1Ce livre à lire et à méditer, Si belle en son miroir. Singularités et marginalisations de l’anthropologie, paru en 2021, a pour objet la communauté scientifique des anthropologues, ses modalités de construction du savoir et ses frontières disciplinaires.

2Laurent Vidal, l’auteur, tire ses réflexions de sa longue expérience en tant que directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développement (IRD), institution scientifique qui héberge tant les sciences sociales que les sciences dites « dures ». C’est pourquoi les constats qui nourrissent l’ouvrage découlent d’une fréquentation assidue des épidémiologistes et des biologistes en tant qu’anthropologue médical travaillant en Afrique sur le VIH et l’épidémie d’Ebola.

3Outre l’introduction et la conclusion, ce volume de 172 pages se compose de trois amples parties. Vidal souligne dans un bref texte introductif le paradoxe qui fait que l’anthropologie, potentiellement incontournable parmi les sciences sociales en raison de ses qualités intrinsèques (durée et intensité de sa recherche de terrain, attention aux faits culturels), soit de facto souvent ignorée par les décideurs et les autres scientifiques.

4Il s’ensuit le premier chapitre « Postures. Marginalisation ou originalité ? » où les défaillances et les atouts de l’anthropologie sont abordés à travers un mouvement triadique : présentation des critiques entendues par l’auteur dans des situations variées (évaluation de dossiers de financement, de recrutement, etc.), puis contestation des avis émis par les collègues non anthropologues, et enfin « arbitrage » entre les différentes positions. Ces critiques renvoient à une image stéréotypée ou en décalage avec les pratiques de l’anthropologie contemporaine, ou alors elles correspondent à certaines pratiques effectives.

5Premièrement est reproché à l’anthropologue d’être un « irréductible solitaire », et ce sur plusieurs fronts : des pratiques de signatures individuelles d’où la rareté des articles collectifs, contrairement à d’autres spécialités, à son absence des espaces de travail collectifs en raison des terrains « exotiques » qui l’éloignent du bureau.

6Deuxièmement, l’anthropologue serait un « incorrigible bavard » manquant tant de capacité de synthèse à l’écrit (articles trop longs, dépassant les 50 000 signes) qu’à l’oral (refus d’extraire les idées maîtresses pour le condenser dans un PowerPoint). Ce manque de concision et de clarté —où le style prévaut sur le contenu, la forme sur le message — montrerait en filigrane un flou conceptuel, une faible rigueur de la pensée, bref une attitude plus littéraire que scientifique.

7En troisième lieu, l’anthropologue est qualifié d’« incertain méthodologique » du fait de son manque d’explicitation de la méthodologie, de l’emploi de techniques imprécises (« boule de neige », « saturation des données », « entretien non dirigé »), de l’absence de mesurabilité et de représentativité, et d’une montée en généralité qui paraît facile. Confronté à des tentatives de restriction du concept de science aux seules sciences dures, l’anthropologue est réduit au rôle de « fournisseur de supplément d’âme », invité à des recherches collectives pour être le « faire valoir » des résultats des sciences exactes.

8Au cœur du livre, le deuxième chapitre, « Questionnements. Prétentions ou ambitions ? », indexe les pratiques les plus discutables qui témoignent d’un relâchement des façons de faire de l’anthropologie. Le premier paragraphe, intitulé « Quelle originalité ? », pose la question de la « fausse » originalité de certaines recherches contemporaines qui consiste à ne pas lire entièrement la littérature existante par manque de temps, ou alors à occulter les résultats des travaux antérieurs, pour mieux présenter les siens comme innovants. L’auteur soulève en outre la question délicate des citations d’auteurs de référence, partiellement lus ou non in extenso, et de textes consensuels mentionnés d’une façon très vague. Il laisse entendre qu’ils n’ont pas été lus entièrement : c’est pourquoi les « gros noms » ne sont jamais désacralisés, ce auquel une lecture approfondie pourrait conduire. Ensuite, afin de se qualifier d’anthropologue, il est nécessaire d’inclure une bibliographie d’anthropologie, pas seulement des ouvrages de science politique ou de sociologie.

9Dans le paragraphe « Quelle interdisciplinarité? » l’auteur aborde l’ambiguïté de la relation à la pluridisciplinarité affichée par certains anthropologues, dans un mimétisme maladroit des usages des chiffres, des tableaux ou des graphiques de sciences dures. En voulant imiter les enquêtes quantitatives, sans avoir la formation requise, par exemple avec l’utilisation d’un logiciel d’analyse pour mesurer la récurrence des mots, l’anthropologue oublie qu’une des forces de la méthode ethnographique est d’établir une relation serrée avec ses interlocuteurs et interlocutrices sur le terrain, qui débouche en des entretiens approfondis et des conversations informelles qui s’étalent dans le temps.

10D’autres paragraphes suivent, et montrent l’excès d’usage de notions à la mode comme « politiques », « économies (morales et autres) », « gouvernement des corps », « postcolonies », « social/sociétal » qui résonnent comme autant de « tics » de la pensée.

11Dans la troisième partie, « Propositions. Quelle refondation ? », Vidal pose les bases d’un aggiornamento de la discipline et des sciences sociales, à travers des propositions scientifiques et institutionnelles. Pour lui, le contexte actuel de la recherche (la recherche à projet, le rôle des financements) ainsi que la modification du travail de terrain doivent faire l’objet d’un travail réflexif collectif. Les anthropologues sont progressivement passés du terrain au long cours à l’enchaînement de courtes missions, associant parfois des étudiants, au lieu d’approfondir une recherche individuelle. Il est nécessaire de réfléchir au sens profond de ces transformations, à l’abandon du terrain de longue haleine que les anthropologues ont constitué comme méthodologie fondatrice de l’anthropologie. Si le projet anthropologique a changé, il devient alors essentiel d’interroger la nature même du savoir produit sur ce terrain « fractionné » en courts séjours, sa légitimité et son devenir.

12L’autre question, de nature plus institutionnelle, concerne la recherche chronophage de financements, dans une logique de réponse à des commandes, avec des choix de thèmes de recherche à fort impact, y compris médiatique, même s’ils sont redondants (migrations, violence et conflits, religion, etc.). À cette situation s’ajoute la réduction des effectifs des chercheurs dans les établissements publics et dans les universités. Il s’agit pour Vidal d’un choix politique à effectuer : développer l’emploi public (avec des ressources suffisantes et récurrentes) ou préférer les logiques de « projets » avec injonction à la production et morcellement des publications, pour une vision « comptable » de la recherche, où le chercheur se transforme en manager de ressources financières et humaines.

13Au fil des pages, des thèmes transversaux émergent comme la moralité de la production scientifique, et l’honnêteté de la mono-signature pratiquée par les anthropologues les rapprochant des écrivains, par rapport aux cosignatures préférées par d’autres scientifiques, mais où l’ordre de publication reproduit les rapports de domination académique. Dans la même veine, l’ouvrage effleure la tension entre l’élitisme des sciences dures et le rapport de l’anthropologie à la sensorialité et à l’écriture, qui la relègue aux marges de la communauté scientifique quand elle se fait trop narrative et littéraire.

14Il est certain que la pratique de l’administration de la recherche de la part de Vidal (orientation de la politique scientifique, financement, évaluation de la recherche, etc.) lui permet de proposer, en un seul volume, un large panorama de réflexions stimulantes à la fois scientifiques et institutionnelles. Dans un style aussi limpide que précis, complexe tout en étant de lecture aisée, ce volume revigorant est traversé de propositions méthodologiques prometteuses qui exigent d’être lues attentivement, absorbées et discutées par toutes et tous les chercheur.e.s.