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AccueilNuméros237études et essaisLa figure du « cadet » Grassfields

études et essais

La figure du « cadet » Grassfields

Contribution à l’histoire d’un concept anthropologique
The Figure of Grassfields “cadet”. Contribution to the History of an Anthropological Concept
Franck Beuvier
p. 31-61

Résumés

Cet article revient sur la genèse et l’élaboration progressive de la catégorie anthropologique de cadet dans les chefferies Grassfields. Cet examen rétrospectif témoigne d’un cadre de définition toujours en phase avec son temps, successivement établi dans la mouvance des débats — politiques, scientifiques et sociétaux — qui marquèrent la discipline. Délaissant la notion jumelle de « jeune », durablement privée d’une réelle valeur heuristique, ce projet de connaissance attaché au cadet participe de l’histoire de l’anthropologie et de l’africanisme. L’attention presque exclusive portée au couple aîné/cadet procède ici d’une large réévaluation des outils permettant de penser la nature économique et politique des sociétés observées sous l’angle de la domination et du conflit. Cette rétrospective révèle par ailleurs combien l’ethnographie, au sens d’un savoir pluriel élaboré sur une aire culturellement circonscrite, constitue, au delà des appartenances et des spécialisations, un corpus à part entière, un et indivisible.

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Texte intégral

  • 1 Le recours au substantif sert à désigner une position de parenté et à caractériser les principes d (...)
  • 2 Cette région montagneuse fut surnommée « Grassland » par les Allemands puis « Grassfields » par le (...)

1D’abord appliqué au terrain de la parenté, le sustantif cadet apparaît dans la littérature savante sur le Cameroun dans la seconde moitié des années 1950 (Hurault 1956 cité dans Tardits 1960 : 29-3)1. Rétrospectivement, si l’on considère ses usages dans le champ de l’ethnographie et de l’anthropologie attaché à ce pays, le terme peut s’enorgueillir de faire débat depuis plus de soixante ans. Un terme qui fut rapidement converti en concept opératoire, en paradigme propre à saisir la nature inégalitaire des sociétés, à rendre compte de leur organisation et de leur devenir historique. Partons du présent pour envisager ce parcours, de la dernière actualité de la notion, dont la valeur heuristique nouvellement attribuée fut soulignée comme un impensé de l’anthropologie des chefferies Grassfields2.

  • 3 Pour une approche détaillée de ces ouvrages, voir Beuvier (2014 : 15-20).

2Au début des années 1990, Jean-Pierre Warnier (1993, 1996) pointe un fait oublié dans les travaux menés sur les chefferies et les royaumes de l’Ouest du Cameroun : l’ensemble composé par les « cadets sociaux ». Un angle mort ethnographique, témoin d’une « approche par le bas » inexistante, une approche qui, pourtant, s’avérerait précieuse dans le cadre d’un projet d’histoire sociale des chefferies, des rapports conflictuels entretenus entre leurs composantes. Suivant la voie ouverte par Warnier, Dominique Malaquais et Nicolas Argenti vont consacrer une part substantielle de leurs recherches au développement d’une sociologie historique de cette population. Le cadet Grassfields est à l’honneur dans les années 2000, avec la parution de deux ouvrages qui dévoilent des pans méconnus de sa trajectoire — Architecture, pouvoir et dissidence au Cameroun (Malaquais 2002), Intestines of the State, Violence, and belated Histories in the Cameroon Grassfields (Argenti 2007) — et d’un troisième qui prend acte des faits acquis : Régner au Cameroun. Le Roi-Pot (Warnier 2009). Les deux premiers mettent l’accent sur les rapports de domination qui régissent l’univers de la chefferie, sur les formes de l’exploitation qui engendrèrent des modes de réaction parfois violents ; le troisième pondère ce point de vue, considérant que l’angle d’approche fut sans doute par trop exclusif3. Ce cadre enfin fut aussi le nôtre, tant il constitue un repère nécessaire et incontournable pour toute entreprise ethnographique vouée à la compréhension de l’institution de la chefferie, passée et présente.

3Cet article propose de revenir sur la genèse et l’élaboration progressive de la catégorie anthropologique de cadet sur ce terrain des chefferies Grassfields. Les trois temps retenus ici témoignent d’un cadre de définition successivement établi dans la mouvance des débats qui marquèrent la discipline, et qui s’appuie, au gré des questions posées, sur d’autres formes de savoir, administratif et missionnaire en particulier, afin de discuter les hypothèses et les orientations phares du moment, et d’enrichir ainsi le projet de connaissance. Cette rétrospective révèle en creux combien l’ethnographie, au sens d’un savoir pluriel élaboré sur une aire culturellement circonscrite, constitue, au-delà des appartenances et des spécialisations, un corpus à part entière, un et indivisible. Dans les pages qui suivent, il s’agit moins de prendre partie pour telle ou telle approche, que de suivre pas à pas le cheminement, l’élaboration théorique qui spécifie la condition de cadet. Un récit en somme, qui croise celui de la discipline, de l’africanisme tel qu’il s’est développé depuis les années 1950.

« Génération de “cadets” ». L’ethnologie au chevet du « problème bamiléké »

  • 4 Ce conseil, institué le 2 août 1951, est confié à Hubert Deschamps, ancien gouverneur général des (...)
  • 5 En 1947, le régime des communes mixtes fut introduit au Cameroun.
  • 6 La guerre du Maquis, qui débute en janvier 1957, prend la forme d’une guerre civile en pays bamilé (...)
  • 7 Ce n’est pas son premier terrain, mais cette mission l’installe durablement dans cette région, pui (...)
  • 8 Tardits n’en fait pas mention. Il précise seulement avoir effectué deux séjours de trois semaines (...)

4En 1957, Claude Tardits débute une enquête, diligentée par le Conseil supérieur des recherches sociologiques outre-mer4, sur ce que l’on appelle alors le « problème bamiléké ». Ce problème, formulé en termes d’équilibre et de gestion des populations, est soulevé dès les années 1930 et repose sur plusieurs constats qui inquiètent l’administration coloniale : le bilan démographique des Bamiléké, marqué par une croissane substantielle et continue ; l’émigration massive des habitants de l’Ouest et ses conséquences dans les zones urbaines et rurales d’installation ; le devenir colonial de l’institution de la chefferie, envisagé dans le contexte de la délégation administrative et de la création des assemblées représentatives en région5. Selon l’avis qui prévaut alors, les cadres traditionnels ne peuvent contenir l’explosition démographique, laquelle se traduit par un exode qui fragilise les lieux d’implantation — sur les plans économique, social et culturel — ; un ordre coutumier qui, par ailleurs, s’accomode mal des espaces de décision collective aménagés par l’administration. Il convient d’ajouter à ces facteurs rappelés au début de l’ouvrage un sujet d’une brûlante actualité : la guerre du Maquis6, qui prend une ampleur insoupçonnée dans la province dès le second semestre de 1957. Tardits, en mission au Cameroun depuis le mois de mai7, devient le témoin d’un drame que nul n’avait prédit8. Le « problème bamiléké » rime à ce moment avec crise de société, avec malaise de la jeunesse, dont l’engagement dans ce conflit est pointé du doigt.

  • 9 Collection publiée par le Conseil supérieur des recherches sociologiques outer-mer et par l’ORSTOM
  • 10 Les données quantifiables utilisées proviennent, pour l’essentiel, des relevés de l’administration (...)

5En 1960, Tardits en présente les résultats dans un livre intitulé Contribution à l’étude des populations bamiléké du Cameroun. Publié dans la collection « L’Homme d’outre-mer »9, ce livre prend la forme d’une réponse à une lettre de mission, d’une expertise attendue dans laquelle le jeune ethnologue établit un diagnostic, sur la base, essentiellement, de trois grands domaines de compétence de l’anthropologie que sont la parenté, le politique et l’économie, et d’indicateurs empruntés à l’histoire, à la géographie et à la statistique10. Derrière la description des institutions bamiléké et l’étude sociologique des populations, se profile la question de la jeunesse et des oubliés du modèle de la chefferie. Tardits, en effet, se penche prioritairement sur les mécanismes d’intégration et de solidarité, à partir de l’examen des cadres offerts par la chefferie, des conditions de vie, et, plus généralement, de l’impact — dans la longue durée — de la présence coloniale, qui a contribué à créer les conditions d’un phénomène migratoire de masse. Qu’est-ce qui fait défaut dans le cas présent ? se demande-t-il, quelles contraintes affectent le système et quelles carences présente-t-il ? Quels équilibres ont été rompus ?

  • 11 Le « successeur » porte désormais le titre de « ta » (« père ») ou le titre de notabilité de son p (...)
  • 12 Terme désignant le hameau d’un chef de famille, composé de sa propre habitation bâtie dans le bas (...)
  • 13 À l’instar de Tardits, incluons ici le régime matrimonial, connu sous le nom de ta nkap, et pratiq (...)

6La première partie de l’ouvrage est dédiée à la présentation de « L’organisation sociale », déclinée en quatre sections : « traits généraux », la parenté, la chefferie, la « cohésion » de l’ensemble. La deuxième expose les données économiques et démographiques relatives aux populations bamiléké, ainsi que les statistiques sur la migration. Le terme « cadet » apparaît assez tôt, dans la sous-section « Les rapports dans la famille élémentaire ». L’auteur y décrit d’abord la division des tâches domestiques et la nature des droits sur les terres, avant d’insister sur le caractère structurant du régime de succession, au fondement de la segmentation lignagère. Au décès du père, la règle veut que la succession se porte exclusivement sur l’un des fils, qui devient seul dépositaire de ses titres, de ses biens matériels et de ses prérogatives, notamment rituelles et politiques. Il exerce également ses droits sur les épouses et leur progéniture, en matière de filiation et d’alliance. L’unique héritier11 endosse le costume du défunt ; il en est le substitut au sens propre du terme, incarnant désormais les pères (ta) qui se sont succédé, depuis sa fondation, à la tête de la concession12. Cette règle favorise une situation de double monopole — de droit et de fait —, économique13 et institutionnel, et contribue à la reproduction du modèle hiérarchique. « Il se crée donc, analyse Tardits (1960 : 27), à l’ouverture de chaque succession, ce que l’on pourrait appeler une génération de “cadets” qui devront tenter de faire fortune. » Cette génération regroupe, par déduction, des hommes jeunes, ou principalement jeunes, exclus de l’héritage et privés de moyens, n’ayant guère d’alternative à l’émigration pour espérer acquérir des ressources et se marier, disposer de terres et fonder un foyer. Les cadets sont par là même fondateurs d’un nouveau segment de lignage.

  • 14 Pour étayer son assertion, Tardits cite un rapport de l’administrateur Gaston Ripert daté de 1921, (...)
  • 15 On y reviendra : Tardis s’appuie beaucoup sur le travail du géographe. Hurault remet en 1956 un ra (...)
  • 16 Il y aurait beaucoup à dire au sujet de cette première conclusion. Disons pour l’instant que Claud (...)

7Cette « génération » semble, qui plus est, livrée à elle-même. Le principe de succession, contraire au déploiement d’un patrilignage, ou, plus exactement, faisant la part belle au patrilignage des dignitaires et des chefs, favorise l’autonomie de la famille élémentaire, et, corollairement, tend à fragiliser les liens de parenté. Cette hypothèse est introduite dès les premières lignes de la section consacrée à l’étude de la parenté. Tardits (1960 : 18) attire l’attention sur l’implantation spatiale des familles élémentaires, sur l’éloignement relatif des « hameaux » les uns des autres, en avançant, dans le sillage des observations antérieures, l’argument de « l’isolement de la famille »14. Une hypothèse que conforte l’examen des obligations rituelles, suivant le repérage des défunts à l’endroit desquels chacun fait sacrifices et offrandes. Hormis pour les « successeurs », ces obligations se portent sur les ascendants de premier et deuxième degré en ligne directe : père, mère, grands-pères, grands-mères. À l’appui de ce constat, qu’il emprunte au géographe Jean Hurault15, l’auteur avance ce trait distinctif : la portée du lien rituel — s’effilochant à la troisième génération par rapport au lignage du fondateur — confirme bien le « caractère lâche des liens de parenté »16.

8Tardits apporte une dernière touche à ce tableau dans la section consacrée à la « cohésion de la société bamiléké ». Section assez courte, en forme de synthèse des principaux enseignements tirés de la description des institutions politiques et sociales. Au terme de son analyse du système de parenté, l’auteur tente en effet d’identifier des espaces favorables à l’établissement de liens durables. Or, note-t-il, l’intégration sociale ne se réalise pas non plus à la chefferie. Le modèle qui la caractérise — ce qu’on appelle habituellement la « coutume » de la chefferie — ne reconnaît que les « successeurs ». Ce modèle repose sur une hiérarchie de positions statutaires, définies en vertu d’un régime complexe de titres hérités auxquels sont associés des droits : droit de siéger dans certaines confréries et d’assumer des charges particulières notamment. Les non-héritiers sont, de fait, tenus à l’écart de la chefferie, des lieux de gestion et de décision politique, tenus à l’écart aussi des enjeux économiques et matrimoniaux qui intéressent le palais. « Il y a donc là de nombreux “cadets” qui souvent émigreront et qui, restés pauvres ou devenus riches, risqueront de s’opposer, ouvertement ou non, à une hiérarchie dont la tradition les exclut (ibid: 53). » Tardits fait de cette mise au banc de la chefferie non seulement un facteur de départ mais de possible dissidence. Ainsi, cette génération maintenue hors de la « coutume », hors des positions légitimes, est susceptible de cultiver quelques ressentiments à l’endroit de sa chefferie natale.

  • 17 Nous n’aborderons pas ici l’épineuse question des qualifications retenues. Disons simplement que l (...)
  • 18 Deux remarques ici : d’une part, Tardits relève, à l’appui des rapports administratifs, que le mon (...)

9« Cadet » se réfère ici à une position de parenté, et « génération de cadets » à un ensemble né d’un processus d’exclusion et de segmentation lignagère, où seul le lignage issu du fondateur accumule droits et ressources. À ce premier cadre de définition, il est utile d’en considérer un second, que suggère l’emploi des termes « jeune » et « jeunesse ». Deux occurrences du mot « jeune » sont à relever au titre de l’alliance. Citant Hurault, Tardits fait d’abord état, avec un certain sceptissisme, de comportements déviants, de « rapt » et « d’enlèvement » de femmes perpétrés par de jeunes émigrés (ibid. : 19). Puis il évoque, suivant la même source, le poids des obligations dans le cadre du régime dotal17. Hurault parle d’« exploité » pour illustrer la condition du prétendant vis-à-vis de son futur beau-père, recours que Tardits juge abusif et nuance à l’appui des données historiques touchant à la compension matrimoniale (ibid. : 23)18. Ces deux faits, cependant, ne sont pas repris par hasard : ils confirment l’état précaire qui est celui des célibataires, les contraintes qui pèsent sur le mariage, et laissent entrevoir des signes d’oppression et d’anomie, encourageant l’option migratoire ou illustrant ses effets.

  • 19 Tardits taît le constat que la plupart des observateurs font à leur sujet : l’institution est en p (...)

10Le terme « jeunesse » apparaît dans la sous-section consacrée aux « classes d’âge ». Ces fraternités, connues sous le nom de mandjong, sont constituées sur une base générationnelle dans les quartiers de la chefferie19. Tardits relève qu’elles sont le lieu de « l’entr’aide », et qu’elles accompagnent les temps forts de la vie de chacun des membres. Un lien étroit unit les partenaires d’un même mandjong, lien qui perdure sous la forme d’un devoir de solidarité dans les zones d’installation (ibid: 51). Une autre allusion au terme sert à illustrer le caractère endémique de la migration des jeunes, dont la tendance fut accentuée par l’instauration du travail obligatoire (ibid: 67). Tardits relaie l’opinion d’un administrateur chevronné, qui témoigne du sauve-qui-peut provoqué par l’application arbitraire du dispositif. Cette dernière situation appelle deux remarques : d’une part que la jeunesse tente d’échapper à la coercition coloniale et, d’autre part, que le chef, devenu agent recruteur, participe de la dégradation du climat social.

  • 20 L’article « African Age Groups. A Comparative Study » préfigure l’ouvrage qu’Eisenstadt publiera e (...)

11« Jeune » et « jeunesse » désignent également un ensemble, une génération au sens démographique du terme, aux attributs sociologiques partiellement négatifs : une génération nombreuse, fragile, instable, potentiellement déviante, en raison essentiellement de la situation coloniale. Mais cette jeunesse est également constituée en « groupes d’âge », disposant dès l’enfance de structures d’encadrement qui autorisent l’établissement de liens confraternels durables. La distinction opérée entre l’usage des termes « cadet » et « jeune » trouve, sur le plan anthropologique, une première justification au travers d’un énoncé formulé dans la conclusion : « Les liens créés par les associations remplissent-ils alors une fonction assurée ailleurs par l’organisation lignagère ? » Et d’ajouter : « On comprend alors que ce soit dans les classes d’âge et les sociétés d’entr’aide qui entretiennent une coopération économique et satisfont à des besoins pressants — particuliers et généraux — que se manifestent la cohésion et la vitalité de la chefferie » (ibid: 51). Cette hypothèse n’est évidemment pas sans lien avec la thèse défendue dans l’article de Shmuel Noah Eisenstadt (1954), dont l’argument principal consiste à dire que le régime des classes d’âge pallie une défaillance du système familial, une carence des mécanismes de solidarité et de transmission des positions et des valeurs. Ou, pour le dire autrement : que le poids des classes d’âge est inversement proportionnel à celui de la parenté20.

  • 21 Signalons que cette bibliographie constitue un inventaire exhaustif des sources administratives et (...)

12Ce n’est là qu’une supposition. Aucune référence dans la bibliographie du livre nous permet de la confirmer. Sur quel(s) corpus en effet repose(nt) ses descriptions et ses analyses ? Laissons de côté les observations de terrain, négligeables dans le cas présent. Tardits fait deux séjours de trois semaines en pays bamiléké durant sa mission, dans un climat politique très tendu, et ni le temps ni les circonstances n’autorisent le déploiement d’une véritable ethnographie. Aucun argument n’est soutenu à l’appui d’observations directes. L’étude repose sur deux grands corpus : un premier constitué à partir des rapports, synthèses, monographies et statistiques établis par l’administration ; un second composé des ouvrages et des articles publiés sur les Bamiléké et, dans une moindre mesure, sur le Cameroun21. En revanche, pas une référence d’anthropologie générale, aucune étude de cas empruntée à d’autres terrains ne figure. Il nous faut donc envisager le contexte et les filiations intellectuelles qui motivent le recours au terme « cadet », toujours signalé entre guillemets.

  • 22 L’essentiel des observations directes sur lesquelles se base Tardits sont tirées du rapport de Hur (...)
  • 23 La première fut celle de l’administrateur Ripert en 1923.

13Au préalable, regardons, à l’appui des sources réunies, sur quelles bases se dessine ce portrait du cadet et/ou du jeune. La description du système de parenté, et du cadre rituel qui lui est lié, est l’œuvre de Jean Hurault (1962) qui réalise en 1955 la première étude d’envergure sur le sujet. Le géographe utilise le terme « cadet » à des fins descriptives, notamment pour hiérarchiser les liens de filiation — selon l’ordre de naissance — et brosser un premier tableau des appellations et des attitudes22. Hurault est également le premier à utiliser l’expression « classes d’âge » au sujet de l’institution du mandjong, dont il établit la deuxième description23. Il y ajoute deux remarques relatives à la condition de la jeunesse des années 1950, restée sur place ou partie s’installer ailleurs : la propension à transgresser les règles du mariage, qui pour lui est le fait moins des émigrés que des éléments christianisés, et les fortes contraintes qui pèsent sur la position de gendre. De cette étude, Tardits ne retient pas les formes de la « solidarité familiale » soulignées par son auteur. Sans les cacher cependant, il en conteste le bien-fondé, faute, je dirais, d’avoir pu les observer. Au fil du temps passé dans les chefferies de Bandjoun et de Batié, Hurault constate également le décalage qui s’instaure entre générations, et l’impact de la situation coloniale et missionnaire sur le devenir de la jeunesse.

  • 24 25 rapports de tournée, 1932-1933 (Centre des archives d’outre mer, Carton XXIII, dossier 206 ) ; (...)
  • 25 Soit qu’ils aient disparu, soit qu’ils aient voulu délibérément se soustraire au comptage.

14Cependant, les signes de contestation et de dissidence relevés, pour la frange émigrée et chrétienne, et ce penchant, pourrait-on dire, pour la fugue, sont rapportés pour l’essentiel dans les rapports administratifs. Deux raisons à cela, qui touchent aux exigences des administrateurs en tournée et aux attendus de la gouvernance coloniale : la stabilité politique et le contrôle démographique des populations — pour des impératifs d’ordre fiscal principalement. Sur la période couverte par l’étude de Tardits, les rapports de tournée et les synthèses annuelles, pour ne citer que ces deux exemples24, soumettent systématiquement un diagnostic politique de chacune des chefferies. Respect de l’autorité du chef et bonne observance de ses directives font l’objet d’une vigilance constante. Les troubles rapportés sont imputés soit aux notables, voire aux sous-chefs influents, soit aux éléments christianisés. Plus rarement aux émigrés, souvent assimilés aux « évolués ». Second trait récurent : l’absence des hommes jeunes, fréquemment signalée, lors des recensements et des campagnes de recouvrement de l’impôt. À cet égard, les chiffres relevés poseront un problème chronique — jamais cohérents d’un état à l’autre —, et les faits de dissimulation seront motivés au nom de la « fuite » des jeunes25. Au regard des missions et de leurs adeptes enfin, un conflit larvé oppose les chefs et les représentants religieux qui, souvent, forment leurs jeunes recrues dans le rejet des coutumes, des institutions et de leurs représentants. Les chefs, du reste, s’en plaindront régulièrement. Dans les trois cas, la jeunesse sert de prétexte pour justifier des aléas et des difficultés rencontrés, des oppositions manifestées. Les interlocuteurs autochtones, les dignitaires et les chefs de famille, mettent en avant le caractère indiscipliné et volatile de la jeunesse, sur un mode assez proche finalement des préjugés coloniaux en la matière. La jeunesse est en quelque sorte victime ici de lieux communs acceptés ou partagés par l’administration et les dignitaires locaux.

15Ajoutons que c’est un jeune universitaire, un certain Kamé, sans doute originaire de la chefferie de Bandjoun, qui porte l’estocade la plus rude à l’institution coutumière. Tardits s’appuie sur son analyse, dont il cite un large extrait pour conclure sur la « crise politique » que traverse la chefferie. Kamé décrit une jeunesse bamiléké démunie, désarmée, à laquelle la chefferie villageoise n’offre aucune perspective. L’institution de la chefferie se trouve en décalage complet avec la modernité ambiante, et ses mécanismes d’adhésion sont devenus caduques. Ce tableau désenchanté, auquel se range l’ethnologue, illustre une vision en trompe-l’œil. Le jugement porté sur la jeunesse, l’examen de ses cadres de perpection, la traduction de ses sentiments, nous renvoient, peu ou prou, au diagnostic de Kamé et à ses préjugés : ceux d’un « évolué » christianisé, qui a grandi à la mission, et d’un universitaire qui, à l’image des émigrés, pose un regard empreint de désuétude sur la chefferie villageoise. Gardons ce tableau en tête, car il ressurgira sous une autre forme, plus radicale, un peu plus loin.

  • 26 Déposées à la bibliothèque Éric-de-Dampierre, MAE, Université de Paris Ouest Nanterre La Défense.
  • 27 Nous n’allons pas le développer ici, mais il convient de citer également l’influence d’Edmund Leac (...)

16Revenons au « cadet » proprement dit. Tardits confère au terme une vertu analytique, devenant, au fil de la démonstration, une catégorie sociologique fondée sur des caractéristiques issues du modèle qu’il propose de l’organisation familiale et de ses affinités avec l’institution politique. Il faut y voir, selon nous, l’influence, disparate, de trois collègues — et père pour le premier d’entre eux : Claude Lévi-Strauss, Luc de Heusch et Éric de Dampierre. L’opposition que relève Lévi-Strauss (1949) entre aînés et cadets, au gré des descriptions des systèmes de parenté contenues dans Les structures élémentaires, ne peut échapper à Tardits. Tardits rencontre Lévi-Strauss sans doute en 1949, et suit son enseignement l’année suivante (Laburthe-Tolra 2007 : 221-226). Même si l’approche adoptée par Tardits est assez éloignée de celle développée par Lévi-Strauss, rappelons, en guise de toile de fond, quelques grands principes mis en exergue, analysés et débattus à ce moment : le rapport de dépendance entre parents et enfants d’une part, et un double mécanisme de différenciation d’autre part, qui présente des incidences fortes au regard de la définition des conduites, des modèles économiques et des relations d’autorité : la différenciation des sexes et l’ordre de naissance. Là résident les principaux points de passage entre système de parenté et hiérarchie sociale. Ce n’est pas pour rien que Tardits débute son étude par la description du régime matrimonial et ses effets sur le plan économique, en matière de répartition et de contrôle des ressources. La question des liens entre parenté et pouvoir, qui le retiendra ultérieusement, est déjà présente ici. Pour lui, c’est bien le régime de succession qui engendre la différenciation sociale. Dans ses archives26 et sa bibliothèque conservées à Nanterre, figure aussi, pour la période 1946-1955, l’article de Luc de Heusch (1954) : « Autorité et prestige dans la société tetela », où le privilège d’antériorité dans l’ordre lignager détermine la détention de l’autorité politique. Ce principe rejoint celui de la primauté du lignage fondateur constaté dans le cas bamiléké27.

  • 28 Je remercie A.-M. Peatrik d’avoir attiré mon attention sur le sujet, et pour ces pages qu’elle a r (...)
  • 29 Tous deux boursiers du Committee on Social Thought, ils se rencontrent, semble-t-il, à l’Universit (...)
  • 30 Communication « Aînés et cadets dans l’ancien royaume Nzakara », Wenner-Gren Foundation for Anthro (...)
  • 31 À cela s’ajoute une « stratification » de type social ou institutionnel, distinguant les seigneurs (...)

17Mais l’affinité intellectuelle la plus manifeste est celle qui le rapproche d’Éric de Dampierre. Le « cadet » cité entre guillemets du premier est le cadet en italique du second28. Lorsque Tardits fait sa mission et écrit son livre, il est en rapport avec Dampierre depuis plusieurs années29. Dampierre entame la rédaction de sa thèse dès 1956, avec, en point d’orgue, l’intérêt porté à la question des cadets, ou, plus exactement, la prédominance accordée aux rapports de cadet à aîné et la manière dont ils influent dans les autres champs de la vie sociale30. La position statutaire d’un individu prend sa source dans le système de parenté, suivant son ordre de naissance, le degré d’ancienneté du segment de lignage et du clan auquel il appartient. Ce que Dampierre (1967 :188) appelle « l’opposition de précédence entre aînés et cadets » structure et codifie l’ensemble de l’espace social31. Cette opposition naît dans le système de parenté et se conforte au niveau de l’organisation politique, suivant un processus de subordination des cadets à l’égard des aînés qui modèle les relations et les formes de pouvoir. Du reste, Dampierre (1966) n’hésite pas à parler de « conflit structurel » entre les deux catégories, de « dominants et [de] dominés ».

De la « génération de cadets » à la « classe des cadets sociaux »

18« Conflit structurel » avance Dampierre pour caractériser la nature des rapports entre aînés et cadets, faisant de cette opposition radicale un principe, au fondement de l’organisation sociale bandia. Si Tardits ne va pas aussi loin, préférant insister sur un mécanisme d’exclusion qui fait des cadets les laissés-pour-compte de l’institution de la chefferie — suggérant à cet égard la rébellion comme mode possible de réaction —, il brosse cependant un tableau inégalitaire des positions sociales, et initie de ce point de vue une sociologie des catégories défavorisées. Le « problème bamiléké » identifié dès les années 1930, objet de recherches appliquées dans les années 1950, prend une acuité particulière dans le contexte de la décolonisation. Comme le rappelle Jean Copans (1971), l’africanisme français change de visage, revoit ses objets et ses bases disciplinaires au cours de ces mêmes années. Les conflits sociaux, les mouvements violents qui annoncent le temps des Indépendances sur le continent, appellent l’attention des chercheurs spécialisés, motivent une réévaluation de leurs outils et de leurs cadres d’interprétation, et marquent le début d’un renouvellement des études (ibid.). Dès lors, anthropologie et sociologie africanistes vont durablement cohabiter.

  • 32 « La situation coloniale : approche théorique » ; « Essai d’interprétation du phénomène économique (...)
  • 33 Citons ici l’influence des travaux de M. Gluckman, inspirateur de l’école dite de Manchester, dans (...)
  • 34 Nous ne sous-estimons pas ici l’influence des travaux de M. Godelier. Mais C. Meillassoux semble r (...)
  • 35 Je remercie M. Abélès, qui a su attirer mon attention sur les jalons et la richesse du cadre intel (...)

19Entre 1951, année de parution de l’article de Georges Balandier développant une analyse de la situation coloniale comme objet, et 1960, marquée par celui de Claude Meillassoux proposant un cadre de définition du modèle économique — ou d’économie politique — des sociétés d’auto-subsistance, nous avons là deux repères qui marquent durablement le champs32. Deux articles qui tendent, entre autres points communs, à privilégier l’étude des sociétés sous l’angle du conflit33. L’orientation prise, bientôt dominée par la pensée marxiste, préfigure l’approche par le bas des formations sociales, une approche soucieuse d’établir les faits d’inégalité et de penser la nature antagoniste des rapports qui président entre les sexes, entre les générations, entre aînés et cadets, et qui sont constitutifs dans la longue durée de l’organisation des unités observées. Prenons acte des perspectives théoriques des deux auteurs cités, du projet de sociologie « dynamique » de l’un, du projet d’anthropologie marxiste de l’autre34, qui occupent une place considérable dans l’africanisme français des deux décennies suivantes. Cet état des lieux s’avère indispensable35 car il justifie l’adoption d’une nouvelle posture de recherche à l’égard du cadet en contexte camerounais.

  • 36 Deux auteurs sont cités : R. Bastide, Sociologie et psychanalyse, 1950, et M. Gluckman, « Analysis (...)
  • 37 C’est la raison pour laquelle Balandier insiste autant sur la notion de « crise », dont l’analyse (...)
  • 38 La situation coloniale, en effet, crée « les conditions dans lesquelles s’accomplit l’histoire pro (...)

20La « situation coloniale » devient sous la plume de Balandier (1951) « le » cadre d’observation et d’analyse, doté de caractéristiques propres, une « situation » produite par un ensemble de « conditions » que le chercheur doit prendre en compte simultanément. Celle-ci se fonde sur la base d’un rapport foncièrement asymétrique entre colonisateurs et colonisés, travaillée en cela par plusieurs processus de domination : économique, technologique, politique, administratif, judiciaire, militaire, idéologique ou éthique. Parallèlement, la situation coloniale est par nature une situation de « contact », de rencontre entre « institutions », impliquant des adaptations nécessaires des deux côtés, mais dont la conséquence première réside dans la dégradation irrémédiable des institutions des populations sous tutelle. D’où l’importance pour l’auteur de la notion de « crise » (Balandier 1951 : 58). Le sociologue s’attache à une approche compréhensive par le bas, à décrire la « manière d’être » en colonie de cette « minorité numériquement dominante », érigée en « classe inférieure » assujetie à une « minorité dominante » (ibid: 62). La notion de « situation », au sens de « situation sociale », de « réalité sociale », incarne le lieu de saisie des processus en cours36 : création, adaptation, changement, crise, constituent autant de « réactions », révélatrices non seulement de la situation de rencontre mais des rouages intimes des communautés, au travers des formes particulières que revêtent ces réactions37. Balandier signe ici, en 1951, une sociologie de la domination, de la suprématie, attentive aux victimes, aux dépendants que sont devenus les peuples colonisés. Dans un contexte de bouleversement rapide, l’histoire, entendue comme histoire sociale — celle du temps colonial essentiellement —, occupe une place déterminante dans l’analyse. Une « réalité », conclut Balandier, que les anthropologues ne peuvent continuer à ignorer tant elle détermine le rapport à soi — passé, présent, futur — des unités observées (ibid: 45)38.

21Seize ans après, alors que les Indépendances sont presque toutes acquises, la publication en 1967 du livre Anthropologie politique marque un autre pas, un glissement de la question de la domination du terrain colonial au terrain autochtone. Balandier (1981 [1967] : 69) s’attache là aux « conditions » qui spécifient la nature politique des formations sociales objets de l’anthropologie, marquées par des « rapports de prééminence et de subordination ». Des sociétés en « tension », modelées par des processus — des « dynamiques » — qui révèlent les faits de concurrence et de conflit. Sur la base des travaux de Edward Evan Evans-Pritchard, de Paul Bohannan et de Roger Bastide, émergent les contours de la notion de « classe », suivant la différenciation opérée entre aîné et cadet — à tous les niveaux : individu, lignage, clan — et entre générations ; différenciation fondée sur le « critère d’âge » et entérinée socialement par un dispositif rituel, sur le modèle de l’initiation par exemple. Les différences de qualité et de valeur, d’ordre généalogique, rituel et économique, donnent corps pour Balandier au champ politique. Mais, insiste-t-il, le pouvoir politique exprime « une inégalité plus fondamentale : celle que la stratification sociale et le système des classes sociales établissement entre les individus et les groupes » (ibid. : 92). L’auteur use d’un terme, d’un concept devenu prépondérant, celui de « dialectique », pour évoquer la dynamique propre aux hiérarchies sociales, animées d’un mouvement par contradiction qui annonce, selon l’hypothèse de Bastide, « les formes élémentaires de la lutte des classes » (ibid. : 93). Ajoutons cette dernière remarque qui introduit la pensée de Meillassoux : la parenté prend un sens politique quand elle structure les rapports non plus entre personnes mais entre groupes sociaux. « Le principe dominant qui fonde l’ordre politique est celui de la séniorité et de la proximité généalogique (avec le fondateur) » (ibid. : 99).

  • 39 Sur la base d’études publiées, Meillassoux formalise un idéal-type de la société d’auto-subsistanc (...)
  • 40 L’initiation de ce point de vue, conduite dans le cadre d’une « procédure » d’adoption d’un novice (...)
  • 41 Ce que Balandier (1974 : 72) appellera dans son ouvrage Anthropo-logiques, hors de la parenté, « d (...)

22Sept ans avant la parution d’Anthropologie politique, Meillassoux (1960 : 47 sq.) a pointé deux caractéristiques, deux constantes, d’ordre économique, dans les sociétés d’auto-subsistance, entendues ici comme communauté théorique39 : la division du travail selon le sexe et l’âge, et la circulation des biens vivriers suivant une hiérarchie sociale fondée sur un principe de « séniorité ». Au regard de la production et de la redistributrion, le cadet est à la fois bras de l’aîné et dépendant de ce dernier. La notion de « parenté sociale » est posée très tôt, pour étendre l’influence de cette relation primordiale et marquer le passage de l’espace familial à l’espace communautaire, où appellations et attitudes — droits et devoirs — prennent appui sur le modèle des relations de parenté. À ce niveau, l’autorité se justifie par la détention des savoirs techniques et, plus important, pour en assurer la permanence, par la maîtrise de « connaissances vitales » que constituent les savoirs coutumiers, généalogiques, historiques, institutionnels et religieux. L’autorité repose sur le monopole et le contrôle exercés en la matière40. Ces caractéristiques dessinent les contours d’un « groupe aîné » et d’un « groupe cadet » ou, plus précisément, permettent de définir un « groupe aîné » par opposition à un « groupe cadet ». La parenté sociale se fonde ainsi sur la conjonction de l’âge et du savoir41, et se trouve affermie par la mainmise des aînés sur l’échange matrimonial, scellant en quelque sorte la condition de subordination des cadets en raison des exigences fixées dans le cadre des régimes de compensation, des dons en « biens de prestige » principalement, propriété des aînés.

23Meillassoux avance ici plusieurs corollaires : les prérogatives établies sur les biens valorisés, maintenus hors de l’échange, permettent aux aînés d’exercer leur influence à une plus large échelle inter-communautaire. Ce droit, gage du pouvoir détenu par ces derniers, s’accompagne de procédures de délégation — dans la gestion des biens de consommation en particulier — et autorise, par voie de conséquence, la constitution de strates sociales, entendues comme strates de domination et de subordination. Par ailleurs, si le principe d’hérédité prévaut dans le transfert de l’autorité, et qu’il privilégie l’aîné, le pouvoir devient attribut du lignage aîné et le marqueur de la condition d’aîné « sociale » — et inversement à l’endroit de la position « cadet ». Enfin, le contrôle exercé sur la répartition des biens valorisés, favorisant la reproduction des termes de l’échange entre lignage cadet et lignage aîné, est source de restriction matrimoniale, de pratiques endogamiques qui préfigurent l’émergence de classes sociales, problématique-clé du matérialisme historique.

  • 42 Voir le chapitre 3 : « Inégaux et dominants », pp. 113-169.

24Alors que la notion de classe tend à s’imposer, dans le sillage des paradigmes de la domination et de l’effet de domination — au sens économique du terme —, Balandier (1974) marque sa différence et revient, dans Anthropo-logiques, sur les modalités d’usage du concept hors de son cadre d’élaboration initial42 : « Ou bien la notion de classe est équivalente à celle de stratification (de système d’inégalité et de domination) », et elle gomme à cet égard la singularité des sociétés non occientales (non « modernes »), « Ou bien elle reçoit un sens restreint, fixé à partir d’une histoire particulière — celle de la société industrielle […], et elle perd de sa qualité d’instrument général d’analyse » (ibid. : 148-149, italiques de l’auteur). Alors que Karl Marx définit les classes sociales « par les conditions de leur formation et de leur développement », Balandier (ibid. : 157, 163) entend privilégier leurs « conditions d’existence », en partant du principe que toutes les sociétés sont marquées en leur sein par des « différences de nature ». Au terme de son analyse critique des essais de définition successifs du concept de classe, le sociologue ne résout cependant par l’équation prélablement posée, préférant s’en remettre à la notion de stratification sociale qui acquiert une portée générale en tant que « système d’inégalité et de domination ».

  • 43 Nous nous appuyons sur la seconde édition (Bayart 1985). Je tiens à remercier J.-F. Bayart pour la (...)
  • 44 La notion de « jeune », ou « jeunesse », disparaît du paysage. Elle ne sera réintroduite, sur le t (...)

25Revenons au Cameroun. La thèse de Jean-François Bayart, publiée en 1979 sous le titre L’État au Cameroun43, trace sur le plan théorique un chemin entre les jalons désormais posés par Balandier et Meillassoux. Si le travail du politiste, par son objet, témoigne d’un projet qui déborde largement le cas bamiléké, par la suite il influence sensiblement la sociologie des cadets Grassfields qui se dessine à la fin des années 1980. Le cadre posé est donc important et mérite qu’on s’y attarde. Ce cadre délaisse durablement la notion de jeune pour ne retenir que celle de cadet, seule théorisée, et dotée à cet égard d’une valeur analytique44. Deux voies sont retenues par Bayart pour appréhender les caractéristiques de l’État-nation, tel qu’il s’est construit au Cameroun depuis l’indépendance proclamée en 1960. Deux grandes tendances sont envisagées sous l’angle des modalités de leur reproduction : le modèle économique, de type capitaliste, importé pendant la colonisation, et les formes d’inégalité perpétuées au sein des communautés composant le pays, et qui se trouvent transposées, actualisées, au niveau de l’État.

  • 45 Selon l’expression qu’il retiendra dans L’État au Afrique. La politique du ventre (Bayart 1989). L (...)
  • 46 L’introduction de la première édition (Bayart 1979), reproduite dans la seconde, est une version a (...)

26Ce qu’il convient d’abord de noter, c’est la manière dont est posé le cadre problématique, introduit sous couvert du fait économique — de l’économie coloniale —, comme si, d’une certaine façon, le politique se pensait à partir du mode de production, de ses formes et de ses théories dominantes. Les mécanismes de la reproduction sont envisagés préalablement sur ce terrain, suivant la perspective ouverte par la pensée marxiste, devenue incontournable dans les années 1970 : les faits d’exploitation et de différenciation sociale trouvent leur origine dans l’organisation économique des sociétés. Le concept de « systèmes d’inégalité et de domination » qu’emprunte Jean-François Bayart à Georges Balandier lui permet en quelque sorte de tenir les deux bouts de la chaîne, d’une part, en retenant le poids et l’effet — social et politique — d’un modèle économique imposé de l’extérieur et, d’autre part, en recherchant au sein de la société camerounaise, des sociétés camerounaises, les processus de différenciation proprement endogènes qui participent de l’invention de l’État. Une dynamique essentielle qu’il convient d’analyser en considérant le « devenir historique » qui est propre à ces sociétés. Prendre la mesure de « ces terroirs historiques »45 constitue l’une des clés permettant de saisir l’appareil d’État dans son développement (Bayart 1985 : 13-14)46.

  • 47 Un ensemble qui prendra le nom de « cadets sociaux » dans l’article que J.-F. Bayart (1981 : 53-82 (...)
  • 48 « Dans les sociétés de ce type, pouvoir, exploitation et parenté étaient en rapport dialectique » (...)
  • 49 Entendu au sens anthropologique du terme.
  • 50 Femmes, greniers et capitaux de Meillassoux (1975) est cité à cet égard deux fois.

27Ces processus de différenciation et d’assujetissement, à l’œuvre dans la longue durée, sont traversés par deux tendances de fond : « les rapports ancestraux entre aînés et cadets sociaux », et les rapports asymétriques qui caractérisent les communautés. Arrêtons-nous sur la première. Disparités et suprématie se dessinent dans le système de parenté, selon la nature des rapports que l’institution instaure. Bayart englobe à ce titre, dans la catégorie des « dépendants », les « esclaves […], les cadets, les fils et les femmes » (ibid. : 15)47. Si le glissement de l’univers de la parenté à celui de la parenté sociale s’opère, dans un premier temps, suivant la ligne tracée par Balandier et Meillassoux48, justifiant le recours aux expressions « aînés sociaux » et « cadets sociaux », Bayart pointe deux autres traits saillants dans les sociétés « anciennes »49. En premier lieu, disparités et suprématie se trouvent légitimées sur le plan religieux, à l’instar de la figure sacrée attachée au chef, source première de son autorité, et des valeurs cosmologiques associées à la prospérité. En second lieu, disparités et suprématie s’expriment au travers d’un ensemble de codes sociaux, de règles de l’étiquette, de « symboliques propres » qui témoignent de la prégnance des rapports de domination (ibid.). Bayart introduit là la notion de « lutte sociale » pour signifier la situation de concurrence entre ces catégories, qui s’exerçait dans l’accès aux biens, aux droits et aux positions valorisés. « Lutte sociale » qu’il invoque également au regard des faits de « dépendance et d’exploitation » dans la production et le contrôle des ressources économiques (ibid. : 18)50. Ajoutons que les termes « aînés et cadets sociaux » renvoient aussi à l’échelle de l’étude, à l’État comme objet, qui amène l’auteur à considérer de grands ensembles sociaux, et à une orientation, un cadre de saisie de l’appareil d’État, qu’il emprunte à Antonio Gramsci.

Une telle « recherche hégémonique » vise à la création et à la cristalisation d’un rapport de forces relativement stable entre les différents groupes dominants, anciens et nouveaux, et entre les segments régionaux ou ethniques de ceux-ci dans le cadre national fixé par le colonisateur ; à l’aménagement des rapports entre cette classe dominante et le pôle du pouvoir politique et économique occidental ; à l’élaboration d’une éthique et d’un sens commun qui donne sa cohérence à l’ensemble et qui cimente le nouveau système d’inégalité et de domination, tout en le camouflant (ibid: 19).

  • 51 Voir, en particulier, la troisième partie de l’ouvrage « Discipline », pp. 158-264.
  • 52 Ces productions, idéologiques et rituelles, composent un ensemble de significations données comme (...)
  • 53 Le caractère inclusif de la catégorie des « cadets sociaux » amène Bayart (1981 : 14) à préciser s (...)
  • 54 Bayart (1985 : 254) parle ici « d’infantilisation » des cadets sociaux.

28Cette référence au théoricien italien, assumée dans les même termes en fin d’introduction et au début du volumineux chapitre 7 intitulé « Les cadets sociaux dans le régime » (ibid: 234), croise une autre référence, manifeste dans la dernière proposition de l’énoncé, à Michel Foucault. Si l’enjeu que constitue le développement d’une consience collective — au sens de « direction culturelle » chez Gramsci — participe au premier chef de la « fonction hégémonique » de l’État, les « symboliques », les manières d’être et de faire, pointées par Bayart, sont envisagées suivant la main invisible apposée sur les corps et les âmes par les « technologies du pouvoir » dans Surveiller et punir (Foucault 2001 [1975])51. L’inculcation des manières d’être et de faire fait l’objet d’une attention particulière dans l’analyse des « appareils de socialisation et de contrôle politque » composant l’essentiel de ce chapitre. L’ethnographie proposée du parti unique, des services publics, du système scolaire et des organismes de jeunesse, détaille les contenus des productions symboliques et culturelles52, les formes de la coercition ordinaire et de l’adhésion nécessaire, les mécanismes d’imposition et d’acceptation des rapports de domination. Le volet consacré au dispositif éducatif par exemple — institution scolaire, structures de formation professionnelle, fédérations de jeunesse, service civique —, ou au secteur économique, esquisse l’étendue de cette main invisible qui naturalise en quelque sorte, en les confortant, l’exercice et l’idéologie politiques, la condition de subordination des cadets sociaux — synonymes ici des « petites gens »53. La métaphore éducative, mobilisée dans tous les domaines, dans les nombreuses procédures de tutelle mises en place, participe de la production d’un nouvel ordinaire, qui prend appui sur les termes et les relations de parenté54. Une théorie de la domination, inspirée à la fois des écrits de Gramsci et de Foucault, guide l’énoncé des modes de socialisation et d’assujetissement, où répression et apprentissage caractérisent la condition de cadet.

29Mais Bayart dévoile ensuite un autre pan de réalité, l’envers du décor avec l’examen des ratés du moteur national, des résistances au projet porté par l’État, ouvrant une voie jusqu’alors négligée. Un ensemble de pratiques alternatives, voire dissidentes, délimitant un espace « autonome » que le politiste appelle « modes populaires d’action politique » (ibid: 256-277), tels que la prise de stupéfiants et les faits de délinquance, la mode vestimentaire, l’intense activité musicale en milieu urbain, les formes publiques de revendication face aux problèmes sanitaires et sociaux, l’adhésion aux sectes religieuses, la migration comme échapatoire à l’ordre villageois, le poids des pratiques héritées et les signes de mauvaise volonté en matière économique et, plus significativement, la pesanteur de l’origine et des traditions locales, véritable entrave au dessein national : croyances, appartenances culturelles qui prévalent partout, « tribalisation » des organes de base du parti. Héritage et filiation culturelles qui font puissamment frein au projet d’État.

30Ce cadet dissident — entendu alors au sens de masse populaire —, faisant preuve d’opposition, d’indocilité, d’entêtement, susceptible de réactions frontales, naît dans la vie urbaine observée par Bayart, mais s’impose aussi à la lecture des événements politiques intervenus dans le contexte de l’indépendance. L’auteur rappelle l’engagement « upéciste », la répression menée contre ce parti interdit en 1955, contre ses adhérents et ses sympathisants, et garde évidemment à l’esprit la guerre du Maquis, intense en pays bassa au lendemain de la dissolution de l’upc (Union des populations du Cameroun), et plus encore en pays bamiléké où elle prend la forme d’un affrontement sans merci entre partisans de deux modèles de l’institution de la chefferie déclarés incompatibles. Si Tardits débute sa mission au Cameroun à l’aube de ces conflits, Bayart mène son enquête au soir de la guerre civile bamiléké.

Cadet célibataire, cadet révolté, célibataire asexué

  • 55 Ce cadre proposé constitue la contribution majeure de sa thèse, une approche renouvelée du fait et (...)
  • 56 Sociologie du Bamenda précolonial, Cameroun (Warnier 1983), sous la direction de Éric de Dampierre (...)

31En guise de transition, entre les « modes d’action politique »55 soulignés par le politiste, qui témoignent de la disparité des expressions tenant du contournement et de l’insoumission comme de la participation, et l’anthropologie de Jean-Pierre Warnier, le projet ambitieux entrepris dans sa thèse d’État dans un premier temps (Warnier 1983)56, opérons un petit retour en arrière en soulignant le dernier corollaire avancé par Meillassoux dans son essai théorique publié en 1960. Dans le cas d’une « économie partagée », note-t-il, où plusieurs « systèmes économiques coexistent », les biens communs acquièrent une valeur d’échange, assimilés le cas échéant à des biens de prestige, en vertu d’une évaluation qui relève en propre des aînés — ces derniers fixant les termes de l’échange. La production des cadets s’avère prise dans un circuit contradictoire, notamment au regard du régime matrimonial : déclarée sans valeur dans le cadre des prestations communautaires, elle se bonifie dès lors qu’elle intègre la sphère économique réservée aux aînés. Une conjoncture par nature conflictuelle où le cadet, structurellement dépendant, peut se rebeller :

Cette situation contient en elle-même le germe d’une tension sociale accrue entre aînés et cadets, les premiers se trouvant dans la situation objective d’exploiteurs par rapport aux seconds. Ceci sera aggravé du fait que les ponctions exercées par les aînés vont être plus fortes : aux biens matrimoniaux qui, eux, circulent en circuit fermé, s’ajoutent les marchandises qui trouvent à s’écouler vers l’extérieur et qui, si elles ne s’échangent que contre des biens de prestige, ne font qu’enrichir la catégorie des aînés. Cette exploitation s’accompagnera donc d’un rigorisme social accru, d’un renforcement des règles d’étiquette et des devoirs religieux (dus aux ancêtres et par là-même aux aînés qui les représentent), de pratiques d’empoisonnement contre ceux qui accumulent avec excès, etc. (Meillassoux 1960 : 62-63).

32Ce schéma que décrit Meillassoux est emprunté aux systèmes à chefferie. Il fait écho à celui déployé par Warnier dans le cas des chefferies bamenda au Cameroun, où sont envisagés conjointement développement économique, hiérarchisation des sphères d’échanges et hiérarchisation sociale et politique. Un schéma qui n’est évidemment pas sans incidence sur la manière de considérer notre objet.

  • 57 Warnier utilise le terme « père » entre guillemets, dans le sens de ta (chef de famille, qui n’est (...)

33L’anthropologue soulève véritablement la question des « cadets » Grassfields dans le cadre d’un article sur les mécanismes de la Traite (Warnier 1989), dans le sillage de la parution du second livre de Meillassoux (1986) sur le sujet, Anthropologie de l’esclavage. Dans sa thèse d’État, il brosse cependant un premier portrait, rétrospectif, de ces cadets dont la condition — et la situation — est envisagée par rapport à l’accès au mariage : pas de vie conjugale avant une trentaire d’années, obligation du père de fournir la première épouse à ses fils, dont l’exécution se heurtait à l’exercice valorisé de la polygamie. La plupart demeuraient « non émancipés » en raison de cette mesure de restriction qui profitait au père. Les fils mariés résidaient dans la concession de leur père — suivant le modèle de la « famille étendue » — et ne pouvaient établir leur propre foyer qu’au bénéfice d’un deuxième mariage. Le père tirait avantage du travail de ses fils, œuvrant au service de la « maisonnée », unité référente de « l’économie régionale ». Des fils soumis, écrit Warnier (1985 : 210-211), à la « direction autoritaire du père-entrepreneur ». Ce droit de coercition s’exerçait aussi sur le terrain de la sexualité. Un « cadet célabataire » en était tenu à l’écart, sous couvert d’interdits moraux. L’union maritale incarnant l’unique espoir en la matière, le cadet ne pouvait que s’en remettre au bon vouloir de son père. Le premier était ainsi « à la merci totale » du second57. L’usage « intensif » des cadets et des femmes au service de la production bénéficiait, in fine, à une élite constituée par des notables. Une « hiérarchie » institutionnelle qui, de surcroît, préfigure une administration de la « main d’œuvre » à des fins mercantiles. Dépendance et coercition enfin, car le cadet célibataire pouvait être vendu si l’effectif masculin d’une concession se révélait trop important (ibid: 131).

  • 58 Warnier prend appui sur l’article de Godelier (1989), « Sexualité, parenté et pouvoir ».
  • 59 L’angle choisi permet de discuter cet argument de Meillassoux (1986 : 27-28) : « Une exploitation (...)
  • 60 Idée qu’il avait déjà développée dans sa thèse d’État (Warnier 1983), au travers d’un exposé des m (...)

34À ce tableau, repris pour l’essentiel dans l’article « Traite sans raids au Cameroun » (Warnier 1989), l’anthropologue ajoute quelques caractères et réévalue l’importance de certains faits : le cadet est susceptible de prêter main forte à son père dans les activités de commerce, voire de le représenter dans certains circonstances, institutionnelles et cérémonielles — ou protocolaires. Mais le point sur lequel insiste Warnier concerne le célibat des cadets, qui devenait dans la majorité des cas une condition à vie en raison du monopole exercé sur les femmes par les chefs de famille, les notables et le chef. Par le contrôle des « circuits matrimoniaux », et par ce qu’il nomme la « répression de la sexualité » (ibid. : 27)58, les cadets étaient durablement mis au travail, d’autant plus engagés dans cette voie que seule la valeur productive trouvait grâce aux yeux du père. Le célibat des cadets devient donc sous la plume de Warnier la pierre angulaire du système, la condition de la reproduction du modèle de la chefferie Grassfields59. Les cadets célibataires forment une catégorie sociale, « une catégorie de dominés qui fait le jeu des dominants » (ibid: 24). Ajoutons une remarque, en forme de prédiction : Warnier introduit la notion de « conflits d’intérêt », qui opposaient des proches — cadets et leurs pères, demi-frères —, pour illustrer le fait que la vente intervenait principalement au sein de la parenté60. « Conflits d’intérêt » dont la nature va bientôt retenir son attention.

35En 1993, paraît L’esprit d’entreprise au Cameroun (Warnier 1993). Ce livre, et l’article qui paraîtra trois ans plus tard (Warnier 1996), opèrent un tournant sur le sujet. L’indice révélateur, qui nous ramène au théâtre politique de la seconde moitié des années 1950, est la guerre du Maquis. Les chefferies sont incendiées, un régime de la terreur prend le pas, établi par des maquis constitués en unités armées de jeunes Bamiléké pour l’essentiel. L’ampleur inattendue de ce conflit civil, et les interprétations qui en sont alors données, suggèrent à Warnier (1993 : 203) deux pistes de recherche : réenvisager la relation aîné/cadet sur le mode d’un « antagonisme séculaire entre cadets et notables », suivant la voie ouverte par Jean-François Bayart (1985 [1979]) dans L’État au Cameroun, et entreprendre une histoire sociale par le bas, attentive aux faits de dissidence et de résistance. Warnier entame ainsi une histoire de la chefferie à partir de ses nœuds conflictuels. Un ouvrage sur lequel l’anthropologue s’appuie abondamment s’avère décisif de ce point de vue. On le doit à un historien des missions, Jaap Van Slageren (1972), qui publie le récit de l’épopée missionnaire dans les Grassfields, des origines à la période contemporaine. Que nous révèle ce livre ? Deux choses essentielles : d’une part une chronique des mouvements contestataires dans la région, suggérant une sorte de filiation, une suite logique d’événements troublants, qui nous conduit à la guerre du Maquis ; d’autre part, une cohabitation intéressée, bien que très laborieuse, entre l’institution de la chefferie et la mission. Dans L’esprit d’entreprise au Cameroun (Warnier 1993), le récit du conflit social aux Grassfields prend donc la forme d’un récit chrétien des tensions, suivant le cadre de perception changeant des acteurs religieux, et la médiation assurée par Van Slageren.

  • 61 Hormis dans l’ouvrage de Van Slageren (1972), le free boy, au profil évolutif, est cité dans le ré (...)

36Or la trame de cette histoire conflictuelle — au tournant des années 1900 — se tisse dans un imaginaire : celui de la conversion, du réveil des consciences qui animent les missionnaires, et, corollairement, de la subversion, dont les signes tangibles sont scrutés car ils témoignent de progrès en matière d’évangélisation. Les missionnaires rêvent d’une révolution morale qui impliquerait un renversement d’ordre social et culturel. Deux figurent illustrent ce dessein : celle du « free boy » et celle du « tapenta ». Le free boy se revendique homme libre, débarrassé du joug coutumier ; le tapenta porte la révolte et la destruction. L’une et l’autre se croisent, sous couvert d’une jeunesse ambitieuse, soucieuse de s’investir dans l’économie coloniale et de réussir, ou d’une jeunesse lettrée, opposée à l’ordre souverain de la chefferie. Deux figures, deux profils, qui — avant d’intéresser anthropologues et historiens — apparaissent exclusivement dans la littérature missionnaire61. L’ouvrage de Van Slageren est traversé de bout en bout par ce rapport de force latent entre missionnaires et dignitaires locaux, révélant que l’entreprise missionnaire est une lutte de tous les instants. De ce livre, outre sa précision et sa qualité historiques, on tire finalement l’enseignement suivant : c’est moins les cadets qui sont engagés dans un rapport de force « constamment renouvelé » avec les notables, que les missionnaires qui incitent la jeunesse à lutter durablement contre les tenants de l’ordre ancien. Les représentants religieux jettent leur dévolu sur la jeunesse, se concentrent sur l’action éducative pour bâtir une église, gage de sa pérennité.

  • 62 Nous citions en introduction les travaux récents de D. Malaquais (2002) et de N. Argenti (2007). R (...)

37Si l’hypothèse fait école62, Warnier (2009) la nuance fortement, quinze ans plus tard, dans Régner au Cameroun. Le cadet Grassfields est-il rebelle ? Sans doute pas sous les habits que l’on a bien voulu lui prêter. L’ethnographie, à rebours de la pensée marxiste, témoigne davantage d’un cadet attaché à l’institution de la chefferie, soumis à certains égard et acceptant, bon an mal an, sa condition. « Consentement » et « adhésion » sont manifestes ici. Comment semblable position est-elle tenable ? Warnier réenvisage la question en se saisissant de nouveau du problème de la dépendance. Une question qui va en croiser une autre, ou plus exactement, se confondre avec celle de la sexualité, de l’asexualité. Ce parti-pris participe de l’orientation générale du livre, axée sur le corps, ses substances, ses usages, ses représentations, ses incarnations et projections. Et sur le premier d’entre eux dans ce régime de type monarchique : le corps du chef. « Une lecture, propose Warnier (2009 : 18), de la royauté sacrée en termes de technologies matérielles et corporelles du pouvoir […]. » L’hypothèse qui sous-tend cette orientation peut se résumer comme suit : corps et subjectivité ne font qu’un, et il importe de considérer les techniques du corps comme lieu d’objectivation du processus de subjectivation. L’auteur entend ainsi explorer « l’inconscient moteur » qui, par nature, échappe à toute forme de verbalisation.

  • 63 Il s’agit des « conduites “sensori-affectivo-motrices” » sur lesquelles reposent « l’approche prax (...)

38L’anthropologue applique au corps les rapports de domination, et déploie à cet égard une analyse des habitus corporels sous l’angle de la « motricité » (ibid: 45)63. La hiérarchie Grassfields est assimilée à des individus-réceptacles, identifiés à l’aune du réservoir à « substances » — à son volume — qui les distingue et les situe dans l’ordre social : « Seul le roi contient la plénitude de celles-ci. Les cadets célibataires ne contiennent rien et reçoivent tout. Ils sont symboliquement (c’est-à-dire réellement) stériles et vides. Ils sont nécessairement et de manière quasiment ontologique au bas de l’échelle des vases communicants dont le sommet est occupé par les anciens défunts » (ibid: 49). Sur une échelle de circulation qui va du plein au vide, si l’on m’accorde cette formule, l’asexualité du cadet devient un point d’appui nécessaire pour entériner ce modèle de la royauté Grassfields.

39Les analyses développées dans le chapitre 9 — « Célibataires asexués » —, consacrées à la justification de cette hypothèse, s’appuient pour l’essentiel sur des observations directes (ibid: 245-277). Après un bref rappel de la condition de cadet au tournant du xxe siècle, dans les termes énoncés plus haut, Warnier interroge l’attentisme et l’abstinence dont firent preuve ces derniers. « Quels sont les mécanismes […] de l’exercice hégémonique » dans le cas Grassfields ? La principale énigme pour l’auteur réside dans ce constat d’une génération placée au plus bas de l’échelle sociale, d’une génération privée de toute sexualité (ibid: 250). Un postulat qu’il convient dès lors de justifier. Cette condition s’enracine dans des valeurs morales héritées, prégnantes jusque dans les années 1970, dont le respect est assuré par des dispositions à caractère répressif. En vertu de la théorie Grassfields des susbtances, le cadet, qui s’en trouve dépourvu, est par là-même socialement asexué. Cet état de fait rencontre un écho sur le terrain de la parenté, puisque la progéniture d’un homme marié est assimilée, suivant les termes d’adresse en usage, à la projéniture du « père », du ta, dépositaire des « substances ancestrales ». Une règle de préséance que Warnier interprète comme une forme de négation de la sexualité des fils.

  • 64 Enquêtes réalisées dans la chefferie de Mankon en 2002.
  • 65 D’autres enquêtes sont citées pour confirmer l’hypothèse. Le sujet se révélant intime, les énoncés (...)
  • 66 Nous n’avons pas cité C.-H. Pradelles de Latour, autre grand ethnographe des chefferies bamiléké, (...)

40L’essentiel de sa démonstration porte sur la morale et les pratiques sexuelles en vigueur dans le passé, à partir d’entretiens réalisés par l’auteur64, notamment auprès de femmes âgées. Chasteté et innocence sexuelles dominaient chez les hommes, et l’union maritale, quand elle intervenait, n’était en rien synonyme d’épanouissement sexuel. Les jeunes époux se considéraient mutuellement comme pouvant se tenir chaud65, et l’exercice de la sexualité n’avait d’autre finalité que l’enfantement attendu. La reproduction constituait la seule vertu en la matière, laissant peu de place au désir, profondément refoulé. D’où cette proposition avancée par l’anthropologue : « […] Le cadet célibataire mankon, mis hors sexualité, n’a pas symbolisé celle-ci et que son “image inconsciente du corps” est en quelque sorte asexuée » (ibid: 259). Instincts sexuels qui trouvèrent à s’exprimer dans un autre domaine : celui de l’art et de l’artisanat. Ainsi, l’intériorisation par les cadets de leur nature asexuée participe au premier chef de la reproduction — consentie — des rapports de domination. L’institution de la chefferie perdure et perdurera en vertu de la « position-condition » qu’elle octroie aux cadets66.

  • 67 Au même moment, G. Séraphin se détourne du cadre analytique posé par Bayart, en contestant le cara (...)

41Une remarque encore, au sujet de Nicolas Argenti, dont les travaux, nous l’avons dit, s’inscrivent dans le sillon tracé par Warnier. Argenti (2007 : 7-8), soulignons-le, réintroduit la notion de « jeune », de « jeunesse » (« Youth »), qu’il définit, au travers d’un état de l’art, dans l’introduction de Intestines of the State. La catégorie est envisagée dans les termes fixés par Jean-françois Bayart et l’anthropologie marxiste, assimilée en cela aux « cadets sociaux », aux subordonnés. Historiquement, l’émergence de cette « réalité démographique » est contemporaine de la présence coloniale, voire contemporaine de l’insertion des sociétés africaines dans l’économie globale, amorcée au xviie siècle avec la traite transatlantique (ibid: 10). Elle renvoie, d’une part, à cette nouvelle élite — les « évolués » — placée dans une situation paradoxale : insérée dans la société coloniale mais dépourvue d’un droit d’aînesse dans l’ordre coutumier ; d’autre part, à une génération, à des générations aux rêves d’émancipation brisés, dont les tendances subversives s’expriment au travers de mouvements ou de groupes sociaux alternatifs. La réintroduction de la notion coïncide d’une certaine façon avec l’approche de la nation moderne — de l’État colonial puis postcolonial — en Afrique, où « jeunesse » tend à revêtir un sens administratif et surtout politique, constituant à ce titre un enjeu majeur de la gouvernance67.

42Que nous enseigne finalement cette exploration ? Le projet de connaissance attaché au « cadet » Grassfields naît dans un climat d’inquiétude, un contexte où l’existence de lignes de fracture sociale s’avère patente. Une réalité dont il convient de prendre la mesure rapidement. Cette réalité est d’abord celle de la situation coloniale et de ses limites, de ses conséquences en termes de mutations institutionnelles et d’équilibres grossièrement établis. Au tournant des années 1950, la situation coloniale révèle des points de rupture, que l’expertise savante doit identifier.

43Les problèmes sociaux, que la précarité et la vulnérabilité de cette « génération de “cadets” » soulignent, sont envisagés à l’aune du changement et de la distinction, suivant une démarche portée par une double ambition explicative, jetant à cet égard les bases d’une théorie de l’état de crise des institutions autochtones et d’une théorie de la condition sociale. Sur ce cadre, qui a déjà valeur de paradigme, se greffe bientôt une seconde approche, marquée à la fois par le contexte politique des Indépendances, et par le dessein naturaliste qui distingue encore l’anthropologie à cette période : la connaissance extensive et intensive des sociétés du passé. Ou, pour le dire autrement, la description et l’appréhension de la diversité des organisations sociales. La question de la domination, surgie de la situation coloniale, s’impose dès lors sur le terrain des sociétés ethnographiées.

44Invariants anthropologiques et dynamiques sociales se croisent sur la base des grands principes identifiés que sont la différence des sexes et des générations. Plus encore que la différence des sexes, c’est la relation aîné/cadet qui retient l’attention — matière à penser de l’anthropologie politique —, dont les caractéristiques alimentent la réflexion sur la dépendance, la disparité, la hiérarchie sociale, les rapports de domination et, bien évidemment, le conflit. Autant de propriétés qui mettent en évidence les aspects dysharmoniques des sociétés, les tensions constitutives de l’ordre social, promues objet d’un espace disciplinaire naissant : celui de la sociologie africaniste. La relation aîné/cadet augure aussi une mise en équivalence du proche et du lointain, dans le cadre de la formalisation d’une théorie générale des « classes sociales ». La pensée marxiste peut-elle se passer des cadets ? Rien n’est moins sûr. Sans l’antagonisme de l’aîné et du cadet, la théorie de l’émergence des classes sociales perd l’un de ses fondements.

45Mais au fait qui est-il ? Quelle réalité recoupe-t-il ? Le « cadet » est issu d’un protocole d’enquête, d’une série de questions posées dans le but d’établir une nomenclature de parenté. « Comment appelle-t-on celui qui vient après ? » Ou encore : « x est-il bien votre cadet ? ». Il incarne d’abord une position descriptive au sein de l’organisation familiale, avant de signifier une position sociale, qui prend sens et se déploie au niveau du système social : lignager, méta-lignager, clanique ou politique. Le cadet matérialise alors une condition sociale, définie par un ensemble de traits à caractère restrictif ou coercitif, repérés à l’aune du droit successoral, du régime matrimonial, de l’activité économique, du pouvoir, de l’inititiation, de la cosmologie, des avatars de la construction nationale enfin. Parle-t-on cependant du même cadet ? Le cadet d’hier est-il celui d’aujourd’hui ?

46Dans le cas Grassfields, le cadet se révèle être, sur le plan analytique, le déshérité, le pauvre, le natif marginal, le rebelle, le citoyen camerounais, le « sans importance », le célibataire, le loyaliste, l’asexué. Autant de touches, successives ou simultanées, qui font figure d’idéal-type. Ce tableau, qui dénature quelque peu la démarche anthropologique, est assez homogène cependant, et nous fournit à cet égard un autre indice : il témoigne du renversement méthodologique que constitue l’approche par le bas des formations sociales. Le cadet constitue le point d’appui permettant de mesurer l’impact social de la présence coloniale, l’adhésion et la résistance populaires au projet d’État, de réviser ou de conforter le modèle Grassfields de la royauté. Parallèlement, il sert de fil conducteur dans le déploiement de ce qu’il faut bien appeler une histoire sociale du Cameroun et de ses chefferies de l’Ouest.

47Pour terminer, passons de l’autre côté du miroir. Du cadet au jeune, de la notion à son référent, en réintroduisant cet acteur dans son vécu. En s’attelant à une sociologie historique de l’associationnisme bamiléké (Beuvier 2014), nous avons été amenés à réévaluer les grands profils et les trajectoires qui se cachaient derrière la catégorie de cadet Grassfields. Aujourd’hui, si on élargit la focale, le cadet laisse progressivement place au jeune dans la littérature spécialisée. L’univers du jeune en Afrique se conjugue au présent et au futur, suivant sa position, sa condition, ses origines, son environnement, son cadre de représentations et d’actions. Lieu de tous les possibles, la jeunesse est mise au pluriel. Plus en phase avec le terrain et ses réalités, ancré dans des situations particulières et prenant acte des transformations subies depuis le temps colonial, l’examen des relations entre les générations a par ailleurs pris le pas sur celui du couple aîné/cadet (Antoine 2007 ; Gomez-Perez & Leblanc 2012). Si les questions de domination et d’autorité restent centrales, comme celles de précarité et de marginalité, l’accent est mis sur les rapports de force et de sens qui s’expriment, sur le sens de l’initiative ou l’esprit de coopération. Une image en mouvement apparaît, révélée par une analyse des processus d’ajustement réciproque qui font bouger les lignes des ensembles circonscrits — âge et sexe. La démarche adoptée diversifie les lieux et les champs d’observation, et prend en compte la longue durée et la globalisation. Dans ce présent polymorphe, il s’agit dorénavant de saisir les « dynamiques intergénérationnelles », en observant de près la nature et la variabilité des interactions.

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Notes

1 Le recours au substantif sert à désigner une position de parenté et à caractériser les principes de l’organisation familiale. Voir sous-section 1. Les quatre premières grandes monographies sur le Cameroun sont alors en voie de finalisation : J. Hurault (1962) et C. Tardits (1960) sur les Bamiléké, I. Dugast (1955, 1959) sur les Ndiki et J.-P. Lebeuf (1961) sur les Fali.

2 Cette région montagneuse fut surnommée « Grassland » par les Allemands puis « Grassfields » par les Britanniques. Cette appellation fut conservée pour désigner tant le relief que les unités hiérarchisées qui composent les provinces de l’Ouest (bamiléké, bamoun, francophone) et du Nord-Ouest (bamenda, anglophone).

3 Pour une approche détaillée de ces ouvrages, voir Beuvier (2014 : 15-20).

4 Ce conseil, institué le 2 août 1951, est confié à Hubert Deschamps, ancien gouverneur général des colonies, qui en devient le secrétaire général. Deschamps fonde par ailleurs la section des sciences humaines à l’ORSTOM, dont il devient le directeur (Dulucq 2009 : 248-249).

5 En 1947, le régime des communes mixtes fut introduit au Cameroun.

6 La guerre du Maquis, qui débute en janvier 1957, prend la forme d’une guerre civile en pays bamiléké. Le terme « Maquis » désignera les unités rebelles, structurées sur le modèle des associations. Voir Malaquais (2002 : 315-337) et Beuvier (2014 : 230-251).

7 Ce n’est pas son premier terrain, mais cette mission l’installe durablement dans cette région, puisqu’il consacrera l’essentiel de son travail et de son œuvre au royaume bamoun voisin. Du reste, c’est l’impossibilité d’une ethnographie longue dans les chefferies bamiléké, en raison de la guerre du Maquis, qui décide du choix du royaume bamoun, de sa capitale Foumban où il résidera pendant plusieurs années.

8 Tardits n’en fait pas mention. Il précise seulement avoir effectué deux séjours de trois semaines en pays bamiléké entre mai 1957 et janvier 1958. Deux séjours relativement courts au regard de la durée de la mission, en raison de l’état de siège.

9 Collection publiée par le Conseil supérieur des recherches sociologiques outer-mer et par l’ORSTOM.

10 Les données quantifiables utilisées proviennent, pour l’essentiel, des relevés de l’administration coloniale. Nous reviendrons sur l’usage de ce corpus.

11 Le « successeur » porte désormais le titre de « ta » (« père ») ou le titre de notabilité de son père. Précisons qu’aucun principe de primogéniture ne s’applique.

12 Terme désignant le hameau d’un chef de famille, composé de sa propre habitation bâtie dans le bas de la pente, des habitations de ses épouses construites latéralement, de la cour centrale et des champs entourant cet ensemble. Ce terme sera très tôt adopté sur place (en traduction du terme « nto », qui signifie « village »). Tardits privilégie le terme « hameau » qu’il juge sans doute plus neutre.

13 À l’instar de Tardits, incluons ici le régime matrimonial, connu sous le nom de ta nkap, et pratiqué essentiellement par les chefs et les dignitaires. « Ta nkap », qui signifie « père de l’argent », désignait une procédure à échange différé selon laquelle une femme était cédée par son père moyennant « l’usufruit » matrimonial des filles à naître. Le père de la concession contrôlait ainsi l’échange matrimonial sur au moins deux générations.

14 Pour étayer son assertion, Tardits cite un rapport de l’administrateur Gaston Ripert daté de 1921, intitulé Étude sur la vie sociale et familiale des Bamiléké : « Chaque famille habite le hameau qui lui est propre et aussi éloigné que possible des hameaux voisins. » Il est, du reste, surprenant que Tardits se fasse l’écho de ce jugement de valeur, impropre en la circonstance. En 1921, Ripert, nommé chef de circonscription, débute tout juste son ethnographie de la région.

15 On y reviendra : Tardis s’appuie beaucoup sur le travail du géographe. Hurault remet en 1956 un rapport conséquent de sa mission en pays bamiléké, intervenue l’année précédente (Notes sur la structure sociale des Bamiléké). Ce rapport, qui prend la forme d’une monographie, sera publié avec des aménagements mineurs en 1962 : La structure sociale des Bamiléké.

Dans le sillage des observations d’Hurault, notons qu’en raison de la prépondérance des lignages minimaux, les termes patrilignage et matrilignage n’ont d’autre sens que celui suggéré par la configuration rituelle.

16 Il y aurait beaucoup à dire au sujet de cette première conclusion. Disons pour l’instant que Claude tardits n’a pas conscience de certaines obligations familiales, dont la réalité pondère le caractère restrictif du tableau dressé. Rien n’est dit sur l’origine familiale du « malheur » par exemple, sur l’omniprésence des devins sur ce terrain, et sur l’importance que revêt l’institution des funérailles.

17 Nous n’aborderons pas ici l’épineuse question des qualifications retenues. Disons simplement que le droit coutumier et le droit civil recourent au terme « dot » pour désigner les prestations en nature et en argent que le futur marié doit aux parents de l’épouse. Plus généralement, il y aurait lieu de considérer l’introduction du terme « dot » en pays Bamiléké — terme introduit par l’administration allemande — et la manière dont ce régime en est venu à cohabiter avec le régime à échange différé, nkap. Régime qui prévalait dans les dernières décennies précédant l’arrivée des Européens.

18 Deux remarques ici : d’une part, Tardits relève, à l’appui des rapports administratifs, que le montant demandé fut de tout temps très élevé. Presque disproportionné par rapport aux ressources effectives du prétendant. D’autre part, ce qu’il présente comme une très forte contrainte renvoie plus justement à une valeur centrale, que les intéressés expriment en ces termes : « montrer sa capacité ». Une valeur érigée en norme sociale, source de considération statutaire, obligeant chacun à faire preuve d’une générosité sans bornes dans certaines circonstances.

19 Tardits taît le constat que la plupart des observateurs font à leur sujet : l’institution est en perte de vitesse dans les années 1950. Bien qu’il signale que les mandjong sont vouées à répondre aux besoins d’intérêt général, et, à ce titre, très sollicitées par les chefs et l’administration, il ne voit pas, à ce moment, que la forte pression exercée sur les fraternités de quartier constitue un facteur essentiel de l’émigration masculine.

20 L’article « African Age Groups. A Comparative Study » préfigure l’ouvrage qu’Eisenstadt publiera en 1956 : From Generation to Generation. Sur les usages de la notion de classe d’âge en pays bamiléké, voir Beuvier (2014 : 71-78).

21 Signalons que cette bibliographie constitue un inventaire exhaustif des sources administratives et savantes sur les Bamiléké, s’échellonant de 1915 à 1958.

22 L’essentiel des observations directes sur lesquelles se base Tardits sont tirées du rapport de Hurault.

23 La première fut celle de l’administrateur Ripert en 1923.

24 25 rapports de tournée, 1932-1933 (Centre des archives d’outre mer, Carton XXIII, dossier 206 ) ; 37 rapports de tournée, 1917-1942, et 9 synthèses pour les années 1941-1942 et 1951-1952 essentiellement (Archives nationales de Yaoundé [APA], dossiers 10008 à 12004).

25 Soit qu’ils aient disparu, soit qu’ils aient voulu délibérément se soustraire au comptage.

26 Déposées à la bibliothèque Éric-de-Dampierre, MAE, Université de Paris Ouest Nanterre La Défense.

27 Nous n’allons pas le développer ici, mais il convient de citer également l’influence d’Edmund Leach, à un autre niveau, plus général. L’article « The Structural Implications of Matrilateral Cross Cousin Mariage » (Leach 1951), présent dans les archives de Tardits, développe une solide critique des Structures élémentaires de la parenté, ce, à deux niveaux : la propension à la généralisation de Lévi-Strauss et la cécité historique dont il fait preuve. Sa thèse est publiée sous le titre Political Systems of Highland Burma. A study of Kachin Social Structure (Leach 1954). Plusieurs orientations de recherche posées par Leach se retrouvent dans l’approche adoptée par Tardits : l’importance des dynamiques historiques ; la prise en compte de la position de l’acteur ; l’articulation entre ce que l’on pourrait appeler rétrospectivement l’acteur et le système (l’acteur et les institutions sociales) ; la contingence qui est celle du terrain, et qui, finalement, permet de faire le lien entre individu et société, entre individu et institutions.

28 Je remercie A.-M. Peatrik d’avoir attiré mon attention sur le sujet, et pour ces pages qu’elle a relues avec grand soin.

29 Tous deux boursiers du Committee on Social Thought, ils se rencontrent, semble-t-il, à l’Université de Chicago en 1951 (Gaillard 2003 : 50, 73).

30 Communication « Aînés et cadets dans l’ancien royaume Nzakara », Wenner-Gren Foundation for Anthropological Research, 1966. Ce texte non publié constitue le chapitre IV (« Parenté et alliance ») de sa thèse soutenue en 1964 et publiée sous le titre : Un ancien royaume Bandia du Haut-Oubangui (de Dampierre 1967).

31 À cela s’ajoute une « stratification » de type social ou institutionnel, distinguant les seigneurs, les clients et les esclaves.

32 « La situation coloniale : approche théorique » ; « Essai d’interprétation du phénomène économique dans les sociétés traditionnelles d’auto-subsistance ».

33 Citons ici l’influence des travaux de M. Gluckman, inspirateur de l’école dite de Manchester, dans le sillage du courant des « Culture Contact », très actif dans les années 1930.

34 Nous ne sous-estimons pas ici l’influence des travaux de M. Godelier. Mais C. Meillassoux semble rétrospectivement incarner le principal repère « marxiste » sur le terrain africaniste, au moins pour les années 1960 et 1970.

35 Je remercie M. Abélès, qui a su attirer mon attention sur les jalons et la richesse du cadre intellectuel de cette période.

36 Deux auteurs sont cités : R. Bastide, Sociologie et psychanalyse, 1950, et M. Gluckman, « Analysis of Social Situation in Modern Zululand », 1940.

37 C’est la raison pour laquelle Balandier insiste autant sur la notion de « crise », dont l’analyse en dit autant, voire plus, sur les ressorts des sociétés colonisées.

38 La situation coloniale, en effet, crée « les conditions dans lesquelles s’accomplit l’histoire proche de ces peuples ». C’est prendre acte, sur un plan méthodologique, de la contemporanéité — de la contingence — de la situation d’enquête.

39 Sur la base d’études publiées, Meillassoux formalise un idéal-type de la société d’auto-subsistance.

40 L’initiation de ce point de vue, conduite dans le cadre d’une « procédure » d’adoption d’un novice par un initiateur, établit un lien de filiation et donc de dépendance, d’autant plus affirmé qu’il est gage d’ascension sociale.

41 Ce que Balandier (1974 : 72) appellera dans son ouvrage Anthropo-logiques, hors de la parenté, « des rapports d’inégalité et d’autorité, des hiérarchies de savoir et de compétence » pour caractériser l’espace social. Ajoutons que la position avancée sur le contrôle matrimonial dans la section « Père et fils » de cet ouvrage est très proche de celle de Meillassoux.

42 Voir le chapitre 3 : « Inégaux et dominants », pp. 113-169.

43 Nous nous appuyons sur la seconde édition (Bayart 1985). Je tiens à remercier J.-F. Bayart pour la relecture attentive de ces pages, et les précisions apportées.

44 La notion de « jeune », ou « jeunesse », disparaît du paysage. Elle ne sera réintroduite, sur le terrain des Grassfields, qu’au début des années 2000 avec Nicolas Argenti.

45 Selon l’expression qu’il retiendra dans L’État au Afrique. La politique du ventre (Bayart 1989). La prise en compte des durées historiques et de leurs imbrications est déjà sensible dans sa thèse.

46 L’introduction de la première édition (Bayart 1979), reproduite dans la seconde, est une version abrégée d’un article paru en 1978 : « Régime de parti unique et systèmes d’inégalité et de domination au Cameroun : esquisse ». Cette approche lui permet également de prendre le contre-pied du préjugé ethnocentrique postulant le transfert en terre africaine d’un concept et d’un régime politique — d’un régime politico-économique.

47 Un ensemble qui prendra le nom de « cadets sociaux » dans l’article que J.-F. Bayart (1981 : 53-82) publie dans le premier numéro de Politique Africaine : « Le politique par le bas en Afrique. Questions de méthode ». Le chapitre 7 de L’État au Cameroun, détaillé juste après, donne sa raison d’être à l’approche par le bas théorisée par Bayart, et, bientôt, à la revue qu’il fonde.

48 « Dans les sociétés de ce type, pouvoir, exploitation et parenté étaient en rapport dialectique » (Bayart 1985 : 15).

49 Entendu au sens anthropologique du terme.

50 Femmes, greniers et capitaux de Meillassoux (1975) est cité à cet égard deux fois.

51 Voir, en particulier, la troisième partie de l’ouvrage « Discipline », pp. 158-264.

52 Ces productions, idéologiques et rituelles, composent un ensemble de significations données comme légitimes, sur lesquelles le pouvoir s’institue.

53 Le caractère inclusif de la catégorie des « cadets sociaux » amène Bayart (1981 : 14) à préciser ses contours dans l’article paru dans Politique africaine.

54 Bayart (1985 : 254) parle ici « d’infantilisation » des cadets sociaux.

55 Ce cadre proposé constitue la contribution majeure de sa thèse, une approche renouvelée du fait et du faire politique dans l’Afrique post-coloniale, qui met à mal le paradigme de la domination alors prépondérant.

56 Sociologie du Bamenda précolonial, Cameroun (Warnier 1983), sous la direction de Éric de Dampierre, publiée sous le titre : Échanges, développement et hiérarchies dans le Bamenda pré-colonial (Cameroun) (Warnier 1985).

57 Warnier utilise le terme « père » entre guillemets, dans le sens de ta (chef de famille, qui n’est pas nécessairement le père biologique).

58 Warnier prend appui sur l’article de Godelier (1989), « Sexualité, parenté et pouvoir ».

59 L’angle choisi permet de discuter cet argument de Meillassoux (1986 : 27-28) : « Une exploitation du travail qui se ferait par le célibat des cadets ne peut avoir qu’une portée économique limitée, tout en mettant en cause les fondements de la reproduction physique, structurelle et idéologique de la communauté domestique. »

60 Idée qu’il avait déjà développée dans sa thèse d’État (Warnier 1983), au travers d’un exposé des modalités Grassfields de la traite prenant le contre-pied des thèses défendues par Meillassoux (1975) dans l’ouvrage collectif L’esclavage en Afrique précoloniale. Dix-sept études présentées par Claude Meillassoux.

61 Hormis dans l’ouvrage de Van Slageren (1972), le free boy, au profil évolutif, est cité dans le récit d’expérience que publie le médecin-missionnaire suisse J. Debarge (1934) et dans la monographique du père Albert (1943). Quant au tapenta, il n’apparaît que dans l’ouvrage de Van Slageren (1972 : 84, 122, 278), à l’appui de courtes descriptions datées de 1912 et 1915, établies par deux missionnaires de Bâle. L’ethnographie administrative ou savante n’en fera jamais état.

62 Nous citions en introduction les travaux récents de D. Malaquais (2002) et de N. Argenti (2007). Revisitant l’histoire de la présence missionnaire, des conflits avec les autorités de la chefferie en particulier, l’historienne avance un schéma explicatif proche du modèle de la lutte des classes : oppositions entre « dirigeants et dirigés », « notables et roturiers », « riches et pauvres ». Le second terme renvoyant à chaque fois aux sujets christianisés. Argenti, de son côté, postule une forme d’opposition radicale entre « jeunes » et notables, un « antagonisme » alimenté par les faits d’exploitation dont ont été victimes les cadets depuis le XVIIe siècle (traite transatlantique, travail obligatoire sous le régime colonial, dispositif répressif de l’État post-colonial). Voir Beuvier (2014 : 16-19).

63 Il s’agit des « conduites “sensori-affectivo-motrices” » sur lesquelles reposent « l’approche praxéologique de la subjectivation politique » chez Warnier. Les volumes III et IV de Dits et écrits de M. Foucault (1994a, b) servent de repères dans le cas présent.

64 Enquêtes réalisées dans la chefferie de Mankon en 2002.

65 D’autres enquêtes sont citées pour confirmer l’hypothèse. Le sujet se révélant intime, les énoncés — qui concernent le présent ou le passé — sont empreints de pudeur, où le dit fait jeu égal avec le non-dit. Ajoutons cette remarque : le motif du célibataire « homme à femmes » que dévoile Warnier en fin de chapitre, pourrait servir de point de passage, d’indice propre à développer une autre histoire de la sexualité Grassfields, contemporaine de la présence coloniale.

66 Nous n’avons pas cité C.-H. Pradelles de Latour, autre grand ethnographe des chefferies bamiléké, dont il ne fera cependant pas un objet privilégié. Dans sa principale contribution sur le sujet (Pradelles de Latour 1985), les termes « jeune » et « cadet », synonymes, renvoient principalement à des positions, dont la fine description permet de mieux caractériser les liens et le système de parenté. Le terme de jeune réapparait ici, sans doute en raison de ses usages sur place. Pradelles de Latour entame son ethnographie au début des années 1970, où la propagande d’État, louant la jeunesse — désormais pivot et ciment du devenir national —, joue un rôle décisif dans la pénétration à grande échelle du terme, lequel se trouve assimilé aux cadres de référence locaux.

67 Au même moment, G. Séraphin se détourne du cadre analytique posé par Bayart, en contestant le caractère opératoire de la notion de « cadet social » dans l’approche des positions statutaires recherchées par les jeunes Doualais. Un concept par ailleurs malmené, ajoute le sociologue, lorsque l’on considère la variabilité des rapports de pouvoir et de domination dans cette ville touchée par la « crise » économique (Séraphin 2000 : 92-94).

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Pour citer cet article

Référence papier

Franck Beuvier, « La figure du « cadet » Grassfields »Cahiers d’études africaines, 237 | 2020, 31-61.

Référence électronique

Franck Beuvier, « La figure du « cadet » Grassfields »Cahiers d’études africaines [En ligne], 237 | 2020, mis en ligne le 01 janvier 2023, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/etudesafricaines/28900 ; DOI : https://doi.org/10.4000/etudesafricaines.28900

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Auteur

Franck Beuvier

Institut des mondes africains (IMAF), CNRS, Aubervilliers.

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  • Insaisissable sorcellerie [Texte intégral]
    Législation, compétence et pratique au Cameroun (1916-1959)
    Elusive Witchcraft. Legislation, Juridiction and Practice in Cameroon (1916-1959)
    Paru dans Cahiers d’études africaines, 231-232 | 2018
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