1Le livre de Veronica Gomez-Temesio nous plonge dans l’univers du forage hydraulique, symbole, depuis l’indépendance acquise en avril 1960, de la volonté de l’État sénégalais de favoriser l’accès des populations rurales à l’eau potable. Mais au-delà de cet objectif social, le forage s’affirme également comme un instrument présentiel de l’État, principalement dans l’arrière-pays. Les faiblesses de son déploiement, de sa gestion et de son financement peuvent donc nous en dire beaucoup sur celles de l’État postcolonial.

2Cette problématique transparaît dans tout l’ouvrage, grâce à l’approche de terrain choisie par l’auteure, une anthropologue dont les recherches portent à ce jour essentiellement sur l’Afrique. Dans un assemblage complexe, évoquant bureaucratie étatique, autogestion, clientélisme politique, volontarisme des populations, investissement public, privatisation, coopération internationale, socialisme et logique libérale, le livre de Gomez-Temesio jongle avec beaucoup de vents contraires.

3Après une assez longue introduction qui nous plonge dans les profondeurs du forage (pp. 1-40), l’ouvrage, divisé en deux parties, s’ouvre d’abord sur des notions théoriques et des perspectives historiques (pp. 43-96). La deuxième partie, beaucoup plus étoffée que la première, aborde ensuite les questions politiques et de citoyenneté qui sont au cœur de l’entreprise du forage (pp. 99-256).

4Veronica Gomez-Temesio nous plonge dans le processus de formation et de résonance du pouvoir étatique sur le territoire rural (p. 43). Comment expliquer l’importance prise par cette infrastructure hydraulique dont les premiers jalons ont été posés, dès les années 1930, par le pouvoir colonial ? La réponse est fournie essentiellement dans le chapitre qui aborde l’histoire des politiques publiques en matière d’investissement hydraulique au Sénégal (pp. 56-71). Cette histoire est intimement liée à celle de l’Union progressiste sénégalaise (UPS) devenue par la suite le Parti socialiste, la formation politique qui a gouverné le pays d’avril 1960, date de l’accession à l’indépendance, à mars 2000 (p. 64). Le pouvoir postcolonial, d’inspiration social-démocrate, s’est vite approprié l’expérience hydraulique coloniale, en densifiant le réseau des forages. Le déploiement des infrastructures hydrauliques rurales devient un axe majeur de la politique de développement du pouvoir socialiste. Durant les deux premières décennies post-indépendance, soucieux de marquer sa présence, le nouvel État socialiste garantit la gratuité de l’eau et prend en charge la gestion des forages. Ce volontarisme devient même un modèle au niveau mondial au point que « l’hydraulique sénégalaise devient la caisse de résonnance des politiques eau à l’échelle internationale » (p. 61).

5Mais la fin de la décennie 1970 est synonyme pour l’État sénégalais d’importantes difficultés budgétaires causées par des sécheresses à répétition et la chute des cours de l’arachide, la principale matière première du pays à l’exportation. La prise en charge étatique de la gestion des forages périclite (pp. 73-96). Acculé, le Sénégal fait appel à partir de 1984 aux institutions de Bretton Woods, la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI). Les politiques d’ajustement structurel (PAS) prônées par ces institutions se traduisent par le retrait partiel ou total de l’État de pans entiers de secteurs de l’économie et l’hydraulique rurale ne fait pas exception. Car si l’État reste présent, sa politique hydraulique n’est plus de son ressort exclusif avec la consécration du droit de regard et de conditionnalités de bailleurs de fonds externes.

6Durant les années 1990, le bilan des réformes mises en place la décennie précédente révèle un échec car les forages sont « exploités à grand peine par des comités de gestion sans solution pérenne pour la maintenance des installations » (p. 67). Tout le chapitre 2 de la première partie témoigne de ces difficultés (pp. 73-96). Il se focalise sur l’exemple d’une localité, Penedaly, là où quand la pompe du forage du village a grillé, l’Association des usagers du forage (Asufor) locale a préféré faire appel à un opérateur privé au lieu des agents de l’État car ceux-ci ont mauvaise réputation, celle de surfacturer pour puiser dans la caisse (pp. 74-78). C’est en racontant ces petites histoires de la vie autour du forage à Penedaly que Veronica Gomez-Temesio nous en dit finalement beaucoup sur la débrouillardise des communautés villageoises parfois livrées à elles-mêmes.

7Le délitement de la présence de l’État autour des infrastructures hydrauliques permet de réinventer les rapports de clientèle. Ceux-ci mettent dorénavant en avant, non plus seulement le quasi Parti-État au pouvoir mais surtout le « fils du village » qui profite de sa réussite sociale ou politique, de sa proximité avec les puissantes confréries soufies, pour favoriser son terroir en matière d’investissements hydrauliques. « Le sourcier du village est [presque toujours] cadre à Dakar » (p. 100). L’auteure ne cède pas cependant à la tentation de reconduire le procès et le poncif du caractère ontologiquement patrimonial de l’État africain mais constate simplement que l’interventionnisme de ces « fils du village » illustre que « d’autres registres normatifs existent à l’intérieur de l’État » (p. 109). Cependant, dans ce contexte, les services d’encadrement du monde rural dévissent et dérivent progressivement, engendrant au passage la bureaucratie et la corruption.

8C’est dans ce contexte que l’État, conseillé par l’Agence française de développement, tente alors une expérience inédite qui, dans un premier temps, concerne 100 forages sur les 1 000 que compte le pays (p. 130). Elle consiste, à travers la Réforme de gestion des forages motorisés ruraux (REGEFOR), à optimiser la gestion en vendant l’eau aux usagers et à réinvestir une partie de cet argent dans l’entretien des infrastructures.

9C’est la fin d’un dogme socialiste sacralisé depuis l’indépendance : une eau potable gratuite à la disposition de toutes les populations rurales. Cette décision pose un débat qui dépasse les frontières sénégalaises : est-il moral de faire de l’eau, indispensable à la vie, une valeur marchande au lieu de la considérer comme un droit pour tous garanti par l’État ?

10Cette question dévoile un peu plus son aspect idéologique quand le Parti socialiste perd le pouvoir en mars 2000, après avoir dirigé le Sénégal durant quatre décennies. Avec l’avènement du régime libéral dirigé par Abdoulaye Wade, la privatisation du secteur, amorcée sous Abdou Diouf, s’assume sans complexe. L’expérience de la REGEFOR est généralisée à l’ensemble du secteur de l’hydraulique rurale en 2008. Dorénavant, dans le moindre village abritant un forage, des compteurs d’eau font leur apparition et les populations doivent s’acquitter de factures au risque de se voir priver de cette ressource (p. 165). Ce tournant constitue la vraie rupture avec la période socialiste et le symbole du triomphe de la logique libérale. Les tenants de la marchandisation de l’eau domestique, y compris auprès des couches les plus modestes de la population, voient leur vision l’emporter.

11À partir de là, Veronica Gomez-Temesio nous fait découvrir, et c’est tout l’intérêt de cet ouvrage, les solutions imaginées par les populations tenues de gérer « leur » forage dans un environnement marqué par l’évanescence de l’État et les logiques capitalistiques du profit. L’argent devient un enjeu central durant ce tournant qui déconstruit les logiques de solidarité héritées de la période socialiste. L’esprit coopératif de l’autogestion populaire cède peu à peu la place aux principes de profit et de bonne gestion capitalistique, dans un environnement juridique et administratif marqué par la débrouillardise des Asufor souvent livrées à elles-mêmes (pp. 166-172). Quelle meilleure façon d’illustrer les manquements de l’État que de procéder à la radioscopie d’une structure fondamentale dans la chaîne qui relie l’État aux populations à travers la Direction de l’exploitation et de la maintenance (DEM) ? À travers une plongée dans l’ordinaire bureaucratique de la DEM, qui se nourrit d’un clientélisme à large échelle, l’auteure signe une des parties les plus abouties de l’ouvrage sur le fonctionnement de l’État (pp. 191-220).

12Cet ouvrage raconte en fin de compte une véritable aventure humaine autour du forage hydraulique dans l’arrière-pays et une histoire par le bas illustrée par mille et une histoires de débrouillardise de populations rurales démunies. Grâce à une posture anthropologique et une démarche ethnographique bien assumées, cet ouvrage de Veronica Gomez-Temesio restitue la complexité de la construction de l’État au Sénégal par le canal de l’investissement hydraulique dans le monde rural, où vit la majorité de la population.