Nakao Sakiko, Nationaliser le panafricanisme : la décolonisation au Sénégal, en Haute-Volta et au Ghana (1945-1962)
Nakao Sakiko. — Nationaliser le panafricanisme : la décolonisation au Sénégal, en Haute-Volta et au Ghana (1945-1962). Paris, Karthala, 2023, 331 p., bibl., index.
Texte intégral
1Décrire le processus de décolonisation de trois pays ouest-africains, le Ghana (ex-Gold Coast), le Sénégal et le Burkina Faso (ex-Haute Volta), en mettant l’accent sur l’influence du panafricanisme, voilà l’objectif de ce livre très bien documenté. L’auteure, Sakiko Nakao, qui a soutenu sa thèse à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) en 2017, l’a entièrement réécrite pour la rendre plus dynamique et percutante dans le présent ouvrage.
- 1 Voir D. Kennedy, Decolonization : A Very Short Introduction, Oxford, Oxford University Press, 2016.
2Il est bien connu que, comme l’a montré explicitement l’historien Dane Kennedy, la décolonisation n’a pas été réalisée pacifiquement, et ce n’était pas non plus une faveur faite aux colonisés par les puissances coloniales que de leur céder leur souveraineté1. Au contraire, elle a été obtenue, dans la plupart des cas, par le sabotage, la désobéissance civile, la résistance politique et les guerres d’indépendance violentes, comme au Vietnam et en Algérie. En ce sens, la décolonisation était indissociable de la formation d’un sujet ou d’une entité politique qui a conduit divers mouvements sociaux vers l’indépendance.
3Une fois le régime colonial établi par diverses formes de violence, les puissances coloniales se sont employées à réformer les colonies pour les rendre plus rentables, en tentant de tirer parti des sociétés locales, au nom de la « mission civilisatrice » ou du « White Man’s Burden ». Le colonialisme n’étant donc pas seulement une entreprise militaire et politique, mais également économique, sociale et culturelle, l’entité politique qui s’est formée pour lui résister s’est naturellement développée dans ces mêmes domaines. D’après Sakiko Nakao, le panafricanisme étant avant tout une philosophie politique de « résistance à l’injustice commise contre les Africains » et d’« auto-identification à l’Afrique », il était tout naturel qu’il ait contribué à la formation d’une entité politique orientée vers l’indépendance. Cela a déjà été démontré dans le cas du Ghana sous la direction de l’ancien président Nkrumah, le champion du panafricanisme, mais son influence exercée sur les peuples d’Afrique occidentale française (AOF) n’a guère été étudiée jusqu’à la parution de ce livre.
4Son intérêt principal est moins de traiter le panafricanisme comme une sorte de philosophie politique utopiste, que de mettre en lumière la manière dont il a motivé les gens à agir pour l’indépendance. Et pourtant, puisque le panafricanisme en tant que philosophie politique était dans l’impossibilité de s’incarner comme une réalité économique et sociale, une fois l’indépendance de ces pays fixée sur un calendrier, les mouvements soutenant le panafricanisme ont été récupérés par le régionalisme/nationalisme dérivé de la politique « divisionniste » du régime colonial. En ce sens, ce livre décrit l’essor du panafricanisme et son appropriation par le nationalisme.
5L’ouvrage est composé de sept chapitres. Le chapitre 1 donne un aperçu général des mutations des sociétés ouest-africaines dans la décennie suivant la Seconde Guerre mondiale. Comme l’illustre le rejet catégorique de la notion d’indépendance par Charles de Gaulle au moment de la conférence de Brazzaville en 1944, le gouvernement français a essayé de maintenir le système colonial dans le même état qu’avant la guerre. Par ailleurs, des manifestations d’anciens combattants réclamant des indemnités décentes et des grèves d’ouvriers revendiquant un meilleur traitement se sont multipliées en Afrique occidentale. De plus, avec le développement des villes, des syndicats ouvriers et des associations étudiantes se sont formés pour généraliser la contestation. Parallèlement, en France, de nouveaux mouvements sont apparus, comme le lancement de la revue Présence africaine, qui visait à sensibiliser les Africains aux problèmes des Indépendances et à faire entendre leur voix dans le monde entier.
6Le chapitre 2 retrace l’évolution du panafricanisme, en se concentrant sur la conférence de Manchester en 1945 et celle de Bamako l’année suivante. Dans la première moitié du XXe siècle, le panafricanisme était un mouvement culturel dirigé par les intellectuels afro-américains. Mais, à partir de la conférence de Manchester, à laquelle des activistes et des organisations du Kenya, de la Sierra Leone et du Ghana ont participé, le continent africain y est progressivement impliqué. La conférence de Bamako a réuni des dizaines de milliers de personnes, dont des activistes mais aussi des travailleurs et des étudiants, de sorte qu’elle aboutit à la formation du premier parti politique panafricaniste : le Rassemblement démocratique africain (RDA). Pendant ce temps, au Ghana, un nouveau mouvement de décolonisation a pris forme, avec la création du United Gold Coast Convention (plus tard le Convention People’s Party, CPP) par Nkrumah, revenu au pays en 1947.
7Les chapitres 3 et 4 décrivent comment des partis politiques tels que le CPP au Ghana, le Bloc démocratique sénégalais (BDS) au Sénégal et le Parti démocratique unifié (PDU-RDA) en Haute-Volta se sont emparés de divers mouvements pour construire une entité politique en marche vers l’indépendance. En Gold Coast et en Haute-Volta, ces partis ont dû également lutter contre les puissances politiques héritées de grands royaumes qui avaient existé avant la domination coloniale, et qu’ils ont décrit comme étant enfermées dans le « tribalisme ». Au contraire, ils ont tenté d’étendre leur influence à travers les réseaux transrégionaux des commerçants, des jeunes et des travailleurs. Au Sénégal, de nombreux partis politiques se sont formés, parmi lesquels le BDS, qui a gagné en influence. Tous ces partis ont mis l’accent sur le concept d’« Afrique » pour se présenter comme anticolonialiste d’une part et ouvert au monde extérieur d’autre part.
8Les deux chapitres suivants constituent les parties centrales et les plus originales de ce livre. Le chapitre 5 examine la manière dont ces trois régions ont réagi au régime de la Guerre froide, en se concentrant sur les activités des associations estudiantines et des syndicats ouvriers. Les pays de l’Ouest comme les pays de l’Est ont essayé d’attirer les pays africains dans leurs sphères d’influence en les finançant, en y recrutant des étudiants et en leur envoyant du personnel. Pendant ce temps, dans les pays ouest-africains, des concepts tels que la « culture africaine » et la « personnalité africaine » ont été mis en avant afin de maintenir leur position originale dans la communauté internationale. C’est au cours de cette période que des concepts d’inspiration panafricaniste tels que la « nation africaine » et l’« État africain multinational » ont été créés.
- 2 J.-F. Bayard, « Le politique par le bas. Questions de méthode », Politique africaine, 1, 1981, pp. (...)
9Le chapitre 6 aborde le grand bouleversement politique entre l’indépendance du Ghana en 1957 et celle des autres pays ouest-africains en 1960. Sur cette période cardinale pour l’histoire africaine, de nombreux ouvrages ont déjà été écrits, mais ce qui rend ce livre unique, c’est qu’il ne décrit pas ce grand changement « par le haut », en se concentrant sur les initiatives politiques, mais par le « bas », en se focalisant sur les activités des militants et militantes et des jeunes2. Pour y parvenir, l’auteure consulte non seulement des documents officiels provenant de diverses archives, mais aussi des entretiens avec d’anciens militants et militantes réalisés par d’autres chercheurs et chercheuses et l’auteure elle-même, ce qui en fait la partie la plus remarquable.
10Le dernier chapitre, le chapitre 7, aborde le panafricanisme en tant que mouvement culturel à partir de 1960. Après l’indépendance, les États d’Afrique occidentale ont promu des politiques culturelles, comme le Festival mondial des arts nègres organisé au Sénégal et la Conférence internationale des africanistes organisée au Ghana. Comme le dit Alioune Diop, fondateur de la revue Présence africaine, favoriser le sentiment d’appartenance nationale par la recherche historique et culturelle était essentiel pour maintenir l’unité de ces nations naissantes, encore vulnérables aux influences extérieures.
- 3 F. Cooper, Citizenship between Empire and Nation : Remaking France and French Africa, 1945-1960, Pr (...)
11Le mérite de ce livre se trouve dans sa richesse théorique et documentaire. Au niveau théorique, il démontre bien comment le panafricanisme a fonctionné comme une idéologie politique pour mobiliser diverses catégories de personnes. Avant ce livre, le panafricanisme avait été traité généralement comme un mouvement idéologique et sa contribution à la décolonisation dans les pays ouest-africains n’avait pas été discutée, à l’exception du Ghana. Ce livre se distingue par son étude minutieuse de la manière dont le panafricanisme a influencé non seulement les dirigeants politiques, mais aussi les jeunes, les étudiants, les syndicats, les agriculteurs et d’autres. On peut se référer au livre de Frederick Cooper qui traite également du processus de décolonisation en AOF à la même période3. Centré sur la notion de citoyenneté, le livre de Cooper analyse les discours et actions des politiciens français et ouest-africains. C’est donc une sorte d’historiographie de la décolonisation par le haut, alors que celui de Sakiko Nakao est une historiographie par le bas.
12En outre, ce livre explique de façon convaincante pourquoi le panafricanisme pouvait exercer une influence si grande sur le processus de décolonisation. Les partis politiques comme le CPP au Ghana, le PDU-RDA en Haute-Volta et le BDS au Sénégal ont su mobiliser le panafricanisme comme un outil de lutte à la fois contre la domination coloniale occidentale et l’autorité traditionnelle africaine. Il s’agissait là d’une entreprise moderniste qui ouvrait un nouvel horizon, suscitant l’adhésion des peuples insatisfaits de l’autorité traditionnelle trop fermée. Cette modernisation était en effet différente de l’occidentalisation : les partis politiques s’étaient affranchis de la rhétorique colonialiste selon laquelle l’occidentalisation était le seul moyen de permettre la modernisation des sociétés africaines. C’est la raison pour laquelle le panafricanisme pouvait gagner le soutien non seulement des élites, mais aussi d’un large éventail de personnes, y compris les ouvriers et les paysans.
13Ce livre offre également de précieuses et nombreuses ressources documentaires écrites et orales. Il s’agit non seulement de documents provenant des archives du Sénégal, du Burkina Faso, de la Côte d’Ivoire et du Ghana, mais aussi de journaux et de magazines publiés dans ces pays. Sakiko Nakao s’est rendue aux archives nationales à Londres et à Aix-en-Provence, ainsi que dans d’autres centres d’archives à Manchester et à Amsterdam. Elle s'est également référée à des entretiens réalisés dans le passé et en a elle-même réalisés avec d’anciens militants au Sénégal et au Burkina Faso, ce qui lui a permis de recueillir des informations très concrètes. Ses efforts pour décrire le processus de décolonisation du point de vue des militants et des jeunes sont remarquables et ne doivent pas être sous-estimés.
14Néanmoins, bien que son objectif soit de discuter le panafricanisme en tant que mouvement politique et social, ce livre n’accorde pas beaucoup d’attention aux aspects socioéconomiques des agents qui s’y sont engagés. De quelles classes sociales provenaient les dirigeants de ce mouvement ? Quelle était leur puissance économique ? Quelle était l’ampleur de leur action ? Ces points semblent peu développés dans ce livre.
15Par ailleurs, pour retracer comment le nationalisme s’est approprié le panafricanisme, il aurait fallu se référer au cas du nationalisme ivoirien. Le livre décrit que les partis politiques panafricanistes ont été interdits au Burkina Faso et au Niger à la veille du référendum de 1958, mais ne fait pas mention de la relation entre ces États et la Côte d’Ivoire. Dans cette affaire, quel rôle a joué Félix Houphouët-Boigny, alors ministre d’État du gouvernement français ? Une explication sur ces points aurait été bienvenue.
16Ces remarques n’enlèvent toutefois rien à la valeur de cet ouvrage qui décrit très clairement le processus de décolonisation « par le bas », dans plusieurs pays ouest-africains.
Notes
1 Voir D. Kennedy, Decolonization : A Very Short Introduction, Oxford, Oxford University Press, 2016.
2 J.-F. Bayard, « Le politique par le bas. Questions de méthode », Politique africaine, 1, 1981, pp. 53-82.
3 F. Cooper, Citizenship between Empire and Nation : Remaking France and French Africa, 1945-1960, Princeton, Princeton University Press, 2014.
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Référence papier
Shoichiro Takezawa, « Nakao Sakiko, Nationaliser le panafricanisme : la décolonisation au Sénégal, en Haute-Volta et au Ghana (1945-1962) », Cahiers d’études africaines, 257 | 2025, 316-320.
Référence électronique
Shoichiro Takezawa, « Nakao Sakiko, Nationaliser le panafricanisme : la décolonisation au Sénégal, en Haute-Volta et au Ghana (1945-1962) », Cahiers d’études africaines [En ligne], 257 | 2025, mis en ligne le 11 mars 2025, consulté le 17 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/etudesafricaines/50116 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13h7q
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