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Les moments liminaires de la violence civique : un enjeu sociétal

Emmanuelle Jégo / Ghislaine Jay-Robert

Résumés

Cette introduction insiste à la fois sur l’importance d’étudier la place de la violence dans une société pour mieux l’appréhender et sur la difficulté de la tâche. Cette difficulté tient au caractère protéiforme et ambivalent du phénomène qui, à l’image de la complémentarité existant en grec entre ἴς et βία, peut être perçu dans l’Antiquité, selon le point de vue adopté, comme un acte de vigueur physique ou comme une contrainte inacceptable. Pour mieux en cerner les enjeux, ce recueil d’articles s’attache à étudier non pas l’acte violent lui-même, mais les moments qui le précèdent et/ou le suivent, le but étant de comprendre le mécanisme de la violence. Focalisé sur la violence physique s’exerçant à l’intérieur de la cité, dans l’espace civique, religieux ou intime et prenant appui sur des analyses textuelles, historiques et iconographiques, ce recueil envisage successivement dans ce processus les rôles de la loi, de la stasis, de la figure d’autorité et enfin celui de la parole.

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Index de mots-clés :

violence, cité, loi, stasis, figure d’autorité, parole

Index by keyword:

violence, city, law, stasis, authority figure, speech
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Texte intégral

Définir la violence ?

  • 1 On peut penser ici aux différents mouvements MeToo, à la réflexion toujours présente sur les violen (...)

1À une époque où la place de la violence dans la société est de plus en plus mise en relief et questionnée1, il nous a semblé important de mettre cet élément en perspective et de réfléchir à la façon dont il était appréhendé dans l’Antiquité.

  • 2 Le thème de Culture générale des classes préparatoires ECD (une formation proposée dans plus de 150 (...)

2La violence est en effet un phénomène extrêmement complexe et fondamental pour comprendre une société2. Y. Michaud en donne une vue d’ensemble et propose ces définitions :

- le fait d’agir sur quelqu’un ou de faire agir contre sa volonté en employant la force ou l’intimidation ;

- l’acte par lequel s’exerce la violence ;

- disposition naturelle à l’expression brutale des sentiments ;

- la force irrésistible d’une chose ;

  • 3 Michaud 2014, p. 30‑31.

- le caractère brutal d’une action3.

  • 4 Bedin 2011, p. 5.
  • 5 Dasen & Haziza 2023, p. 17.
  • 6 Dasen & Haziza 2023, p. 17.

3La violence est néanmoins très difficile à définir en raison de « son caractère protéiforme4 » et V. Dasen et T. Haziza ont raison de noter que « si cette définition globale a le mérite de pouvoir reconnaître de manière ‘objective’ (…) ce qui relèverait ou non de la violence, elle ne peut être entièrement satisfaisante5. » Elles insistent donc sur la « polysémie » de la violence qui entraîne souvent l’usage d’« un qualificatif au terme ‘violence’ pour mieux l’appréhender6. »

  • 7 Richer 2005, p. 8.
  • 8 Richer 2005, p. 8.
  • 9 Richer 2005, p. 9 : « La uiolentia est une manière d’expression de la uis, c’est-à-dire de “la forc (...)
  • 10 Chantraine 1968, p. 469 : « le mot, qui n’existe que chez Hom. et Hés., désigne la force agissante  (...)
  • 11 Richer 2005, p. 9.
  • 12 Chantraine 1968, p. 174.
  • 13 Chantraine 1968, p. 174.
  • 14 Weber 2003, p. 118.

4Dans le monde romain, la violence est traduite par le terme de uiolentia, « qui désigne un caractère violent ou farouche avec l’idée d’un usage de la force, le verbe uiolare indiquant le fait de porter atteinte, de profaner, d’outrager7. » Il « est une manière d’expression de la uis8 », ce deuxième terme lui-même rappelant le ἴς grec qu’on trouve uniquement chez Homère et Hésiode9 : ce mot traduit une idée de force physique qui s’exprime10, de vigueur et de véhémence qui ne sont pas nécessairement vues de façon négative. Il est concurrencé par βία11 qui peut désigner à la fois « la force physique et la violence12 », mais qui « se distingue des autres noms de la force par le fait que βία exprime volontiers la violence, se rapporte à un acte de violence13. » Là où ἴς renvoie en premier lieu à la force physique du corps, βία contient la notion de force agissante de façon violente. Les Anciens ajoutent donc encore à la complexité de cette notion en imaginant un lexique situé à la frontière entre l’idée de vigueur et de force et celle de violence, de pouvoir et de domination. Max Weber développe, au sujet de cette relation entre violence, pouvoir et domination, l’idée que la violence physique est « le moyen spécifique » de l’État, qui « revendique pour [lui]-même et parvient à imposer le monopole de la violence physique légitime14. »

  • 15 Richer 2005, p. 15.

5La question des membres impliqués dans la manifestation de la violence est également à prendre en compte, car, comme l’écrit N. Richer, « un souci de caractérisation de la violence établie non pas en fonction de la nature des actes commis, mais en considération de la qualité des acteurs (et singulièrement des victimes), paraît être assez général dans les mondes grec et romain15. » La réponse à la violence et l’indignation face à l’acte violent ne seront donc pas les mêmes selon le statut de la ou des personnes concernées. Sa perception et son étude dépendent nécessairement des acteurs qui l’exercent et la reçoivent, ainsi que des lieux dans lesquels elle est exprimée.

  • 16 Richer 2005, p. 18 : « Des manières de faire existaient donc, qui visaient à insuffler dans le corp (...)

6C’est le point de vue qui définit la violence. Une force employée par la justice peut ne pas être perçue comme de la violence par la société, et les punitions peuvent infliger de la souffrance tout en étant acceptées par le groupe. L’acte douloureux est utilisé pour réprimer les formes de violences considérées comme illégales. Il existe une certaine forme de violence acceptée, vue plutôt comme un usage légitime de force contrainte. Comme on l’a dit précédemment, tous les individus ne sont pas égaux face à l’exercice de la violence, et cette violence peut être utilisée pour maintenir une cohésion sociale16.

  • 17 Crettiez 2008, p. 4.

7Il faut prendre en compte à la fois les faits (résultats) et la force (action), ainsi que les conséquences qui font partie de la violence, et les causes et raisons en amont du geste. Xavier Crettiez définit la violence comme une « action de contrainte », mais aussi comme « une pulsion qui peut n’avoir d’autre finalité que son expression, satisfaisant ainsi une colère, une haine, un sentiment négatif qui cherchent à se réaliser. L’objectif n’est pas de contraindre mais juste de salir, de détruire ou de se construire par le passage à l’acte. Enfin, si la violence implique l’existence d’un bourreau et d’une victime, il n’est pas toujours aisé de bien les distinguer17. » L’étude de la violence doit prendre en compte celui qui exerce la violence, mais aussi celui qui la reçoit, ainsi que les cas où victime et auteur s’entremêlent. Pas de violence sans quelqu’un ou quelque chose pour la subir et la recevoir. De ce fait, l’acte violent s’accompagne souvent de cris, d’insultes ou de mots violents. Cette violence verbale peut être corollaire de la violence physique, mais elle peut aussi s’exercer seule.

Quelques exemples de réponses données par les sociétés antiques

  • 18 Richer 2005, p. 9.

8La diversité dans les façons de désigner et d’appréhender les actes violents permet de mieux les définir et ainsi de les cerner et les contrer : « les nommer tels, c’est leur attribuer une valeur et, généralement, commencer à s’y opposer18. » Il n’est pas surprenant dès lors que la violence ait fait l’objet d’un encadrement par des formes de répression prédéterminées. Elle peut aussi connaître une sorte d’institutionnalisation relevant du rite.

  • 19 A. Bernand montre l’importance de la violence guerrière dans la Grèce antique et sa présence conséq (...)
  • 20 Voir par exemple Llewellyn-Jones 2020. Llewellyn-Jones y étudie la violence domestique, qui selon l (...)
  • 21 Notamment dans l’ouvrage que nous avons déjà évoqué, Cohen 1995.
  • 22 En dernier lieu Dijkstra & Raschle (dir.) 2020, Religious Violence in the Ancient World : From Clas (...)
  • 23 Les points communs entre la violence exprimée dans la comédie, celle contenue dans les tablettes d’ (...)
  • 24 Par exemple Zimmermann 2009. Les actes de ce colloque organisé à la Ludwig-Maximilians Universität, (...)
  • 25 Gale & Scourfield 2018. Ce livre s’intéresse à la violence dans la comédie latine, l’intention viol (...)
  • 26 Maffi 2005.
  • 27 Cohen 1995.
  • 28 Dasen & Haziza 2023, p. 19.

9Que ce soit par le prisme de situations où la violence est attendue – comme en contexte de guerre19, où la violence est tournée vers l’extérieur et l’étranger –, ou celles où la violence est régulée et réprimée pour maintenir une cohésion – typiquement, la violence « interne », c’est-à-dire la violence qui se déroule dans la cité (civique, intrafamiliale, domestique20, religieuse), que les sociétés essaient de juguler par les lois, l’appareil judiciaire21, par le religieux22, par les manifestations agonistiques ou les pratiques rituelles23 –, ou encore dans ses représentations figurées24 ou littéraires25, la violence antique est un domaine d’étude très vaste et très exploré. Alberto Maffi26 met en lumière le lien entre violence, démocratie et vie en communauté, et souligne le soin apporté par les cités grecques à la régulation des actes violents, tout autant qu’à l’importance mémorielle de la violence pour ceux qui l’ont subie. Cette approche est complémentaire de la régulation de cette violence par les lois. Cohen, dans son ouvrage Law, Violence and Community in Classical Athens, postule que le conflit est vu à Athènes non pas comme un événement ponctuel qui rompt la cohésion, mais comme une continuité sous-jacente27, qui s’anticipe et se prépare. Les actes violents ne sont pas à prendre séparément les uns des autres, mais comme les éléments d’un tout, qui reflètent les « représentations sociales28 » de ce qu’est « la violence » à un instant donné.

  • 29 Le dossier de dix articles de Panagiotis Doukellis, « Entre violence et anomie dans le monde antiqu (...)
  • 30 Ce concept a notamment été étudié en détail en 2005, dans La violence dans les mondes grec et romai (...)
  • 31 On peut penser ici à la notion d’ἔρις, le « combat », mais aussi la « querelle, rivalité », dont «  (...)
  • 32 Carter 2020, p. 495. « The violence inherent in combat sports, which would not have been tolerated (...)
  • 33 Carter 2020, p. 495. « The athletic violence of combat sports was in general ‘valuable’ and could c (...)

10La violence concerne donc toute une société29, et touche presque tous les domaines30. Elle pose la question de son appréhension par la société antique elle-même : faut-il l’éliminer ou la réguler, la transformer en « énergie positive », en entraînant par exemple les jeunes gens à l’exprimer dans les luttes agonistiques ou en les formant au combat31 ? Car la régulation de la violence dans le monde antique ne se limite pas au judiciaire. Les concours olympiques ou les combats sportifs ont été analysés par Michael J. Carter dans Combat Sports in Ancient Greece and Rome. Ces occurrences de combats sportifs proposent une vision de la violence inédite dans la société antique : « La violence inhérente aux sports de combat, qui n’aurait pas été tolérée dans un contexte social normal, était une caractéristique déterminante32. » Partant de là, Carter propose une interprétation de l’appréhension de la violence physique par le public dans ces combats comme « profitable », car elle « pouvait véhiculer des idéaux et des valeurs appréciés par la société même qui aurait pu rejeter les mêmes actes violents dans un contexte quotidien normal – tant que cette violence athlétique se déroulait dans les limites des règles établies ou des normes de comportement que les spectateurs attendaient des athlètes33. »

L’importance des moments liminaires dans le processus

11Pour essayer de mieux comprendre et cerner la complexité de ce phénomène et pour renouveler son étude, nous avons choisi, dans ce volume, d’analyser non pas l’acte violent en lui-même, mais les moments qui le précèdent et/ou le suivent immédiatement. Cette démarche a pour but de comprendre le mécanisme de la violence, et le processus mis en œuvre en amont et en aval de l’acte violent. Ces analyses ont fait l’objet d’un colloque organisé conjointement par les universités de Perpignan, Montpellier et Toulouse, et qui s’est déroulé à l’Université de Perpignan les 21, 22 et 23 mars 2024. Ce recueil en porte témoignage. Il s’est focalisé sur la violence physique s’exerçant à l’intérieur de la cité, dans l’espace civique, religieux ou intime et s’appuie sur des analyses textuelles, historiques et iconographiques. Cette pluralité de points de vue, la variété des auteurs et des genres abordés, l’étendue de la période envisagée (des récits homériques au VIe siècle de notre ère), la multiplicité des lieux étudiés mettent en valeur les différentes façons qu’ont eu les mondes grec et romain de se confronter à la violence et font ressortir également un certain nombre d’éléments structurants, révélateurs de la dynamique à l’œuvre dans le processus lui-même. Ce sont ces points nodaux que nous nous proposons de développer ici.

12L’analyse de l’irruption et de la résolution de la violence pose d’abord la question du rôle joué par la loi, dans son travail de régulation et de pénalisation. Trois articles abordent ce sujet à propos de trois lieux, trois époques et trois contextes différents. L’étude des lois de Gortyne permet d’abord à Monique Bile d’analyser l’attitude des cités crétoises des IIIe et IIe siècles avant notre ère face à la piraterie. On voit alors comment ces cités pouvaient légitimer cette violence, dans la mesure où elles avaient l’occasion d’en tirer profit. Noémie Lemmenais se situe quant à elle dans la Rome du Ier siècle avant notre ère et réfléchit au rôle des pouvoirs censoriaux saisis par les imperatores en conflit pour rétablir la paix civique, mais dissociés de la magistrature que représente la censure. Enfin Stefano Carlo Sala montre comment Denys d’Halicarnasse réinterprète la violence civique dans la Rome primitive, à l’aune de celle qu’il connait à son époque, en construisant un récit idéalisé où le droit sert en quelque sorte de catalyseur et permet ainsi de remédier aux conflits sociaux et politiques. Ces réflexions sur le rôle de la loi, tel qu’il est conçu par les législateurs ou repensé par les historiens, mettent en lumière à la fois les différentes stratégies adoptées pour faire face à la violence et la difficulté rencontrée par les cités, lorsque l’acte violent vient non de l’extérieur, mais du corps civique lui-même.

  • 34 Sur ce sujet, voir Sauzeau 2012, « Introduction », dans H. Ménard, P. Sauzeau, J.-F. Thomas (dir.), (...)
  • 35 Sur ce sujet, voir par exemple G. Agamben & J. Gayraud 2015. Le concept de stasis est à distinguer (...)

13C’est cette question qu’aborde la deuxième partie de ce volume consacrée à l’analyse de la stasis et du processus conduisant à la révolte un groupe normalement intégré à la communauté. Le problème est posé dès le début de la démocratie athénienne (fin VIe - début Ve siècles avant notre ère) par un corpus d’images analysé par Cécile Jubier-Galinier. Prenant pour sujet le conflit interne né parmi les Grecs pour la possession des armes d’Achille, il présente la particularité de mettre en scène une pratique de la cité démocratique (le vote, ici en l’occurrence des Achéens) pour départager Ulysse et Ajax, éviter une effusion de sang et montrer la marginalisation du héros face au maintien de la cohésion du groupe. Le conflit34 ne peut cependant pas toujours être évité et la stasis, le trouble civique qui amène la « guerre » au sein même du corps des citoyens en opposant les uns aux autres différents groupes sociaux et politiques, demeure un danger auquel sont très souvent confrontées les cités-États35. Christine Petrazoller étudie les mécanismes d’enclenchement de cette violence et montre comment de simples tensions entre factions peuvent dégénérer en véritable lutte armée dans la cité, qui devient alors le théâtre d’actes radicaux et destructeurs. L’étude des tragédies et des fragments d’Euripide permet à Valentina Caruso de mettre en lumière l’analyse faite par le poète dramatique lui-même du processus menant à la stasis, engendrée souvent par des conflits sociaux opposant les riches et les pauvres et par une distorsion dans la conception des valeurs.

14Dans le monde romain, ces réflexions sur la stasis et les révoltes populaires, sous-tendues par une autre idéologie politique, prennent une forme bien différente. Claire Perez s’intéresse à la façon dont Quinte-Curce, imprégné par l’idéologie romaine de la securitas et l’expérience des successions impériales du Ier siècle de notre ère, rapporte les disputes entre les héritiers d’Alexandre après la mort de ce dernier. Elle étudie la comparaison entre corps politique et corps du roi, sous l’angle de la violence physique, et montre comment la mort du corps royal diffuse cette violence aux corps environnants. À la faveur d’une étude de trois passages des Antiquités juives de Flavius Josèphe, Francesca Lorenzini, quant à elle, met en lumière le rôle joué par l’élite sacerdotale dans le basculement vers la stasis, juste avant que n’éclate la première révolte des Juifs contre les Romains. Elle étudie les liens entre la destruction de l’ordre public et l’incapacité des grands-prêtres à assurer la stabilité du corps social dont ils ont la charge.

15En même temps qu’elles montrent comment l’effet de groupe peut contribuer au déclenchement de la stasis, ces deux dernières analyses mettent également en valeur l’importance que peut avoir un individu auquel les circonstances ou le statut confèrent un rôle particulier et qui devient alors, dans ce processus, une figure d’autorité cristallisant sur sa personne les différents rapports qu’on peut entretenir avec la violence. Cette étude fait l’objet du troisième chapitre. Rory O’Sullivan explore la figure du tyrannicide dans La Guerre du Péloponnèse, en se concentrant sur l’épisode du meurtre du tyran Hipparque par les deux amants Harmodios et Aristogiton. Il montre comment Thucydide explique leur geste et voit en lui la conséquence d’une dynamique politique propre à la tyrannie, fondée sur une tension entre deux pôles : l’amour et la peur. Adrien Bresson poursuit la réflexion par l’étude de l’image que donne Claudien de l’empereur Honorius dans son Panégyrique pour le sixième consulat d’Honorius en montrant le paradoxe entre la résolution de la violence exprimée par la thématique, le lexique et le rythme de ce Panégyrique et la situation historique effective des Romains. Cette étude de la violence en relation avec une figure de pouvoir se retrouve dans la contribution de Nastasia Fouillet, qui s’intéresse à l’Histoire Nouvelle de Zosime et à la présentation qui y est faite des incursions barbares et de la violence à leur égard, mais aussi des compromis négociés par l’empereur. Elle montre comment Zosime se sert de ces anecdotes violentes pour, en creux, peindre un portrait à charge de l’empereur. Ce chapitre se clôt sur la mise en regard de deux positionnements face au traitement de la violence dans la religion, en rapport avec une figure d’autorité. Laurent Anglade se concentre en effet sur la posture d’Épicure face à la violence religieuse. Il étudie la façon dont, selon le philosophe, la crainte des dieux et, partant de là, la religion encouragent la violence au cœur de la société. À l’opposé de ce point de vue, Régis Courtray analyse le raisonnement des Pères latins qui, en partant du Sermon sur la montagne et de la loi du Talion, s’intéressent à la résolution de la violence et expliquent comment la loi du Talion, symbole de justice et de dédommagement des victimes dans l’Ancien Testament, est remplacée par l’encouragement de Jésus à tendre l’autre joue, passant ainsi de la justice à la miséricorde.

16Le dernier chapitre de cet ouvrage est consacré au rôle que la littérature antique donne à la parole dans les mécanismes d’enclenchement ou de résolution de la violence. Thomas Humblin évoque la voix poétique qui s’élève dans le sixième Péan de Pindare. Il montre comment elle transforme ce chant en un drame en trois actes qui passe du conflit à sa résolution par intégration de cette voix poétique au sein d’une communauté, lieu d’émergence d’une communion rituelle. Julien Bocholier prend l’exemple de la parole de supplication, en analysant trois tragédies grecques qui présentent le même modèle actantiel reposant sur le triptyque suppliant/sauveur/poursuivant. Il étudie la place que prennent les supplications face à la violence physique qui s’exerce et montre comment l’attitude de la supplication révèle les personnages et leur caractère. En partant de deux comédies d’Aristophane, Emmanuelle Jégo, quant à elle, met en évidence la spécificité de la parole comique et la distance qu’elle insère avec le discours législatif de la cité. Dans cette optique, elle analyse la façon dont les tentatives des personnages tout juste issus de l’espace extrascénique, qui essaient de résoudre la violence physique comique par le recours au judiciaire, sont vouées à l’échec. C’est cette même importance de la parole qu’on retrouve dans l’analyse faite par Justine Kaleta de l’histoire d’Ino, telle qu’elle est racontée par Ovide dans les Fastes. J. Kaleta démontre en effet que les transformations opérées par rapport au mythe grec permettent de construire le récit sur une opposition entre le discours violent de Junon, qui excite les ménades latines à la haine, et la parole prophétique et pacificatrice de la nymphe Carmentis. Avec Bertrand Cahut, c’est le discours historique et politique qui est examiné. Il montre comment, avec l’arrivée au pouvoir des deux premiers Sévères, les références à Sylla et, plus largement, à une mémoire des violences civiles républicaines ou impériales, sont un élément constitutif du dialogue entre l’empereur et le Sénat dans un contexte de réaffirmation de l’autorité impériale et de retour à l’ordre où elles justifient la sévérité – ou la cruauté selon le point de vue – des empereurs. En se penchant sur l’œuvre de Libanios, Michèle Villetard s’intéresse, pour sa part, au discours autobiographique du rhéteur qui, à la faveur de sa propre expérience, rend compte des mécanismes et des processus qui permettent de comprendre comment, dans le monde qu’il côtoie, la violence peut surgir ou, au contraire, être résolue ou évitée.

17Cet ouvrage se clôt sur l’étude des messages qui émanent de deux types de représentations figurées spécifiques. Carmela Roscino analyse certaines scènes issues de la céramique à figures rouges de la Grande Grèce représentant les violences sur mineurs et les châtiments divins. Elle s’intéresse à ces images, qui montrent une violence à la limite du supportable pour le regard, envers des enfants punis pour les crimes commis par des adultes (les Niobides, Dryas tué par Lycurgue, et les enfants d’Héraclès). Elle étudie la double dynamique violente, celle de la punition divine, mais aussi l’acte physique, dans les deux derniers cas, d’un père envers ses enfants, ainsi que la position des victimes enfantines, qui sont en fait porteuses du message symbolique de ces scènes. Camille François propose une étude des représentations de la violence et de la male mort – la mort brutale et non-naturelle – par les monuments funéraires. Selon elle, ces représentations atténuent la violence de la mort, tout en proposant un discours de consolation à l’intention des vivants.

18En s’intéressant non à la violence tournée vers l’extérieur, mais à la violence civique qui menace directement la cohésion et parfois l’existence même de la cité ou de l’état, les analyses composant ce recueil se positionnent d’emblée dans un processus complexe, où cette violence apparaît à la fois comme un phénomène incontournable par la logique dont il procède, et inacceptable par les conséquences qu’il génère. C’est la raison pour laquelle il était particulièrement intéressant d’étudier les moments liminaires qui précèdent ou suivent la violence et qui permettent d’éclairer non seulement l’acte violent lui-même, mais la réponse que lui a donnée la société antique, la mémoire qu’elle en a gardée, les dispositifs qu’elle a mis en place pour y faire face et la représentation qu’elle en a forgée. À travers ce questionnement sur la violence, c’est donc le discours tenu par les sociétés sur elles-mêmes qui est interrogé. La pluralité des points de vue adoptés (historique, littéraire, iconographique) permet d’en déployer toutes les facettes.

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Bibliographie

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Notes

1 On peut penser ici aux différents mouvements MeToo, à la réflexion toujours présente sur les violences faites aux femmes et les féminicides, aux différents mouvements de dénonciations de violence policière, et de façon générale aux discours et discussions sur les violences civiques et sociales à l’international. Dasen & Haziza (2023, p. 15) mentionnent « l’omniprésence du thème de la violence dans le débat public et dans les médias » qui « traduit a minima une réelle inquiétude – voire une fascination – des populations qui n’est pas forcément corrélée avec la réalité des données objectives. » Voir Dasen & Haziza 2023.

2 Le thème de Culture générale des classes préparatoires ECD (une formation proposée dans plus de 150 lycées français qui préparent aux concours des vingt-trois écoles de commerce et de management françaises par une formation de deux ans, accessible aux nouveaux bacheliers) en 2024, « La violence », met d’ailleurs bien en évidence la pertinence toujours renouvelée de ce sujet.

3 Michaud 2014, p. 30‑31.

4 Bedin 2011, p. 5.

5 Dasen & Haziza 2023, p. 17.

6 Dasen & Haziza 2023, p. 17.

7 Richer 2005, p. 8.

8 Richer 2005, p. 8.

9 Richer 2005, p. 9 : « La uiolentia est une manière d’expression de la uis, c’est-à-dire de “la force en action, la ressource d’un corps pour exercer sa force, […] donc la puissance, la valeur, la force vitale”. Le grec ἴς est de même racine ; chez Homère, au VIIIe siècle, et chez Hésiode, vers 700, il désigne la force d’un héros, du vent ou d’un fleuve. »

10 Chantraine 1968, p. 469 : « le mot, qui n’existe que chez Hom. et Hés., désigne la force agissante ».

11 Richer 2005, p. 9.

12 Chantraine 1968, p. 174.

13 Chantraine 1968, p. 174.

14 Weber 2003, p. 118.

15 Richer 2005, p. 15.

16 Richer 2005, p. 18 : « Des manières de faire existaient donc, qui visaient à insuffler dans le corps social des principes de comportement harmonieux, et qui traduisaient l’existence d’une réflexion constante sur la place de la violence et le rôle de la retenue. »

17 Crettiez 2008, p. 4.

18 Richer 2005, p. 9.

19 A. Bernand montre l’importance de la violence guerrière dans la Grèce antique et sa présence conséquente dans les sociétés grecques, dans Bernand 1999. Cette vision est complétée par l’analyse que fait P. Payen, en montrant que la société grecque n’aime pas la guerre, mais considère sa nécessité et s’y prépare, dans P. Payen 2018. Voir également l’actuel programme de recherche Parabainô (ANR-19FGEN-0002) : Bonnard 2022. P. Clastres ajoute que « la guerre est un pur comportement d’agression et d’agressivité », P. Clastres 2005, p. 23. C. Von Clauzewitz, lui, étudie la guerre comme une constante anthropologique pour laquelle il propose une stratégie, dans C. Von Clauzewitz 1832.

20 Voir par exemple Llewellyn-Jones 2020. Llewellyn-Jones y étudie la violence domestique, qui selon lui existait en Grèce antique, en lien avec l’honneur masculin mis en danger par les actions féminines (« While norms and nomoi about women’s social comportment vary according to period and place, they are perceived to have a direct effect upon men’s honour », p. 395).

21 Notamment dans l’ouvrage que nous avons déjà évoqué, Cohen 1995.

22 En dernier lieu Dijkstra & Raschle (dir.) 2020, Religious Violence in the Ancient World : From Classical Athens to Late Antiquity, produisent les actes d’un colloque qui s’est intéressé aux liens entre violence et religion, qui ne sont pas systématiques, dans les mondes antiques jusqu’à l’Antiquité tardive. Voir Dijkstra & Raschle 2020.

23 Les points communs entre la violence exprimée dans la comédie, celle contenue dans les tablettes d’imprécations et la violence relatée au tribunal sont étudiés dans Riess 2012.

24 Par exemple Zimmermann 2009. Les actes de ce colloque organisé à la Ludwig-Maximilians Universität, Münich, Allemagne, en juin 2003, s’intéressent à la représentation de la violence dans les images et les textes antiques, en considérant les mondes grecs et romains tout autant que l’Égypte, les Assyriens, l’art achéménide ou l’Étrurie.

25 Gale & Scourfield 2018. Ce livre s’intéresse à la violence dans la comédie latine, l’intention violente dans la littérature, les punitions de l’acte violent, la militia amoris, ou encore les réactions à la violence dans la littérature latine ; cette réflexion est poussée jusqu’à l’époque contemporaine dans l’oeuvre Expresiones de violencia en la literatura, qui tisse des liens entre théâtre antique et moderne, poésie homérique, cinéma et romans. Voir Saravia & Featherston 2019.

26 Maffi 2005.

27 Cohen 1995.

28 Dasen & Haziza 2023, p. 19.

29 Le dossier de dix articles de Panagiotis Doukellis, « Entre violence et anomie dans le monde antique » publiés en trois livraisons entre 2019 et 2021 dans les Dialogues d’histoire ancienne, s’intéresse quant à lui aux situations de violence antique en considérant ces moments comme « des situations d’affaiblissement et de déséquilibre systémique ». Voir Doukellis 2019.

30 Ce concept a notamment été étudié en détail en 2005, dans La violence dans les mondes grec et romain, recueil sous la direction de Jean-Marie Bertrand. Ces études se concentrent sur les représentations de la violence – textes et images–, et sur son statut par rapport à la norme, la justice, la guerre et les relations diplomatiques. Cf. Bertrand 2005.

31 On peut penser ici à la notion d’ἔρις, le « combat », mais aussi la « querelle, rivalité », dont « les exemples [dans] l’Iliade suggèrent le sens originel d’« ardeur au combat ». » (Chantraine 1968, p. 372). Sur l’importance de la violence dans l’éducation des jeunes gens à Sparte, voir Richer, 2023, p. 129-140.

32 Carter 2020, p. 495. « The violence inherent in combat sports, which would not have been tolerated in a normal social context, was a defining feature. » Traduction personnelle.

33 Carter 2020, p. 495. « The athletic violence of combat sports was in general ‘valuable’ and could carry with it ideals and values cherished by the very society that might reject the same violent acts in a normal day-to-day context – so long as this athletic violence took place within the bounds of the established rules or standards of behaviour which spectators expected of the athletes. » Traduction personnelle.

34 Sur ce sujet, voir Sauzeau 2012, « Introduction », dans H. Ménard, P. Sauzeau, J.-F. Thomas (dir.), La Pomme d’Éris. Le conflit et sa représentation dans l’Antiquité, Montpellier : PUM, p. 11-18.

35 Sur ce sujet, voir par exemple G. Agamben & J. Gayraud 2015. Le concept de stasis est à distinguer de celui de polemos : « Stasis désigne la réalité de la guerre à l’intérieur de la ville, alors que polemos désigne la guerre contre un ennemi extérieur », Botteri P. 1989, p. 88.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Emmanuelle Jégo / Ghislaine Jay-Robert, « Les moments liminaires de la violence civique : un enjeu sociétal »Cahiers des études anciennes [En ligne], LXII | 2025, mis en ligne le 11 avril 2025, consulté le 19 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/etudesanciennes/6177

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Auteur

Emmanuelle Jégo / Ghislaine Jay-Robert

Université de Perpignan / Université de Perpignan Via Domitia - CRESEM (UR 7397)

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