1Dans la vibrante capitale sénégalaise de Dakar, le réseau routier tisse une toile complexe au cœur de laquelle battent les gares routières, véritables carrefours de vie, d’économie et de société. L’ouvrage de Sidy Cissokho nous plonge dans l'univers fascinant du transport routier, devenu la colonne vertébrale du Sénégal moderne, marqué par une évolution préférentielle du « tout routier » au détriment du rail. En effet, le paysage urbain dakarois est ponctué de ces espaces de transit, les gares routières, qui débordent d’activité et de dynamisme. Loin d’être de simples points de passage, ces lieux se révèlent être des écosystèmes à part entière, où se croisent chauffeurs, commerçants, artisans et passagers. La gare routière émerge ainsi comme un microcosme reflétant la complexité et la diversité de la société sénégalaise. Pourtant, ces centres vitaux sont souvent stigmatisés. Bruyants, désordonnés, parfois jugés insalubres, ils font l’objet d’un jugement critique tant de la part des Dakarois que des visiteurs. Cette image ternie contraste fortement avec l’importance capitale de ces espaces dans le tissu économique et social du pays.

2Cissokho s’aventure au-delà des préjugés pour dévoiler la richesse et la complexité des interactions qui animent ces gares. L’étude s’attache particulièrement à la vie quotidienne des chauffeurs, véritables héros méconnus de ce récit, qui naviguent dans un monde où se mêlent négociations, compétition et solidarité. Le rôle des associations professionnelles et des interactions avec l’État y est également scruté, révélant un jeu subtil de pouvoir et d’influence qui façonne le secteur. Le récit se cristallise autour de l’idée que les gares routières sont des scènes politiques. Loin d’être de simples espaces commerciaux, elles deviennent des arènes où s’exercent mobilisation, contestation et négociation, reflet des dynamiques de pouvoir à l’échelle nationale. On le voit notamment avec les élections à la représentation de la profession qui sont un processus généralement conflictuel. Les débats ne portent pas seulement sur la forme légitime du processus de délégation, mais également sur les aspects financiers qui se cristallisent sur les accusations des candidats sortants et sur l’examen minutieux de leur bilan comptable. Pour prétendre représenter la profession, les candidats doivent d’abord représenter l’un des groupes composant la gare. Pour préserver l’unité du groupe après l’élection du président, on recourt à la cooptation pour former le bureau exécutif. L’accès à ces postes rémunérés est un outil d’arbitrage entre factions, permettant de limiter les défections des groupes lésés par l’élection et de maintenir l’engagement pour le regroupement (pp. 153-167). Cissokho soulève ainsi des questions importantes sur la place du secteur du transport dans la cohésion et la stabilité politique du Sénégal.

3Ce travail sur le secteur du transport à Dakar est remarquable à plusieurs égards et contribue de manière significative à la compréhension des dynamiques socioéconomiques et politiques au Sénégal, ainsi qu’à la sociologie du travail et de l’urbanisme de manière plus générale. On peut souligner ici trois points parmi les principaux apports de cette étude.

4Il s’agit en premier lieu de sa contribution à la compréhension de la dynamique des négociations dans les rapports de pouvoir. L’ouvrage détaille les interactions entre les chauffeurs, les associations professionnelles et l’État, révélant un réseau complexe de négociations et de résistances, entre pouvoirs et contre-pouvoirs. Il nuance, ce faisant, la compréhension des relations entre l’État et les citoyens, en montrant comment des groupes considérés comme marginaux exercent une influence et participent activement à la gouvernance urbaine. En effet, les regroupements professionnels de chauffeurs et des propriétaires de véhicules participent activement à la gestion des gares routières, qui sont des segments importants de l’espace public urbain. Mais cette participation est le produit d’un long processus. À partir des années 1990, ces regroupements professionnels entreprirent progressivement la conquête des gares routières. Ils tissèrent des liens avec l’administration et le parti présidentiel, ils recoururent également aux grèves pour s’imposer, avec une vague générale d’événements protestataires au niveau national, et des revendications portées à l’échelle des villes ou des régions : mouvements de grèves contre le délabrement des routes, débrayage de 48 heures pour protester contre l’excès de zèle des forces de l’ordre lors des contrôles routiers, mobilisation contre la concurrence déloyale des camions de marchandises transportant des passagers, etc. (pp. 78-84). Les gares routières qui peuvent apparaître aux observateurs comme des lieux non organisés et foisonnant d’activités, sont pour les chauffeurs et les autres travailleurs qui les fréquentent, un lieu précisément structuré, fait de représentations où se mêlent imaginaires administratif et professionnel. Le site d’une gare routière se décompose ainsi en plusieurs lignes, qui sont des sous-espaces cloisonnés où s’opère la collecte au nom du regroupement. Les lignes se matérialisent par une succession de véhicules à l’arrêt et en rang. Pour les chauffeurs, la gare routière n’est pas un espace homogène, mais elle se décompose en différents sous-espaces qui correspondent à un type de véhicule particulier et à une destination (pp. 94-95). Les gares routières, au cœur de l’étude, sont ainsi présentées comme des microcosmes sociaux, des lieux de contestation, d’expression politique et de construction identitaire qui reflètent les dynamiques plus larges de la société sénégalaise.

5Ceci nous amène au deuxième apport de l’ouvrage, qui est l’éclairage sur le syndicalisme dans un contexte d’informalité. Il convient d’ailleurs de souligner que le travail de Cissokho est l’un des tout premiers dans la littérature francophone en Afrique à se pencher sur la question du syndicalisme dans l’économie informelle. Cissokho aborde la question de la mobilisation et de l’organisation syndicale dans un secteur dominé par l’informalité, apportant une remarquable contribution à la réflexion sur le syndicalisme moderne. Son analyse montre comment des formes d’organisation et de revendication émergent hors des cadres traditionnels, offrant des leçons sur l’adaptation des mouvements ouvriers à des contextes économiques changeants. À partir du syndicalisme des chauffeurs, l’ouvrage développe une analyse approfondie du monde de l’économie informelle en montrant sa complexité, sa vitalité et son rôle central dans la vie urbaine. En effet, au Sénégal, c’est l’économie informelle qui offre des opportunités d’emploi à la majorité de citadins ainsi que des services indispensables à la vie urbaine comme le transport. Dans un contexte où il y a très peu d’offre de travail salarié, l’économie informelle contribue de manière essentielle à l’économie et à la cohésion sociale.

6Le troisième apport à souligner concerne son approche méthodologique qui, en combinant observation ethnographique, analyse historique et théorie sociologique, propose un modèle d’analyse des phénomènes complexes et souvent mal compris comme l’informalité. Ce modèle d’analyse pourra servir de guide pour des recherches futures dans d’autres contextes urbains ou secteurs économiques. On peut dire que le travail de Cissokho se distingue par sa capacité à relier des analyses empiriques détaillées à des questions théoriques et méthodologiques plus larges, ouvrant ainsi des perspectives nouvelles sur le Sénégal, mais également sur la sociologie urbaine et sur la sociologie du travail de façon plus générale.

7L’étude, qui se concentre sur les interactions entre les chauffeurs, les organisations professionnelles et l’État, aurait pu explorer de manière plus approfondie les liens et les impacts réciproques entre le secteur du transport et d’autres secteurs de l’économie ou aspects de la vie sociale. Par exemple, l’impact du transport sur l’environnement urbain, la santé publique ou le développement économique plus large aurait mérité une plus grande attention. De même, la perspective des chauffeurs et des acteurs institutionnels est bien rendue dans l’analyse, mais les expériences, attentes et stratégies des usagers du transport auraient pu être davantage approfondies. Comprendre comment les citoyens naviguent dans le système de transport, leurs perceptions de l’informalité des gares routières et leur engagement dans les dynamiques politiques et économiques locales pourrait enrichir l’analyse. Ces limites ne diminuent en rien la valeur du travail de Cissokho, mais elles soulignent des opportunités pour des recherches futures. Elles invitent à des explorations complémentaires qui pourraient élargir la compréhension du secteur du transport à Dakar et des dynamiques socioéconomiques et politiques du Sénégal.

8Dans son analyse finale, Sidy Cissokho nous propose une réflexion profonde et multidimensionnelle sur le secteur du transport à Dakar, et, par extension, sur les dynamiques sociopolitiques au Sénégal, que l’on propose de discuter ici. En effet, il aborde des points importants qui mettent en exergue les implications plus larges de ses observations. Dans son analyse de la libéralisation et de l’encadrement étatique des travailleurs, l’étude remet en question l’idée d’un retrait de l’État dans le secteur du travail suite à la libéralisation économique. Elle suggère que, malgré la libéralisation, l’État continue de jouer un rôle central dans l’organisation du travail, notamment à travers l’informalité. Plus concrètement, Cissokho montre que les politiques libérales ayant sous-tendu les programmes d’ajustements structurels à partir des années 1980, ont eu pour effet l’explosion des petites activités économiques dites informelles et non le développement d’un chômage de masse. Cette situation a amené certains à penser que l’État aurait perdu la place centrale qu’il occupait dans l’organisation du travail depuis l’époque coloniale, avec le développement exponentiel dans les villes africaines de ces petites activités économiques, composées d’emplois précaires, d’activités très diversifiées, dont les transports seraient devenus l’un des symboles. L’auteur fait plutôt un constat nuancé. Il montre que le développement des services informels de transport n’a pas signifié la fin des liens entre l’État et le monde du travail, mais plutôt un renouvellement des relais de l’État dans le monde du travail, car ce phénomène a été le corollaire de la mise en place de nouvelles formes d’encadrement, de nouvelles instances de représentation du monde du travail en lien étroit avec l’État (pp. 258-259).

9En ce qui concerne les pratiques de clientélisme et de corruption comme éléments structurants dans la formation des groupes professionnels, l’ouvrage propose une vision complexe des dynamiques de pouvoir et de solidarité au sein du secteur du transport. Il démontre comment ces pratiques, souvent perçues négativement, peuvent en réalité contribuer à l’organisation et à l’institutionnalisation du secteur. Dans le cas de la profession de chauffeurs, l’ouvrage montre que les relations personnalisées avec les représentants de l’État se nouent dans et autour d’un territoire précis, et prennent la forme d’une relation de clientèle ou encore d’échanges corruptifs avec les agents de l’État. Si l’entretien de ce type de relations fournit aux représentants de la profession des ressources matérielles et symboliques pour la faire, ce sont aussi ces relations qui ont permis aux grands propriétaires de véhicules de se constituer un parc important de véhicules et d’augmenter le nombre de leurs dépendants parmi les chauffeurs. Par ailleurs, le clientélisme et la corruption ont également permis de s’approprier les gares, cette partie de l’espace urbain où s’agrège la population de chauffeurs. Cette réflexion interroge la dichotomie tradition/modernité dans la gestion et l’organisation du travail : c’est comme si le moteur de ce qui est généralement considéré comme appartenant à la « modernité » résidait dans un ensemble de relations et de pratiques qui seraient la « survivance » d’une tradition à combattre (pp. 259-260).

10Elle suggère que les mécanismes considérés comme archaïques peuvent jouer un rôle positif dans la structuration des relations professionnelles et économiques, et posent des questions sur la moralité et l’efficacité des différentes formes de gouvernance.

11Cissokho aborde également la question des formes de mobilisations syndicales hors du contexte salarial, étant donné que dans le débat public, le terme syndicat est parfois refusé aux types de regroupement de défense d’intérêt professionnel, comme ceux qu’il a étudiés pour les chauffeurs. D’ailleurs, dans le monde syndical au Sénégal, les représentants de ces regroupements professionnels sont parfois considérés comme des faux syndicalistes par les syndicalistes d’autres secteurs professionnels. En fait, ce déni (au Sénégal ou ailleurs) est allé de pair avec l’émergence de la notion d’« informel » dans les années 1970 et avec l’invisibilisation du travail qu’elle a entraînée au profit de l’entrepreneuriat (pp. 261-262). L’ouvrage souligne ainsi la complexité et la diversité des formes de mobilisation et d’organisation des travailleurs, même pour les petites activités économiques considérées comme informelles, et remet en cause les conceptions traditionnelles du syndicalisme. Avec l’exemple de la mobilisation des regroupements professionnels de chauffeurs remarquablement bien étudiés dans l’ouvrage, cette étude appelle à une reconnaissance plus large des formes diverses de représentation des intérêts des travailleurs, qui peuvent transcender les cadres institutionnels classiques du syndicalisme. Elle invite à réfléchir sur la manière dont les situations de crise et les ruptures peuvent révéler ou catalyser des changements dans les relations entre l’État, le travail et la société et souligne la capacité des structures et des dynamiques étudiées à s’adapter, voire à se transformer face aux défis. Cette réflexion finale met en lumière la nécessité d’une approche dynamique de l’étude des sociétés, où les moments de crise sont vus non pas seulement comme des perturbations, mais comme des occasions de comprendre les mécanismes de résilience, d’adaptation et de transformation sociale.

12En conclusion, cet excellent travail éclaire un aspect souvent sous-estimé de la vie urbaine. Il propose une vision riche et critique du monde du transport à Dakar, ainsi que des pistes de réflexion qui peuvent être explorées dans d’autres contextes en Afrique. En faisant des gares routières un site d’observation à part entière, Sidy Cissokho nous invite à repenser notre manière de voir et de comprendre la ville, le travail et les dynamiques sociales qui y prennent forme. Le transport, loin d’être seulement un moyen de déplacement, est révélé comme un puissant vecteur de lien social, d’économie et de politique, essentiel à la vie du Sénégal moderne.