1L’année 1896 marque la fin de l’esclavage à Madagascar. Pourtant, les descendants d’esclaves continuent d’être discriminés dans certaines régions de l’île. Dans une brillante monographie, Denis Regnier, assistant professeur et directeur du département des sciences humaines et sociales à la Global Health Equity University, Rwanda, explore les relations entre descendants d’esclaves (andevo) et descendants d’hommes libres — ou roturiers (olompotsy) — chez les Betsileo afin de comprendre pourquoi certains stigmates perdurent plus d’un siècle après l’abolition. Adoptant une approche innovatrice qui combine ethnographie, histoire et cognition, l’auteur démontre que le préjudice social subi par les descendants d’esclaves tire son origine non pas dans les temps précoloniaux mais dans un processus d’essentialisation trouvant ses racines dans le contexte spécifique de l’abolition de l’esclavage. L’une des principales forces de cet ouvrage réside dans la méthodologie adoptée et la réflexivité de l’auteur sur les difficultés rencontrées lors de sa recherche ethnographique. Par ailleurs, l’analyse historique et ethnographique permet d’aborder des questions liées à la structure de la société, inscrite dans un système économique, politique et social plus large. Le lecteur est plongé au cœur des échanges sociaux qui rythment la vie des Betsileo et découvre le quotidien d’un groupe de descendants d’esclaves à travers de riches études de cas exposées dans huit chapitres. L’ouvrage se démarque également par des méthodes dérivées des sciences cognitives, qui permettent d’aborder la question de l’essentialisme psychologique.

2L’esclavage à Madagascar a des origines anciennes. Toutefois, cette pratique a réellement changé d’échelle avec l’arrivée des Européens et l’extension de l’empire merina vers la fin du XVIII^e-début du XIX^e siècle. À cette époque, l’esclavage était considéré comme une condition certes honteuse mais néanmoins réversible. Un esclave pouvait racheter sa liberté et être réintégré dans un groupe de descendance à la suite d’un rituel réalisé par une personne d’autorité, c’est-à-dire les chefs et nobles betsileo ou bien le chef de lignée d’un groupe roturier (chapitre 7). Les Français ont aboli l’esclavage en 1896, libérant ainsi des centaines de milliers d’esclaves. Cependant, ce changement de statut n’a pas été reconnu par la population locale qui ne conférait pas aux Français l’autorité nécessaire pour affranchir des esclaves. Les personnes récemment asservies ont pu retourner chez elles et effectuer le rituel par une autorité localement reconnue. Les esclaves de plusieurs générations, quant à eux, n’ont pas pu réaliser ce rituel, n’ayant pour la plupart plus de relation avec leur groupe de descendance ou leur terre ancestrale (chapitre 8). L’abolition de l’esclavage est donc allée de pair avec un processus d’essentialisation historique ayant pour conséquence la fixation du statut d’esclave pour les générations à venir.

3À première vue, les descendants d’esclaves et les descendants de personnes libres sont égaux. Les descendants d’esclaves jouent un rôle économique, politique et historique important (chapitre 3). Cette « fiction d’égalité » est renforcée par l’absence de discours direct sur l’esclavage qui n’est évoqué qu’à travers des euphémismes et des discours implicites. Du reste, malgré cette apparente égalité, les descendants d’esclaves continuent d’être considérés comme « impurs » (olo tsy madio), et les descendants de personnes libres refusent de se marier avec eux (chapitre 6). À la différence des mariages civils et religieux, le mariage traditionnel peut se définir comme un processus d’échange entre groupes de descendance permettant de créer et de renforcer les relations entre les familles des futurs époux (chapitre 5). Utilisant les termes de « mariages bilatéraux » pour décrire les mariages qui reçoivent la « bénédiction » (« tsiodrano ») des deux familles et de « mariages unilatéraux » pour celles et ceux qui ne reçoivent l’approbation que d’une des deux parties, Regnier démontre qu’à Beparasy, il n’y a pas de mariages bilatéraux entre descendants d’esclaves et descendants de personnes libres. Tout du moins, pas en connaissance de cause. Non seulement les groupes de parenté roturiers ne reconnaissent pas les unions mixtes, mais ils considèrent ces unions comme particulièrement mauvaises et honteuses. La situation devient encore plus compliquée lorsqu’un couple « mixte » a des enfants (chapitre 7). Suivant le principe d’hypodescendance, l’enfant se voit attribuer le statut du parent qui a un ancêtre considéré comme inférieur, c’est-à-dire descendant d’esclave. L’enfant, à son tour, va être défini comme « impur » et considéré comme perdu pour sa lignée de descendance libre qui ne pourra pas l’enterrer dans le tombeau ancestral. De manière générale, la règle qui prévaut chez les Betsileo est celle de l’isogamie de statut : on ne se marie qu’avec des personnes du même groupe social. Afin de savoir si une personne est descendante d’esclave, et donc si on peut se marier avec elle, les Betsileo font appel à la mémoire sociale en menant des enquêtes prémaritales et en écoutant attentivement les discours généalogiques au moment des rites funéraires (chapitre 7).

5L’ouvrage se démarque ainsi de l’idée généralement acceptée que les discriminations dont sont victimes les descendants d’esclaves trouvent leurs origines dans les hiérarchies sociales traditionnelles. Le développement historique de l’essentialisation des descendants d’esclaves remonte à l’abolition de l’esclavage par le gouvernement colonial français. Denis Regnier rejoint l’approche de ses professeurs à la London School of Economics, Maurice Bloch et Rita Astuti, qui allient l’étude historique, sociale, économique et politique d’un groupe malgache avec une réflexion cognitive. Sa monographie offre une perspective riche et originale sur les sociétés post-esclavagistes.