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Analyses et comptes rendus

Coquery-Vidrovitch Catherine. — Le choix de l’Afrique. Les combats d’une pionnière de l’histoire africaine

Chloé Maurel
p. 400-404
Référence(s) :

Coquery-Vidrovitch Catherine. — Le choix de l’Afrique. Les combats d’une pionnière de l’histoire africaine. Paris, La Découverte, 2021, 302 p., bibl., index, ill.

Texte intégral

1Dans ces mémoires, Catherine Coquery-Vidrovitch, historienne de référence sur l’histoire de l’Afrique, retrace son parcours de vie et son exercice du métier d’historienne sur une période de plusieurs décennies. Ainsi, elle relate son enfance, ses études, puis son parcours scientifique, riche de voyages de recherche en Afrique et de séjours d’enseignement aux États-Unis notamment.

2Elle précise que son choix d’étudier l’Afrique ainsi que son instinct de « pionnière » ne sont pas dus au hasard, mais s’ancrent dans sa haine du racisme, liée au fait qu’elle a vécu, enfant, l’Occupation et les persécutions contre les juifs. En effet, fillette juive (issue d’une famille assimilée de longue date) dans le Paris de l’Occupation, elle a vécu en clandestine, ne portant pas l’étoile jaune. Elle relate l’exode en 1940, se retrouvant avec sa mère dans un village perdu du Massif central, la conversion au christianisme pour se protéger des persécutions et de la déportation, la mort précoce de son père, et le choc en 1942-1943 de la déportation de son grand-père Émile, ainsi que sa période comme « enfant cachée » chez un couple de Résistants, dans l’Oise. Âgée de neuf ans lors de la Libération de Paris, elle se rappelle la « jubilation » collective, l’explosion de joie liée à la victoire contre le nazisme.

3Elle relate, non sans humour, que sa vocation d’historienne a été précoce, puisque son premier vol a été celui d’un manuel d’histoire en classe de CP.

4Reçue en 1958 à l’agrégation d’histoire, elle a d’abord envisagé de faire une thèse d’histoire médiévale, sur « Paris au XVe siècle », mais a finalement préféré choisir un sujet plus contemporain. À cette époque, souligne-t-elle, la discipline « histoire africaine » n’existait pas encore en France.

5Elle évoque aussi ses souvenirs de l’École normale supérieure (ENS), alors à Sèvres, où elle a été élève à l’époque où cet établissement n’était pas encore mixte. Elle se montre critique sur l’institution, « cette École d’un autre temps », et sur sa directrice de l’époque, et en garde de mauvais souvenirs, à l’inverse de la nostalgie que son mari, Michel Coquery, a de sa période de normalien à l’ENS d’Ulm. Elle raconte qu’à l’ENS de Sèvres, elle était comme un « mouton noir », isolée de ses camarades, et détestant la vie en collectivité, allergique à « tout embrigadement ». On peut observer qu’il est de sa part courageux et iconoclaste d’oser ainsi critiquer le fonctionnement de cette prestigieuse grande école, qui était alors sclérosé et passéiste. Cela s’inscrit en rupture avec les récits idylliques et nostalgiques de Jean-Paul Sartre et ses camarades de l’ENS.

6Évoquant son engagement politique, elle constate qu’il a été tardif, et que c’est dans le contexte de la déstalinisation à partir de 1953 qu’elle a commencé à développer une conscience politique marxiste et anticoloniale.

7En 1958, elle épouse Michel Coquery, et comme celui-ci va en 1960 passer un an en Algérie dans le cadre de la guerre d’Algérie (pour son service militaire), elle l’y rejoint pendant les vacances scolaires et est fascinée par la beauté de ce pays et la gentillesse des habitants. Cette année-là, année des Indépendances africaines, elle décide de travailler sur l’Afrique subsaharienne, et en particulier sur l’histoire des missions de Savorgnan de Brazza au Congo (1880-1883) et sur l’histoire des grandes compagnies concessionnaires en Afrique équatoriale française (AEF). Ce seront ses deux sujets de thèses, inspirés par ses convictions marxistes et anticolonialistes. En effet, elle veut montrer comment les grandes compagnies privées ont exploité et pillé les richesses de l’Afrique. Elle effectue en 1965 son premier voyage en Afrique subsaharienne, et elle est frappée par la découverte du monde local « néocolonial », du racisme des blancs habitant sur place, et notamment des salariés de l’Office de la recherche scientifique et technique d’outre-mer (ORSTOM), institution héritière de l’Office de la recherche scientifique coloniale créé par Vichy en 1943. Côtoyant des coopérants, elle y saisit les ambiguïtés de la coopération universitaire et de la coopération technique, car elle observe que beaucoup d’entre eux sont intimement persuadés de la supériorité des Occidentaux sur les Africains.

8Au Gabon, elle rencontre le gouverneur Gaston Guibert, conseiller du président Léon Mba, qui lui parle du massacre de la Mpoko perpétré en 1905 par une grande compagnie coloniale, ce qui lui donne l’idée d’aller explorer les archives sur ce sujet, en France, lui révélant un sanglant massacre commis par une grande compagnie coloniale, dans l’actuelle République centrafricaine : le meurtre de sans doute 1 500 Africains, notamment des femmes et des enfants, à coups de chicotte (fouet à lanières de cuir) ; or, le gouvernement français a décidé, au plus haut niveau, d’étouffer l’affaire.

  • 1 P. Savorgnan de Brazza & C. Coquery-Vidrovitch, Le rapport Brazza. Mission d’enquête du Congo : (...)

9Un peu plus tard, elle découvre dans les archives coloniales le « rapport Brazza », qui était réputé disparu ou détruit, rapport rédigé au ministère des Armées en 1905, suite à une mission d’inspection dirigée par Pierre Savorgnan de Brazza, ancien explorateur et commissaire général de l’AEF, et qui critique sévèrement les politiques coloniales, à tel point que le rapport n’a jamais été publié. Elle retrouve l’ultime exemplaire de ce rapport ayant échappé à la destruction. Soucieuse de faire connaître au public les crimes coloniaux, elle le fait publier dans une édition scientifique et annotée1.

10Elle évoque ensuite l’ambiance des années 1968-1970 en France, marquées par le marxisme poststalinien et par l’essor de l’intérêt pour le tiers-monde (notion forgée en 1952 par le démographe français Alfred Sauvy), avec des revues novatrices comme Tiers-Monde, Le Mouvement social, et L’Homme et la Société. Ces années sont vécues comme « une période de maturation extraordinaire » et « une effervescence intellectuelle formidable » (p. 151). Elle tient aussi à s’ouvrir à l’apport, souvent ignoré, des congrès d’études africaines en Afrique, comme le Congrès international des africanistes organisé à Dakar en 1961, suivi d’autres congrès dans d’autres villes d’Afrique. Elle souligne la liberté de parole qui y régnait, même en RDC, le général Mobutu s’étant engagé en ces termes vis-à-vis de l’intellectuel congolais Valentin Mudimbe : « À l’intérieur de l’université, vous dites ce que vous voulez, mais cela ne sort pas du campus » (p. 155).

11Catherine Coquery-Vidrovitch revient sur la soutenance de ses deux thèses en 1966 et 1970 et explique qu’elle a voulu décrire, objectivement et « sans pathos ni affectivité, les horreurs des débuts de la colonisation en Afrique équatoriale » (p. 158). Sa thèse d’État a analysé la « privatisation » coloniale consentie par l’État aux grandes compagnies privées. Elle révèle « l’économie prédatrice en AEF » (p. 161) et montre que la colonisation de l’AEF dans le premier tiers du XXe siècle a été « un énorme fiasco » (p. 162).

12Après Mai 68, elle adhère au Parti communiste français (PCF) mais y reste peu de temps, supportant mal la « langue de bois » stalinienne (p. 167) et craignant d’y perdre sa liberté de parole.

13En 1972, elle enseigne au département d’histoire de l’Université de Dakar. Elle y observe l’effort d’« africanisation » du diplôme universitaire d’histoire africaine. En revanche, elle constate en 1973-1974 au Gabon qu’une « chape de plomb », due à l’autoritarisme du pouvoir en place, pèse notamment sur le système universitaire. Elle rencontre le président Omar Bongo, « le corrupteur » (p. 188) qui, au cours d’un entretien de deux heures, étale l’étendue de son pouvoir fondé sur la corruption et essaie de la convaincre de revoir la mention accordée à son neveu pour son diplôme universitaire. Elle ne cède pas. Elle visite par la suite les régimes africains marxistes-léninistes des années 1970 — le Congo, le Bénin et le Mozambique —, où elle observe l’atmosphère révolutionnaire et l’enthousiasme militant sincère des habitants.

  • 2 C. Coquery-Vidrovitch & H. Moniot, L’Afrique noire de 1800 à nos jours, Paris, PUF, 1974.

14Entrée à l’Université Paris 7 en 1972, elle apprécie l’ambiance progressiste de cette nouvelle faculté, créée comme Paris 8 dans le sillage de Mai 68, et notamment de son laboratoire Connaissance du tiers-monde. En 1974, elle publie aux PUF un manuel d’histoire africaine qui servira de référence à des générations d’apprentis historiens2.

15Ensuite, elle découvre le Zimbabwe et l’Afrique du Sud. Dans ce dernier pays, elle observe la période enthousiasmante de la présidence de Mandela, mais y voit aussi les stigmates de l’apartheid.

16Elle relate également la période, de 1990 à 2018, où elle a enseigné six semaines par an aux États-Unis ou au Canada, estimant que les universités nord-américaines sont « un paradis pour les chercheurs » (p. 252), en particulier la State University of New York (SUNY), où elle côtoie le sociologue marxiste Immanuel Wallerstein.

  • 3 C. Coquery-Vidrovitch & E. Mesnard, Être esclave. Afrique-Amériques, XVe-XIXe siècle, Pa (...)

17En 2013, elle écrit avec Éric Mesnard un ouvrage novateur sur l’histoire de l’esclavage africain, qui consiste en un essai d’histoire des esclaves eux-mêmes à partir de sources primaires, à savoir leur propre biographie ou autobiographie, depuis le XVIIe siècle3.

  • 4 Voir, à ce sujet, notre article : C. Maurel, « L’Histoire générale de l’Afrique de l’Une (...)

18Elle participe aussi à la mise en place de l’exposition L’Afrique des routes au musée du Quai Branly en 2017 et à la réalisation du vaste projet de l’Unesco d’écriture collective d’une Histoire générale de l’Afrique achevé en 2019. Ce projet novateur, conçu dès 1964 par l’Organisation de l’unité africaine, et dont les volumes sont publiés entre 1984 et 1999, met à contribution plusieurs centaines d’historiens, notamment africains, pour écrire l’histoire de l’Afrique de la préhistoire à 19804.

19Enfin, elle termine avec l’appel à continuer à lutter contre le racisme, toujours présent, et contre le sentiment de supériorité des Occidentaux, comme cela émanait du discours du président Nicolas Sarkozy à Dakar en 2007 qui affirmait que les Africains n’étaient pas assez entrés dans l’Histoire. La vie et les œuvres de Catherine Coquery-Vidrovitch ainsi que son activité d’enseignante et ses rencontres avec d’autres intellectuels et responsables politiques font d’elle une historienne accomplie et véritablement pionnière. On peut ajouter qu’en 2022, du fait de tous ces mérites, elle devient marraine du Prix lycéen du livre d’histoire, poursuivant le dialogue auquel elle a toujours été attachée avec les jeunes.

20Son parcours est exceptionnel : c’est celui d’une femme chercheuse et universitaire qui se dirige vers l’histoire de l’Afrique et qui n’hésite pas à s’engager au nom de ses valeurs humanistes et progressistes contre les préjugés (néo)colonialistes et racistes de la société d’alors. À de nombreuses reprises, elle relate qu’elle a été choquée par l’esprit néocolonial et même raciste qui régnait au sein de l’administration et de la diplomatie françaises ainsi que dans le milieu de la coopération, qui a perduré bien après les années 1960. Sur la situation actuelle, elle observe qu’il subsiste des pesanteurs fâcheuses. Ainsi, elle regrette que l’histoire africaine précoloniale soit très peu enseignée en France. Gageons que ce constat amène la communauté historienne à une prise de conscience et à un possible changement à venir.

  • 5 Récemment a été publié en France, en français, cet important ouvrage de V. Mudimbe, (...)

21Certains pans de son parcours et de son environnement sont peu évoqués, comme les relations avec ses collègues anthropologues africanistes Marc Augé et Françoise Héritier, mais elle convoque et rend hommage à beaucoup d’historiens, notamment africains, comme l’historien, poète et philosophe congolais Valentin Mudimbé, encore trop méconnu en Europe5.

22À travers ce récit fluide et captivant, accessible par sa clarté même aux non-spécialistes, se lisent les enjeux de la reconnaissance académique d’une histoire de l’Afrique, concomitamment aux processus de décolonisation.

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Notes

1 P. Savorgnan de Brazza & C. Coquery-Vidrovitch, Le rapport Brazza. Mission d’enquête du Congo : rapport et documents (1905-1907), préface C. Coquery-Vidrovitch, Paris, Le Passager clandestin, 2014.

2 C. Coquery-Vidrovitch & H. Moniot, L’Afrique noire de 1800 à nos jours, Paris, PUF, 1974.

3 C. Coquery-Vidrovitch & E. Mesnard, Être esclave. Afrique-Amériques, XVe-XIXe siècle, Paris, La Découverte, 2013.

4 Voir, à ce sujet, notre article : C. Maurel, « L’Histoire générale de l’Afrique de l’Unesco : un projet de coopération intellectuelle transnationale d’esprit afro-centré (1964-1999) », Cahiers d’Études africaines, LIV (3), 215, 2014, pp. 715-738.

5 Récemment a été publié en France, en français, cet important ouvrage de V. Mudimbe, L’Invention de l’Afrique. Gnose, philosophie et ordre de la connaissance (Paris, Présence africaine, 2021), alors qu’il était paru en anglais aux États-Unis à Bloomington, Presses universitaires de l’Indiana, dès 1988. Catherine Coquery-Vidrovitch en a justement proposé une recension dans Cahiers d’histoire, 151, 2021, pp. 185-186, <https://journals.openedition.org/chrhc/18064>.

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Pour citer cet article

Référence papier

Chloé Maurel, « Coquery-Vidrovitch Catherine. — Le choix de l’Afrique. Les combats d’une pionnière de l’histoire africaine »Cahiers d’études africaines, 250 | 2023, 400-404.

Référence électronique

Chloé Maurel, « Coquery-Vidrovitch Catherine. — Le choix de l’Afrique. Les combats d’une pionnière de l’histoire africaine »Cahiers d’études africaines [En ligne], 250 | 2023, mis en ligne le 01 juin 2023, consulté le 27 septembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/etudesafricaines/42070 ; DOI : https://doi.org/10.4000/etudesafricaines.42070

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Auteur

Chloé Maurel

Sorbonne, identités, relations internationales et civilisations d’Europe (SIRICE), Paris, France

Du même auteur

  • Un projet de coopération intellectuelle transnationale d’esprit afro-centré (1964-1999)
    Unesco’s General History of Africa. An African-Centered project of Transnational Intellectual Cooperation (1964-1999)
    Paru dans Cahiers d’études africaines, 215 | 2014
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