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La diversification des conditions salariées

Une agriculture familiale de plus en plus dépendante du salariat ? Les travailleurs saisonniers dans l’agriculture familiale sénégalaise (régions des Niayes et du Delta)

An Increasing Dependence to Wage Labour in Family Farming? The Case of Seasonal Workers in Senegalese Family Farming (Niayes and Delta Regions)
Pierre Girard, Esther Laske, El Hadji Malick Sylla, Jérémy Bourgoin et Moussa Sall
p. 207-239

Résumés

Le Sénégal connaît une demande croissante en travail saisonnier dans le secteur agricole. Dans le cadre de l’agriculture familiale, ce phénomène résulte d’une différenciation socioéconomique au sein de l’agriculture familiale induite par des décennies de soutien de l’État à des modèles productifs agricoles particuliers. Cet article analyse le travail saisonnier à partir de l’expérience des salariés agricoles, socialement et politiquement invisibilisés, pour comprendre dans quelle mesure cette activité façonne leur trajectoire biographique, contribue à leurs moyens d’existence et à ceux de leur famille. À partir d’un matériau collecté en 2018 et 2019 dans les régions du delta du fleuve Sénégal et des Niayes, nous montrons que les conditions de travail précaires de cette main-d’œuvre saisonnière, exclusivement masculine dans les zones étudiées, limitent les moyens d’existence et les possibilités d’accumulation ainsi que les capacités d’action collective de ces travailleurs.

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Texte intégral

Des salarié.e.s agricoles de plus en plus nombreux mais qui restent invisibilisé.e.s au Sénégal

1Depuis les années 1960, les multiples programmes d’appui au secteur agricole mis en place par l’État sénégalais, plus ou moins appuyés par les bailleurs de fonds, ont le plus souvent été influencés par une vision de modernisation et d’autosuffisance alimentaire (Oya & Ba 2013 ; Fall et al. 2020). La majorité de ces politiques publiques, portées par une volonté politique plus ou moins affirmée, demeurent focalisées sur l’amélioration de la production et ont contribué à transformer profondément les structures d’exploitation agricoles du pays (Ba et al. 2009 ; Bourgoin et al. 2020). Les transformations structurelles du secteur ne sont, le plus souvent, envisagées que sous certaines dimensions de l’exploitation agricole : sa superficie foncière, son niveau de productivité ou son insertion sur le marché. Les dynamiques de mobilisation de la main-d’œuvre, sous-jacentes à ces transformations de l’agriculture familiale, sont moins considérées car le discours dominant continue de les présenter comme résiduelles ; l’auto-emploi, le travail familial et l’entraide resteraient les formes les plus répandues de mise au travail des individus (Baumann 2016). Toutefois, dans certaines régions agricoles du Sénégal, cette affirmation peut être profondément questionnée, tout d’abord du fait de l’installation, plus ou moins récente, de grandes entreprises agricoles employant des salariés (agro-industries) mais aussi de l’agrandissement d’exploitations agricoles initialement familiales qui mobilisent désormais une main-d’œuvre salariée de manière structurelle. Au Sénégal, ces dynamiques, plus ou moins anciennes, s’observent surtout dans les régions les plus productives qui ont fait l’objet d’une attention particulière de la part de l’État depuis plusieurs décennies, comme le delta du fleuve Sénégal et les Niayes (Bourgoin et al. 2019).

  • 1 Sauf dans le cas des agro-industries, qui ne font pas partie du champ de notre enquête, où les syn (...)

2Cet article s’intéresse à cette main-d’œuvre salariée dans l’agriculture familiale en insistant plus particulièrement sur le salariat saisonnier. Ce dernier concerne les travailleuses et travailleurs qui sont employé.e.s pour une campagne ou l’ensemble d’un cycle de production, et non seulement pour des opérations ponctuelles (récolte, semis, etc.) comme c’est le cas des journalier.ère.s. Comme dans d’autres pays, les saisonniers et les saisonnières font face à de multiples invisibilités (Darpeix 2013). Tout d’abord, ils et elles sont frappés d’invisibilité sociale dans la mesure où les contours du salariat sont parfois difficiles à définir. Il n’existe pas ou peu d’identité socioprofessionnelle de ces travailleurs et travailleuses en raison de leur atomisation géographique, de leur statut de pluriactif et de leur faible sentiment d’appartenance à un groupe. Ensuite, les travailleurs et travailleuses saisonniers sont invisibles au niveau politique car ils sont absents à la fois des organisations paysannes et des syndicats1. En effet, préoccupé par la défense de l’agriculture familiale face au développement de l’agriculture industrielle, le mouvement paysan sénégalais contribue à passer sous silence les différenciations sociales au sein du monde agricole et donc l’importance, entre autres, du salariat saisonnier dans certaines régions. Enfin, peu de travaux académiques ont été consacrés aux saisonniers et saisonnières dans l’agriculture familiale sénégalaise.

  • 2 L’installation d’agro-industries est parfois ancienne au Sénégal, comme l’emblématique Compagnie s (...)
  • 3 Les seuls travaux existants à notre connaissance sont ceux de Ndiaye (2013), qui livre un premier (...)
  • 4 À la différence, par exemple, des saisonnières marocaines qui migrent en Espagne pour la récolte d (...)

3Au Sénégal, les travaux récents qui se sont intéressés au salariat concernent essentiellement les agro-industries2 (Maertens 2009 ; Baglioni 2017 ; Van den Broeck & Maertens 2017 ; Van Hoyweghen et al. 2018). Le système du navétanat qui apparaît à la fin du xixe siècle dans le bassin arachidier, a fait l’objet de travaux approfondis dans les années 1980 (David 1981). Mais ce système de salariat saisonnier, au sein duquel les navétanes étaient des travailleurs saisonniers masculins originaires de différentes régions du Sénégal et de l’étranger employés pour la saison de production de l’arachide, a presque disparu en raison de la crise arachidière (Fall 2011). Cependant, ce fort déclin du navétanat dans le bassin arachidier ne signifie pas la disparition du salariat saisonnier au Sénégal puisque deux principales régions attirent désormais les salariés agricoles : les Niayes et le delta du fleuve Sénégal. Cette demande en travail saisonnier contribue à de nouvelles configurations des migrations internes sénégalaises (Ba et al. 2018) mais cette forme de travail a été très peu étudiée dans ces régions jusqu’à présent3. Pourtant, Ndiaye (2013) estime que la vallée du fleuve Sénégal emploierait plus de 500 000 saisonniers. Si le salariat dans l’agriculture sénégalaise concerne aussi bien les hommes que les femmes, tous les travaux mentionnés ci-dessus soulignent que les femmes sont le plus souvent investies dans des formes de salariat agricole journalier ou de courte durée au niveau local et que le salariat saisonnier est très majoritairement masculin et implique des migrations circulaires4.

4Le travail saisonnier se matérialise au niveau local par des aspects techniques et une configuration particulière de relations sociales de production, mais son émergence et son développement sont liés au contexte politique, économique et social plus global (Jonas 1996). C’est bien ce qui s’est passé au Sénégal où l’accroissement du salariat saisonnier dans les Niayes comme dans le Delta est très dépendant du rôle de l’État sénégalais et des différentes politiques mises en œuvre depuis les années 1960 dans ces deux régions.

5Ensuite, le travail saisonnier en agriculture peut s’analyser sous deux perspectives : celle des travailleurs et travailleuses d’abord, pour comprendre comment cette activité façonne leur trajectoire biographique, contribue à leurs moyens d’existence et à ceux de leur famille. Celle des exploitations agricoles qui les emploient ensuite, pour apprécier dans quelle mesure les conditions de reproduction de ces exploitations reposent sur la contribution des travailleurs et travailleuses saisonniers au processus productif. Dans cet article, nous privilégions la première perspective même si nous n’excluons pas d’alimenter la réflexion sur la seconde. Sur le plan théorique, certaines approches de l’économie politique du changement agraire sont mobilisées (Bernstein 2010) et, sur le plan empirique, des observations et des entretiens ont été réalisés en 2018 et 2019 dans les régions du delta du fleuve Sénégal et des Niayes, auprès de travailleurs saisonniers et d’exploitations agricoles qui les emploient.

6Dans la première partie de notre article, nous soulignons l’importance de rompre avec l’invisibilisation des travailleurs et travailleuses salarié.e.s dans l’agriculture familiale sénégalaise en revenant sur le déficit de connaissance sur le salariat, particulièrement le travail saisonnier, et en proposant une approche théorique pour analyser ce type de salariat. Ensuite, nous présentons les deux zones étudiées ainsi que la méthodologie d’enquête. En mobilisant une approche historique, la section qui suit vise à démontrer le rôle que l’État sénégalais a joué dans l’émergence du salariat saisonnier dans les deux régions étudiées. Enfin, nous mobilisons plus directement notre matériau d’enquête pour caractériser le profil des saisonniers et apprécier leurs conditions de travail afin d’évaluer dans quelle mesure ce type de salariat contribue à leurs moyens d’existence. Étant donné la contribution limitée de ce type de salariat aux moyens d’existence des travailleurs, nous concluons notre propos en questionnant les capacités de mobilisation et d’action collective des travailleurs et saisonniers qui viseraient à améliorer leur rémunération et leurs conditions de travail.

Rompre avec l’invisibilité des salarié.e.s de l’agriculture familiale sénégalaise

Un déficit de connaissance

7La conception normative aujourd’hui dominante du salariat s’est forgée historiquement au sein des sociétés occidentales industrialisées et renvoie à un ensemble de statuts économiques et juridiques qui ne sont pas à même d’appréhender les formes de travail relevant du salariat dans l’agriculture sénégalaise. Certes, ce type de relation salariale a été importé dans de nombreux pays du Sud, mais il ne concerne toujours qu’une très faible minorité de la population, celle qui a accès à un emploi formel, c’est-à-dire un travail qui fait l’objet d’un contrat reconnu par l’État et est associé à un ensemble de droits. Au Sénégal, l’emploi dit informel représente encore plus de 93 % de l’emploi total, quel que soit le secteur d’activité, et ce chiffre s’élève à 99,5 % dans le secteur agricole selon les données du Bureau international du travail5.

8Pour dépasser cette conception normative du salariat et analyser les dynamiques du travail salarié dans l’agriculture sénégalaise, nous nous appuyons sur une définition plus large qui comprend « toute forme de travail pour une autre personne ou entité en échange de toute compensation, qu’elle soit en nature (incluant la terre par exemple) ou en espèces (Oya & Pontara 2015 : 3). Le caractère saisonnier du salariat auquel s’intéresse cet article est très répandu dans le secteur agricole, en lien avec la saisonnalité des cycles de production agricoles et d’élevage. Le travail saisonnier se caractérise par l’exécution de tâches normalement appelées à se répéter chaque année, à des dates à peu près fixes, en fonction du rythme des saisons de culture. Le salarié saisonnier est donc un individu qui travaille pour une même personne ou entité pendant tout ou partie d’un cycle de production agricole et/ou d’élevage. Nous verrons par la suite que cela peut renvoyer à une diversité d’arrangements contractuels.

  • 6 Au-delà des autres pays d’Afrique subsaharienne, ce constat du manque de données sur le salariat s (...)

9Le salariat saisonnier en agriculture est absent des bases de données statistiques sur le travail au Sénégal, à l’instar d’ailleurs d’autres types de salariat non formalisés par le droit. Cette absence n’est pas spécifique au Sénégal6 et s’explique par des raisons idéologiques et méthodologiques (Oya & Pontara 2015 ; Cramer et al. 2020). D’une part, hormis les firmes agro-industrielles, la vision politique dominante sur les zones rurales considère que les formes de production agricole sont majoritairement le fait des petits agriculteurs qui constituent un tissu productif socialement homogène et que le travail salarié agricole est négligeable. D’autre part, l’idée que le salariat concerne une très faible portion de la population rurale se traduit dans les statistiques sur le travail puisque ces dernières possèdent des biais méthodologiques qui limitent la détection des formes de salariat saisonnier : la focalisation sur le ménage et les modalités d’échantillonnage aléatoires excluent les personnes seules (par exemple des migrants saisonniers vivant dans un campement) et la prise en compte du seul chef de ménage peut entraîner des déclarations erronées, tant pour les activités salariées que pour les activités indépendantes des membres du ménage (Desiere & Costa 2019 ; Kilic et al. 2020).

Des outils théoriques pour rendre compte de l’expérience des saisonniers

10Le travail salarié agricole dans les pays en développement, et particulièrement en Afrique subsaharienne, est essentiellement étudié par des approches historico-structuralistes, qui analysent les liens entre les conditions sociales de la production et les dynamiques d’accumulation inégales dans les campagnes (Bernstein & Byres 2001 ; Bernstein 2010). Ces travaux, relevant de l’économie politique du changement agraire, fournissent de nombreuses analyses sur l’évolution de la paysannerie en lien avec le développement du capitalisme. Le travail salarié y est généralement étudié selon deux principaux angles. Au-delà des nombreux travaux qui se sont intéressés aux effets de la colonisation et de l’impérialisme occidental sur le monde paysan, le premier est celui qui s’attache à considérer le travail salarié en lien avec la concentration des terres et du capital dans les grandes fermes capitalistes, depuis la décolonisation jusqu’à des périodes plus contemporaines (Cramer et al. 2016 ; Baglioni 2017). Le second angle s’intéresse au travail salarié dans le cadre du processus de différenciation sociale entre les exploitations agricoles familiales, dépendant de relations de production familiales ou « domestiques » (Meillassoux 1991 [1975]), résultant de la concurrence pour l’accès aux ressources (au Sénégal, voir par exemple Copans [1988], Oya [2007], Garambois et al. [2018]). Pour apprécier cette différenciation, l’économie politique du changement agraire envisage une transition progressive des exploitations agricoles familiales vers des formes capitalistes. Cette évolution est analysée comme étant le produit des difficultés croissantes pour les petits paysans et leur famille à vivre de leur terre ou à la conserver. Ces difficultés les amènent à basculer vers d’autres modes de subsistance ne reposant pas sur l’agriculture et à vendre en complément leur force de travail à d’autres exploitations agricoles.

11À l’instar de B. O’Laughlin (2016), nous reprochons à certaines approches historico-structuralistes (voir par exemple Byres [2016]) de s’inscrire dans une conception parfois déterministe du changement agraire dans la mesure où les mutations des campagnes sont pensées comme des conséquences de la domination d’un mode de production, que ce soit le capitalisme ou le socialisme, dans une formation nationale donnée. À l’opposé, la vision, parfois romancée, selon laquelle les spécificités de la production familiale paysanne permettraient d’assurer sa subsistance matérielle et donc son autonomie dans un environnement en forte mutation, nous semble aussi imparfaite (voir par exemple Van der Ploeg [2018]).

12Dans la réalité, il existe bel et bien des formes familiales mixtes de production agricole qui se démarquent par le recours structurel à de la main-d’œuvre salariée, saisonnière ou journalière, en plus de la main-d’œuvre familiale qui reste souvent la base de ces unités de production (Mazoyer & Roudart 2002 ; Bélières et al. 2015). D’un côté, étant donné leur ancrage familial, ces exploitations n’agissent pas nécessairement dans une logique strictement capitaliste qui viserait à maximiser la rentabilité d’un capital (Cochet 2018). Mais de l’autre côté, cet emploi de main-d’œuvre salariée qui opère de manière informelle et selon des modalités diverses pose la question suivante : dans quelle mesure la salarisation de ces travailleurs et travailleuses contribue à la production de leurs moyens d’existence et à leur renouvellement dans le temps ? Cet article propose de s’intéresser aux conditions de travail de cette main-d’œuvre salariée pour apporter des éléments de réponse à cette question.

13Dans le cadre du salariat saisonnier, les relations sociales qui concourent à la production se matérialisent notamment au travers de la relation contractuelle entre les travailleurs et les employeurs qui intervient pour une période donnée et dont il résulte des modalités particulières de conditions de travail des salariés. Ces contrats font l’objet ici d’une attention particulière qui s’intègre dans l’étude du contexte politique, économique et social façonnant le salariat agricole tel qu’il se donne à voir aujourd’hui au Sénégal.

Cas d’étude et méthodologie

14Cet article s’appuie sur trois terrains de recherche, deux dans le delta du fleuve Sénégal et un dans la région des Niayes, dont l’objet d’étude initial n’était pas le salariat saisonnier. Néanmoins, dans chacune des zones étudiées, l’importance de cette forme de travail est loin d’être anecdotique et chacun des chercheurs et chercheuses impliqués a procédé à la collecte de données sur ces travailleurs. Nous avons donc décidé de faire dialoguer nos données respectives, quantitatives et qualitatives. Mais avant de préciser la manière dont nous nous y sommes pris, procédons à une présentation succincte des deux zones étudiées (fig. 1).

Fig. 1.— Localisation des zones étudiées

Fig. 1.— Localisation des zones étudiées

Source fond de carte : GoogleEarth.

Le delta du fleuve Sénégal et les Niayes : deux zones caractéristiques du développement récent du salariat saisonnier dans l’agriculture familiale

15Le delta du fleuve Sénégal est une région où coexistent plusieurs formes d’agriculture : de l’agriculture familiale à l’agro-industrie en passant par les exploitations de type patronal, qui emploient de manière structurelle des salariés permanents et saisonniers. Cette diversité d’exploitations et les mouvements de main-d’œuvre qu’elle engendre sont directement liés aux nombreux aménagements hydro-agricoles de la zone (fig. 2).

Fig. 2.— Évolution des aménagements hydroagricoles dans le delta du fleuve Sénégal (1965-2015)

Fig. 2.— Évolution des aménagements hydroagricoles dans le delta du fleuve Sénégal (1965-2015)

Source : Carte réalisée par les auteurs.

16Depuis l’introduction de l’irrigation dans les années 1960, le modèle technique agricole a peu évolué : le riz demeure central dans la production même si la tomate et les oignons procurent des revenus non négligeables aux exploitants (Ba et al. 2009) ; le processus de production est intensif en travail manuel (car seulement partiellement mécanisé) et en intrants extérieurs (engrais minéraux, pesticides). L’orientation de la production agricole vers le marché est très marquée : en moyenne, entre 78 % et 90 % du produit brut agricole est constitué des ventes selon les zones du Delta (Ba et al. 2009). La riziculture irriguée constitue le principal vecteur d’accumulation pour de nombreux ménages mais elle est aussi génératrice de différenciation sociale (en raison de modes de production plus ou moins capitalisés) donnant ainsi lieu à des processus de diversification économique des ménages ruraux dans des activités liées au commerce, à l’artisanat ou au transport (Diop et al. 2008 ; Ba et al. 2009 ; Hathie et al. 2015) et à des besoins forts en main-d’œuvre salariée pour certaines opérations culturales.

17La zone des Niayes, quant à elle, est située à proximité de Dakar et s’est spécialisée en horticulture, notamment grâce à la faible profondeur de la nappe phréatique facilitant l’irrigation, à la présence de bas-fonds particulièrement fertiles et à des conditions climatiques relativement douces. Comme pour le Delta, les Niayes disposent sur leur territoire d’une diversité de structures agricoles allant d’exploitations agro-industrielles de grande taille à de l’agriculture familiale. E. Baglioni (2015) identifie une trentaine d’agro-industries spécialisées dans l’exportation de fruits et légumes vers le marché européen. Les exploitations agricoles familiales, quant à elles, écoulent leurs fruits et légumes au marché de Dakar et mettent en œuvre des modèles techniques qui ont un impact plus ou moins important sur les besoins en main-d’œuvre salariée. En effet, certaines ne sont pas encore mécanisées et réalisent l’irrigation des cultures exclusivement au seau, d’autres ont pu acquérir des motopompes et cultiver des surfaces plus importantes avec des cycles de production tout au long de l’année suivant une trajectoire d’intensification en travail et en capital.

18Les zones du Delta et des Niayes ont donc en commun l’émergence d’une agriculture familiale ayant un recours structurel à une main-d’œuvre saisonnière, à raison d’un à deux salariés par exploitation en moyenne. Il existe néanmoins certaines différences dans les modalités de mobilisation de cette main-d’œuvre et dans leurs conditions de travail comme nous l’expliquons plus loin.

Produire de la connaissance sur les saisonniers

  • 7 Un échantillonnage « boule de neige » est une technique d’échantillonnage non probabiliste dans la (...)

19Même si les enquêtes sur nos différents terrains ne reposent pas sur les mêmes modalités d’observation, de grilles d’entretien ou de questionnaires, le travail comparatif a souligné l’intérêt de la problématique et a permis de dégager certaines dimensions communes. Dans les Niayes, les enquêtes sur les travailleurs saisonniers reposent sur des entretiens semi-directifs et la passation d’un questionnaire auprès de 112 exploitants employeurs sélectionnés de manière aléatoire. En revanche, dans le Delta, les questionnaires ont été adressés directement à 100 travailleurs saisonniers sélectionnés à partir d’un échantillonnage « boule de neige »7 (voir tabl. 1). Des entretiens semi-directifs et des observations in situ ont complété ce matériau. Nous avons ainsi pu comparer les arrangements contractuels, l’origine des saisonniers, les rémunérations directes et indirectes qu’ils perçoivent et le nombre d’heures travaillées. Certaines données mobilisées sont en revanche spécifiques à une zone, n’ayant pas été collectées ailleurs ou n’étant pas comparables. Lorsque c’est le cas, il en est fait mention dans le texte.

20Cette manière dont les questionnaires ont été passés implique, pour ne pas biaiser l’analyse, de tenir compte de l’hétérogénéité relative de notre matériau. Étant donné les différents types de répondants (salarié.e.s ou chef.fe.s d’exploitation), on peut imaginer que les responsables d’exploitation auront tendance à embellir la situation alors que les employés seront plus transparents à propos par exemple de leurs conditions de travail, parfois difficiles. Néanmoins, les réponses retenues dans les deux cas sont factuelles (fourniture ou non d’un service, montant versé) et nous semblent donc moins propices à un biais de dissimulation, d’autant plus que la pénibilité du travail et ses horaires importants ne font pas l’objet localement de contrôles ou d’une stigmatisation qui pèserait sur la parole des employeur.se.s.

  • 8 Les résultats de l’élection présidentielle début 2019 ont reconduit Macky Sall dans ses fonctions.

21Les enquêtes n’ont pas eu lieu la même année, mais au maximum avec un an et demi d’écart (entre mai 2018 et novembre 2019). Le contexte politique et économique n’a pas fondamentalement changé au cours de cette période8 et aucun événement climatique n’a pu influer spécifiquement sur l’une ou l’autre des collectes de données. On peut donc considérer que celles-ci illustrent de façon similaire la situation qui prévaut ces dernières années.

Tabl. 1.— Composition des questionnaires sur les salariés agricoles

Base 1
Enquêtes saisonniers
Delta 1
Base 2
Enquêtes saisonniers
Delta 2
Base 3
Enquêtes saisonniers
Niayes
Communes d’enquêtes Commune de Diama autour des villages de Savoigne, Ndelle, Mbeurbeuf, Mbarigot, champs 3 PRD, Ndiawdoune et Diama Autour des villages de Kassack Nord, Kassack Sud et Thiagar De Mboro (nord de la zone) jusqu’à Keur Moussa (sud de la zone, proche Dakar)
Échantillonnage Boule de neige Boule de neige Aléatoire
Nombre d’enquêtes 32 80 100
Période de l’enquête Août-septembre 2019 Mai 2018 Novembre 2019

Le salariat agricole saisonnier, conséquence indirecte du modèle productif encouragé par l’État depuis le début du XXe siècle

22Le développement du salariat saisonnier dans les Niayes et le Delta s’explique par les trajectoires historiques singulières des deux régions. Dans le Delta, la succession de politiques publiques productivistes, c’est-à-dire centrées sur la production agricole et souvent encouragées par les bailleurs de fonds, a conduit, même si ce n’était pas leur objectif initial, au développement d’un modèle intensif en main-d’œuvre et à une forte différenciation sociale entre les exploitations agricoles. Si la région des Niayes a produit le même type de modèle agricole, l’intervention de l’État, et plus précisément du tandem État/bailleurs de fonds, y a été moins prononcée, ou en tous cas moins visible, que dans le Delta. Pour analyser l’émergence du salariat saisonnier dans les deux régions, à l’instar de Ba et al. (2009) et Fall et al. (2020), nous distinguons quatre grandes périodes de l’histoire économique, sociale et politique du Sénégal, marquées par des degrés différents d’intervention de l’État sénégalais.

Le Delta et les Niayes : deux zones repérées par l’État colonial pour leur potentiel agricole

23Les politiques agricoles de l’État colonial se sont focalisées sur le développement de la filière arachide, notamment dans l’optique d’un approvisionnement en huile pour la France. Dans le delta du fleuve Sénégal, le système productif qui reposait sur une complémentarité entre cultures de décrue, cultures d’hivernage, pastoralisme et commerce a peu changé pendant la période coloniale (Seck & Lericollais 1986). Le delta et la moyenne vallée du fleuve Sénégal ont bien fait l’objet d’aménagements mais ils sont restés au stade de la recherche et de l’expérimentation de l’agriculture irriguée (les périmètres de Guédé et de Richard Toll, dont le second, aménagé en 1956, a été cédé par l’État sénégalais à un investisseur français pour l’installation de la Compagnie sucrière sénégalaise dans les années 1970).

24Au début du xxe siècle, la zone des Niayes est identifiée par l’État colonial pour son potentiel de production agricole en raison de conditions pédoclimatiques favorables, et une politique de soutien spécifique au maraîchage de la zone est enclenchée (Fare 2018). Cet appui au maraîchage se poursuit après la Seconde Guerre mondiale avec pour objectif de diversifier le secteur agricole de la colonie et d’approvisionner les consommateurs de Dakar dont le nombre s’accroît fortement (Dakar compte 25 000 habitants au début du xxe siècle, 100 000 à la fin des années 1930 et près de 220 000 au début des années 1950).

L’État sénégalais développeur de la période post-indépendance : la promotion de modèles techniques intensifs en main-d’œuvre

25La période post-indépendance se caractérise par une intervention étatique poussée et une planification économique mise au service du développement agricole (Dieye 2008). Les marchés agricoles sont administrés à la fois par la subvention des intrants et des équipements et par la fixation de prix garantis aux exploitations agricoles. Ces politiques se déclinent différemment dans nos deux zones d’étude.

26Dans le Delta, l’État sénégalais, par l’intermédiaire de la Société nationale d’aménagement et d’exploitation des terres du delta du fleuve Sénégal (saed, créée en 1965), finance l’aménagement de périmètres irrigués rizicoles. La saed était alors en charge de l’attribution de parcelles irriguées aux ménages locaux ou à ceux que l’on a appelé localement les « colons », des populations qui venaient essentiellement de zones plus reculées de la vallée du fleuve Sénégal. La saed s’occupait également de l’approvisionnement en intrants, de l’appui technique et de la commercialisation du riz. À cette époque, la campagne de culture du riz n’avait lieu qu’une fois par an (pendant la saison des pluies de juin à octobre). Le modèle technique, basé sur celui de la Révolution verte asiatique (utilisation d’engrais minéraux et de semences améliorées), n’était que partiellement mécanisé, puisque le travail du sol était réalisé au tracteur par la saed mais que l’ensemble des autres opérations, intensives en travail, demeuraient manuelles (les travaux de semis, de désherbage, de récolte et de battage du riz, ainsi que la surveillance des parcelles contre les oiseaux après l’épiaison du riz).

27Dans les Niayes, pour contrer les importations de fruits et légumes concurrentes de la production sénégalaise, l’État crée la Société pour le développement des Niayes (sodenia) dès 1963. L’objectif est de moderniser l’agriculture de la zone par la vulgarisation de techniques plus perfectionnées d’irrigation, l’usage de produits phytosanitaires et d’engrais minéraux (Fare 2018). L’État s’implique également en favorisant l’implantation de certaines agro-industries de grande taille dans la région dans le but de développer la production maraîchère pour l’export vers les pays européens. Ainsi, la Bud-Sénégal, une filiale de la Bud Antle Inc., une des plus grosses entreprises de production de fruits et légumes du monde à l’époque, est créée en 1972 avec la participation financière de la Banque hollandaise de développement et l’État sénégalais. Elle s’étend alors sur 1 425 hectares (Baglioni 2015). Ce projet est un échec en raison de difficultés techniques et logistiques (accès à l’eau et terres non adaptées aux cultures, difficultés de transport des produits frais) et d’une gestion financière opaque. L’entreprise est liquidée en 1979. Cette faillite s’inscrit dans le contexte plus large de transition des politiques sénégalaises, jusque-là interventionnistes et reposant sur des marchés agricoles administrés, vers la dérégulation liée aux plans d’ajustement structurel.

Désengagement de l’État et accroissement de la différenciation sociale au sein de l’agriculture familiale (années 1980 à 2000)

28Comme de nombreux pays du Sud, l’économie sénégalaise des années 1980 et 1990 est marquée par la mise en œuvre des Plans d’ajustements structurels (pas) qui sont lourds de conséquences sur l’évolution de l’agriculture dans le Delta et les Niayes. La recette, fortement inspirée par la pensée néolibérale issue du consensus de Washington (Williamson 1990), est globalement la même que dans le reste des pays du Sud à cette période : recours au marché avec la libéralisation des échanges, baisse de l’intervention de l’État dans l’économie et ouverture sur l’extérieur pour accroître la compétitivité.

29C’est dans ce cadre que l’État sénégalais met en place la Nouvelle politique agricole en 1984. Son objectif est de désengager l’État du fonctionnement des marchés des produits agricoles. Les filières sont libéralisées par la dissolution des structures étatiques et paraétatiques (Dieye 2008). Le programme d’ajustement sectoriel agricole de 1994 consolide cette trajectoire de retrait de l’État avec le transfert au secteur privé des fonctions d’approvisionnement des exploitations agricoles ainsi que la fin des mécanismes de régulation des prix.

30Dans le delta du fleuve Sénégal, cette phase de libéralisation du secteur agricole induit le désengagement progressif de la saed de ses fonctions de gestion du foncier (transférées vers les collectivités locales), de gestion de l’eau (transférées vers les organisations paysannes), de financement des intrants (transférés à la Caisse nationale de crédit agricole du Sénégal [cncas]) et d’encadrement de la production et de la commercialisation (transférées au privé : entreprises et organisations paysannes). Par ailleurs, la construction de deux barrages (Diama et Manantali) sur le fleuve Sénégal, décidée avant les pas, s’achève au cours des années 1980 et permet d’accroître les superficies irrigables et l’intensité culturale (deux saisons rizicoles par an sont désormais possibles). Dans ce contexte, à la fin des années 1980, une course à la terre et au crédit (via la cncas) induit le développement de nombreux aménagements hydroagricoles privés de mauvaise qualité. Ce processus d’aménagement individuel, facilité par le transfert de la gestion des terres de la saed aux communautés rurales dès 1986, a essentiellement concerné trois types d’acteurs. Il s’agit d’abord des familles qui disposaient déjà d’un droit coutumier sur les anciennes cuvettes de décrue et ont légalisé leur droit d’usage de ces terres auprès des communautés rurales (les terres gérées par les communautés rurales peuvent en effet faire l’objet d’une attribution légale du droit d’usage qui ne constitue pas un droit de propriété et interdit toute forme de transaction). Par ailleurs, des personnalités engagées dans la vie politique locale (comme des élus communaux) ayant un accès facilité à l’information ont également pu acquérir des terres. Enfin, des acteurs externes à la zone (anciens fonctionnaires, employés licenciés de la saed) se sont appuyés sur leurs moyens financiers et des réseaux d’influence pour accéder au foncier (Crousse et al. 1991 ; Dahou & Foucher 2004). Si ces nouveaux aménagements offrent des opportunités réelles, leur piètre qualité et l’instabilité des marchés agricoles sont à l’origine de nombreux cas de surendettement des agriculteurs, et l’État sénégalais instaure des moratoires sur les dettes à plusieurs reprises (1993, 1997 et 2004) afin de maintenir la filière rizicole (Le Roy 2012). Au final, la concurrence accrue pour l’accès au foncier et au crédit a amplifié la différenciation sociale entre les exploitations agricoles familiales et a généré l’apparition d’exploitations de type patronal (Bélières & Touré 1999), structurellement dépendantes du salariat saisonnier.

31Dans les Niayes, l’échec de la Bud a laissé la place à d’autres acteurs privés dans le secteur de l’horticulture d’exportation. E. Baglioni (2017) décrit comment la production maraîchère est finalement transférée aux exploitations familiales par le biais de leur contractualisation avec de grandes entreprises d’export. Des dispositifs de certification et d’agrément à l’importation et la mise en place d’un système de label « Origine Sénégal » sont mis en place pour accompagner le développement des firmes privées (Dieye 2008). Mais la majeure partie de la production maraîchère des Niayes qui continue d’alimenter Dakar provient d’exploitations agricoles familiales intensives en main-d’œuvre qui se différencient de plus en plus les unes des autres en raison d’un accès inégal à la technologie impliquant un certain accès au capital productif et d’une concurrence accrue sur le foncier. Tout d’abord, à partir des années 1990, de nombreux projets de développement appuyés par la recherche contribuent à la mise au point de nouvelles variétés maraîchères qui permettent de multiplier les cycles culturaux, ce qui accroît la demande en main-d’œuvre. Par ailleurs, des techniques d’irrigation plus performantes se développent, mais toutes les exploitations agricoles familiales n’y ont pas accès en raison de leur coût (Touré & Seck 2005). De plus, la concurrence sur le foncier augmente en raison de l’extension rapide de la région de Dakar et de l’installation d’entrepreneurs agricoles d’origine urbaine dans les Niayes (ibid.).

Un retour de l’État autour de dispositifs mixtes qui profitent peu à l’agriculture familiale (2000-2020)

32Bien que le début des années 2000 soit marqué par l’arrivée au pouvoir d’un régime plus ouvertement libéral, les effets de plus en plus mitigés des plans d’ajustement structurel et, surtout, l’accroissement des prix alimentaires en 2008 signent le retour progressif d’un interventionnisme de l’État sénégalais avec la relance de grands programmes publics d’autosuffisance alimentaire et de modernisation du secteur agricole.

33Dans le Delta, ce retour de l’État est caractérisé par des fortes subventions aux intrants ainsi que la promotion de nouveaux modèles de développement de l’irrigation mettant l’accent sur des partenariats public-privé pour l’aménagement ou la réhabilitation de périmètres hydroagricoles ainsi que pour le financement de la filière rizicole. Généralement, ces programmes visent à soutenir des processus d’accumulation au niveau d’exploitations familiales de taille significative (une « agriculture familiale d’entreprise » [D’Aquino & Seck 2014]) tout en permettant l’installation d’investisseurs extérieurs sur des surfaces modérées (El Ouaamari et al. 2017). Dans ces projets, les aménagements structurants sont réalisés grâce à des fonds publics mais les attributaires doivent financer partiellement les aménagements terminaux permettant d’acheminer l’eau jusqu’aux parcelles. Des travaux récents décrivent comment la mise en place de ces partenariats public-privé ont surtout favorisé les exploitations de grande taille et engendré une dualisation progressive de l’agriculture familiale (Garambois et al. 2018 ; Sylla et al. 2020) et une précarisation de l’installation des jeunes agriculteurs (Girard et al. 2019). Les exploitations historiquement mieux dotées en terre et en capital recrutent de plus en plus de salarié.e.s agricoles, tandis que d’autres plus pauvres et bénéficiant de moins de surfaces irriguées n’ont d’autres recours que de vendre leur force de travail de plus en plus régulièrement pour subvenir à leurs besoins.

34Le secteur horticole des Niayes est devenu l’un des piliers de la stratégie de croissance de l’État sénégalais à partir du milieu des années 2000. Néanmoins, les actions mises en œuvre ont surtout facilité les investissements étrangers au bénéfice d’exportateurs de grande taille (Fare 2018). Plus récemment, en 2014, le Programme d’accélération de la cadence de l’agriculture sénégalaise affiche pour objectif le développement de l’horticulture mais par le biais de partenariats public-privé visant finalement toujours les grandes exploitations. En effet, le durcissement des normes européennes pour l’export a réduit le recours à la contractualisation de petits producteurs et les firmes ont réinternalisé la production afin de superviser le respect des réglementations (Baglioni 2017).

35Les évolutions constatées dans les deux régions étudiées ont accéléré le processus de différenciation sociale de l’agriculture familiale et engendré progressivement une demande conséquente en travail saisonnier. Cependant, si l’État a contribué à la mise en place de ces modèles productifs, il n’a pas pris en considération ce qu’ils impliquaient en termes de mobilisation de la main-d’œuvre. Autrement dit, les formes de travail qui se sont développées semblent totalement hors du champ d’intérêt et de prescription de l’État. Pourtant, le travail saisonnier est crucial à deux points de vue pour ces modèles productifs : d’une part, étant un moyen de subsistance, il contribue à la reproduction de cette force de travail saisonnière ; d’autre part, il est un élément central du processus de production et de reproduction des exploitations agricoles faisant appel à cette main-d’œuvre.

Une approche comparée des trajectoires, des revenus et des conditions de travail des saisonniers

36Dans cette partie, qui mobilise des données collectées auprès des travailleurs saisonniers, nous cherchons tout d’abord à caractériser ces derniers (qui sont-ils ? d’où viennent-ils ?) puis à apprécier dans quelle mesure cette salarisation agricole contribue à la production et à la reproduction des moyens d’existence de ces derniers. Pour ce faire, nous analysons les informations disponibles concernant leur origine, leurs conditions de travail ainsi que les arrangements contractuels qui régissent leur relation avec les employeurs.

Des arrangements contractuels qui diffèrent selon le niveau de risque supporté par le saisonnier

37Selon M. Sidibé (2002) et C. Oya (2015), la diversité d’arrangements contractuels observée peut être répertoriée de la manière suivante dans le secteur agricole sénégalais : travailler quelques jours de la semaine le temps d’une saison agricole dans le champ de l’employeur en échange d’un prêt de parcelle et de la fourniture d’intrants (navetaan en wolof) ; travailler sur une base saisonnière en échange d’un salaire, en espèces ou en nature (mbdindaan) ; travailler de manière occasionnelle contre une rémunération à la tâche ou à la journée (saad ou saas) ; se regrouper pour vendre sa force de travail en échange d’une rémunération liée à la quantité de produits récoltés (firdou), s’engager dans des formes d’échange réciproque de main-d’œuvre (santaan ou « coopératives de travail ») ; travailler sans rémunération pour les notables religieux (talibe). La définition étendue du salariat que nous avons retenue permet aussi d’inclure des formes indirectes de salariat comme le métayage (bay seddo). Dans ce dernier cas, l’employeur fournit la totalité ou la majeure partie des moyens de production (c’est-à-dire la terre, le fonds de roulement, les équipements, les semences, etc.) au métayer qui travaille en échange d’une compensation à venir, la jouissance d’une partie de la récolte.

38Dans les deux régions étudiées, les contrats sont le plus souvent établis sur la base de la confiance et ne donnent pas lieu à une formalisation par l’écrit. Ils relèvent de deux types d’arrangements qui différencient le Delta et les Niayes selon le niveau de risque supporté par le salarié.

39Le principal type de contrat dans le Delta repose sur un arrangement dans lequel la personne qui offre son travail reçoit un salaire, en espèces ou en nature, pour une durée couvrant l’ensemble d’une saison de culture (soit 4 à 5 mois). Le montant de la rémunération et les modalités de paiement sont négociés dès le départ et ne dépendent pas de la production obtenue. Généralement, le paiement est mensuel mais il arrive que l’employeur diffère certains paiements et, à l’inverse, que le travailleur obtienne des avances sur salaire. S’il y a rupture du contrat avant la fin de la campagne, le saisonnier perd tous ses droits et le temps de contrat effectué n’est parfois même pas payé (Ndiaye 2013). Selon C. Oya (2015), ce type d’arrangement est devenu depuis les années 1990 l’un des plus courants dans les zones rurales du Sénégal, en particulier dans les zones agricoles les plus productives. Selon la terminologie proposée ci-dessus, le travail saisonnier correspond donc au mbdindaan. Néanmoins, selon certains auteurs, le terme mdindaan désigne surtout la travailleuse domestique rémunérée au service d’une famille (Diome 2013) et nous n’avons pas rencontré cette dénomination lors de nos enquêtes dans le Delta. En effet, le terme wolof le plus couramment employé est celui de sourga qui désigne un travailleur aidant, familial ou non, qui peut être rémunéré de différentes manières.

40Dans les Niayes, le principal arrangement est le métayage. Dans ce cas, le travailleur saisonnier est généralement assigné à une parcelle spécifique sur laquelle il pourra conduire un ou plusieurs cycles de production. Les dépenses d’intrants sont prises en charge par le.la chef.fe d’exploitation qui les déduit ensuite du produit des ventes avant de rémunérer le métayer de la moitié de cette somme. De nombreuses variations de cet arrangement sont observées dans cette région. Les degrés de prise de décision et la répartition des tâches sont variables. Ainsi, certains métayers se voient attribuer la gestion d’un champ en particulier et l’employeur leur fournit nourriture et logement, alors que d’autres participent, au même titre que les membres de la famille impliqués au quotidien dans l’exploitation, à toutes les tâches sans qu’un champ en particulier leur soit attribué. Dans ce dernier cas, le bay seddo devient en fait une forme de rémunération du travail, correspondant à la répartition d’une partie du revenu agricole total, plutôt qu’une organisation du travail en métayage. On observe d’ailleurs parfois des arrangements de bay seddo à l’intérieur même des familles, avec certain.e.s chef.fe.s d’exploitation travaillant de cette manière avec leurs enfants, neveux ou cousins. Le calcul de la rémunération peut également varier en fonction des frais et charges de la saison. En effet, certains employeurs vont jusqu’à intégrer dans les coûts à déduire les frais d’amortissement de leur motopompe.

  • 9 Dans les années 1960-1970, l’État, à travers la SAED, assurait le financement à crédit de la campa (...)

41Le risque pris par le saisonnier n’est pas le même dans ces deux types d’arrangements : il est beaucoup plus élevé dans le cas du bay seddo que dans celui du sourga du Delta. Pour expliquer cette différence, nous avançons deux hypothèses. Premièrement, dans les Niayes, le travailleur peut être plus enclin à assumer une part du risque lié à la production étant donné la forte valeur ajoutée des cultures maraîchères (le risque pris est plus important mais la bonne valorisation des produits lui assure tout de même un revenu). La seconde hypothèse que nous avançons est liée au financement de la saison culturale. Dans le Delta, un dispositif bancaire, ancien et massif9, assure le financement à crédit de la campagne (fourniture des intrants, des semences, des coûts de labour au tracteur et d’irrigation) ce qui n’est pas le cas dans les Niayes. Même s’il existe des agences de microcrédit qui financent la production maraîchère, le dispositif de crédit des Niayes n’a pas la même envergure que celui du Delta. Ainsi, dans cette dernière région, le risque lié à la production est porté en partie par la banque (et in fine par l’État) qui octroie les crédits. De plus, le financement à crédit de la campagne rizicole permet à l’employeur de mobiliser des fonds pour rémunérer le travailleur saisonnier sans forcément attendre la fin de la récolte. Selon notre hypothèse, il semble donc que l’accès à des services financiers a certainement favorisé indirectement le développement du salariat agricole tout en limitant la prise de risque par le travailleur, en comparaison avec celui de la région des Niayes, et donc le degré de sa précarité.

Un salariat saisonnier qui s’inscrit dans des migrations circulaires de travail des jeunes hommes

42Que ce soit dans les Niayes ou dans le Delta, le salariat saisonnier s’inscrit dans des migrations circulaires de travail suivies par les jeunes hommes. En effet, dans les deux zones, environ 70 % des travailleurs saisonniers ne sont pas originaires de la région dans laquelle ils travaillent, seulement 9 à 11 % de la main-d’œuvre proviennent du village où est installée l’exploitation. Dans chacune des zones, environ 10 % des saisonniers enquêtés sont originaires de l’étranger (Mali et République de Guinée principalement) et 60 % viennent d’autres régions du Sénégal. Le principal contingent de saisonniers sénégalais des deux régions étudiées provient du sud du bassin arachidier (voir fig. 3). Dans le cas des Niayes, une bonne partie des saisonniers provient aussi de Casamance, ce qui est moins le cas pour le Delta dont l’origine des saisonniers est sensiblement plus variée. Enfin, il y a très peu de mouvements de main-d’œuvre saisonnière entre les Niayes et le Delta, ce qui s’explique logiquement par la demande en travail dans chacune de ces zones.

  • 10 D’après nos données, les flux de main-d’œuvre saisonnière à partir de Dakar sont minimes vers le D (...)

Fig. 3. — Origines des salariés agricoles dans les deux zones10

Fig. 3. — Origines des salariés agricoles dans les deux zones10

43La main-d’œuvre saisonnière est exclusivement composée d’hommes et l’enquête menée dans le Delta auprès de 80 d’entre eux montre que près de 80 % ont moins de 35 ans, tandis que 50 % sont célibataires (enquête 2). Cette situation ne signifie pas que les femmes ne sont pas impliquées dans le salariat agricole au Sénégal, mais elles le sont à une échelle locale et de manière plus temporaire, le plus souvent sur des emplois de journalier (Baglioni 2017 ; Van den Broeck & Maertens 2017). Comme cela a été déjà étudié, les femmes rurales sénégalaises sont, elles, impliquées dans des migrations de travail qui concernent surtout des emplois de domestiques en ville (mbindaan) (Gassama 2005 ; Hathie et al. 2015).

44Les migrations saisonnières masculines qui nous intéressent ici peuvent donner lieu à un arrangement pluriannuel si les saisonniers reviennent travailler pour les mêmes employeurs d’une année sur l’autre, ce qui est signe d’une certaine stabilité dans la relation de travail entre le saisonnier et son employeur. Mais le renouvellement pluriannuel des contrats semble très lié à l’origine du travailleur, notamment dans les Niayes (voir fig. 4). Dans cette région, 75 % des salariés qui travaillent depuis plus de trois ans pour le même employeur sont originaires du village où est installée l’exploitation alors qu’ils ne sont que 25 % dans le Delta. Cette stabilité de la relation de travail pour les saisonniers locaux peut s’expliquer par l’entretien d’une relation sociale avec l’employeur même hors de la période de production agricole. Le renouvellement du contrat de travail des saisonniers migrants est en effet plus incertain que celui des saisonniers locaux, ce qui contribue à entretenir une relation asymétrique entre les patrons et spécifiquement les saisonniers migrants et, plus généralement, une pression sur la rémunération de la main-d’œuvre saisonnière.

  • 11 En 2020, 353 000 jeunes ont atteint l’âge de travailler, ils seront 478 000 en 2030. Calculs réali (...)

45Le travail des saisonniers s’inscrit donc dans un système d’activités plus large qui peut contribuer, pour un temps donné, aux moyens d’existence du ménage d’origine du travailleur. Pour autant, il n’intervient qu’à un moment spécifique de la trajectoire de ces jeunes hommes. Un individu peut en effet retourner travailler plusieurs années de suite comme saisonnier mais il s’agit bien d’une situation transitoire à l’échelle de la trajectoire biographique des individus. Cette dimension transitoire suggère tout d’abord qu’il existe un renouvellement important de la main-d’œuvre saisonnière dans les exploitations agricoles employeuses et que ce modèle productif ne perdure et ne fonctionne que s’il existe une réserve en main-d’œuvre suffisante. Celle-ci provient des cohortes de jeunes ruraux qui arrivent sans cesse sur le marché du travail11 et pour lesquels peu d’opportunités d’emploi existent. Cette réserve en main-d’œuvre est un facteur clé du maintien d’une rémunération relativement basse de ces travailleurs saisonniers (voir infra).

46Par ailleurs, le caractère transitoire du salariat saisonnier suggère qu’il n’existe pas, ou peu, de professionnalisation de cette activité, ce qui interroge sur la suite des trajectoires des individus enquêtés : la migration saisonnière s’arrête-t-elle après cette expérience ou bien constitue-t-elle une étape d’un projet d’activité et de mobilité plus vaste ? Il arrive aussi que certains saisonniers finissent par élire domicile dans leur zone de travail, notamment dans la région des Niayes. D’après les travaux de Hathie et al. (2015), les migrants saisonniers provenant des zones rurales ont majoritairement des projets de départ à l’étranger alors que les migrants ruraux qui partent en ville souhaitent généralement rentrer au village et y investir. Plusieurs entretiens menés dans le Delta corroborent cette tendance. L’un des enquêtés provenant d’un village de la région de Fatick affirme :

Depuis 2016, je viens dans le delta du fleuve Sénégal pour travailler comme saisonnier dans les exploitations familiales. J’investis les revenus que je gagne de cette activité dans les dépenses de mon ménage et un peu dans l’élevage. C’est mon frère qui est dans le village qui gère le troupeau de la famille pendant que moi je recherche d’autres revenus dans le Delta. Mon ambition est d’avoir assez d’épargne pour pouvoir financer mon voyage en Espagne. J’ai des amis qui sont là-bas qui m’ont dit qu’ils travaillent moins d’heures dans les exploitations agricoles et gagnent 10 fois plus que moi.

Fig. 4. — Dynamique des renouvellements pluriannuels des contrats des travailleurs saisonniers en fonction de lorigine du travailleur

Fig. 4. — Dynamique des renouvellements pluriannuels des contrats des travailleurs saisonniers en fonction de l’origine du travailleur

Source : graphique établi à partir des enquêtes des auteurs.

Des conditions de travail qui limitent l’accumulation et font reposer la reproduction de la force de travail sur le ménage d’origine

47D’une manière générale, les conditions de travail recouvrent de multiples dimensions : la durée de travail, sa rémunération mais aussi les conditions physiques dans lesquelles il s’effectue et ce qu’il requiert en termes de dispositions psychologiques. Ainsi, les conditions de travail ne comportent pas seulement des aspects matériels mais aussi des aspects cognitifs qui renvoient au bien-être au travail et au sens donné à ce dernier par les travailleurs. Dans les enquêtes que nous avons menées auprès de saisonniers agricoles au Sénégal, nous avons essentiellement exploré ces aspects matériels : l’intensité du travail, sa rémunération directe et indirecte, la sécurité physique des salariés et la contribution du travail à la construction de leurs compétences. Ces dimensions permettent d’interroger la manière dont cette salarisation agricole contribue à la production et à la reproduction des moyens d’existence de cette force de travail saisonnière.

Des durées de travail considérables

48Tout d’abord, les travailleurs saisonniers effectuent un nombre d’heures conséquent par semaine : 62 en moyenne dans les Niayes et 57 dans le Delta. Nous n’observons pas ici de différence significative en fonction de l’origine des salariés. En revanche, quand moins de 1 % des travailleurs du Delta ont un jour de congé par semaine, cela concerne 30 % de ceux des Niayes. Les saisonniers restants, soit la grande majorité et même la quasi-totalité dans la première région, n’ont pas de congés du tout. Au-delà de la participation du saisonnier à l’ensemble des opérations culturales de l’itinéraire technique, ce volume conséquent de travail s’explique surtout par les tâches quotidiennes très chronophages qui sont assignées au saisonnier. Dans le Delta, il s’agit de l’irrigation et de la surveillance permanente des parcelles de riz à partir de l’épiaison pour éviter que les oiseaux ne ravagent la culture. Dans les Niayes, il s’agit de l’irrigation au seau à partir du puits, qui doit être réalisée très régulièrement sur les cultures maraîchères. Ainsi, ces horaires extensifs ne renvoient pas nécessairement à une activité physique constante mais à un temps de présence qui s’impose au travailleur saisonnier.

Des niveaux de rémunération contrastés

49Ensuite, sur l’ensemble des salariés interrogés, notre étude montre que les salariés interrogés ont un niveau médian de salaire mensuel de 35 000 fcfa pour les Niayes et de 50 000 fcfa pour le Delta. Le salaire maximum d’environ 96 500 fcfa se trouve dans la zone des Niayes qui connaît par ailleurs une dispersion bien plus importante des salaires par rapport au Delta et un niveau de rémunération moyen et médian plus faible. Ce phénomène peut s’expliquer par la nature des contrats dans cette région, qui relèvent majoritairement du métayage (voir supra). Les modalités de ces contrats de métayage peuvent sensiblement varier mais la norme est le partage du résultat des ventes entre le ou les métayers et le ou la chef.fe d’exploitation après déduction des charges d’intrants dépensées pendant la campagne. Ainsi, la rémunération dépend directement de la production, ce qui la rend très variable d’une exploitation à une autre, donnant peu de visibilité au travailleur puisqu’elle dépend du cours des produits agricoles. C. Oya (2010) fait également le constat d’une grande diversité de niveaux de rémunération des travailleurs agricoles migrants au Sénégal et l’explique par une différenciation liée à l’origine des travailleurs et à leurs capacités à nouer des liens avec des employeurs lors de saisons précédentes. Néanmoins, quelle que soit la zone étudiée, nos données ne permettent pas d’identifier de différences significatives de rémunération selon l’origine du saisonnier et donc de confirmer une segmentation du marché du travail entre la main-d’œuvre locale et migrante.

  • 12 Ces données ont été collectées par les auteurs lors d’entretiens avec les responsables de l’entrep (...)

50Pour compléter l’appréciation du niveau de rémunération des saisonniers agricoles, nous envisageons celui-ci au prisme du coût d’opportunité du travail et en le comparant avec celui d’autres emplois au niveau local ou en ville (voir tabl. 2). Dans le Delta, nous pouvons comparer la rémunération des saisonniers agricoles dans la riziculture à celle des coupeurs de canne de la Compagnie sucrière sénégalaise (css) engagés pour une période de neuf mois dans l’année12. L’unité de mesure du travail des coupeurs est la ligne de cannes. D’après des entretiens complémentaires menés auprès de coupeurs de canne, les niveaux de rémunération sont très variables et oscillent entre 75 000 et 130 000 fcfa selon les individus. En effet, étant donné la pénibilité physique de ce travail, il est difficile pour les coupeurs de travailler tous les jours pour cause de fatigue, maladie ou blessure. De plus, l’octroi d’une prime qualité (500 fcfa/jour) et d’une prime assiduité (5 200 fcfa/mois) peut aussi contribuer à la hausse d’un salaire. Même en tenant compte de cette forte variabilité, ces niveaux de salaire sont bien plus élevés que ceux des travailleurs saisonniers dans la riziculture, mais l’accès à ce travail saisonnier est limité par la politique initiale de recrutement de l’entreprise et suppose le recours à des réseaux sociaux particuliers. En effet, comme le montrent les travaux de Sy (2014), le contrat tacite entre l’État et la css impliquait lors de sa création de favoriser le recrutement d’une main-d’œuvre locale (originaire de la région de Saint-Louis). Même si la css a profité de l’inflexion de cette injonction de l’État dans les années 1990, la région de Saint-Louis continue de fournir environ 50 % des effectifs de travailleurs de la sucrière. Pour les travailleurs migrants, l’accès à un emploi de saisonnier à la css semble alors fortement reposer sur les réseaux de relations : appui de parents travaillant ou ayant travaillé à la css ou relations avec les recruteurs.

Tabl. 2.— Comparaison de niveaux de rémunération mensuelle entre différentes activités

Activité Moyenne de rémunération mensuelle (FCFA)
Saisonnier Delta 52 169
Saisonnier Niayes 37 762
Saisonnier CSS 75 000 – 130 000
Vendeur ambulant en ville 40 172
Charretier en ville 58 418
Chauffeur en ville 55 240
Gardien 61 748
Maçon en ville 98 597
Petit commerce en ville 102 257
Réparateur de pneus en ville 133 754

Sources : enquêtes et calculs des auteurs à partir de Hathie et al. (2015 : 90).

51Pour comparer les niveaux de revenus des saisonniers à ceux d’activités informelles en zone urbaine, nous utilisons les travaux de Hathie et al. (2015) qui ont calculé le niveau de revenus annuels de plusieurs de ces activités. Ces données sur les revenus sont issues d’enquêtes que ces chercheur.e.s ont menées en 2013 auprès de 500 migrants d’origine rurale ayant une activité à Dakar pendant plusieurs mois de l’année. Même si la période de collecte des données diffère de la nôtre de quelques années, ces niveaux de rémunération donnent des indications.

  • 13 Le coût d’opportunité du travail désigne la part de revenus à laquelle un individu renonce lorsqu’ (...)

52Nous n’avons pas reconstitué les parcours migratoires des saisonniers enquêtés pour savoir s’ils avaient travaillé à Dakar avant de se rendre dans le Delta ou les Niayes. Notre comparaison des coûts d’opportunité du travail13 pourrait rester théorique car les saisonniers ne peuvent comparer leur salaire que s’ils connaissent les niveaux de rémunération en ville. On peut cependant supputer que les saisonniers ont une relative connaissance des salaires pratiqués à Dakar car ceux-ci transitent souvent par la capitale avant de se rendre dans d’autres villes ou zones rurales du pays (voir notamment Ba et al. 2018).

53La comparaison des revenus montre que le coût d’opportunité du travail saisonnier se rapproche des occupations les plus précaires et les moins rémunératrices en ville (vendeur ambulant, charretier). Cela dit, si la rémunération dans les Niayes semble être la plus faible, il faut néanmoins prendre en compte la très grande variabilité de celle-ci liée au résultat de la production, qui peut faire espérer des gains supérieurs. Au final, l’enquête montre que ce sont les jeunes hommes ne possédant pas les fonds ou les relations sociales nécessaires pour accéder à d’autres opportunités qui s’engagent dans le travail saisonnier agricole.

54En outre, au-delà de la rémunération directe du travail, des formes de rémunérations indirectes peuvent également être fournies par les employeurs (voir tabl. 3). Si les congés sont dans presque tous les cas inexistants, les avances sur salaire sont en revanche plutôt courantes. Les travailleurs saisonniers des Niayes bénéficient davantage de rémunérations indirectes que ceux du Delta. Ces différences sont manifestement liées au statut de métayer des premiers, qui les amène fréquemment à être hébergés, nourris et même soignés le temps de la saison de production. Finalement, ces différences de rémunérations indirectes éclairent elles aussi la différence de revenu monétaire entre les deux zones. Si ces rémunérations indirectes peuvent être interprétées comme des moyens de compenser la prise de risque plus grande de la part du travailleur saisonnier dans le cadre des contrats de métayage, elles peuvent être utilisées par les employeurs pour se prémunir contre le risque de voir un métayer cesser le travail ou partir pour cause de maladie ou parce qu’il a trouvé une autre opportunité.

  • 14 La prise en charge du logement figure aussi parmi les rémunérations indirectes mais nous ne l’avon (...)

Tabl. 3.— Proportion de saisonniers recevant des rémunérations indirectes dans le Delta et dans les Niayes14

Tabl. 3.— Proportion de saisonniers recevant des rémunérations indirectes dans le Delta et dans les Niayes14

Un travail qui reste pénible et risqué

55La sécurité et la pénibilité du travail sont également des paramètres à considérer. En plus de l’usure physique, due aux exigences posturales et à la manutention, les observations in situ révèlent que les travailleurs saisonniers sont souvent très exposés aux produits phytosanitaires qui sont utilisés la plupart du temps sans protection. Par ailleurs, selon les travaux de Ndiaye (2013) sur les saisonniers du Delta, l’un des principaux facteurs de risque est lié aux altercations avec les éleveurs dont les animaux peuvent envahir les champs de riz. Enfin, les conditions de vie et de logement sont relativement précaires : la majeure partie des saisonniers loge dans de simples huttes, au champ, sans accès à l’eau courante (dans le Delta, les saisonniers boivent l’eau des canaux d’irrigation qui peut être polluée par des résidus d’engrais ou de produits phytosanitaires).

56Concernant l’amélioration des compétences des travailleurs saisonniers, elle semble relativement limitée sur la période d’emploi puisqu’ils ne participent pas aux formations portant essentiellement sur les techniques de production) destinées à l’exploitation (la plupart du temps, c’est le ou la chef.fe de famille ou un de ses fils qui y participe).

  • 15 Les données n’ont pas été collectées dans les Niayes.

57Ainsi, sans être nulles, les possibilités d’accumulation qu’offre cette salarisation saisonnière apparaissent très limitées. Dans le Delta15, 56 % des travailleurs migrants envoient de l’argent à leur famille, pour un montant moyen de 30 000 fcfa par campagne. Ces transferts servent très majoritairement à la consommation quotidienne de la famille d’origine (76 % des cas) et plus marginalement à l’achat de biens de consommation de long terme et à l’éducation des enfants. Nous pouvons donc suggérer que les revenus issus du travail des saisonniers migrants contribuent essentiellement à une reproduction « simple » (Bernstein 2010) de leur famille restée au village. Autrement dit, les niveaux de revenu des travailleurs saisonniers migrants paraissent insuffisants pour contribuer à une dynamique d’accumulation. Finalement, il semble que la production et la reproduction des moyens d’existence de cette force de travail saisonnière et migrante repose in fine sur les ménages d’origine.

L’enjeu crucial du pouvoir de négociation des travailleurs saisonniers

58Le Sénégal connaît une croissance de formes de production agricoles qui génère une demande en travail saisonnier conséquente. Ce phénomène avait jusqu’à présent été peu étudié dans les régions du Delta et des Niayes. Les données collectées et la littérature nous amènent à conclure que le développement du salariat saisonnier dans les exploitations familiales est le produit d’une différenciation socioéconomique entre exploitations induite par des politiques agricoles particulières. Du point de vue des exploitations agricoles employeuses, nous montrons que le salariat saisonnier permet surtout de déléguer des tâches agricoles de routine nécessitant peu de qualifications mais étant très chronophages (surveillance des oiseaux, irrigation au seau par exemple). Les travailleurs saisonniers constituent une main-d’œuvre exclusivement masculine et majoritairement migrante. D’après nos résultats, leurs conditions de travail précaires limitent la contribution de cette activité saisonnière à la production et à la reproduction des moyens d’existence de cette force de travail.

59Cette situation soulève la question de l’amélioration des conditions de travail des saisonniers qui passe certainement par leur capacité de mobilisation collective. À la différence des agro-industries, il n’existe pas d’organisations collectives de défense des travailleurs salariés dans l’agriculture familiale, le rapport de force entre les employeurs et les employés repose donc sur une forte asymétrie en raison du faible pouvoir individuel de négociation des travailleurs. En effet, ces saisonniers représentent une masse de travailleurs et travailleuses disséminée dans tout le pays et émiettée par la concurrence. Se pose alors la question de savoir comment ils peuvent former une masse cohérente pour passer de conflits individuels à des formes de mobilisations plus collectives.

60D’une part, ces individus peuvent rencontrer des difficultés d’organisation collective en raison du caractère saisonnier et mobile de leur travail. D’autre part, du fait de leur statut de pluriactifs, ces travailleurs sont aussi engagés dans d’autres activités génératrices de revenus, ce qui contribue à la fragmentation des « classes de travail » (Bernstein 2010). En effet, cette diversité d’activités dans laquelle ils sont engagés renvoie à une multiplicité de statuts et de rapports sociaux de production qui, de surcroît, peuvent être vécus de manière très différente selon les individus, rendant difficile la génération d’une identité collective : en tant que travailleurs saisonniers, ces individus font face à la domination personnalisée de leur employeur alors qu’en tant que producteurs agricoles, ces mêmes individus sont confrontés à la domination plus abstraite du marché.

61À plus long terme, le devenir du salariat saisonnier dans l’agriculture familiale sénégalaise reste incertain. Ce type de salariat a en effet quasiment disparu notamment dans le bassin arachidier (où il était pourtant très présent) en raison de la double crise écologique (changements climatiques et dégradation des sols) et économique (baisse des prix de l’arachide). Dans un contexte d’aléas climatiques croissants, l’agriculture irriguée semble pour l’instant préservée d’une baisse de productivité mais il faut néanmoins prendre en compte la capacité d’accès à l’eau douce qui peut être menacée par une baisse de la nappe phréatique, comme c’est le cas dans les Niayes (Faye & Msangi 2015).

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Notes

1 Sauf dans le cas des agro-industries, qui ne font pas partie du champ de notre enquête, où les syndicats sont présents.

2 L’installation d’agro-industries est parfois ancienne au Sénégal, comme l’emblématique Compagnie sucrière sénégalaise créée dans les années 1970 qui emploie aujourd’hui jusqu’à 8 000 personnes au moment de la coupe de la canne à sucre, ou plus récente comme les Grands domaines du Sénégal (GDS) qui emploient environ 250 salariés et 2 000 saisonniers (Sy 2014).

3 Les seuls travaux existants à notre connaissance sont ceux de Ndiaye (2013), qui livre un premier état des lieux des conditions de travail des saisonniers, et de l’Institut de prospective agricole et rurale (Hathie et al. 2015).

4 À la différence, par exemple, des saisonnières marocaines qui migrent en Espagne pour la récolte des fraises, voir par exemple Hellio (2008).

5 Données issues de la base de données ILOSTAT, <https://ilostat.ilo.org/data/> (consulté en janvier 2020).

6 Au-delà des autres pays d’Afrique subsaharienne, ce constat du manque de données sur le salariat saisonnier a aussi été fait pour les agricultures du Nord. Concernant l’agriculture française, voir Darpeix (2013).

7 Un échantillonnage « boule de neige » est une technique d’échantillonnage non probabiliste dans laquelle les saisonniers enquêtés identifient les futurs enquêtés parmi leurs connaissances.

8 Les résultats de l’élection présidentielle début 2019 ont reconduit Macky Sall dans ses fonctions.

9 Dans les années 1960-1970, l’État, à travers la SAED, assurait le financement à crédit de la campagne rizicole. Lors de la libéralisation du secteur agricole, cette fonction a été reprise par la CNCAS, appelée Banque agricole depuis 2019 jusqu’à aujourd’hui.

10 D’après nos données, les flux de main-d’œuvre saisonnière à partir de Dakar sont minimes vers le Delta et nuls vers les Niayes. Cette situation peut sembler étonnante compte tenu de la proximité de Dakar avec les Niayes. Pour l’expliquer, nous suggérons d’abord que la riziculture irriguée du Delta est moins pénible et plus rémunératrice que le maraîchage dans les Niayes. Par ailleurs, il est probable que les Dakarois soient plus qualifiés que les habitants des autres régions. Ainsi, ils peuvent non seulement trouver des emplois plus attrayants à la capitale que dans les Niayes et dans le Delta mais aussi plus qualifiés au sein d’agro-industries.

11 En 2020, 353 000 jeunes ont atteint l’âge de travailler, ils seront 478 000 en 2030. Calculs réalisés par les auteurs à partir des données des Nations Unies (World Populations Prospects 2019, <https://population.un.org/wpp/>).

12 Ces données ont été collectées par les auteurs lors d’entretiens avec les responsables de l’entreprise en mai 2018.

13 Le coût d’opportunité du travail désigne la part de revenus à laquelle un individu renonce lorsqu’il procède à un choix, autrement dit lorsqu’il mobilise sa force de travail dans une activité donnée au détriment d’une autre plus rémunératrice.

14 La prise en charge du logement figure aussi parmi les rémunérations indirectes mais nous ne l’avons pas prise en compte ici car les questions posées dans les enquêtes entre les trois dispositifs n’étaient pas exactement les mêmes, ce qui rendait difficile la comparaison sur cet aspect.

15 Les données n’ont pas été collectées dans les Niayes.

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Table des illustrations

Titre Fig. 1.— Localisation des zones étudiées
Légende Source fond de carte : GoogleEarth.
URL http://journals.openedition.org/etudesafricaines/docannexe/image/36355/img-1.png
Fichier image/png, 193k
Titre Fig. 2.— Évolution des aménagements hydroagricoles dans le delta du fleuve Sénégal (1965-2015)
Légende Source : Carte réalisée par les auteurs.
URL http://journals.openedition.org/etudesafricaines/docannexe/image/36355/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 401k
Titre Fig. 3. — Origines des salariés agricoles dans les deux zones10
URL http://journals.openedition.org/etudesafricaines/docannexe/image/36355/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 47k
Titre Fig. 4. — Dynamique des renouvellements pluriannuels des contrats des travailleurs saisonniers en fonction de l’origine du travailleur
Légende Source : graphique établi à partir des enquêtes des auteurs.
URL http://journals.openedition.org/etudesafricaines/docannexe/image/36355/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 211k
Titre Tabl. 3.— Proportion de saisonniers recevant des rémunérations indirectes dans le Delta et dans les Niayes14
URL http://journals.openedition.org/etudesafricaines/docannexe/image/36355/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 146k
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Pour citer cet article

Référence papier

Pierre Girard, Esther Laske, El Hadji Malick Sylla, Jérémy Bourgoin et Moussa Sall, « Une agriculture familiale de plus en plus dépendante du salariat ? Les travailleurs saisonniers dans l’agriculture familiale sénégalaise (régions des Niayes et du Delta) »Cahiers d’études africaines, 245-246 | 2022, 207-239.

Référence électronique

Pierre Girard, Esther Laske, El Hadji Malick Sylla, Jérémy Bourgoin et Moussa Sall, « Une agriculture familiale de plus en plus dépendante du salariat ? Les travailleurs saisonniers dans l’agriculture familiale sénégalaise (régions des Niayes et du Delta) »Cahiers d’études africaines [En ligne], 245-246 | 2022, mis en ligne le 01 janvier 2025, consulté le 19 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/etudesafricaines/36355 ; DOI : https://doi.org/10.4000/etudesafricaines.36355

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Auteurs

Pierre Girard

Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad), Université de Montpellier, France

Esther Laske

Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad), Université de Montpellier, France

El Hadji Malick Sylla

Dynamique des territoires et développement (Leïdi), Université Gaston Berger, Sénégal

Jérémy Bourgoin

Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad), France

Moussa Sall

Bureau d’analyses macro-économiques, Institut sénégalais de recherches agricoles (ISRA-BAME), Sénégal

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Droits d'auteur

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