Julien ANDRÉ : Systématique de la polyrythmie malinké. Mali-Guinée
Julien ANDRÉ : Systématique de la polyrythmie malinké. Mali-Guinée, Louvain : Éditions Peeters, 2023. 253 pages.
Texte intégral
1L’ouvrage, issu d’une thèse de doctorat à l’EHESS sous la codirection de Marc Chemillier et Simha Arom, est composé d’une préface, d’un avant-propos, de huit chapitres, d’une postface et d’annexes. Dès l’introduction, l’auteur signale qu’il s’agit d’une étude analytique : effectivement, même si des références anthropologiques permettent de recontextualiser les transcriptions musicales, une part importante de l’ouvrage est consacrée à l’analyse des polyrythmies et à une modélisation de leurs caractéristiques.
2Le premier chapitre constitue un bref aperçu anthropologique à propos des populations malinké, dont quelques repères historiques et géographiques permettent de situer la genèse et le développement, du XIIIe siècle à nos jours, dans une partie de l’Afrique de l’Ouest (principalement en Guinée, en Côte d’Ivoire et au Mali). Sur le plan linguistique, les Malinké utilisent une langue à tons qui comprend des variantes locales ; elle fait partie du groupe linguistique mandé, qui compte plusieurs dizaines de millions de locuteurs. Sur le plan de l’organisation sociale, l’auteur distingue utilement les différentes divisions – intriquées – des populations en clans, castes et classes d’âge.
3La musique est l’objet du deuxième chapitre. Celui-ci commence par une recontextualisation sociale de trois catégories vernaculaires, assortie d’une rapide description organologique des instruments utilisés. Ainsi, la « musique des griots » (jeli foli) consacre la vitalité d’une mémoire historique et généalogique de la communauté, le chant étant globalement réservé aux femmes et la musique instrumentale aux hommes. Puis vient la « musique des chasseurs » (donso foli) dont les rôles sont multiples (chasse, médecine, médiumnité, politique). Enfin la « musique des tambours » (jembe foli), au sein desquels on compte le djembé (sans italique dans le texte) et les dunun, intègre du chant et de la danse ; elle « n’est pas réservée à un groupe social spécifique » (p. 16) et se décline dans plusieurs contextes sociaux de la vie de la communauté.
4À ce stade sont évoquées les « principales circonstances de jeu des tambours » (p. 17), distribuées en trois catégories, respectivement relatives à la vie de l’individu (attribution du nom, circoncision, mariage), aux travaux des champs et aux danses de masques (profanes ou initiatiques). Certains événements exigent des polyrythmies particulières, d’autres non. Sont ensuite précisées certaines circonstances sociales spécifiques, dont les travaux des champs, les danses de masques, la « danse des hommes barati » (de jeunes hommes forts travaillant pour la communauté), la « fête de la mare sacrée » (pêche rituelle annuelle) et les danses de réjouissance.
5Enfin, l’auteur évoque la manière dont on apprend à jouer les tambours. L’imitation y joue un rôle très important ; elle commence très jeune, de façon très informelle, sur des instruments faits d’objets de récupération. Elle peut alors se poursuivre, à l’aide d’un maître, au sein des manifestations de la communauté où le jeune musicien, tout en s’imprégnant des codes musicaux, parcourt un chemin musical initiatique : de la responsabilité d’un ostinato strict, puis varié, il évoluera finalement jusqu’à la possibilité de prendre en charge un solo.
6Le troisième chapitre, plus analytique, dresse un « état de la question » concernant les polyrythmies malinké et les définitions en lien avec la théorisation de l’organisation temporelle. Entre autres références, les travaux de plusieurs africanistes (Agawu, 1987 ; Anku, 1997 ; Estreicher, 1964 ; Jones, 1934, 1937, 1954, 1959 ; Locke, 1982 ; Nketia 1972 ; Temperley, 2000) sont convoqués et discutés à la lumière de ceux de Simha Arom (1985, 1992, 1998, 2004), lesquels servent de principale référence à l’auteur. La conception de la temporalité musicale cyclique présentée dans l’ouvrage s’appuie sur une définition de l’organisation métrique (constituée de valeurs isochrones) qui diverge de celle formulée par la majorité des travaux des vingt dernières années sur le sujet, où elle y est considérée comme un schéma d’attentes perceptives, aux durées (pulsatoires et intra-pulsatoires) potentiellement non isochrones. Il en sera question plus précisément au sixième chapitre.
7Le quatrième chapitre traite de la méthodologie mise en œuvre par l’auteur pour recueillir les parties séparées de chaque tambour et leurs relations respectives. Inspirée du procédé de re-recording adapté à l’ethnomusicologie analytique par Simha Arom, elle s’effectue ici au moyen d’un magnétophone enregistrant l’ensemble de la polyrythmie, tandis que l’auteur apprend les parties de tambours, ce qui lui permet de comprendre et transcrire l’ensemble des éléments. La validation culturelle est ensuite réalisée en jouant au sein de la communauté. On note, au passage, un aspect fondamental et potentiellement contre-intuitif : alors qu’elle est à la fois la plus dense et la plus complexe sur le plan rythmique, la partie du soliste est la moins importante sur le plan structurel.
8La polyrythmie, au centre de cet ouvrage, est évoquée dans le cinquième chapitre. Celui-ci débute par une définition de la notion posée par Simha Arom, suivie d’une rapide évocation des cloches (kenken), et enfin d’une description plus approfondie des tambours (djembé et dunun), qu’il s’agisse de leur organologie ou des modes de jeu mis en œuvre. Selon les localités, les formations instrumentales sont diversement organisées, mais l’effectif le plus fréquent dans la région de Kangaba (Mali) est composé d’un djembé soliste, d’un djembé d’accompagnement et d’un dunun. L’ensemble de ces descriptions est agrémenté de photos explicites et de qualité. La cloche est présentée comme un instrument qui « réalise une ornementation » (p. 60) du jeu du dunun. Suit une explication des principes généraux concernant les fonctions de chaque tambour ainsi que les variations autorisées, principes qui sont énoncés comme « extrêmement répandus en Afrique » (p. 61). L’auteur précise qu’il existe, selon les régions, des variantes dans l’organisation instrumentale de la polyrythmie, sans pour autant préciser si cela affecte l’organisation musicale. À propos de cette organisation, deux types de figures doivent être distingués : les « figures identificatoires » (jouées par le dunun médium) permettant d’identifier une polyrythmie, et les « figures pérégrines » communes à plusieurs polyrythmies, potentiellement placées de façon différente par rapport à la période musicale ou à la pulsation.
9Le sixième chapitre reprend les définitions du troisième pour aboutir à la présentation de la terminologie nécessaire aux analyses : le cadre métrique est ici constitué de valeurs minimales opérationnelles, de pulsations et d’une période (définie par la plus longue figure d’un des dunun). Une caractéristique des polyrythmies malinké réside dans l’existence d’une « figure-signal » qui permet aux musiciens de démarrer une polyrythmie de façon synchrone, induisant la notion de « début de cycle » ou de « temps initial du cycle » (p. 69).
10Plusieurs concepts sont par la suite présentés, comme la contramétricité et l’hémiole. De son côté, le rythme est défini en opposition à l’organisation métrique, comme une émergence par modification de timbre et alternance des durées, « sans marque accentuelle », ce qui est très intéressant. En revanche, la conception d’une organisation métrique (au sens large, pas spécifiquement « africaine ») construite sur des « quantités – ou valeurs – égales » va à l’encontre de travaux comme ceux de London (2004, 2012), Saull (2014) et Clayton (2020). De la même façon, la notion de « standard pattern » (réalisée par la cloche kenken) est ici présentée sous forme exclusivement rythmique, en réfutant l’idée qu’il s’agirait d’une véritable structure métrique non-isochrone (London 2012).
11Dans la musique de danse des Malinké, le tempo peut varier (le plus souvent, en accélérant) au cours d’une pièce, à l’initiative de la danseuse ou du danseur, et au moyen d’une figure rythmique spécifique exécutée par le musicien soliste.
12La présentation de la notion de « swing » pose question : l’état de l’art y est partiel (notamment en termes de travaux concernant le jazz et d’autres esthétiques afro-diasporiques), pour parvenir à la conclusion que, contrairement au swing mesuré dans les polyrythmies malinké, celui du jazz n’est pas systématique (mais « élastique ») ; cette assertion contredit la grande majorité des études anglophones dans le domaine du jazz, lesquelles ont progressivement abandonné la terminologie « expressive [micro]timing » pour celle de « structural [micro]timing ». Malgré la convocation de plusieurs travaux de Polak (qui font référence en termes d’analyse du répertoire des musiques de danse à base de tambours jembe/dunun du Sud du Mali), l’auteur réfute l’idée que ce swing puisse être d’ordre métrique. Il va jusqu’à citer Guillot (2013) pour justifier de l’usage du terme « microrythmique », alors que l’article évoqué précise que le swing y est considéré comme une organisation à la fois « morpho-fonctionnelle » (la forme ayant aussi une fonction) et « morphophorique » (porteuse/génératrice de forme). S’en suit une analyse microtemporelle (basée sur deux pièces) qui aboutit à la théorisation d’un ratio intra-pulsatoire de type 2 :3 ou 3 :2 (soit une division par 5, selon l’auteur), ratio rapproché de la notion d’aksak, même si cette dernière concerne avant tout une organisation au niveau pulsatoire (Arom 2004). Cette proposition de modélisation (division en 5 sous-unités isochrones) diverge de la conception continue de la temporalité proposée par Polak (2010), lequel a mesuré des valeurs moyennes des ratios intra-pulsatoires de type 57 :43 (environ 4 :3) en insistant sur l’ambiguïté qu’elles produisent sur le plan de la catégorisation perceptive.
13Le septième chapitre est, de loin, le plus volumineux puisqu’il constitue, finalement, le cœur de l’ouvrage. Après un bref résumé de la terminologie exposée au fil des précédents chapitres, l’auteur présente les analyses de 38 formules polyrythmiques, constituant un corpus total de 67 occurrences collectées au Mali et en Guinée. Elles sont scindées en deux parties, selon la division (ternaire ou binaire) de la pulsation. Chaque analyse montre les formules « les plus épurées » au sein d’une « matrice » (p. 96) schématisée de façon paradigmatique ainsi qu’une analyse systématique des « rapports de périodicité qu’entretiennent les figures rythmiques » (p. 98). Un tableau synoptique résume les principales caractéristiques des 38 formules. Le chapitre s’achève sur une très intéressante récapitulation des « principes métriques et rythmiques, ainsi que [d]es procédés qui sous-tendent l’organisation des formules polyrythmiques malinké » (p. 161). Les modélisations proposées restent toutefois discutables, à l’instar des commentaires déjà formulés lors de cette lecture.
14Enfin, le djembé solo, volontairement très peu présent dans les précédentes analyses, fait l’objet du huitième et dernier chapitre. L’auteur explique les grandes caractéristiques qui prévalent à l’organisation musicale du jeu de cet instrument et sa relation avec la danse, dont il est le serviteur. Chaque polyrythmie est illustrée par sa transcription intégrale et linéaire, à partir de laquelle sont extraits les différents « énoncés » (motifs), leurs variantes, les procédés de variation et les modalités d’interaction avec la danse.
15Le chapitre conclusif vient notamment souligner les différences entre l‘organisation musicale des polyrythmies malinké et celles d’Afrique Centrale étudiées par Simha Arom.
16En résumé, il s’agit d’un ouvrage de grand intérêt pour comprendre en détail l’organisation des polyrythmies malinké, dont on regrettera cependant que le sous-bassement théorique ne soit pas enrichi par la confrontation avec des travaux récents.
Pour citer cet article
Référence papier
Gérald Guillot, « Julien ANDRÉ : Systématique de la polyrythmie malinké. Mali-Guinée », Cahiers d’ethnomusicologie, 37 | 2024, 317-321.
Référence électronique
Gérald Guillot, « Julien ANDRÉ : Systématique de la polyrythmie malinké. Mali-Guinée », Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 37 | 2024, mis en ligne le 01 novembre 2024, consulté le 10 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/ethnomusicologie/5565
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