2Combler cette lacune est le premier intérêt du nouvel ouvrage de Samson Abebe Bezabeh, un anthropologue qui ne craint pas d’affronter la diachronie. Après une introduction et un chapitre liminaire, il mobilise une documentation riche et variée (presse internationale, agences de presse, wikileaks, internet) pour proposer un récit détaillé de la vie politique du pays, de son indépendance à la fin des années 2010 (chapitres 3 à 7).

3Le premier constat est celui de la continuité du pouvoir : deux présidents en quarante-cinq ans. Afin d’assurer cette permanence, les gouvernants ont utilisé des pratiques éprouvées durant la colonisation : essentialisation et réification des ethnies, classification et hiérarchisation des habitants, manipulation de la citoyenneté, des procédures et des législations électorales, criminalisation des opposants. Ces derniers ont été neutralisés par des dispositifs répressifs, policiers, judiciaires ou législatifs, mais aussi par des parcours individuels entre pouvoir et opposition. Le constat de la circulation des acteurs et de la continuité politique amène l’auteur à estimer que « Djibouti politics in the postcolonial period have not been conducted by politicians who are morally committed to an ideological stance. […] Rather than leading to a real independence, the post-colonial state of Djibouti continues to serve the interests of the elite. In addition to pursuing their narrow self-interest, such elites assure the smooth operation of capital and the safeguarding of foreign interests » (p. 77).

4Samson Abebe Bezabeh insiste en effet sur l’importance des questions internationales dans l’histoire djiboutienne récente. La continuité de la présence militaire française a garanti l’indépendance du pays au moment de la guerre somalo-éthiopienne de 1977, évité la défaite des forces gouvernementales en 1992 durant la guerre civile, et prévenu de possibles incursions érythréennes en 1998 et 2008. Cette relation résiste à l’assassinat à Djibouti en 1995 du magistrat français Bernard Borrel — qui fait l’objet d’importants développements dans l’ouvrage (chapitres 4 et 6) — dont les commanditaires seraient proches de l’actuel président djiboutien, Ismail Omar Guelleh.

5Surtout, des événements extérieurs ont interrompu le lent affaiblissement économique et politique du pays qui caractérise la période 1977-1999 de la présidence d’Hassan Gouled Aptidon (que l’auteur nomme curieusement et simplement « Aptidon ») : la guerre de 1998-2000 entre l’Éthiopie et l’Érythrée a permis à Djibouti de redevenir le seul débouché maritime de l’Éthiopie ; les événements du 11 septembre 2001 et l’effondrement de la Somalie ont entraîné l’installation de bases étrangères (États-unis, Japon, Union européenne, Chine…) pour garantir les circulations intercontinentales et intervenir au Proche-Orient. Ces implantations ont d’abord permis à l’État djiboutien de pratiquer ce que l’auteur qualifie de lucratif « commerce de sa souveraineté » (p. 131), mais il a aussi su profiter de ces opportunités pour mobiliser plusieurs milliards de dollars de prêts, principalement chinois, investis dans de coûteuses infrastructures (nouveaux ports, nouvelle ligne de chemin de fer, zones franches). Ces équipements ont permis à Djibouti de profiter de la forte croissance économique éthiopienne en effectuant un prélèvement sur la plus grande partie de son commerce extérieur. Ils ont enrichi les dirigeants du pays, mais ont eu peu d’impacts sur les habitants et n’ont entraîné aucune avancée démocratique. La modification constitutionnelle de 2010 qui autorise un nombre illimité de mandats présidentiels, puis la brutale reprise en main du pays après le souffle politique des « printemps arabes » de 2011, en sont des marqueurs forts.

7Enfin, le chapitre 8 expose la façon dont ces incertitudes juridiques sont accentuées par la volonté affirmée par l’Éthiopie de développer un nouvel accès maritime. Outre le port érythréen d’Assab, redevenu accessible au commerce éthiopien en 2018 mais de piètre qualité technique, le port de Berbera au Somaliland, en cours d’aménagement par DP World, fait figure de concurrent possible pour Djibouti, même s’il demande encore des investissements considérables. À moyen terme, cette évolution fragiliserait l’économie djiboutienne si le pays ne parvenait pas à trouver de nouveaux clients pour ses infrastructures, en dépit du maintien probable des bases étrangères.

8Tout au long de l’ouvrage, Samson Abebe Bezabeh insère ce récit dans un cadre théorique. Il impute la « tragédie » djiboutienne à deux causes principales (p. 191). La première est la construction puis la manipulation de l’ethnicité par le colonisateur, reprise par les gouvernants du pays indépendant. La seconde est la répartition inégale de la rente stratégique, dont le contrôle a amené des puissances étrangères (France, États-Unis, Chine…) à soutenir l’élite prédatrice : « The elite control this strategic place, using the resulting rent to further entrench themselves in the name of stabilizing the country. » (p. 192). Cette situation explique l’échec de la vision romantique (romance) de l’État moderne proposée aux habitants à la fin de la période coloniale : « an independent state would lead to freedom, prosperity, and equality. […] Freedom from colonial rule led only to freedom for continued oppression » (pp. 1-2).

9Même s’il repose largement sur une compilation de sources secondaires et non sur un travail de terrain, difficile à imaginer dans un petit pays où l’information politique et économique est très contrôlée, cet ouvrage d’anthropologie politique est précieux pour celles et ceux qui s’intéressent à l’histoire contemporaine de Djibouti et de la Corne de l’Afrique. Il concerne également les études sur les oligarchies, leur constitution et leurs techniques de maintien au pouvoir en manipulant un habillage démocratique. Enfin, il nous informe sur la prédation exercée par des dirigeants qui mobilisent à leur profit les privilèges du pouvoir régalien.