1F rancfort, 3 mars 1899. Richard Strauss dirige la première de son poème symphonique Une vie de héros, imposante composition orchestrale qui évoque le parcours d’un homme en lutte contre ses ennemis. Aux sons de bataille de la quatrième partie, les spectateurs sont pris d’un état « d’excitation guerrière » : ils se lèvent et brandissent en guise d’épées leurs parapluies. Il s’en faut de peu pour qu’une bagarre généralisée n’éclate (Mila 2001 : 55). Les débordements n’étaient pas rares dans les salles de concert européennes du XIX^e siècle et, pour éviter les troubles à l’ordre public, les gouvernements avaient pris l’habitude de censurer les œuvres susceptibles d’exacerber des passions subversives. En 1848, l’opéra Norma de Bellini est interdit à Crémone en raison de son intrigue incendiaire sur le sort d’une gauloise et de son peuple sous la domination romaine. Quelques années plus tard à La Scala de Milan, le chœur « Guerra, guerra ! » se termina en émeute contre l’occupation autrichienne (Toscani 2004).

2Le risque de dérapages agressifs est présent dans de nombreux événements musicaux : des fêtes où l’on en vient aux mains aux rencontres sportives, en passant par les fronts de guerre, musique et danse semblent propices aux frictions et aux actes d’hostilité. Comment la tension se construit-elle et comment l’agressivité peut-elle émerger d’une performance musicale ou dansée ? Telles sont les questions que soulève ce dossier, qui se propose d’explorer les manières dont on joue musicalement et corporellement avec le danger, et à quelles fins.

Performances sous tension

3Depuis une dizaine d’années, la question des rapports entre musique, conflit et violence suscite un intérêt croissant chez les ethnomusicologues et les sociologues de la musique : trois ouvrages en particulier, ceux de Johnson et Cloonan (2009), O’Connell et Castelo Branco (2010), et Fast et Pegley (2012), témoignent d’un tournant dans la réflexion. A l’instar des deux numéros thématiques récemment publiés par la revue Transposition (Velasco-Pufleau 2014, 2020), ces travaux portent en grande partie sur des contextes de conflits armés. La production musicale, envisagée sous l’angle des valeurs s’y dévoile comme un lieu de représentation et de mise en mémoire des conflits (Ritter 2012 pour le Sentier Lumineux au Pérou). La pratique musicale y participe à la construction identitaire (cf. McDonald 2012 sur les chants de l’Intifada palestinienne) ou à la consolidation de la masculinité (Gier 2008, pour les soldats états-uniens de la Première Guerre mondiale). La musique peut garantir la cohésion ou apaiser les tensions dans des contextes politiques difficiles (Howard 2010 pour les deux Corées, Sugarman 2010 pour le Kosovo). Stratégiquement manipulée et « instrumentalisée », elle incite aussi à des faits de violence (cf. Nuxoll 2020 pour la Sierra Leone).

Rythmer les hostilités

6Contrairement à une idée reçue, l’agression physique n’est pas un acte facile. Comme l’a montré Randall Collins (2008), les situations de confrontation – émeute, rencontre de bandes rivales ou querelle de voisinage – n’impliquent la participation physique que d’une minorité des personnes présentes et se clôturent le plus souvent par une désescalade. Pour agir de façon violente, il faut en effet savoir gérer la barrière émotionnelle difficile de la « tension confrontationnelle ». Selon Collins, diverses techniques permettent le passage à l’acte, comme le travail de cohésion du camp, qui permet la domination émotionnelle et l’imposition d’un rythme corporel ; ou encore la mise en spectacle, qui joue sur la participation active du public. La musique et la danse s’y prêtent particulièrement bien. Les performances, en raison des qualités attentionnelles, corporelles et émotionnelles qu’elles impliquent, correspondent à des modalités « d’être ensemble » (Beaudet 2001) extraordinaires tant pour les performants que pour l’assistance. Musique et danse engagent en effet des « habitus d’écoute » (Becker 2011) et des motricités dont les qualités kinesthésiques occupent une place centrale dans l’établissement des rapports de force.

7Dans le cas des combats sportifs, musique et danse s’inscrivent pleinement dans la dramatisation du face à face et dans le déroulement de la confrontation : encadrées par des règles, elles ont leurs moments et leurs espaces dédiés et jouent un rôle tant dans la montée en tension que dans le lien qui s’établit entre combattants, musiciens et spectateurs. Les articles de Julien Bonhomme sur la lutte sénégalaise et de Florabelle Spielmann sur les combats de bâtons de Trinidad décrivent deux formes différentes d’affrontements où musiques et danses assurent des rôles similaires : mise en présence de territoires rivaux, création et maintien d’une atmosphère émotionnelle, rythmicité des engagements corporels. Dans la lutte sénégalaise, les rythmes des tambours et les chorégraphies qui anticipent les combats sont inspirés par les répertoires des groupes ethniques d’origine des athlètes. Ils mettent en lumière les implications collectives du duel, tout en contribuant à susciter une ardeur au combat qui se manifeste dans les corps « gonflés » des lutteurs. A Trinidad, où le but du « jeu » consiste à blesser la tête de son adversaire de manière à faire couler le sang, les tambours et les chants calinda agissent sur les dispositions agonistiques des stick-fighters dans l’arène de la gayelle. Toutefois, les rôles de combattant, de musicien et de spectateur ne sont pas strictement définis et les passages de l’un à l’autre mettent en lumière l’intégration de la musique dans un savoir-faire du combat. L’art de se battre repose ainsi sur une maîtrise technique des gestes et de la musique permettant de ne pas basculer vers une violence non contrôlée.

8Dans d’autres contextes, l’attaque et les coups ne sont pas un objectif explicite, préparé et attendu, comme l’illustrent plusieurs contributions de ce dossier consacrées à des situations de rituels et d’ambiances festives. La peur et la volonté d’en découdre se mêlent à la joie, à l’excitation et parfois à l’ivresse, tandis que l’incertitude du dénouement augmente la tension. Les dérapages qui résultent de la tension montante – recherchés par les uns, déplorés par d’autres – modifient parfois substantiellement le cours prévu de l’événement et la durée de la performance, dont la fin peut survenir abruptement, et ils font l’objet de discours ambivalents de la part des participants. L’article de Sisa Calapi, qui porte sur les performances musicales et dansées de communautés kichwa lors de la célébration de l’Inti Raymi en Equateur, analyse ainsi le déroulement de l’événement de la « Prise de la place ». Tout commence avec la descente des groupes de danseurs sur la petite ville de Cotacachi et se termine parfois dans le chaos des affrontements à coups de pierres et de fouets entre groupes rivaux et entre ceux-ci et les forces de l’ordre. Le risque de blessure et de mort est toujours présent. Malgré les mesures de contrôle mises en place par les institutions locales, la tension est générée par la forte densité de l’ambiance sonore et la foule de centaines de danseurs qui exécutent des pas de danse à l’unisson. Le désordre provoqué par la profusion d’émissions sonores, l’impossibilité d’anticiper les dynamiques directionnelles dans les déplacements collectifs et l’envie irrépressible de rester sur la place pour se mesurer aux rivaux peuvent ainsi pousser le groupe à transgresser les règles et à s’engager dans la bataille.

9La qualification morale des actes agressifs occupe une place centrale dans la façon dont les acteurs définissent les cadres de la performance et jouent avec leurs potentialités et leurs limites. De ce point de vue, il serait réducteur de considérer les manifestations d’agressivité comme exclusivement masculines. Elena Bertuzzi analyse ainsi la pratique du debaa à Mayotte, genre musico-chorégraphique d’origine soufie dont les performances prennent place lors de compétitions entre associations de femmes. Il s’agit alors de rivaliser de beauté, de « belles manières » et de virtuosité dans le chant et la danse. La tension de ces performances repose sur l’équilibre à trouver pour s’imposer vis-à-vis du groupe rival tout en conservant un ethos féminin fondé sur la retenue et la réserve. Les quelques débordements de colère non maîtrisée prennent la forme d’échanges verbaux virulents dont la qualité agressive est justifiée a posteriori par des phénomènes de possession par des esprits. C’est également une transgression féminine justifiée par la possession que présente Maho Sebiane dans son article sur le rite ramsat-al-leiwah des Zunûj du sultanat d’Oman. Le cadre rituel et une musique parfaitement exécutée sont en effet les conditions pour que certains individus puissent exprimer, par le truchement de la possession, des revendications personnelles qui seraient normalement considérés comme inappropriées. La performance peut ainsi se faire le vecteur d’une remise en question potentiellement déstabilisatrice des relations inégalitaires et des classements statutaires conventionnels.

10Comme le montre Laure Carbonnel, il s’agit également pour les bouffons rituels krdugaw du Mali de s’imposer socialement, et les pratiques musicales et dansées en sont l’un des moyens. La qualification morale de leurs actions ne va pas de soi puisque la qualité transgressive des performances est au fondement de leurs relations avec les groupes auxquels ils proposent leurs services et qu’ils contraignent aux dons. Selon les situations, les attaques sont tantôt directes, tantôt détournées ; elles sont souvent destinées à une multiplicité de destinataires. Leurs stratégies – postures et gestes intimidants, moqueurs ou provocateurs, mélodisation des énoncés menaçants – sont le fruit d’un savoir-faire rhétorique et magico-religieux. Grâce à ce dernier, ils réussissent à défier les hiérarchies coutumières tout en évitant l’éclatement de conflits ouverts.

Composer les temps du conflit

11Bien souvent, c’est en considérant la façon dont des performances se font écho les unes aux autres dans le temps long que l’on comprend le rôle joué par la musique et la danse dans les stratégies d’élaboration du conflit. Ainsi, l’attention de tout un village se porte sur la montée progressive des tensions lors de la compétition pour le choix des enfants qui interpréteront le chant rituel de la vara à Fiumedinisi, en Sicile. Dans la chronique qu’elle fait des mois qui précèdent la performance sur la place de l’Eglise qui départagera les enfants en lice, Anne-Florence Borneuf décrit la temporalité et le jeu d’espaces de la préparation des concurrents, mais également les risques qu’enfants et familles encourent. Cet engagement implique en effet de s’exposer aux attaques verbales, aux rumeurs et aux humiliations ; en réponse, il s’agit de mobiliser des réseaux relationnels complexes pour gérer à son propre bénéfice l’augmentation graduelle de la tension conflictuelle. Alors que le village se souvient d’anciens dénouements particulièrement théâtraux (avec agressions physiques dans l’église et intervention des carabiniers sur la place), les querelles des générations précédentes se réactivent et se rejouent dans la voix chantée des enfants.

12Katell Morand fait également le choix d’un récit chroniqué pour rendre compte des semaines de colère et d’incertitude qui suivirent, en 2019, un attentat « fratricide » en pleine montée des tensions ethniques dans la région Amhara, en Ethiopie. Elle relate la circulation, de téléphone en téléphone, de poèmes chantés sous la forme de vidéos de funérailles, de montages de propagande ou d’écrits. Là aussi se jouent des sauts d’échelles spatiales et temporelles. Réinterprétés à chaque partage, ces fragments poétiques participent à la montée des ardeurs conflictuelles et suggèrent la possibilité d’un soulèvement imminent. Ce faisant, les acteurs de cette circulation réactualisent un art du conflit ancré dans la longue durée historique.

13Lors de conflits armés, les stratégies de propagande peuvent ainsi s’appuyer sur l’efficacité émotionnelle supposée de certains genres musicaux et poétiques. C’est le cas, comme le décrit Sara Kalantari, des chants du répertoire nuḥah, composés par les chanteurs religieux maddāḥ en Iran pour le deuil des saints chiites. Pendant la guerre contre l’Irak au début des années 1980, un nouveau type de nuḥah « de guerre » fut créé, assumant une orientation ouvertement militaire. L’évocation poético-musicale d’événements historiques emblématiques, comme la défaite de l’imam Ḥusayn en 680 dans la bataille de Karbalā, contribuèrent à mobiliser la population civile en élevant la guerre au statut de mission de rédemption. Comme on le voit dans cet exemple, la composition de chants liés aux conflits de longue durée ne se limite pas à un procédé de mise en récit ou d’expression de positions politiques. Elle peut œuvrer à la conjonction du présent avec le passé et permet de réinterpréter les enjeux d’une guerre vécue à l’aune d’un conflit historique et en partie mythifié.

14Pour dire, penser, pratiquer et légitimer l’hostilité, il faut donc savoir choisir les mots, construire des narrations pertinentes et exécuter des gestes inscrits dans des protocoles conventionnels. La composition musicale et chorégraphique joue un rôle déterminant dans le façonnement et dans l’orientation de ces chemins. Elle fournit aux participants des performances, des modèles et des moyens d’expression. Ceux-ci orientent les actions et la perception des comportements (hostiles ou non) en les faisant adhérer à des grilles d’interprétation partagées. La composition et la pratique musicale transforment le conflit et peuvent, à leur tour, être altérées par les changements sociaux que le conflit engendre (à l’instar des répertoires de steelbands à Trinidad décrits par Helmlinger, 2011). Comme le montre Giordano Marmone dans ce dossier, la limitation des raids de bétail chez les Samburu du Kenya, imposée par la politique de pacification des colons britanniques, transforma, dans les années 1920-50, la pratique musicale et compositionnelle, façonnant un nouveau système d’interactions. Cette pratique devint un instrument de combat au sein d’une querelle intra-générationnelle dont les armes étaient la provocation, l’humiliation et l’ironie (cf. Marmone 2017). Le travail créatif normalise alors ces changements en produisant une réflexion renouvelée sur la société. Dans d’autres contextes, ce type de réinterprétation des traditions musicales et chorégraphiques peut jouer un rôle majeur dans l’engagement politique. Ainsi, dans l’entretien qu’elle accorde sur le sujet des persécutions subies actuellement par les Ouïghours, Mukaddas Mijit montre en quoi la création est un outil de résistance perçu comme une menace par l’Etat chinois.

Conclusion

15A partir du moment où l’on ne se limite pas à la recherche de relations de cause à effet entre structures sonores et agressivité, un nouveau champ de questions s’ouvre : quels cadres d’interaction sont produits et reproduits à chaque performance ? Comment analyser les intentions parfois ambiguës et contradictoires des acteurs ? Les dix études de ce dossier montrent que les débordements, bien que souvent déplorés, ne sont pas aléatoires et font partie d’un arsenal stratégique dont les règles, qui varient d’une société à l’autre, sont bien maîtrisées. La fabrication musicale et dansée de l’agressivité, comme tout processus de construction sociale, se fonde sur des savoir-faire et des compétences de musiciens ou de danseurs, qui provoquent et contrôlent à travers leurs gestes, paroles, mélodies et rythmes, les réactions des acteurs. L’hostilité qui émerge de ces moments de déstabilisation n’a pas toujours un effet déstructurant ; elle peut engendrer un réaménagement des rapports de force et produire de nouveaux équilibres. L’analyse des conduites considérées comme illégitimes ou menaçantes lors des performances musicales et dansées est alors susceptible de révéler des dynamiques plus larges, comme des phases de transition, d’incertitude ou de contradictions qui façonnent l’évolution des relations sociales. Jouer avec le risque, mettre les tensions sur la place publique, se mesurer aux autres, construire des factions : la musique et la danse se révèlent être des dispositifs de production et d’intelligibilité des antagonismes.