1Cet ouvrage est une véritable entreprise d’exhumation, d’explication et de contextualisation de la thèse complémentaire de doctorat d’État ès lettres que Paul Mercier soutient en 1968 à la Sorbonne sous le titre : Contribution à la sociologie des villes du Sénégal occidental à la fin de la période coloniale. Sous ce titre sobre et généraliste, se cache l’une des plus des grandes études sur l’espace social urbain sénégalais. Elle est menée entre 1952 et 1954, avec un focus particulier sur le Dakar colonial, alors capitale de l’Afrique occidentale française. Il s’agit d’un important travail de recherche sociologique, mais aussi anthropologique et ethnologique, tombé dans l’oubli et ignoré au-delà de quelques cercles d’initiés. Il se dévoile au lecteur dans la première partie de l’ouvrage (pp. 19-173), dans les dédales de cinq chapitres à l’écriture lourde, souvent noyée dans des chiffres. L’ouvrage s’enrichit ensuite, dans la seconde partie, d’une énorme postface (pp. 125-329) signée par Jean Copans, anthropologue africaniste émérite.

2Le chapitre 1 (pp. 31-53) étudie les caractères généraux de l’urbanisation au Sénégal. Le fait urbain, loin d’y être récent, est né d’un processus remontant au XVII^e siècle, dans le sillage de la poussée impérialiste européenne au niveau des côtes africaines. La future capitale de la colonie du Sénégal, Saint-Louis, est ainsi fondée en 1659, comme entrepôt commercial fortifié français avant de muter progressivement en ville multiraciale et coloniale. Mercier, partant de cet exemple, s’exerce ensuite à un subtil essai de typologie urbaine, dont les axes consistent à mettre en exergue la réalité coloniale des villes, tout en analysant les dynamiques propres au tissu social africain en milieu urbain. On retiendra ainsi que le processus d’urbanisation qui a pris racine sur les côtes, est progressivement allé de pair avec la diffusion de coutumes wolof mâtinées d’islam, à partir de la ville septentrionale de Saint-Louis vers des pôles urbains comme Dakar ou Rufisque ou les villes nouvelles de l’intérieur du pays (p. 47). Paul Mercier nous plonge par la suite, dans le chapitre 2, dans une passionnante enquête qui permet de ressortir les dimensions de la parenté, de l’alliance et du voisinage, cette fois-ci dans les agglomérations de Dakar et de Thiès (pp. 55-87). Il dévoile la complexe réalité urbaine dakaroise à travers un enchevêtrement de coutumes, d’apports culturels endogènes et externes, de déterminismes sociaux et religieux. À de saisissants portraits de parasitisme familial nourri par « l’obligation de venir en aide à tous les parents » (p. 70), succède une plongée dans la situation matrimoniale des habitants de Dakar dans un contexte marqué par la polygamie et où les relations sociales sont influencées par des facteurs comme l’appartenance professionnelle, ethnique ou religieuse (pp. 83-88).

3Les caractères que revêtent les associations et regroupements, y compris syndicaux et politiques, sont l’objet d’une remarquable investigation dans le chapitre 3 (pp. 89-122). Mercier accorde une attention particulière au fait que les partis politiques et les syndicats deviennent des instruments qui permettent d’échapper petit à petit aux particularismes communautaristes ou religieux des associations qui pullulent en ville. Ces partis et syndicats deviennent en même temps symptomatiques de classes sociales en devenir ainsi que des leviers de participation au débat public, dans un contexte colonial qui voit la montée des revendications émancipatrices des populations africaines. L’étude des problèmes de stratification sociale dans le chapitre 4 (pp. 125-143) permet à Mercier de s’intéresser aux nouvelles configurations des relations entre Européens et Africains dans le contexte colonial crépusculaire des années 1950. L’exercice s’avère complexe car l’auteur perçoit un double enjeu : prendre en considération « la bipartition fondamentale de la société coloniale » qui met face à face colonisés et colonisateurs tout en évitant de « masquer d’autres antagonismes entre des groupes à caractère de classes en cours de formation, à l’intérieur de la société colonisée » (p. 126).

4L’étude des relations raciales et ethniques dans le dernier chapitre de l’ouvrage permet à Paul Mercier d’éclairer en partie ces enjeux. L’auteur démontre, concernant les populations africaines, la vitalité du fait ethnique à Dakar et à Thiès mais souligne en même temps qu’elle reste essentiellement cantonnée à la sphère associative puisqu’il n’y a « ni à Dakar, ni à Thiès, de quartier ethnique » (p. 148). En ce qui concerne les Européens établis à Dakar et dans les autres villes du Sénégal occidental, ce chapitre éclaire l’entre-soi de la bulle coloniale puisque les trois quarts des Européens de Dakar avouent n’avoir aucun contact avec les Africains en dehors du milieu du travail. À défaut d’être légale, une certaine ségrégation dans l’espace social, y compris dans l’habitat, perdure assez subtilement tandis que le mariage interracial est presque unanimement considéré dans la population blanche comme une « atteinte essentielle au prestige de l’Européen » (p. 161).

5C’est donc à une diversité de situations urbaines, avec son lot de questionnements sociologiques, anthropologiques, ethnologiques et même historiques, que renvoie le travail de Mercier. Celui-ci a été cependant revu en partie par son éditeur, Jean Copans, pour en corriger les lacunes de présentation, les choix méthodologiques trop datés ou encore les lourdes imperfections bibliographiques (p. 175). Mais Copans ne s’arrête pas à ce travail d’édition fouillé. La postface touffue qu’il livre sur 156 pages permet à la fois de retracer les grandes étapes de l’histoire des sciences sociales françaises dans les années 1950 et 1960, celle des études urbaines naissantes en Afrique, mais de ressortir également la difficile archéologie sociologique du Dakar des années 1950. Il rappelle fort justement que Mercier aborde le terrain dakarois comme sociologue alors que n’y ont évolué essentiellement, jusque-là, que des géographes et démographes. Les travaux de Mercier, soutenus en 1968, sont en outre suivis de deux décennies durant lesquelles la sociologie et l’ethnologie disparaissent officiellement des cursus universitaires sénégalais.

6La redynamisation des études urbaines africaines sous un angle sociologique ne pouvait donc se faire sans sortir de l’ombre les travaux de Mercier. La publication d’un recueil paru en 1954, L’Agglomération dakaroise. Quelques aspects sociologiques et démographiques, et dont la direction scientifique incombe à Mercier, alors responsable de la section de sociologie de l’Institut français d’Afrique noire (IFAN), donne la mesure de la part prise par ce dernier dans le bouillonnement des études urbaines françaises, en ce début des années 1950.

7Copans fait beaucoup de reproches à Mercier dans la dernière partie de sa postface, lui faisant notamment grief d’une démarche « macro-sociologique, implicitement sociétale mais sans évocation ou description de la nouvelle configuration étatique qui remplace l’armature de la domination coloniale au tournant des années 1960 » (p. 282). On en revient à un péché originel : un travail de terrain mené par Mercier au début des années 1950, resté longtemps dans l’ombre avant d’être soutenu sous forme de thèse complémentaire une quinzaine d’années plus tard, dans un contexte social et politique complètement métamorphosé. Copans reproche surtout à Mercier une sorte de désincarnation dans sa façon d’aborder l’objet urbain dakarois, étudié sous l’emprise d’un « appareil statistique objectivant », selon une critique portée déjà, dès l’avant-propos, par le professeur émérite en anthropologie, Jean-Luc Bonniol.

8La démarche empirique choisie par Mercier a cependant le grand mérite de restituer une grande enquête de terrain, laquelle, à défaut d’être inédite, est perçue par Copans comme une démarche incontournable dans la définition des repères de la sociologie urbaine africaine. Les travaux de Mercier esquissent également de manière remarquable, quoique brièvement, un modèle islamo-wolof en gestation bien avant que ce dernier concept ne soit popularisé, ces trente dernières années, par une nouvelle génération d’historiens et de sociologues.