2Cette publication, tout comme l’atelier, réaffirme une approche interdisciplinaire et promeut des échanges entre archéologie, archéobotanique, botanique, agronomie et anthropologie sociale avec différentes perspectives théoriques et méthodologiques sur les plantes à réserves souterraines amylacées. Par la diversité des approches proposées, des terrains étudiés (Europe, Afrique et Amérique du Sud), des temporalités mobilisées, elle se veut aussi un outil de réflexion sur les rapports plantes-sociétés dans le contexte de crise qui nous oblige à revoir de fond en comble les rapports entre non-humains et humains, même les plus humbles cachés sous la terre. Qu’il s’agisse de l’igname, de la pomme de terre, de la patate douce, du manioc, de la batata mairá, etc., chaque étude de cas constitue une clé de lecture des relations plantes-société ou, parfois, des intimes relations d’un individu avec ses plantes. Le dossier vise à mettre en dialogue des recherches fondées sur différentes approches disciplinaires qui s’intéressent, en particulier, à la diversité des plantes à tubercules et, plus largement, à la vie des plantes et à ses relations avec les humains, à leur façon d’être et de vivre ensemble dans le monde. Nous souhaitons que cette lecture puisse affiner notre écoute des voix de la terre.

3La première section du dossier, « Mettre en évidence », est centrée sur les trajectoires des plantes amylacées. À partir de données archéologiques, historiques et ethnographiques, ce sont les usages, alimentaires, religieux et chamaniques, qui sont questionnés. La dispersion géographique et les voies de circulation des plantes nous renvoient à des systèmes alimentaires complexes, des réseaux d’échange, des mouvements d’expansion coloniale, entre autres thèmes.

4Clarissa Cagnato, Caroline Hamon, Aurélie Salavert et Michelle Elliott dans « The use of underground storage organs in the Early Neolithic (Linearbandkeramik and Blicquy/ Villeneuve-Saint-Germain) in the Paris Basin: the contribution of starch grain analyses », mettent en évidence l’utilisation des tubercules par les premières populations agricoles au début du Néolithique (Linearbandkeramik et Blicquy-Villeneuve-Saint-Germain ; 5200-4700 av. J.-C.). Les tissus parenchymateux des plantes à organes de stockage souterrains donnent lieu à des vestiges archéologiques fragiles. De par leurs usages alimentaires, les organes végétaux sont soumis à des processus, mécaniques et/ou par la chaleur, qui dégradent la morphologie des grains d’amidon et rendent leur identification complexe. Néanmoins les 52 grains d’amidon recueillis, traces infimes du passé, révèlent une diversité des plantes à réserves souterraines utilisées et une première typologie de ces grains est proposée. Les avancées méthodologiques exposées apportent un nouvel éclairage sur le régime alimentaire des sociétés agro-pastorales du bassin parisien au début du Néolithique et complètent la vision d’une alimentation dominée par des céréales et les légumineuses.

5La contribution de Serge Bahuchet « Panorama historique sur les plantes alimentaires à féculents en Afrique centrale » est une somme encyclopédique fondée sur des matériaux historiques et ethnographiques sur l’introduction, l’usage, la distribution et la circulation des plantes à réserves souterraines dans les sociétés forestières de cette partie de l’Afrique. L’histoire des plantes à réserves amylacées, cultivées ou sauvages, résulte d’une intense circulation, tant à l’échelle régionale qu’à celle intercontinentale entre l’Afrique, l’Asie-Océanie et l’Amérique. Les caractéristiques morphologiques et l’écologie de ces plantes sont aussi traitées. La composition des systèmes agricoles et alimentaires, ainsi que les ustensiles spécifiques à leur transformation sont approfondis. La tarière, outil innovant conçu par les Aka et les Baka pour accéder aux longues ignames semi-cultivées, est détaillée. Une attention particulière est accordée aux itinéraires et au rôle de la colonisation dans la diffusion des plantes. Le manioc l’illustre doublement : introduit en Afrique pour servir de nourriture aux navires négriers sur leur route transatlantique, le manioc a par la suite été diffusé auprès des populations sous l’impulsion des explorations coloniales européennes. Sur le plan méthodologique, l’auteur nous signale les embûches d’une ethnobotanique appliquée aux plantes cultivées qui sont souvent caractérisées par une haute variabilité au niveau variétal d’où la difficulté à établir des référentiels botaniques ou vernaculaires et à identifier précisément leurs voies de circulation.

6Dans « Quand le diable y met sa queue : k’horo, chamanismes et mondes liminaux dans les Andes du Centre-Sud », Veronica S. Lema, chercheure invitée à participer à ce dossier, présente les trajectoires d’une plante connue sous le nom de « coro » ou « khuru », un enthéogène andin dont l’identité taxonomique et l’aire de distribution sont loin d’être stabilisées. L’auteure établit une chronologie de la présence de cette plante à partir de différents registres : historique, botanique (à partir du matériel d’herbier et de plantes vendues sur les marchés), linguistique (dans plusieurs langues dont le quechua ou l’aymara) et ethnographique. Sa présence est décrite dans différents contextes, thérapeutiques, guerriers, chamaniques ou rituels, qui relèvent tous de moments liminaires de transformation corporelle qui demandent force et protection. La recherche d’une identification précise de cette plante, de large distribution dans les Andes centrales, mène V. Lema à formuler l’hypothèse qu’il s’agit de racines, fragments de tiges ou d’écorces de plantes sauvages dont les caractéristiques morphologiques et physiologiques sont autant d’indices de leur puissance transformative, principalement en lien avec les conceptions du corps et de l’accouchement dans les Andes. Perçu comme une sorte de tabac, auquel il s’assimile par la diversité de ses modes d’usage et de sa force, le coro ou khuru nous mène à repenser ce qui est compris sous le terme de tabac. Il s’agit d’une position plus relationnelle que substantielle, c’est-à-dire qu’il s’agit moins d’une espèce végétale donnée que d’une logique relationnelle de plantes du genre Nicotiana. L’auteure met aussi en relief les anciennes circulations de plantes, objets et connaissances entre les hautes et les basses terres sud-américaines, avec les reconfigurations sociales et territoriales articulées à ces échanges.

7L’article « Retour sur une recherche pluridisciplinaire sur les risques climatiques et l’agrobiodiversité dans les Andes centrales : la culture de la pomme de terre sur l’altiplano bolivien » de Jean-Joinville Vacher et Carmen Del Castillo clôt cette première section. Les auteurs y développent une approche territorialisée de la culture de la pomme de terre en mettant en évidence le rôle des diverses espèces cultivées de Solanum. Cette diversité permet d’optimiser l’utilisation du gradient altitudinal des terres agricoles et constitue aussi une réponse face aux accidents climatiques. En d’autres termes, l’hypothèse des auteurs est que la domestication et l’utilisation de diverses espèces de pommes de terre ont une double fonction : la diversité est à la fois un élément de stratégies agricoles en réponse à des potentialités environnementales et un outil de contournement de contraintes climatiques intenses et imprévisibles. Répondre à la variabilité spatiale et temporelle des conditions de culture de la pomme de terre requiert des formes d’organisation sociale et de gestion communale des terres pour que les paysans puissent accéder à une diversité de situations agroécologiques. Mais la pomme de terre est aussi l’aliment de base consommé tel quel ou sous la forme d’un produit de longue conservation, le chuño dont la production repose sur une lyophilisation des tubercules qui met à profit les écarts journaliers de température. Cette contribution souligne l’importance de l’héritage bioculturel constitué par les savoirs et pratiques agricoles dans un contexte de changements non seulement climatiques mais aussi socio-économiques.

8La deuxième section du dossier intitulée « Tubercules en sociétés » repose sur des études menées en Amazonie et dans le Cerrado, deux biomes des basses-terres sud-américaines. Humains et végétaux cultivés s’y révèlent des « espèces compagnes » qui ont co-évolué ensemble, insérées dans un écheveau de relations multi-espèces. Au-delà de leurs usages, alimentaires ou autres, les relations entre humains et cultivars assument des dimensions affectives, éthiques, esthétiques, chamaniques, socio-rituelles et cosmologiques. Les plantes reflètent des trajectoires de vie, constituent des dispositifs mémoriels et les transformations du temps vécu y laissent leurs marques. L’histoire des déplacements des groupes humains et de leurs échanges est aussi celle des plantes qui au gré de leurs voyages, sans origine ou destins déterminés, s’inscriront dans tel ou tel territoire.

9L’article « Les maniocs et les autres : éléments pour une histoire souterraine des plantes cultivées en Amazonie du nord-ouest », de Laure Emperaire met l’accent sur les plantes à réserves amylacées souterraines autres que les maniocs. Le rôle symbolique et matériel de ces derniers a déjà été mis en évidence dans nombre de publications, mais ces « autres » ont le plus souvent été considérées comme des plantes d’intérêt mineur. L’hypothèse sous-jacente à cette contribution est que les plantes présentes dans les espaces cultivés sont certes en étroite interdépendance avec les humains, mais également entre elles. Pour le montrer, l’auteure emprunte trois pistes qui relèvent de temporalités différentes : celle de la place de ces plantes à réserves souterraines dans les récits mythiques, celle des données archéobotaniques qui retracent l’ancienneté de leur présence dans le bassin amazonien et celle de l’analyse ethnographique de ces végétaux dans les abattis. Il est montré que ce n’est pas le hasard de la circulation des boutures ou semences qui conditionne la présence des « autres » plantes mais qu’un ensemble d’interrelations avec les humains et entre plantes rend chacune indispensable à la pleine réalisation de l’abattis et à la vie sociale des humains et des végétaux. Des liens de compagnonnage s’établissent entre les maniocs et une large gamme de plantes chargées de veiller à leur bien-être. Cette ethnographie interroge aussi l’existence de ces ensembles différenciés de plantes en tant que clé de lecture d’une histoire agricole pluristratifiée.

10Karen Shiratori et Daniel Cangussu dans « La saveur du cœur et l’amertume du corps : chamanisme et poisons chez les Arawá du moyen Purus (Amazonie brésilienne) » mènent une analyse qui a pour point de départ le Casimirella ampla (batata mairá). Cette liane fournit un tubercule – toxique – aux dimensions colossales, dont l’importance est à la fois alimentaire et chamanique ce qui mène les auteurs à interroger l’ambivalence ontologique et relationnelle de certaines plantes gérées par les peuples arawá. Ce Casimirella constitue un modèle d’analyse à partir duquel les auteurs montrent que de nombreuses plantes considérées comme alimentaires, s’inscrivent également par une manipulation de leur puissance en tant que poison, dans le registre chamanique. Leur hypothèse est que l’utilisation et l’importance des plantes en contexte arawá est inséparable de leur valeur anti-alimentaire, c’est-à-dire que leurs aspects alimentaires n’oblitèrent pas un potentiel chamanique ou une ambivalence en tant que poison. Cette réflexion participe du mouvement actuel d’une anthropologie en intense dialogue avec l’écologie historique et l’archéologie amazonienne qui, à partir des descriptions ethnographiques et des données de terrain, cherche à repenser le rôle de certaines plantes dans les sociabilités indigènes.

11Dans l’article « La culture de la patate douce et du maïs chez les Krahô : sur les cycles de vie et la parenté végétale », Ana Gabriela Morim de Lima s’attache aux problématiques ethnographiques et aux théories locales qui émergent dans le contexte krahô, peuple indigène du Cerrado brésilien. Au fil de l’article, l’auteure développe une analyse sur l’opposition complémentaire entre la patate douce et le maïs, ce qui illustre l’une des facettes de la complexité socio-rituelle et du multidualisme caractéristiques de ce peuple. Au-delà de leur dimension utilitaire, les connaissances et les pratiques krahô associées à ces deux plantes sont indissociables des notions de personne, des relations de genre et de parenté, du calendrier annuel, du mythe et du rituel, ainsi que d’autres formes de concevoir la temporalité et la territorialité. L’une des principales thèses développées par l’auteure est celle de la « parenté humain-plante » présente chez les Krahô, comme chez d’autre peuples amérindiens, ce qui constitue une contribution originale pour penser d’autres formes d’interactions multispécifiques, au-delà du récit dominant de la domestication et de l’exceptionnalisme humain.

12En conclusion, la proposition de ce dossier s’inscrit dans un courant d’intérêt croissant pour la vie végétale en sciences humaines, notamment en philosophie, dans les études littéraires, les études culturelles et en sciences sociales. On assiste ces dernières années à un foisonnement de publications consacrées aux plantes, en lien avec l’urgence d’un renouvellement des outils pratiques et conceptuels indispensables pour faire face à la crise climatique et à ses conséquences globales. Nous nous éloignons cependant de la seule perspective dite du « tournant végétal » qui caractérise souvent ce renouveau car, pour les communautés traditionnelles avec lesquelles ces recherches sont menées, la vie a toujours été pensée en conjonction avec les plantes dans leur diversité et leur pluralité. Nous attirons l’attention des lectrices et lecteurs sur la centralité des perspectives autochtones dans la composition des analyses, c’est-à-dire que les plantes non seulement permettent de mettre au jour les problèmes posés par la philosophie ou par l’insuffisance de l’imagination politique dans le contexte de la crise climatique, mais aussi qu’elles sont des êtres avec lesquels la vie et la socialité se tissent et se cultivent. L’humain et le végétal y sont repositionnés selon de multiples modalités. Les propositions théoriques ici avancées donnent toute leur place aux approches socio-écologiques et sont attentives aux questions formulées depuis le Sud global en dialogue avec les communautés locales.

Les éditrices remercient chaleureusement les chercheurs et chercheuses qui ont participé à l’atelier initial et à la rédaction de ce dossier. Nous remercions aussi tous ceux qui ont contribué à enrichir le dossier par leurs relectures attentives des articles. Notre gratitude va aussi au Muséum national d’Histoire naturelle (MNHN) et à l’Institut de Recherche pour le Développement, en particulier à l’UMR PALOC qui nous a appuyés dans la réalisation de ce projet. Des remerciements chaleureux à l’équipe de la Revue d’Ethnoécologie pour avoir accepté avec enthousiasme notre proposition de dossier, en particulier à Catherine Hoare qui a toujours accueilli avec bienveillance et patience nos corrections dont celles de dernière minute !