• 1 Ce territoire a été nommé Côte française des Somalis (CFS) en 1896, puis Territoire français des Af (...)
• 2 Concernant les débats, un peu anciens, sur le bilan et les responsabilités du colonialisme, on peut (...)
• 3 Le décret du 19 juillet 1912 rend applicable à la CFS celui du 30 septembre 1887 relatif à la répre (...)
• 4 Il est mis en place un système de propriété foncière privée dans les villes sur des terrains accapa (...)

1La Côte française des Somalis1 (cfs), petit territoire aride et faiblement peuplé, s’est construite autour du port de Djibouti. On ne retrouve guère dans cette colonie française les exactions habituelles de la domination coloniale2. Une « justice répressive spéciale » (Merle 2004 : 143), souvent appelée « indigénat », est néanmoins imposée aux habitants non européens à partir de 19123. Elle entraîne la déportation à Madagascar de plusieurs notables, en particulier à la fin des années 1920, et l’imposition de sanctions collectives (amendes, saisies de bétail…) à des groupes de pasteurs transhumants. Un droit civil particulier, qualifié de « coutumier » ou « musulman », est aussi appliqué à une grande partie des habitants. Mais le travail forcé, l’impôt de capitation ou la confiscation des terres ne sont pratiqués que très exceptionnellement en cfs4. Cette situation est sans doute en partie due à l’absence de ressources agricoles ou minières sur un territoire où les principales activités sont commerciales et industrielles, autour du port, du chemin de fer et des salines.

• 5 « Depuis les origines de la présence française sur la côte des Somalis, le Territoire avait vécu et (...)

2Les modalités de l’occupation du territoire et son caractère tardif à partir de 1927 sont rarement soulignés dans une historiographie peu abondante. Quand ces conditions sont mentionnées, elles sont présentées comme nécessaires dans un contexte où les « escarmouches étaient encore nombreuses entre Issas ou Debnés, ressortissants français, et les Assayamaras d’Éthiopie qui effectuaient des incursions en territoire français pour razzier les troupeaux » (Oberlé 1971 : 110). Cette nécessaire pacification des relations entre les groupes de pasteurs aurait été réalisée, avec le soutien des élites locales, pour protéger les habitants. Des pratiques coercitives de contrôle de la population, en particulier l’instauration d’un « barrage » militarisé autour de la ville de Djibouti pour maintenir la souveraineté française sur le territoire (Imbert-Vier 2012), n’auraient été mises en œuvre qu’à partir de la fin des années 19605. L’historiographie récente estime pourtant que

• 7 L’aspect pacifique de la conquête a déjà été contesté par Adawa Hassan Ali-Ganta (2011 : 66) selon (...)

3Ce texte se propose ainsi de reprendre le récit colonial djiboutien en montrant l’existence d’une phase tardive de conquête accompagnée de violences importantes à l’échelle du territoire7, distincte des opérations de police ou de maintien de l’ordre pratiquées après 1945 dans un territoire alors défini et occupé (Blanchard & Glasman 2012 ; Tiquet 2018). Pour ce faire, il adopte une perspective comparable à celle de Raphaëlle Branche (2010 : 11) qui, à propos d’une micro-situation de violence en situation coloniale — un épisode de la guerre d’Algérie — montre que « profondément inscrite dans un terreau local, elle n’en est pas moins le site de tensions caractéristiques » de la colonisation française dans cet espace.

• 8 En février 1900, des affrontements auraient causé une cinquantaine de morts (Archives nationales d’ (...)

6À partir de 1897, une entreprise privée entreprend la construction d’une ligne de chemin de fer pour relier le chef-lieu de la colonie et son port à la nouvelle capitale éthiopienne, Addis Abeba, que le rail atteint en 1917. En 1902, l’exploitation de la ligne passe sous le contrôle des autorités françaises, et une nouvelle compagnie, dépendante du gouvernement, est créée en 1908 sous les auspices de la Banque de l’Indochine. Cette infrastructure permet une autre utilisation du territoire djiboutien, qui devient le principal point d’accès de l’Éthiopie aux échanges commerciaux mondiaux. Au début de la construction, une milice, mise en place par la compagnie ferroviaire, occupe la partie sud-est du territoire actuel afin de protéger le chantier du chemin de fer et ses travailleurs, principalement européens. Cette première occupation se déroule au prix d’importantes exactions aux dépends de groupes de pasteurs qui circulent dans cet espace. Les archives mentionnent des vols de bétail, des destructions de campements, des viols et des assassinats perpétrés par les ouvriers et la milice privée. Ces pratiques sont encore dénoncées par le gouverneur, Alfred Martineau, en février 19008. Mais ce n’est qu’en juillet de la même année, alors que la partie du chantier située en cfs est pratiquement achevée, que l’administration de la colonie entreprend d’assurer elle-même la sécurité de la ligne sur son territoire, avec l’installation d’une position militaire près de la frontière, à Ali Sabieh, et la création d’une « milice indigène rurale » en septembre. En août 1901, cette dernière est répartie entre huit postes de police installés aux haltes ferroviaires. Avec l’achèvement de la ligne en 1917, la colonie est installée dans ses deux fonctions principales : relais maritime impérial et principal point d’accès à l’Éthiopie.

• 9 « En réalité, l’action administrative française ne s’exerce qu’à Djibouti et sur une bande de terra (...)

7Au début du xx^e siècle, les habitants, peu nombreux, de la plus grande partie du territoire restent hors du champ d’action de l’administration coloniale, sauf aux abords de la ligne de chemin de fer et du poste maintenu à Obock9. Cette situation dure encore près de trente ans, jusqu’à la mise en œuvre à partir de 1927 d’une politique d’exploration et d’occupation de tous les espaces de la colonie, justifiée par la volonté de protéger les pasteurs sujets français des prédations exercées par des expéditions armées organisées par des groupes concurrents se trouvant en Éthiopie. Dirigée vers le Nord et surtout l’Ouest, cette politique se développe en particulier en opposition à l’entité semi-indépendante de l’Awsa (Aramis Houmed Soulé 2005), installée sur des terres agricoles et des pâturages situés entre la colonie et l’Éthiopie, à l’ouest des lacs terminaux de l’Awash, une zone où la frontière n’est alors pas définie.

• 10 ANOM, CFS 1E3/1-5.
• 11 ANOM, CFS 5G1-4.
• 12 ANOM, Affaires politiques 703/6.

9Au Sud-Ouest, en décembre 1927, une expédition explore la région du Gob’aad10 et, en mars 1928, un poste est créé à Dikhil11 avec le soutien de responsables locaux qui en espèrent un accroissement de leur pouvoir sur les habitants et une augmentation de leurs rétributions. Là aussi, l’organisation politique est modifiée lorsqu’en mars 1930 des sujets français relevant du « sultanat de Gobad » sont accusés de meurtres commis en Awsa. Après de premières punitions collectives (incendies de campements, appropriations de troupeaux…), le « sultanat est supprimé » en août 1930 et ses deux principaux responsables sont internés à Madagascar12.

• 13 Arrêté du 6 novembre 1928, Journal officiel de la Côte française des Somalis. En pratique des fanta (...)
• 14 « Adjudant chef peloton méharistes fait savoir qu’une armée commandée par Yayou sultan Haoussa comp (...)

10Pour soutenir ce processus d’occupation, un « peloton méhariste » est constitué en 192813. Ce corps mobile de statut civil, rattaché à la milice indigène sous l’autorité directe du gouverneur, est composé de recrues locales commandées par des sous-officiers puis des officiers d’infanterie coloniale « placés hors cadre ». Ces troupes progressent vers l’Ouest et le Nord-Ouest, en construisant des postes et des routes, sans que les archives ne mentionnent de conflits avec les habitants. Le lac Abhé est atteint en 1930. En février 1933, les miliciens français rencontrent à l’ouest de la plaine du Hanlé un groupe armé venu de l’Awsa, qui conteste leur présence14. Cet incident motive l’envoi dans la colonie, en avril 1933, d’une centaine de tirailleurs sénégalais, chargés de garantir la souveraineté française. L’invasion de l’Éthiopie par l’Italie à partir d’octobre 1935, qui marque le début de la Seconde Guerre mondiale dans la région, entraîne un renforcement progressif de ces effectifs. Ils atteignent un pic de près de 2 000 hommes en janvier 1936, soutenus par neuf avions. Après le succès de la conquête italienne au printemps 1936, le nombre de soldats est ramené à environ 1 100 en mars 1937.

• 15 Voir également l’« Examen médico-légal du corps de Monsieur Bernard » du 19/1/1935 (ANOM, Affaires (...)
• 16 Voir un récit de la commémoration de son 80^e anniversaire par l’armée française sur le site du mini (...)

11À côté de ces forces militaires, les méharistes restent chargés de l’occupation concrète du territoire djiboutien. Le peloton passe de 50 hommes en 1928 à 100 en 1935 et 200 en 1937. Cet accroissement s’explique en partie par un affrontement meurtrier survenu dans l’ouest du territoire. Le 16 janvier 1935, l’élève-administrateur de l’École coloniale, Albert Bernard, en charge du cercle de Dikhil, accompagné seulement d’une vingtaine de recrues locales de la milice, avait entrepris de poursuivre les auteurs d’un raid — que les documents français appellent un « rezzou » — qui retournaient en Awsa après avoir pillé des campements de pasteurs installés dans la colonie. Albert Bernard est tué à l’aube le lendemain avec vingt-sept de ses soutiens, à Môdahtou au sud du lac Abhé, après avoir rejoint puis attaqué le groupe de pillards. Son corps et ceux de ses compagnons sont retrouvés mutilés (Comte 1994)15. Cet événement, encore mobilisé de nos jours par les autorités djiboutiennes et françaises16, marque le début d’une opération de conquête militaire de la colonie, avec deux objectifs pour les Français : reconnaître, définir, occuper et sécuriser un territoire le plus vaste possible ; en identifier et contrôler les habitants.

• 17 Cet épisode est l’une des sources d’inspiration du Désert des Tartares (publié en 1940) de Dino Buz (...)

15En 1937, les Italiens occupent la partie orientale de l’Éthiopie, aux confins de la cfs. À partir de janvier 1938, ils arguent de l’incertitude du tracé de la frontière pour installer des postes dans la plaine du Hanle, où fortins italiens et français s’entremêlent progressivement pour marquer les territoires, dans une « guerre des postes » sans affrontement17. Un second peloton méhariste est créé en mars 1938 pour soutenir la présence française.

• 18 Archives du bureau militaire de Djibouti (Service historique de la Défense, section Terre [SHD-T], (...)
• 19 SHD-T, 7H9.
• 20 SHD-T, 7H9/5.

16Les troupes de souveraineté sont renforcées face à la nouvelle menace italienne, et en partie réparties dans les villes de l’intérieur. Elles dépassent 2 800 hommes au début de 193918 pour atteindre près de 7 000 en 1940. La plus grande partie doit être démobilisée à partir de juillet 1940, dans le cadre de la convention d’armistice franco-italienne, pour réduire l’effectif théorique à environ 500 militaires chargés de défendre la colonie contre une éventuelle attaque britannique. Mais les difficultés de transport rendent la démobilisation difficile ; en avril 1942, environ 5 000 militaires sont encore en cfs, et 4 000 en novembre19. De leur côté, les troupes méharistes, civiles et donc non concernées par les limitations de l’armistice, se montent à plus de 500 hommes en 194120.

• 21 Selon le gouverneur, en janvier 1942 il n’y aurait plus que 4 000 « indigènes » en ville sur les 20 (...)
• 22 Le récit colonial efface la coercition : « De nombreux habitants avaient d’ailleurs quitté la ville (...)
• 23 Les poursuites engagées après la guerre contre les responsables de ces assassinats n’aboutissent pa (...)

18La période vichyste, entre 1940 et 1942, est marquée par plusieurs épisodes de violences à l’encontre des populations civiles, à Djibouti et dans l’intérieur. En 1941, afin de diminuer les besoins du ravitaillement du chef-lieu devenu difficile à organiser, la ville de Djibouti est vidée d’une grande partie de sa population non européenne, considérée comme une charge inutile21. Les femmes, les enfants et les personnes âgées en particulier sont envoyés dans l’intérieur du pays, ou à l’étranger (Somalie, Éthiopie, Yémen), et la ville est encerclée par un barrage barbelé pour empêcher leur retour22. En mai et juin 1941, sept Africains et un Européen sont fusillés pour avoir entretenu des contacts avec les Français libres23, et neuf personnes sont internées à Obock.

• 24 Né en 1910 en Mandchourie, engagé volontaire en 1929, Émile Gory sert au Maroc dans la compagnie sa (...)

19Dans l’intérieur du territoire, une poignée d’officiers et de sous-officiers d’infanterie coloniale opèrent de façon très autonome ; les troupes méharistes, en particulier, ont le champ libre dans leur action sur les populations. Leur comportement est en partie guidé par les craintes qu’ils ressentent dans un environnement hostile, manifestes dans un rapport de mai 1940 du lieutenant Émile Gory24, alors commandant du secteur nomade du Hanlé, où cet officier explique que

• 26 ANOM, CFS 1E1/5-7, dossier « Rapports mensuels 1932-1949 », rapport du commandant du cercle de Dikh (...)

20Les archives ne mentionnent pas d’approbation explicite de cette proposition, mais une politique de cet ordre est bien mise en œuvre. Elle entraîne quelques affrontements et de nombreuses prédations : destructions de campements, captures et confiscations de bétail (chèvres, bœufs, chameaux), déplacements contraints de civils. Les miliciens tentent de contrôler les circulations et, à partir de 1942, d’interdire le passage des caravanes. Les convois sont poursuivis, les transhumances perturbées, des animaux saisis. Cette violence entraîne de nouveaux combats et de fortes tensions avec les habitants. Ces divers affrontements et exactions auraient causé, entre 1941 et 1943, neuf morts parmi les miliciens et environ trente-huit chez les Ulu’tó26. Sans doute, ces événements ont-ils généré un climat anxiogène parmi les pasteurs, dont les conditions matérielles extrêmement précaires sont encore aggravées par l’action des pelotons méharistes.

• 27 Né en 1915 à Paris, saint-cyrien (promotion 1936), Louis Periquet est nommé en CFS pour sa première (...)
• 28 Né en 1909 dans le Vaucluse, saint-cyrien (promotion 1930), Paul Coullet intègre les tirailleurs sé (...)

21C’est dans ce contexte que surviennent les derniers événements de la conquête du territoire djiboutien, qui aboutissent à son extension maximale. En août 1942, le lieutenant Louis Periquet27, qui dirigeait auparavant une compagnie de tirailleurs sénégalais, est nommé à la direction du secteur nomade de l’Alta des pelotons méharistes. Son supérieur hiérarchique, le capitaine Paul Coullet28, alors commandant du cercle de Tadjoura, le décrit ainsi :

• 30 ANOM, CFS 1E5 et 1E6/1-5, dossier « Rapports mensuels, Journal de poste-1930-1945 », rapport de sep (...)

22Sa direction semble en tout cas brutale. Elle amène une partie des hommes sous ses ordres à aller « jusqu’au refus d’obéissance collectif »30, sanctionné par leur emprisonnement à Tadjoura en septembre 1942.

• 31 C’est du moins la raison qu’invoque Periquet dans son rapport du 25 janvier 1943, reprise dans une (...)
• 32 ANOM, Affaires politiques 1432, rapport de Periquet, 25 janvier 1943.
• 33 On trouve aussi les graphies Thiébeau, Thiébault.
• 34 Periquet estime avoir utilisé une trentaine de cartouches durant le combat (ANOM, Affaires politiqu (...)
• 35 ANOM, Affaires politiques 1432, rapport de Periquet, 25 janvier 1943.

23Quelques mois plus tard, le 23 janvier 1943, ce lieutenant accompagné d’un sergent européen et de sept « gardes indigènes » se rend à Birsaha, un lieu-dit au nord-ouest de Tadjoura, afin d’en expulser un groupe, désigné sous le nom de « Kabbobá », de trois familles afares composées d’une vingtaine d’adultes dont dix hommes. Periquet compte également opérer une « saisie administrative » de leur bétail. Il est reproché à ces pasteurs d’avoir violé une interdiction d’accéder à cette zone de pâturage, édictée à la suite de la mort qu’on leur impute d’un officier italien à Damboro Bouya en décembre 194231. Arrivés sur les lieux du campement, les militaires tentent de s’approprier un troupeau de bœufs. Mais la troupe est contrainte de repartir bredouille car « un essaim de femmes armées de cailloux essayait de [la] paralyser »32. Le lendemain, 24 janvier, Periquet retourne sur les lieux avec un renfort de vingt hommes. Ils détruisent le campement abandonné, brûlent les tentes et saisissent seize bœufs et deux chameaux. Sur le chemin du retour, le sergent Jean Thiébaut33 est blessé au cours d’un affrontement avec des pasteurs qui cherchent à récupérer leurs animaux34 ; il meurt le lendemain à Tadjoura. Parmi les Kabbobás, le combat aurait causé un mort et deux blessés35.

• 36 ANOM, Affaires politiques 1432, lettre de Coullet, 27 janvier 1943.
• 37 ANOM, Affaires politiques 1432, lettre de Coullet, 17 juin 1943.

24L’homicide du sergent apparaît comme une transgression majeure aux yeux des militaires français. Dès le 27 janvier, Paul Coullet estime qu’il n’est pas possible de laisser « faire des cartons sur les Blancs » et dénonce « trop de mansuétude, trop de pusillanimité dans la répression ». Il pense qu’« il ne faut plus hésiter. Il faut faire une répression impitoyable », et propose d’« arroser la région intérieure par bombes [et de] procéder ensuite […] à un ratissage du terrain, pour détruire ce qui restera »36. Les bombardements n’ont pas lieu, faute en particulier de moyens aériens, mais des renforts sont envoyés. Le 22 avril 1943, après de nombreux « ratissages » accompagnés de pillages, quatre hommes sont arrêtés et emprisonnés37, comme « ayant participé aux agressions des 23 et 24 janvier ». Trois sont identifiés comme appartenant aux Kabbobás. Cependant, l’enquête piétine, Coullet ne parvient pas à monter un dossier pénal. Il estime d’ailleurs que

• 40 ANOM, Affaires politiques 1432, lettre de Coullet au gouverneur Bayardelle, 17 juin 1943.

26Paul Coullet conclu que « les criminels n’avaient fait que devancer le châtiment » et conseille aux notables de Tadjoura de « rester tranquilles sous peine de déclencher des désordres susceptibles d’entraîner des accidents encore plus graves »40.

• 41 ANOM, Affaires politiques 1432, note du procureur de Djibouti Recoulin, 20 septembre 1943.
• 42 ANOM, Affaires politiques 1432, lettre du gouverneur Saller au commissaire aux Colonies à Alger, 21(...)
• 43 Isse Hagaita (« meurtrier présumé »), Sehem Daoud, Dimo Ali Mahammad et Daoud Ali Guiba (« complice (...)
• 44 Mohamed Houmed Soulle, Mohamed Youssouf, Ahmed Aras, Mohamed Abro et Mohamed Baragoita.
• 45 ANOM, CFS 1E5 et 1E6/1-5, lettre du 18 janvier 1951 et CFS 1E5-6, note sans date ni signature.

27Le « chef » ou « okal » des Kabbobás (Mahammad Houmed), qui se trouvait à Tadjoura lors des événements et ne pouvait donc pas être « impliqué comme auteur, co-auteur ou complice des crimes »41, subit cependant une condamnation administrative par le gouverneur de dix ans d’internement à Madagascar42, avant d’être gracié en 1946. Quatre hommes sont condamnés à mort par contumace par la Cour criminelle de Djibouti le 1^er décembre 194343, et cinq à dix ans de prison pour avoir « trempé dans l’affaire »44. Après avoir déposé un recours en grâce en juin 1946, ils sont amnistiés le 16 décembre 194745. Il semble que la moitié des hommes kabbobás adultes soient morts au cours de ces événements, les autres ayant été emprisonnés dans des conditions très dures.

• 46 ANOM, CFS 1E5 et 1E6/1-5, dossier « Correspondance 1943-1945 », lettre du gouverneur Saller au comm (...)

29En septembre 1943, Paul Coullet est relevé de son commandement par Raphaël Saller, gouverneur depuis juin, qui estime que le drame s’est déroulé « sous l’influence sans doute du mauvais esprit latent de cette population fruste et sauvage, mais aussi de l’état d’effroi et de fièvre dans lequel elle vivait à cause du Commandant de Cercle »46. Son évaluation annuelle de Coullet est contrastée :

• 48 ANOM, CFS 1E5 et 1E6/1-5, dossier « Correspondance 1927-1943 », lettre du gouverneur Saller au comm (...)
• 49 ANOM, CFS 2G, note du 13 septembre 1943 dans le journal de poste, voir aussi la lettre de Periquet (...)
• 50 ANOM, Affaires politiques 1432, lettre du gouverneur Saller au commissaire aux Colonies à Alger, 14 (...)
• 51 ANOM, Affaires politiques 1432, lettre du gouverneur Saller à Periquet du 24 septembre 1943.

30Accusé d’avoir perdu son « self contrôle » [sic], Coullet est puni de quinze jours d’arrêts pour « incorrections répétées » envers le gouverneur48. Il est remplacé à la direction du cercle par Periquet, qui affirme d’abord avoir l’« intention d’employer les mêmes méthodes, qui ne sont d’ailleurs pas brutales »49, mais finalement suit, semble-t-il jusqu’à son départ en mars 1944, les conseils du gouverneur50 « en témoignant aux populations d’un intérêt qui n’exclut pas nécessairement la fermeté »51.

• 52 ANOM, CFS 1E1/1-4, dossier « Correspondance 1943-1945 », lettre du 1^er mars 1944.
• 53 ANOM, CFS 1E1/1-4, dossier « Correspondance 1943-1945 », lettre du 22 mars 1944.

31Les affrontements avec les caravanes et les prédations subies par les groupes de pasteurs se poursuivent jusqu’à la fin de la guerre, en particulier les saisies d’animaux réalisées par les militaires. En mars 1944, le gouverneur Saller demande l’arrêt des razzias opérées par le chef du poste de Badilto, car « le but poursuivi n’est pas de maintenir l’état d’hostilité dans lequel ces tribus vivent actuellement. Notre intention doit être, au contraire, de faire cesser pareille situation et d’attirer ces tribus à nous »52. Il ajoute trois semaines plus tard qu’il « ne voi[t] pas la nécessité de razzier les troupeaux, de faire la même chose que les “sauvages” que nous voulons amener à d’autres conceptions »53. Mais le territoire français reste interdit aux transhumances et aux caravanes tant que des amendes n’auront pas été payées ; il n’est réouvert qu’en 1945.

• 54 Mohamed Kamil, Abbdallah Youssouf, Ampharé Hassan, Abddallah Ali. Ils sont qualifiés de « notables (...)

32En octobre 1946, quatre notables afars54 se plaignent encore du commandant de cercle de Tadjoura qui réquisitionne des chèvres alors que les pasteurs ont à peine de quoi se nourrir. Les habitants n’osent pas protester, craignant de subir une répression comme celle de 1943, que les auteurs rappellent ainsi :

• 57 En 1944, le capitaine Gay, commandant du cercle de Dikkil, écrit à propos de pasteurs tués par des (...)

37Les traces que le « massacre des Kabbobás » a laissées dans les mémoires et les représentations éclairent l’histoire djiboutienne. D’abord, bien que de faible ampleur numérique, cet épisode met en évidence la violence de la conquête tardive du territoire djiboutien, présentée habituellement comme pacifique. La place prise dans les sources écrites par la mort de deux Européens en 1935 et 1943, masque l’importance des résistances autochtones et les violences subies par les populations civiles, allant jusqu’à l’assassinat57.

• 58 Né en 1899 en Martinique, Raphaël Saller est un fonctionnaire colonial qui rejoint la France libre (...)
• 59 En mai 1944, Raphaël Saller autorise cependant des sanctions collectives contre trois campements al (...)

42Peut-on cependant parler d’une coercition coloniale accrue liée à des discours et des pratiques plus ouvertement racistes autorisés par la seule Révolution nationale vichyste ? Le « massacre des Kabbobás », que le capitaine Coullet justifie par la nécessaire défense des « Blancs », se déroule alors que le responsable de la colonies est André Bayardelle, nommé par la France libre en décembre 1942. C’est l’arrivée de Raphaël Saller comme gouverneur en juin 194358 qui entraîne un relatif changement de politique, puis des sanctions contre Coullet59. La violence exercée à l’encontre des populations civiles du Nord de la cfs entre 1941 et 1943 ne semble pas pouvoir être uniquement imputée à l’influence de l’idéologie vichyste. Cette violence exprime sans doute une tendance plus profonde construite avant la guerre, en réaction à un environnement perçu comme hostile. En d’autres termes, cette visibilité accrue des discours et des pratiques d’oppression ne semble pas seulement être l’expression d’une « forme pure de vichysme » (Jennings 2004 : 11) mais plutôt d’une situation coloniale ordinaire, débarrassée du système idéologique et administratif chargé de réguler la domination et ses représentations. Nous pouvons retenir que, durant cette période comme lors de la construction du chemin de fer, lorsque des acteurs sont laissés localement sans contrôle en position de domination, la violence et l’arbitraire deviennent les principaux outils de régulation des relations avec les populations dominées.