conduit certaines femmes à se présenter comme mairesses de leur communauté. Le leadership et l’expérience qu’elles ont acquise dans leurs coopératives ont renforcé leur rôle dans leurs communautés. Cette occasion unique est peu probable dans les entreprises privées, car elle découle directement de la gouvernance coopérative, qui est démocratique et inclusive.

Influencer l’offre et la demande

Porter la résistance d’un peuple

18L’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022 a eu des conséquences dramatiques sur les populations, les systèmes agroalimentaires locaux ainsi que sur les activités programmatiques de SOCODEVI dans le Donbass. Selon le Programme alimentaire mondial, depuis le début de 2024, plus de 2,4 millions de personnes ont eu besoin d’une assistance humanitaire, dont une grande partie est liée à la sécurité alimentaire et à la nutrition (FEWS NET, 2024). La guerre en Ukraine a entraîné la destruction d’infrastructures agricoles, la perturbation des marchés, la perte des moyens de subsistance et la hausse des prix des denrées alimentaires. Les populations déplacées internes, estimées à environ 1,5 million de personnes, sont particulièrement vulnérables et exposées à l’insécurité alimentaire. La solidarité entre Ukrainiens et Ukrainiennes s’est renforcée face à cette crise. Au lendemain de l’invasion, la situation étant chaotique, cette épreuve a uni la population qui s’est investie dans la résistance à la guerre. Ce peuple a vu et continue de voir l’importance d’agir ensemble.

19L’état d’esprit en Ukraine est le principal élément qui a changé. Auparavant, l’équipe du projet devait convaincre la population ukrainienne d’adhérer aux coopératives. Aujourd’hui, les gens contactent directement l’équipe pour en apprendre davantage sur le modèle coopératif. Ces personnes se disent que, si elles veulent passer à travers cette épreuve, elles doivent le faire ensemble. Elles comprennent maintenant pourquoi elles doivent travailler ensemble : elles partagent un problème commun. Il y a une renaissance et une reconnaissance des aliments produits localement : cela favorise la vente des produits ukrainiens, même s’ils sont plus chers. Selon les observations de l’équipe du projet en Ukraine : acheter des produits locaux est devenu un acte de résistance. Il serait intéressant de mener des recherches sur ce constat, car cette résistance se manifeste ici par une prise en charge collective, un des objectifs premiers de la coopération. Ce récit illustre le fait que le modèle coopératif, lorsqu’il est adapté à un besoin commun, est un moyen collectif de faire face aux crises et aux perturbations en conférant une résilience accrue à son membrariat et à son environnement d’affaires.

Accueillir les populations migrantes

20Que ce soit au Sahel, en Amérique centrale ou ailleurs, les populations migrantes ou déplacées internes constituent un cas concret et spécifique de perturbation prolongée du système agroalimentaire. Tout d’abord, les chocs causant l’insécurité alimentaire peuvent être la cause ou une des causes principales de leur migration ou de leur déplacement. Ensuite, leur intégration au sein des populations hôtes peut être compromise en raison de préoccupations liées à la disponibilité et à la stabilité des denrées alimentaires, des intrants agricoles et des ressources naturelles. Les personnes interrogées ont mentionné avoir observé que des accompagnements appropriés, comme ceux fournis par ONU Femmes à Agadez, au Niger, facilitent l’intégration des populations migrantes au sein des coopératives de la population hôte. Cela inclut leur participation à des activités associatives, l’apprentissage de nouveaux savoir-faire visant des activités génératrices de revenus (AGR), et dans les cas les plus favorables, la diversification des AGR existantes de la coopérative pour répondre à la demande en denrées. Dans certaines situations, les populations migrantes peuvent également constituer une nouvelle clientèle pour les populations hôtes, comme c’est le cas pour les groupements féminins à Agadez, ce qui peut aussi contribuer à la diversification des AGR existantes. Les populations migrantes deviennent ainsi des consommatrices de denrées, des instigatrices de diversification pour satisfaire leurs besoins en nourriture traditionnelle, mais aussi des formatrices de la population locale pour l’implantation de ces nouvelles productions.

Recommandations

21Pour favoriser la transition vers des systèmes agroalimentaires résilients, durables et inclusifs, nous recommandons aux instances dirigeantes d’encourager les solutions collectives basées sur les besoins communs des membres d’une même communauté, en favorisant notamment les modèles d’affaires coopératifs. De plus, afin d’obtenir une meilleure coordination, il faut accroître le soutien aux initiatives coopératives locales et régionales qui autonomisent les communautés et renforcent les réseaux locaux. L’autodétermination acquise par les collectivités grâce au modèle coopératif est inspirante et doit générer davantage de réflexions, mais surtout d’initiatives visant à identifier, à développer et à déployer des solutions endogènes (bottom up). Cette approche coopérative favorise également des stratégies de gouvernance inclusives et responsables, garantissant une prise de décision démocratique et ancrant les coopératives dans leurs communautés. En effet, la présence des coopératives dans les espaces de dialogue permet d’entendre la voix de plusieurs actrices et acteurs potentiels du système agroalimentaire et d’y ancrer des solutions pertinentes et efficaces.

22Les gouvernements, les organisations internationales, le secteur privé, les coopératives, les communautés locales et les individus ont un rôle à jouer pour assurer une transition vers des systèmes agroalimentaires résilients. Ensemble, il est possible de soutenir des pratiques agroenvironnementales bénéfiques, de renforcer la sécurité alimentaire et nutritionnelle, de préserver la biodiversité et l’environnement, et de garantir un accès équitable aux ressources et aux opportunités, en particulier pour les groupes vulnérables tels que les femmes et les jeunes. L’investissement dans la recherche et l’innovation est essentiel pour élaborer des solutions adaptées aux défis actuels et de plus en plus complexes. La transition vers des systèmes agroalimentaires durables et résilients implique un changement du modèle économique dominant, et donc, de comportement. L’accès à l’éducation est particulièrement crucial et devrait se focaliser sur des thèmes essentiels pour développer la résilience communautaire, soit le modèle coopératif, l’égalité des genres, les pratiques agricoles et agroalimentaires durables et la gestion des risques agricoles, tout en illustrant leurs complémentarités respectives. En privilégiant une approche collaborative et intégrée, axée sur la gouvernance inclusive et la viabilité économique, sociale et environnementale, notamment par le renforcement coopératif, nous pouvons contribuer à un avenir où les systèmes agroalimentaires favorisent la prospérité, la résilience et la justice pour tous et toutes.

Conclusion

23En utilisant des exemples concrets, les autrices de cet article ont exposé comment une gouvernance coopérative fonctionnelle permet l’opérationnalisation des leviers de la transition vers des systèmes agroalimentaires non seulement durables, mais aussi résilients. En effet, une coopérative dont la gouvernance est fonctionnelle garantit un rééquilibrage des relations de pouvoirs en faveur des actrices et acteurs locaux et une circulation facilitée de l’information et des savoirs au profit de son membrariat, dont les femmes et les jeunes. Elle facilite également le ralliement de toute une communauté autour de besoins et donc de pistes de solutions communes, mobilisatrices et souvent innovantes sur les plans social ou technologique. Par ailleurs, la capacité d’adaptation en fonction de l’évolution des besoins des membres, des politiques publiques ou de la demande sur les marchés confère au modèle coopératif une rare agilité et une aptitude à affronter et à surmonter les perturbations d’ordres multiples (économique, sécuritaire, alimentaire, sanitaire), dont la sévérité et la fréquence augmentent.

24On s’aperçoit alors que la gouvernance coopérative est un gage de viabilité sociale et économique pour la communauté. Pour que la gouvernance soit fonctionnelle et pérenne, la condition sine qua non est l’inclusivité. Inclure son membrariat dans toute sa diversité permet effectivement d’atteindre le plein potentiel de ce mode de gouvernance et le positionne comme clé de voûte d’un système agroalimentaire résilient.

25En ce qui concerne le travail de SOCODEVI, la dynamique actuelle consiste à adopter et opérationnaliser une approche systémique axée sur les systèmes agroalimentaires résilients. Intégrer les dimensions de viabilité sociale et économique, de résilience écosystémique et de sécurité alimentaire, nutritionnelle et semencière tout en prenant en compte leurs interrelations dynamiques est un objectif que nous nous sommes fixé et qui mobilise nos équipes.

26Cet article aura soulevé certaines questions auxquelles les autrices, en tant que praticiennes en développement international, n’ont pas encore de réponses. Elles constituent sans doute des pistes de recherche futures sur lesquelles des équipes multidisciplinaires de théoricien·nes et praticien·nes pourraient se pencher et certainement collaborer.

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Bibliographie

FAO et INRAE (2020), Systèmes alimentaires durables – Un manuel pour s’y retrouver, https://doi.org/10.4060/ca9917fr (21 juin 2024).

FEWS NET (2024), Ukraine Key Message Update April 2024: Intensified attacks on key energy infrastructure continue in April, 2024, https://fews.net/europe-and-eurasia/ukraine/key-message-update/april-2024 (21 juin 2024).

Fritsche, Uwe et al. (2021), Future transitions for the Bioeconomy towards Sustainable Development and a Climate-Neutral Economy - Knowledge Synthesis Final Report, Luxembourg, Publications Office of the European Union, doi:10.2760/667966 (21 juin 2024).

SOCODEVI (2021), Rapport sur l’analyse des données du projet « Documenter les systèmes alimentaires des ménages de six zones d’Afrique de l’Ouest dans le contexte de la pandémie de la COVID-19 et des mesures de distanciation mises en place par les autorités », Québec, SOCODEVI.

Tendall, Danielle M. et al. (2015), « Food system resilience: Defining the concept », Global Food Security, vol. 6, p. 17-23, https://doi.org/10.1016/j.gfs.2015.08.001 (21 juin 2024).

USAID (2018), Market System Resilience, a framework for measurement, https://www.usaid.gov/sites/default/files/2022-05/Market-Systems-Resilience-Measurement-Framework-Report-Final_public-August-2019.pdf (21 juin 2024).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Marie-Christine Bélanger, Julie Sage et Andrée-Anne Côté-St-Laurent, « La gouvernance coopérative : un levier pour des systèmes agroalimentaires résilients, durables et équitables »Éthique publique [En ligne], vol. 26, n° 2 | 2024, mis en ligne le 19 avril 2025, consulté le 20 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/ethiquepublique/9254 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13s4n

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Auteurs

Marie-Christine Bélanger

Marie-Christine Bélanger est directrice Services-conseils et Innovation à SOCODEVI. Son équipe mène de nombreux projets de développement économique en Amérique latine, en Europe de l’Est et en Afrique de l’Ouest. Ces projets utilisent l’économie sociale et la mise en place de coopératives comme moteur de développement économique, facilitant ainsi l’observation de l’impact direct de ces moteurs économiques sur la sécurité alimentaire. Elle a obtenu un baccalauréat et une maîtrise en sciences agronomiques ainsi qu’un doctorat de la Faculté de foresterie, de géographie et de géomatique de l’Université Laval. Elle possède des compétences en phytologie, en géomatique, en télédétection et en analyses multivariées. Cela lui a permis d’étudier la variabilité spatiotemporelle d’un agroécosystème sous maïs, de réaliser des analyses d’images de fluorescence prises en plein champ et aujourd’hui d’étudier les variables qui favorisent la résilience des familles confrontées à des chocs climatiques, sociaux ou économiques et de confirmer que leur appartenance à des coopératives constitue un atout.

Julie Sage

Julie Sage est conseillère en gestion des risques agricoles depuis 2022 et leader de pratique en matière de systèmes alimentaires à SOCODEVI. Elle possède une maîtrise en génie agronomique de L’Institut Agro Montpellier, dans le sud de la France, ainsi qu’un baccalauréat en biologie et sciences de la terre. Membre active de l’Ordre des agronomes du Québec. Elle a travaillé en approvisionnement et gestion des chaînes de valeurs de fruits et légumes biologiques ainsi que comme chargée de projet pour des programmes de résilience alimentaire ou système alimentaire local, notamment avec la Ville de Montréal. À SOCODEVI, elle appuie les entreprises coopératives à optimiser la commercialisation de leurs produits, identifie des solutions pour réduire leurs risques et a récemment développé l’approche en systèmes agroalimentaires résilients de SOCODEVI.

Andrée-Anne Côté-St-Laurent

Andrée-Anne Côté-St-Laurent, conseillère en politique et plaidoyer à SOCODEVI, détient un baccalauréat en journalisme de l’Université du Québec à Montréal. En plus de son bagage professionnel à Radio-Canada et comme journaliste indépendante au Brésil, Andrée-Anne détient une maîtrise de l’Università Degli Studi di Roma Tre en Italie en sécurité alimentaire et développement humain. Elle a été co-chercheuse pour le siège de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) lors d’un projet de recherche participative auprès de membres de coopératives et d’associations de producteurs et de productrices de cacao en Bolivie. À SOCODEVI depuis 2019, Andrée-Anne a contribué au développement de nombreux contenus multimédia, de la stratégie d’inclusion des jeunes, de conférences régionales et internationales, de même qu’à diverses publications stratégiques, en plus d’appuyer les équipes nationales de divers pays dans leurs communications et efforts de plaidoyer.

 

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