Dewel Serge. — Éthiopie, une histoire. Vingt siècles de construction nationale
Dewel Serge. — Éthiopie, une histoire. Vingt siècles de construction nationale. Paris, L’Harmattan (« Études africaines »), 2021, 478 p., gloss., bibl., ill., index.
Texte intégral
- 1 J. Doresse, Histoire de l’Éthiopie, Paris, PUF, 1970.
- 2 Berhanou Abebe, Histoire de l’Éthiopie d’Axoum à la Révolution, Paris, Maisonneuve & Larose, 1988.
- 3 P. B. Henze, Layers of Time. A History of Ethiopia, London, Hurst, 2000 ; Histoire de l’Éthiopie. (...)
- 4 Revendiqué publiquement lors de la Conférence internationale des études éthiopiennes (Addis Abeba, (...)
1Ce livre comble un grand vide. En effet, il n’existe aucun ouvrage récent en français sur l’histoire de l’Éthiopie qui soit l’œuvre d’un historien éthiopisant. J. Doresse1 a publié un Que sais-je ? vieilli et Berhanou Abebe2 arrête son récit à la veille de la Révolution. La traduction française du livre de P. B. Henze3 est certes « augmentée » par rapport à l’édition originale, mais son auteur n’a pas rédigé un travail universitaire même si son point de vue, celui d’un membre de la CIA4, ne manque pas d’intérêt pour un historien. Éthiopie, une histoire est, certes, un ouvrage destiné au public éclairé, mais, S. Dewel suit scrupuleusement les règles de la méthode historique. Ses étudiants et les chercheurs l’apprécieront sans aucun doute et, espérons-le, les journalistes et les politistes l’ouvriront. Le glossaire, la chronologie, la bibliographie et surtout un index très précis, aideront à la lecture de ce gros livre qui retrace Vingt siècles de construction nationale. J’ajouterai aussi les cartes et les encadrés et j’insisterai sur les 132 photographies — certaines rares et pour la plupart extraites de la collection de l’auteur — qui, bien plus que de simples illustrations, font partie de son récit.
- 5 A. Gascon, « L’Éthiopie et la Corne de l’Afrique “hors-sol », Pount, 11, 2017, pp. 109-117.
- 6 E. Boserup, Évolution agraire et pression démographique, Paris, Flammarion (« Nouvelle bibliothèqu (...)
2Le plan chronologique de S. Dewel se déroule en douze chapitres qui nous conduisent de l’Antiquité, du royaume de Da’amat, prédécesseur mal connu du royaume d’Aksum, jusqu’à la guerre du Tegray, en novembre 2020. À l’aide des photos, des cartes et des encadrés placés à la césure entre les chapitres, l’auteur présente de brèves notes sur des points en débat, Éthiopie, Abyssinie, le christianisme täwahedo, la numismatique, la peinture, l’écriture, le Kebrä Nägäst… puis nous ramène dans le fil de son exposé chronologique. Le livre commence par deux chapitres introductifs généraux : « L’homme et l’espace éthiopiens » et « L’histoire et le temps en Éthiopie ». Le premier n’est pas sans rappeler le Tableau géographique de la France de Vidal de la Blache que Lavisse plaça en introduction à sa fameuse Histoire de France. Pour la première fois, l’auteur souligne combien est décisive la croissance démographique irrésistible qui réduit inéluctablement la taille des lopins familiaux. Groupée à 80 % sur un tiers du territoire éthiopien — les hautes terres — la population a été multipliée par cinq en cinquante ans ! Cette croissance est largement sous-évaluée ou souvent ignorée par beaucoup d’observateurs adeptes des sciences sociales hors sol5. Suit la présentation des langues éthiopiennes et aussi un paragraphe sur la préhistoire en Éthiopie où manquent des références à E. Boserup6. Enfin, le deuxième chapitre offre une analyse pertinente des transformations de l’historiographie éthiopienne complétée par quelques pages au sujet du comput éthiopien du temps. En effet, la Révolution remet en question la doxa d’une histoire de l’Éthiopie comme un « long fleuve tranquille » au profit d’un récit pluriel autour des identités et des territoires. Cependant, l’auteur prend ses distances vis-à-vis de ces déconstructions comme le manifeste le sous-titre de son ouvrage : Vingt siècles de construction nationale.
- 7 Mohammed Hassen, The Oromo and the Christian Kingdom of Ethiopia 1300-1700, Woodbridge-Rochester, (...)
3S. Dewel tient la gageure de parcourir deux mille ans d’histoire « nationale » en dix chapitres. Parfois, le non-éthiopisant hésitera mais, rapidement, un encadré, un tableau, une carte, une photo le remettront dans le bon chemin. Les chapitres 3 et 4 nous entraînent de la conversion au christianisme du roi Ezana (Ve siècle), au déclin d’Aksum, à l’émergence d’États musulmans, à la dynastie Zagwé (XIIe siècle), à la « restauration » salomonienne (XIIIe siècle) et à l’expansion vers le Sud (XVe siècle). L’auteur utilise avec profit les découvertes archéologiques et les grands textes qui jalonnent l’essor du royaume chrétien. Il maîtrise (chapitre 5) la période troublée des XVI-XVIIe siècles, trop souvent résumée au seul jihad de l’émir Graññ (le Gaucher) dépeint comme un épisode de la lutte « éternelle » de la croix contre le croissant. Ce fut également le théâtre des migrations des Oromo sur les hautes terres éthiopiennes, et des Somali et des Afar dans les périphéries de la Corne. Ce fut aussi le moment de la rivalité entre Portugais et Ottomans, pour la mer Rouge et l’océan Indien, et enfin l’aboutissement, et l’échec, des contacts du royaume chrétien avec l’Europe. À mon sens, l’auteur, qui cite Mohammed Hassen, passe peut-être un peu rapidement sur ses nouvelles conclusions à propos des Oromo7. Selon cet auteur, ces derniers, présents dès les Zagwé aux portes du royaume chrétien, subirent le choc des troupes de Graññ et migrèrent vers les plateaux. En outre, leurs élites avaient choisi le catholicisme banni par le roi de Gondär, Fasiladäs (1632). Le chapitre 6 apporte un regard neuf sur la période gondarienne du « deuxième royaume salomonien », trop souvent vue comme un temps de renfermement et de déclin, résumé dans le nom, tiré de la Bible, d’« Ère des princes » Zämänä Mäsafent, 1769-1855. Là encore, l’auteur utilise judicieusement les photos, les cartes et les encadrés.
4À partir des chapitres 7, 8 et 9, qui exposent la situation avant et après la prise du pouvoir par Téwodros II (1855), S. Dewel change opportunément d’échelle afin de replacer l’Éthiopie au centre politique et économique de la Corne de l’Afrique et du « grand » Moyen-Orient, objets des rivalités des impérialismes coloniaux après l’ouverture du canal de Suez (1869). Il avance que les successeurs de Téwodros, mort à Mäqdäla face aux Britanniques de Napier (1868) — Yohannes IV (1872-1889) et Menilek II (1889-1913) — ont poursuivi le même but. Certes, le premier était tigréen et le second choan, mais après quelques complicités avec les Européens, ils ont construit la nation et sauvegardé son indépendance. L’auteur montre enfin dans ces chapitres de très belle tenue combien ras Täfäri, régent de 1916 à 1930, puis couronné Haylä Sellasé a « en même temps » poursuivi l’œuvre des negus modernisateurs tout en instillant des doses de plus en plus fortes de modernisation, aidé des « japonisants » du nom que se donnaient ce petit groupe d’intellectuels éthiopiens, formés à l’étranger, admirateurs du Meiji et conseillers du prince.
5Les trois derniers chapitres (10, 11 et 12) retracent la brève mais importante occupation italienne, le deuxième règne de Haylä Sellasé et « l’État séculier et démocratique » qui a accouché dans la douleur avec l’avènement de la junte marxiste (le Därg) et du fédéralisme ethnolinguistique qui lui a succédé. S. Dewel a dû faire des sacrifices pour faire tenir l’histoire de l’Éthiopie de 1936 à 2020 en moins de quarante pages tout en tenant compte de l’avalanche bibliographique qui ensevelit les éthiopisants… Après bien d’autres, il confirme que la conquête italienne, sur laquelle l’Europe ferma les yeux, annonce la Seconde Guerre mondiale et ses massacres de masse. Pourtant, aussi courte qu’elle fut, elle fournit au dernier negus les moyens de renforcer son absolutisme : l’Africa Orientale Italiana ne préfigure-t-elle pas l’empire centralisé qui annexa l’Érythrée en 1962 ? Et l’Éthiopie, république populaire et socialiste de Mängestu ? L’auteur expose ainsi l’essentiel des débats en cours sur cette dernière période de l’histoire du « temps présent », toujours en train de se faire. Je formulerai deux réserves, toutefois. Peut-on parler de « propriétaire » dans le système de tenure pré et post-réforme agraire ? Au Nord, l’usage de la tenure rest était accordé, à chaque génération, aux descendants de l’ancêtre éponyme du lieu. Dans les territoires conquis, Menilek avait concédé à ses lieutenants et au clergé de vastes concessions temporaires cultivées par des tenanciers précaires à part de fruit, issus des peuples vaincus. La réforme agraire de 1975 a supprimé ces systèmes et depuis lors l’État, propriétaire éminent du sol, concède l’usage des tenures aux paysans et, depuis le land grab (2009), aux sociétés agro-industrielles éthiopiennes et étrangères. Enfin, il faut manier avec précaution le diagnostic d’une déforestation générale et accélérée en Éthiopie du fait de l’inconscience d’une paysannerie retardataire… et qu’en conséquence, on peut déplacer…
6Ce livre n’est pas seulement une « Histoire d’Éthiopie », manuel scolaire, ou même universitaire, même si, plus haut, j’ai cité Lavisse et Vidal. S. Dewel pose la question de la réalité de la construction bimillénaire — célébrée en 2007 — d’une nation éthiopienne, à partir des controverses fondatrices ouvertes par les historiens allemands et français à la fin du XIXe siècle. On sait qu’au XXIe siècle le débat est loin d’être clos, et pas seulement en France. L’auteur prend parti, comme l’affirme le sous-titre : Vingt siècles de construction nationale. Il appuie sa démarche sur de nombreux travaux historiques et déplore, à l’instar de nombreux africanistes — dont je fais partie —, qu’en Afrique selon la vulgate tout s’explique par des conflits ethniques connaturels aux Africains. Pourtant, une nation éthiopienne, malmenée et divisée à nouveau par la guerre au Tigré, s’est construite tout au long de son histoire, souvent contre les menaces extérieures et en dépit des divisions internes. Le livre nous rappelle ainsi que, régulièrement, depuis le XVe siècle, le nord de l’Éthiopie — Tigré, Märäb-Mellaš Outre-Märäb, Érythrée — s’est, à maintes reprises, rebellé contre le pouvoir central.
7Enfin, S. Dewel souligne très justement combien le rythme de croissance de la population urbaine — deux fois plus élevé que le rythme national — bouleverse de fond en comble les données sociales, politiques, économiques et culturelles en Éthiopie. En ville, les familles issues des mariages « mixtes » interconfessionnels, interethniques et/ou interlinguistiques sont de plus en plus nombreuses. Ainsi, le Premier ministre Abiyy Ahmäd, né de père oromo musulman et de mère amhara chrétienne, comme son épouse, appartient-il à une Église évangélique… Rappelons que dans la société éthiopienne ambilinéaire, il n’y a pas de nom de famille. Selon les règles de l’onomastique, le premier nom, celui de la personne en question, est associé à un second, celui de son père et, de plus, les femmes mariées conservent leur nom. Terminons par une observation à la portée de tout locuteur de l’amharique qui parcourt le pays : l’urbanisation accélère l’amharisation (l’usage de l’amharique) même dans les régions-États où les idiomes régionaux ont rang de langue officielle et remplacent la langue des Amhara.
8Pour mieux comprendre l’Éthiopie, pour écrire sur le pays et ses habitants et pour y aller, le livre de S. Dewel est un outil précieux et nécessaire.
Notes
1 J. Doresse, Histoire de l’Éthiopie, Paris, PUF, 1970.
2 Berhanou Abebe, Histoire de l’Éthiopie d’Axoum à la Révolution, Paris, Maisonneuve & Larose, 1988.
3 P. B. Henze, Layers of Time. A History of Ethiopia, London, Hurst, 2000 ; Histoire de l’Éthiopie. L’œuvre du temps, Paris, Karthala, Moulin du Pont, LNA, 2004.
4 Revendiqué publiquement lors de la Conférence internationale des études éthiopiennes (Addis Abeba, 1984).
5 A. Gascon, « L’Éthiopie et la Corne de l’Afrique “hors-sol », Pount, 11, 2017, pp. 109-117.
6 E. Boserup, Évolution agraire et pression démographique, Paris, Flammarion (« Nouvelle bibliothèque scientifique »), 1970.
7 Mohammed Hassen, The Oromo and the Christian Kingdom of Ethiopia 1300-1700, Woodbridge-Rochester, James Currey, 2015.
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Référence papier
Alain Gascon, « Dewel Serge. — Éthiopie, une histoire. Vingt siècles de construction nationale », Cahiers d’études africaines, 249 | 2023, 183-187.
Référence électronique
Alain Gascon, « Dewel Serge. — Éthiopie, une histoire. Vingt siècles de construction nationale », Cahiers d’études africaines [En ligne], 249 | 2023, mis en ligne le 01 mars 2023, consulté le 29 mars 2023. URL : http://journals.openedition.org/etudesafricaines/40904 ; DOI : https://doi.org/10.4000/etudesafricaines.40904
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