Introduction

1La pomme de terre est probablement un paradigme de biodiversité pour l’agriculture. Elle est cultivée sur l’ensemble des continents et plus de 10 000 variétés sont recensées dont plus de 200 en France. Une pléthore d’articles et de livres a été dédiée à cette biodiversité exceptionnelle.

3Les premières descriptions des Andes par les conquérants espagnols comme « La Crónica del Perú » de Cieza de Leon, en 1553, soulignent déjà l’importance, l’abondance et la diversité des pommes de terre, plus particulièrement sur les hautes terres. Bernardo Cobo dans son « Historia Natural y Moral de las Indias » éditée à partir de 1651, à la suite de son séjour dans les Andes de 1610 à 1630, mentionne lui aussi l’extraordinaire diversité de formes, de couleurs et de goûts des pommes de terre et leur rôle principal dans l’alimentation des habitants des hautes terres. Cette extraordinaire diversité andine sera décrite et soulignée par tous les voyageurs naturalistes des xviii^e et xix^e siècles. A partir de là, la morphologie de la plante et des tubercules, la biogéographie et la nomenclature locale seront les bases de la différenciation des variétés.

4Il faudra attendre le début du xx^e siècle, avec la mission scientifique des botanistes russes Bukasov et Juzepczuk, pour que soit établie une première taxonomie des pommes de terre dans les Andes Centrales basée sur la génétique (Hawkes 1990). Cette étude très importante conduira à l’identification de plus 200 espèces sauvages de Solanum et de sept espèces de pommes de terre cultivées (Hawkes 1990, Ochoa 1990). Ces recherches corroborent l’origine andine de cette culture et précisent son extraordinaire diversité dans les Andes. Non seulement cette région est et reste le lieu de la plus vaste diversité au monde des pommes de terre avec plusieurs milliers de variétés mais présente aussi une large et unique diversité génétique plurispécifique. Ces résultats sur les statuts d’espèces, de sous-espèces et de groupes de cultivars ont été depuis enrichis et parfois modifiés (Machidaa-Hirano 2015). Nous y reviendrons dans le chapitre suivant.

5Un autre résultat de cette très riche mission scientifique est d’avoir montré que la principale région de diversité plurispécifique des pommes de terre cultivées se situait sur les hauts plateaux (altiplano) de Bolivie et du Pérou, diversité encore présente aujourd’hui (Condori et al. 2014). L’altiplano d’une altitude moyenne de 4000 m se caractérise par des risques climatiques intenses de sécheresse et de gelées pour l’agriculture (Vacher 1998) et par une bien moindre hétérogénéité agroécologique que les vallées andines et les grands versants andins. La domestication et l’usage de diverses espèces de pomme de terre dans cette région si particulière pourraient répondre tant à des stratégies d’une agriculture définie par l’usage des potentialités du milieu que par des contraintes climatiques intenses et aléatoires. C’est à cette interrogation que nous allons essayer d’apporter quelques réponses dans cet article. L’étude d’une agrobiodiversité de la pomme de terre sur l’altiplano bolivien n’est pas reléguée au statut de relique ou à des contextes archaïques mais reste d’une vaste et intense actualité (Condori et al. 2014, Rea 1992).

Écologie et diversité des pommes de terre cultivées

7L’altiplano bolivien est un vaste plateau endoréique de plus dix millions d’hectares situé à une altitude moyenne de 4000 m (Figure 1). C’est la principale région agricole de Bolivie pour la production de tubercules dont la pomme de terre et la production de grains andins dont le quinoa (Chenopodium quinoa). La production agricole est cependant très limitée par les risques intenses de sécheresse et de gelées. Pour une très large partie de l’altiplano, une année sur trois, les précipitations sont inférieures à la moitié des besoins en eau des cultures (Vacher et al.1989) et l’occurrence de gelées destructrices pour S. tuberosum subsp. andigenum (la plus cultivée dans les Andes) existe pendant l’ensemble du cycle agricole avec une probabilité souvent supérieure à 50 %, sauf sur les rives du lac Titicaca (Le Tacon & Vacher 1992) (station Copacabana, Figure 2).

8La diversité plurispécifique des pommes de terre cultivée dans les Andes Centrales recouvre donc, selon la nomenclature taxonomique complète de Hawkes (1990) et Ochoa (1990), sept espèces: Solanum ajanhuiri Juz. & Bukasov, S. chaucha Juz. & Bukasov, S. curtilobum Juz. & Bukasov, S. juzepczukii Bukasov, S. phureja Juz. & Bukasov, S. stenotonum Juz. & Bukasov et S. tuberosum L.. Cette dernière comprend deux sous-espèces, S. tuberosum subsp. andigenum, la plus cultivée dans les Andes et S. tuberosum subsp. tuberosum, la pomme de terre cultivée pour le reste du monde et qui réunit plus de 95% des articles scientifiques sur cette culture. Selon Spooner et al. (2005, 2007, 2014), les pommes de terre cultivées correspondent à quatre espèces, S. juzepczukii, S. curtilobum, S. ajanhuiri et S. tuberosum. Cette dernière est alors composée de deux groupes, andigenum et chilotanum (ex tuberosum) et S. chaucha, S. phureja et S. stenotonum appartenant alors au groupe andigenum. Pour cet article nous garderons la nomenclature de Hawkes (1990) et Ochoa (1990), la plus utilisée.

9Sur ces sept espèces, six sont cultivées sur l’altiplano bolivien, S. ajanhuiri, S. curtilobum, S. juzepczukii, S. phureja, S. stenotonum et S. tuberosum (Condori et al. 2014, Rea 1992). Solanum tuberosum subsp. andigenum prédomine. Elle correspond à plus de 90 % des parcelles de pomme de terre de l’espace agricole andin, appréciée pour ses rendements et ses qualités gustatives (Calliope et al. 2018). Mais, sur l’altiplano bolivien, de par sa sensibilité à la sécheresse et surtout aux gelées, elle n’occupe qu’environ les deux-tiers des superficies cultivées de pomme de terre.

10S. juzepczukii et S. curtilobum sont dénommées pommes de terre amères en raison de leurs taux élevés de glycoalcaloïdes. Elles sont réputées pour leur résistance exceptionnelle aux gelées, en particulier S. juzepczukii. Leur consommation directe nécessite un traitement particulier par congélation et déshydratation des tubercules que nous décrirons plus en avant. Leur importance était déjà soulignée par Bernabe Cobo (1651, (éd.1956, t. 1 : 168-169)) « sur l’altiplano (Collas), la région la plus peuplée du Pérou, le froid ne permet que la culture des pommes de terre qui assure l’alimentation de la population et parmi elles, les amères sont très productives et sont transformées en un produit déshydraté, le chuño très consommé ». Les recherches d’ethnohistoire sur l’altiplano (Bouysse-Cassagne 1982) nous précisent que dans cette région dénommée alors « Collas » et peuplée par les Aymaras, la variété de pomme de terre amère « luki » (S. juzecpzukii) constituait la nourriture de base à l’époque précolombienne.

11Différents travaux (Ochoa 1990, Bonifacio 1992, Martinez et al. 2001, Condori et al. 2014) indiquent une résistance à des températures seuil de -5 °C et -7 °C pour Solanum juzepczukii, de -4 °C -5 °C pour S. curtilobum, - 2 et -3 °C pour S. tuberosum subsp. andigenum et de 0 °C pour S. tuberosum subsp. tuberosum (ce que nous avons pu vérifier lors de notre programme de recherche). Solamum ajanhuiri présente une certaine résistance aux basses températures (seuil de -3 °C) et ne contient pas de glycoalcaloïdes, mais est cependant sensible aux maladies et au déficit hydrique. Elle est principalement cultivée sur les hauts de versants des vallées interandines plus pluvieux. Les deux autres espèces, Solanum stenotonum et Solanum phureja, sont très sensibles à la sècheresse et aux gelées. Elles ne sont cultivées que dans des lieux humides et protégés du froid, comme les rives du lac Titicaca, et n’occupent qu’une place mineure dans l’agriculture de l’ensemble de l’altiplano. Les trois principales espèces de pommes de terre cultivées sur l’altiplano bolivien sont donc par ordre d’importance Solanum tuberosum subsp. andigenum, S. juzepczukii et S. curtilobum. Elles présentent de très importantes différences génétiques (Spooner et al. 2014, 2007) qui s’expriment de façon très marquée dans leurs différentes résistances aux gelées et à la sécheresse mais aussi en termes de rendement, de taille et de nombre de tubercules par plante, de croissance et de qualité alimentaire comme le confirment les agriculteurs.

12Afin de mieux comprendre ces différences interspécifiques lors de sécheresses, nous avons comparé les fonctionnements physiologiques et les rendements de ces trois espèces dans un contexte de sécheresse naturelle (Vacher 1998, Vacher et al. 1998). Les résultats obtenus nous ont permis de différencier les réponses des trois Solanum selon trois scenarios de fonctionnement hydrique :

13- S. juzepczukii par son fonctionnement physiologique, sa morphologie et sa profondeur racinaire montre une tolérance au manque d’eau et assure une photosynthèse permanente et une production de tubercules même lors de déficit hydrique marqué. Elle est une garantie pour les paysans d’une récolte assurée même lors des années sèches.
- S. curtilobum réduit très fortement sa consommation en eau dès les premiers déficits hydriques. Les effets de la sécheresse affectent fortement très tôt et durablement son fonctionnement hydrique. Il y a une réduction puis un arrêt de la photosynthèse et donc une diminution importante de la production de tubercules. Ceci correspond à une stratégie d’évitement de la déshydratation. Elle est pour cette raison surtout cultivée dans les zones proches du lac Titicaca et de la cordillère, plus pluvieuses, sur des sols profonds et humides et qui peuvent présenter cependant des risques importants de gelée.
- S. tuberosum subsp. andigenum présente un comportement intermédiaire, plus hybride avec une forte réduction de sa consommation en eau et de la photosynthèse dès les premiers déficits hydriques. Mais ensuite, si les conditions de sécheresse perdurent elle maintient un fonctionnement hydrique et photosynthétique minimal qui permet d’assurer une certaine production. Ces caractéristiques de rusticité et de variété de réponses permettent des rendements élevés lorsque les pluies sont importantes et d’offrir une large gamme de possibilités face à la diversité spatiale et temporelle des pluies. Cette plasticité est en concordance avec l’extension de cette espèce sur l’altiplano et les vallées andines.

14On constate que les trois principales espèces de pomme de terre cultivées sur l’altiplano, aux différences génétiques marquées, nous le rappelons, présentent une gamme remarquable d’adaptation aux intenses contraintes climatiques que sont les gelées et les sécheresses : Solanum juzepczukii montre des résistances étonnantes à des basses températures et des sécheresses intenses, S. tuberosum subsp. andigenum se caractérise par sa plasticité face à des manques d’eau mais une faible tolérance aux fortes gelées et S. curtilobum est très bien adaptée aux zones froides mais aussi humides. S. juzepczukii montre de même une tolérance à l’irrigation d’eau salée (Martinez et al. 1996) (pratique que l’on trouve autour de la rivière Desaguadero qui coule du lac Titicaca vers le lac Poopo, cf. figure 1) et une adaptation à l’amplitude thermique qui est souvent supérieure à 20 °C pendant la saison de culture (Havaux 1995).

15Une diversité issue donc de la domestication millénaire de plusieurs espèces de pommes de terre sur l’altiplano bolivien est à la base d’une agriculture dans cette région de par leur large et ample gamme de réponses et de résistances aux risques de sécheresse et de gelées. En dépit de campagnes des agences de développement nationales et internationales menées depuis des décennies, les agriculteurs de l’altiplano n’utilisent pas les variétés améliorées de S. tuberosum subsp tuberosum. Ils leurs reprochent d’être trop fragiles, en raison de leur manque de rusticité et de plasticité, mais aussi inintéressantes de par leur faible qualité alimentaire et de conservation. Il est regrettable que, malgré des potentialités surprenantes, les espèces comme S. jzepczukii, S. curtilobum et S. ajanhuiri avec leurs cohortes de variétés demeurent absentes des programmes de recherche et de développement. L’agrobiodiversité de la pomme de terre sur l’altiplano s’appuie donc sur une diversité d’espèces de Solanum adaptées aux risques climatiques. Néanmoins, pour comprendre cette agrobiodiversité il est indispensable d’en analyser les formes d’usage.

Gouvernance des agroécosystèmes de pommes de terre

16Sur l’altiplano bolivien, la petite agriculture familiale prédomine. Les agriculteurs sont principalement aymaras. Ils vivent au sein de communautés « comunidades » qui comptent de 20 à 60 familles. L’usage des terres est une combinaison de gestion individuelle et de gestion communautaire. Les exploitations agricoles se composent de parcelles dispersées dans l’ensemble du territoire de la communauté et d’un troupeau d’ovins et parfois de bovins. L’ensemble des parcelles cultivées par famille couvre une superficie annuelle entre 3 et 10 ha dont un tiers environ en pommes de terre (Quispe et al. 2018, Brasier de Thuy 1995).

17La pomme de terre est la culture dominante et la base de l’alimentation (seulement dans la région sud de l’altiplano les gelées intenses et la faiblesse des précipitations conduisent à une prédominance de la culture de quinoa). Tête de rotation, plantée entre octobre et novembre (selon les dates des premières pluies) et récoltée entre avril et juin, elle est généralement suivie par deux années de céréales fourragères ou une année de céréales et de quinoa et ensuite par cinq à dix ans de jachère. La pomme de terre reçoit la seule fertilisation de la rotation et s’installe sur un sol de jachère longue, enrichi en matière organique et en eau et relativement exempt de maladies et parasites. La jachère sera labourée deux fois en mars-avril à la fin de la saison des pluies. Cette culture mobilise près des deux-tiers de la force de travail et sous-tend la stratégie agricole de l’exploitation.

18L’analyse de la gouvernance de l’agriculture de la pomme de terre sur l’altiplano bolivien est liée à la variabilité agro-climatique de cette région. Les précipitations annuelles présentent un gradient nord-sud du lac Titicaca à la région du Salar, à 500 km au sud (cf. figure 1), de 900 à 250 mm. Elles sont de l’ordre de 300 à 500 mm sur les deux-tiers de l’altiplano (Geerts et al. 2006). Or, les études menées sur le besoin en eau des cultures sur ce haut plateau montrent que pour l’ensemble du cycle de la pomme de terre, celui-ci est de l’ordre de 700 à 1000 mm (Vacher et al 1989, Lhomme & Vacher 2007) et que la probabilité d’avoir un déficit hydrique majeur lors des phases de formation et de croissance des tubercules est supérieure à 50 % pour la très grande majorité de l’altiplano (Vacher et al. 1988). On comprend que le choix de variétés résistantes à la sécheresse, de parcelles aux sols plus humides et de pratiques agricoles favorisant le stockage de l’eau dans le sol, soient de première importance pour cette culture.

19Cependant depuis les premières chroniques espagnoles jusqu'à nos jours, l'ensemble des écrits sur l'agriculture de l'altiplano souligne que les gelées, dont la compréhension demande une approche multi-scalaire, sont le principal facteur limitant (Morlon 1992, 1989 ; Morlon & Vacher 1992). Les Aymaras qui peuplaient l’altiplano dès l’époque précolombienne l’appelaient « Urco » qui signifie terre haute mais aussi « Thaana » terre froide (Bouysse-Cassagne 1982).

20Pour mieux comprendre la gouvernance et les stratégies de l’agriculture de la pomme de terre, nous avons réalisé une étude des risques de gelées à différentes échelles, de la région à l’espace agricole, de l’exploitation familiale et à celle de la parcelle. Les données utilisées sont des mesures quotidiennes de températures minimales sur 15 ans de 14 stations météorologiques de replat sur l’altiplano bolivien du Service National de Météorologie (SENAMHI) (Le Tacon 1992), des mesures de températures de surface nocturnes données par des images satellitaires (François et al. 1999) et des mesures ponctuelles de températures minimales aux échelles de l’exploitation agricole et des parcelles (De Bouet 1993). Les températures seuil pour ces études des risques de gelée ont été établies à hauteur de la plante : -3 °C au stade végétatif, -2°C au stade de développement floral et de croissance des tubercules pour S. tuberosum subsp. andigenum et de -5°C pour S. juzepczukii et S. curtilobum.

21Les résultats de cette analyse régionale des risques de gelée pour la pomme de terre sur l’altiplano bolivien sont très instructifs (Figure 2, tab. 1). Pour la très grande majorité des stations étudiées (11 sur 14), la période libre de tout risque de gel pour S. tuberosum subsp. andigenum est inférieure à 20 jours et les probabilités d’avoir une période de 90 jours et de 120 jours (le cycle complet est de 150 jours) de culture sans gelée sont respectivement inférieures ou égales à 60 % pour 7 des 14 stations et inférieures à 50 % pour 8 des 14 stations. La probabilité d’une période de 120 jours sans gelée augmente de 15 à 25 % au seuil de -3 °C (pour la période de croissance des tubercules) et de 30 % à 50 % au seuil de -5 °C donc pour S. juzepczukii et S. curtilobum. Avec une variété de S. juzepczukii la probabilité d’avoir un cycle complet de 120 jours sans gelée est de 70 à 90 % pour la majorité des stations étudiées : une sécurité donc pour les paysans d’obtenir une récolte avec cette pomme de terre quelle que soit l'année agroclimatique.

22L’étude des risques de gelée pendant la saison agricole, en combinant données météorologiques et données satellitaires de température minimale de surface (avec une résolution au km²) (François et al. 1999) montre que :
- sur les 73 500 km² analysés sur l’altiplano (du lac Titicaca au Salar d’Uyuni), les zones présentant un risque de gelée de moins de 10 % pour la culture de pomme de terre, couvrent seulement 8 200 km² (soit 11 %), au seuil de -2 °C, de 15 300 km² au seuil de -3 °C (20 %) et de 39 300 km² (55 %) au seuil de -5 °C. Une différence de seulement 1 °C de seuil se traduit par un doublement de la superficie et est quintuplée pour un seuil de -5 °C.
- sur les longs versants qui s’étagent généralement de 4 400 à 3800 m des différences de températures minimales de l’ordre de 4 à 6 °C sont observables entre la partie haute et moyenne du versant et le replat de bas de versant par l’effet de l’écoulement de l’air froid le long des pentes (drainage catabatique), différences à l’échelle d’un versant qui sont supérieures au gradient régional.

D’après Le Tacon & Vacher 1992

23Un suivi sur deux ans de neuf exploitations agricoles réparties dans trois communautés de l’altiplano, Antarani, Pomani et Umala (cf. figure 1) a été réalisé dans le cadre d’une étude sur la gestion, la gouvernance et les stratégies agricoles face aux risques climatiques (Brasier de Thuy 1995, Brasier de Thuy & Guirlet 1988), complété par un nouveau suivi de trois ans dans la communauté de Pomani (Hervé & Rivière 1998).

24Les parcelles agricoles sont en gestion individuelle (sayanas) et en gestion communautaire (aynocas) (Hervé & Rivière 1998 et 2000). Les sayanas sont proches des maisons où résident les familles, souvent dans les plaines, et bénéficient d’une fertilisation organique et d’une jachère souvent inférieure à cinq ans. Chaque aynoca correspond à une large bande du territoire de la communauté d’un même usage agricole annuel (Figure 3) et soumises à une rotation collective. Le nombre d’aynocas correspond au total des années de la rotation, soit huit à treize ans en général sur l’altiplano avec trois années de cultures et cinq à dix ans de jachère. Les agriculteurs disposent de parcelles dans chacun des aynocas. Après la récolte de la troisième année, toutes les parcelles de l’aynoca sont ouvertes aux pâturages des animaux de la communauté. Les trois aynocas de culture (réservées en général à la pomme de terre pour un tiers et à l’orge fourrager pour deux tiers) sont associés à cinq ou dix aynocas de jachère longue ouvertes au pâturage collectif et à la récolte de ligneux combustibles. Les règles de gestion communautaire des aynocas se décident en assemblée dont les responsables changent chaque année. Le rôle des communautés de l’altiplano est essentiel dans le nombre, la distribution et la gestion des aynocas qu’il s’agisse de l’agriculture, de l’élevage et des rituels (Rivière et al. 1996).

25L’ensemble de l’agriculture sur l’altiplano bolivien s’inscrit dans une gouvernance mixte de sayanas et d’aynocas. Ces dernières permettent non seulement une gestion collective des cultures et des pâturages mais offrent aussi à l’agriculteur un accès à l’ensemble de la diversité agroécologique de la communauté en particulier agroclimatique au vu des variations importantes de température minimale le long des grands versants et de différences dans les conditions hydriques selon la position topographique de la parcelle et le type de sol. Ces différences topoclimatiques et édaphiques ont un impact très marqué en termes de risques de gelée et de sécheresse et offrent un espace agricole très diversifié pour chaque famille. Les agriculteurs différencient clairement non seulement les sols humides et les sols secs mais aussi les sols froids et les sols chauds ; une nomenclature qui correspond parfaitement aux catégories des agronomes basées sur les textures sableuses, argileuses ou pierreuses (Brasier de Thuy 1995)

26À l’échelle d’une longue parcelle de pomme de terre sur une pente (20 à 40 m de dénivelé pour 60 à 100 m de longueur) nous avons observé que les agriculteurs plantaient différentes espèces de pomme terre entre le haut et le bas de parcelle. Des variations de risques de gelée ont été observées à cette échelle chez plusieurs agriculteurs (De Bouet 1993). En correspondance avec l’étagement des différentes espèces de pomme de terre, les mesures des températures minimales le long des parcelles pendant un cycle de culture montrent des différences importantes de 2 à 3 °C entre le haut de versant et le replat de bas versant lors des nuits de gelée. On retrouvera ainsi principalement Solanum juzepczukii sur les replats et sur les sols superficiels de versant, S. tuberosum en haut et mi-versant et sur des replats protégés et S. curtilobum en zone de replat et de sols profonds.

27Dans les communautés étudiées, les parcelles de pomme de terre sont généralement monospécifiques, plus particulièrement celles présentant des risques de gelée où seules les espèces amères sont cultivées. Cependant les parcelles présentent toutes de nombreuses variétés (Brasier de Thuy 1995, Brasier de Thuy & Guirlet 1989). Si pour S. juzepczukii et S. curtilobum, celles-ci sont de l’ordre de trois à cinq, elles sont souvent proches d’une dizaine pour les parcelles de S. tuberosum subsp. andigena. Il est intéressant de noter que l’éventail des variétés relevé au sein des parcelles monospécifiques est souvent le même pour toute la communauté dans la diversité des situations agroclimatiques et de fertilité à cette échelle. Selon les agriculteurs des communautés et divers travaux (Condori et al. 2014, Brasier de Thuy 1995) les variétés d’une même espèce sont principalement choisies pour leurs caractéristiques gustatives et commerciales. En accord avec les recherches développées par Zimmerer et al. (2019, 1998), si les variétés utilisées par les agriculteurs se différencient clairement en termes de couleur, de taille de tubercules et de qualité gastronomique, elles présentent, dans la gamme de leur espèce, une certaine « versatilité écologique » face aux variations spatiales et temporelles du climat.

28Les risques climatiques se mesurent en termes de fréquence d’apparition, de seuil pour la culture, d’intensité et de variabilité spatiale et temporelle. La gouvernance des agroécosystèmes d’un agriculteur de l’altiplano bolivien intègre parfaitement l’extraordinaire diversité spatiale des risques en adaptant, selon la situation, espèces, variétés mais aussi taille des tubercules et date et densité des plantations. Mais dans ce cadre d’une correspondance précise entre agriculture et risque de gelée et de sécheresse, intervient aussi la variabilité interannuelle. Ainsi, l’agriculteur prendra parfois le risque bien évalué, de planter des S. tuberosum subsp. andigenum sur une parcelle de replat aux sols profonds et riches dont les rendements pourront être très élevés lors d’une année sans épisode de gelée. Ce contexte d’incertitude a conduit les paysans à développer un savoir et une pratique communautaire de pronostics climatiques (Hervé & Rivière 2000, Brasier de Thuy & Guirlet 1988). Cette prise en compte de la variabilité interannuelle se retrouve principalement à propos de la date et du lieu de la plantation. C’est principalement face aux risques de gelée que l’agriculteur essaiera d’étaler ses plantations sur un mois avec des parcelles plantées précocement qui se trouveront en fin de cycle lors des fréquentes gelées de février-mars et avec des parcelles plus tardives qui seront protégées des gelées de début de cycle en novembre, début décembre mais très impactées par les gelées de milieu et fin de cycle. Les marges de prise de décision pour l’agriculteur sont cependant limitées par l’arrivée des premières pluies et la répartition de l’importante charge de travail demandée par les labours et les plantations.

Valorisation de la diversité de la pomme de terre

29La valorisation de la récolte de pommes de terre sur l’altiplano répond à plusieurs stratégies agricoles qui se combinent et donnent la priorité à la commercialisation, à l’autoconsommation et à la conservation de l’agrobiodiversité (Graddy 2013, Hellin & Higman 2005). En général la récolte est principalement destinée à l’autoconsommation mais aussi à la commercialisation. Lors de bonnes années, une plus grande partie de la production pourra être destinée à la vente. La taille des tubercules de Solanum tuberosum est considérée avec soin : les tubercules de grande taille sont pour la commercialisation, ceux de petites et moyennes tailles sont préférés pour les plantations et les plus petits ou ceux très abîmés sont transformés en chuño. Les tubercules de S. juzepczukii, nombreux, sont généralement de petite taille. Les taux élevés de glycoalcaloïdes pour S. juzepczukii et S. curtilobum ne permettent pas leur consommation directe. Ils sont transformés lors d’un processus traditionnel et unique de lyophilisation par congélation et déshydratation successives. Ce processus se fonde sur l’alternance de nuits très froides et de journées très ensoleillées et très sèches sur les très hauts plateaux, ce qui permet d’éliminer les glycoalcaloïdes des pommes de terre amères et d’obtenir un produit consommable, de longue conservation et très facilement transportable (réduction des trois-quarts du poids). Les tubercules transformés, dénommés chuño, peuvent être conservés plusieurs décennies. Cette réserve d’aliments est stratégique dans une région où les probabilités de perte de récolte sont élevées. Ce processus existe depuis plus de 2000 ans (Yoshikawa et Apaza, 2020). Cieza de Leon dans ses chroniques de 1553 souligne le rôle principal du chuño dans l’alimentation des paysans des Andes et son importance dans le commerce des aliments « Le chuño, très apprécié et de grande valeur…. de nombreux espagnols s’enrichirent puis partirent en Espagne très prospères avec la seule activité commerciale d’apporter le chuño à Potosi » (Cieza de Leon, éd. 1984, t. 1 : 124).

30Deux techniques de lyophilisation existent, celle du chuño negro (Figure 4), la plus répandue, et celle de la tunta ou morarya ou encore chuño blanco (Figure 5). Elles se réalisent sur de vastes surfaces planes à plus de 4000 m (Figure 6) en juin, juillet et août, mois d’hiver très secs, marqués par des températures nocturnes très basses (de l’ordre de -10 °C) et des températures diurnes autour de 20 °C (Vallenas 1992). Le chuño negro est obtenu après six à dix jours de gel nocturne et d’une déshydratation diurne favorisée aussi par un piétinement-écrasement. La tunta ou chuño blanco est un processus plus long avec une première phase de congélation-déshydratation de cinq à huit jours, suivie d’une phase de réhydratation dans des puits d’eau pendant 10 à 30 jours, puis d’une nouvelle phase de congélation-déshydratation de cinq à huit jours. Ces techniques millénaires sont de première importance pour l’agriculture de l’altiplano. D’une part, elles permettent la culture de pommes de terre amères et donc la conquête d’espaces aux conditions agroclimatiques très limitantes, en particulier pour les risques de geléee et, d’autre part elles constituent une stratégie exceptionnelle de stockage des aliments et de produits transportables et commercialisables. Cependant, dans une étude récente, Yoshikawa et Apaza (2020) montrent une réduction des aires potentielles de fabrication du chuño sur l’altiplano péruvien avec le réchauffement climatique.

Conclusion

31L’agriculture sur l’altiplano s’est développée dans un contexte agroclimatique marqué par des sécheresses fréquentes et des risques de gelée très élevés. Cette région, où se maintient la plus haute agriculture au monde, est cependant l’une des principales zones productives andines de pomme de terre, principale culture et base de l’alimentation de la population rurale, et de grains comme le quinoa.

32Sous le nom générique de pomme de terre (papa en espagnol, aymara et quechua), c’est de fait un éventail d’espèces et de variétés que permet cette culture. Celle-ci résulte de la combinaison étroite de quatre composantes : l’usage d’une diversité d’espèces de Solanum aux adaptations remarquables ; l’adéquation de l’agriculture à une mosaïque de multiples conditions agroclimatiques de la région à la parcelle ; une gouvernance communautaire des agro-écosystèmes ; une valorisation millénaire des tubercules de pommes de terre amères avec un processus technique qui lui-même repose sur les caractéristiques climatiques extrêmes de l’altiplano.

33Une diversité plurispécifique de pommes de terre cultivées, largement utilisée encore aujourd’hui sur l’altiplano, permet d’offrir une large et exceptionnelle gamme de résistances aux gelées et aux déficits hydriques. Les potentialités offertes par les pommes de terre amères et en particulier par Solanum juzepczukii, face à ces fortes contraintes, n’ont jamais égalé ni même approché celles de Solanum tuberosum qui pourtant a fait l’objet de pléthoriques programmes d’amélioration variétale. Malgré une teneur élevée en glycoalcaloïdes des tubercules, l’espèce S. juzepczukii est utilisée par l’ensemble des agriculteurs de l’altiplano car elle seule permet une récolte, quelle que soit l’année agricole sèche ou à forte gelée. La tradition millénaire du chuño est un élément fondamental de l’agriculture de la pomme de terre sur l’altiplano car d’une part elle permet la culture d’espèces amères, et d’autre part, elle joue un rôle déterminant pour la sécurité alimentaire des paysans lors des années de très faibles récoltes et est facilement commercialisable.

34Le contexte agro-climatique de l’altiplano se caractérise par l’extraordinaire diversité de ces risques à l’échelle régionale, à l’échelle de l’exploitation agricole et à celle de la parcelle. Les écarts des températures minimales à ces différentes échelles offrent à l’agriculteur une mosaïque de potentiels agroécosystèmes aux propriétés distinctes principalement en termes de risques climatiques, et donc de récoltes, perceptibles dès une différence de 1 °C. De plus, la gestion communautaire des aynocas qui permet à chaque agriculteur de disposer d’une parcelle dans de multiples territoires et donc d’accéder à une large diversité de milieux, est un élément déterminant de la gouvernance spatiale mais aussi temporelle des agroécosystèmes. Si l’agriculture sur les vallées et les grands versants andins est dessinée selon un gradient vertical, l’agriculture sur l’altiplano correspond à une mosaïque horizontale de conditions agroécologiques (Vacher 2004).

35L’agrobiodiversité de la culture de la pomme terre sur l’altiplano bolivien présente donc des propriétés exceptionnelles d’une domestication plurispécifique qui sont en concordance étroite avec une diversité spatio-temporelle de risques agroclimatiques et une gouvernance de l’espace agricole à plusieurs échelles.

36La perte générale de biodiversité, les changements climatiques dans les principales régions agricoles du monde et l’extension des espaces à fortes contraintes climatiques, devraient conduire à un développement des recherches sur les espèces comme les Solanum cultivées sur l’altiplano, aux potentialités exceptionnelles d’adaptation dans des conditions extrêmes. Ces études sur la biodiversité doivent nécessairement s’accompagner d’une analyse conjointe de la gouvernance multiscalaire des espaces agricoles et d’une insertion dans des programmes de développement qui puissent inclure et valoriser les connaissances paysannes.

37Sur l’altiplano bolivien des programmes scientifiques ont été menés sur la pomme de terre mais aussi sur le quinoa (Winkel et al. 2016). Ils offrent de nouvelles connaissances sur l’agrobiodiversité andine dans des contextes très limitants. Cependant face aux importants changements environnementaux et socio-économiques récents (Quiroz et al. 2018, Winkel et al. 2016), il est essentiel de poursuivre ces recherches sur le risque en agriculture et sa gestion actuelle et passée (Cruz et al. 2017), en s’appuyant sur les savoirs locaux de ces exceptionnels patrimoines bioculturels (Graddy 2013, Walshe & Argumedo 2016, Lhomme & Vacher 2002).