- 1 Houellebecq, M. (2010), La carte et le territoire, Paris, Flammarion, p. 82.
La carte est plus intéressante que le territoire.
Michel Houellebecq1
1La géographie, la carte et la cartographie occupent un rôle central dans la pensée de Gilles Deleuze et de Felix Guattari. En fait, un chapitre de Qu’est-ce que la philosophie ? est intitulée « Géophilosophie » et il s’agit d’une notion importante en philosophie comme aussi « géopolitique », « géocritique » et « géoartistique » (Deleuze et Guattari, 1980). Comme l’écrit Manola Antonioli (2010), « penser la terre et les territoires, les frontières et les espaces ne signifie pas ici illustrer par des métaphores la prétendue vérité du discours philosophique, mais s’efforcer de repenser radicalement les frontières du concept à partir de multiples rencontres entre la pensée et la géographie physique, politique, esthétique ».
2Dans cette analyse, je vais parler de cartographie identitaire dans River of Fundament, dernier film de Matthew Barney cosigné par le compositeur Jonatahn Bepler, qui présente des aspects liés à la géophilosophie et à son caractère esthétique et politique (M. Carbone, 2012, La géophilosophie de Gilles Deleuze entre esthétique et politique, Lyon).
3Matthew Barney (San Francisco, 1967) est un artiste américain talentueux et pluridisciplinaire. Il est connu surtout pour ses œuvres cinématographiques dont les scénarios très complexes interprètent et réinventent des mythes avec une esthétique baroque.
4Inspiré du roman Ancient Evening de Norman Mailer (1983), le film se présent comme un film-opéra où les images et la partition musicale se fondent ensemble dans un rendu éclectique et stratifié. Métaphore du parcours de l’âme dans la mythologie égyptienne - et plus particulièrement du mythe d’Osiris -, River of Fundament présente une structure narrative complexe.
5River of Fundament est inspiré par le roman Ancient Evenings de Normal Mailer : dans ce roman, Menenhetet Ier, un noble égyptien, fait appel à la magie pour se réincarner trois fois dans le ventre de sa femme, qui devient donc sa mère. À chacune de ses tentatives de réincarnation, ce mort-vivant doit traverser un fleuve d’excréments pour accéder à la vie nouvelle, afin que son enveloppe charnelle de simple noble puisse accéder à la dignité d’un pharaon. À sa troisième et dernière tentative de transformation, Menenhetet III restera bloqué dans le ventre de sa mère, et échouera à se réincarner.
- 2 Plutarque (en grec ancien Πλούαρχος / Ploútarkhos), né à Chéronée en Béotie vers 46 et mort vers 12 (...)
6Dans River of Fundament, Matthew Barney reprendre le processus de mort et réincarnation, mais il va en créer deux : d’un côté l’inspiration mailerienne où le protagoniste « Norman » passera par deux réincarnations, manquant la troisième, celle qui lui aurait permis d’accéder au panthéon de ses prédécesseurs dans la grande littérature américaine. Lors de chaque réincarnation, Norman est hanté par l’esprit errant d’Hemingway. Dans l’autre côté, il s’inspire directement du mythe d’Osiris, de du parcours de l’âme dans la mythologie égyptienne. Le mythe d’Osiris est un « mythe de la royauté » (Hart, 1993 : 51) très complexe et avec différentes interprétations : Plutarque2 dans son œuvre le « Traité d’Isis et Osiris » propose d’expliquer la fable deux divinités égyptiennes, et de rendre compte des opinions différentes auxquelles cette fable avait donné lieu.
« Comme il est le fils aîné de Geb et de Nout, Osiris hérite du droit de gouverner la terre d’Égypte. Selon la tradition relatée par un papyrus du Nouvel Empire, le Canon royal de Turin, une série de dieux – Ptha, Rê, Shou, Geb, osiris, Seth, Horus – domine l’Égypte prédynastique. (…) L’union d’Osiris et de sa sœur Isis fournit un modèle divin de mariage entre frères et sœurs, demi-frères et demi-sœurs de la famille royale » (Hart, 1993 : 51).
7Barney réinterprète le corps d’Osiris par une voiture, car dans son dessin du pouvoir la voiture est le médium parfait pour décrire une cartographie du pouvoir sur le territoire des États-Unis.
8La scène centrale est la veillée funèbre pour Norman Mailer (disparu en 2007) qui est présenté comme un dîner sur un bateau, appelle par Barney le « Boat of Ra », la barque funéraire transportant l’appartement de Mailer. Le bateau est donc le protagoniste du déplacement dans les fleuves américains sur fond de paysages urbains à Los Angeles, Detroit et New York.
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9Le film se déploie en trois parties dont chacune intègre un élément de narration lié à l’automobile : les séquences tournées en extérieur, REN (Los Angeles, 2008), KHU (Detroit, 2010) et BA (New York, 2013) confrontent la volonté et le désir de métamorphose du héros d’abord dans la Chrysler Imperial 19673 du film Cremaster 34, puis dans la Pontiac Firebird Trans Am 19795 et enfin dans une Ford Crown Victoria Police Interceptor 20016. Le paysage physique des fleuves évoque le fleuve d’excréments du roman de Mailer, lieu imaginaire où les réincarnations des esprits peuvent s’accomplir. Des highways (grandes autoroutes) de Los Angeles jusqu’à River Rouge et Detroit River au cœur de la région de l’industrie automobile et jusqu’à l’East River de New York (qui accueillera la barque funéraire transportant l’appartement de Mailer), le héros transite par ces artères, artificielles ou naturelles, dans le périple qui le mène de la mort à la renaissance.
10River of Fundament est le sujet de ma thèse de doctorat et il s’agit d’un œuvre spectaculaire dont l’analyse n’était pas immédiate : sa complexité est une stratification continue des rapports entre mythologie et actualité, imaginaire et réelle. Avec le temps, je me suis aperçue que le film suivait deux parcours, un géographique et un imaginaire, où le lien était le déplacement, un mouvement qui se réalise en trois niveaux en parallèle : les fleuves, les âmes, les voitures.
11La cartographie s’est révélée un outil fondamental pour l’interprétation du film : en fait, c’est seulement grâce à une carte et à sa lecture qu’est possible décrépité la complexité de ce film. En fait, la cartographie est un geste technique et artistique : le créateur a la possibilité d’écrire des cartes et de leur donner une interprétation.
12Dans cette vision, la cartographie présente dans le film de Matthew Barney n’a pas pour objectif la reproduction exacte et fidèle de la réalité, mais plutôt une représentation d’un modèle économique, sociale et politique. Il s’agit donc d’une construction intellectuelle qui raconte l’histoire de la voiture américaine en décrivant les lieux fondamentaux à sa création.
13Les éléments-clefs de cette topographie identitaire sont les fleuves des États-Unis : déjà le titre de l’œuvre, River of Fundament (la rivière de fondement) donnait la piste à suivre pour l’analyse : éléments naturels et physiques, avec un caractère ancestral de purification, les fleuves, marquent le déplacement sur le territoire américain en créant une cartographie des lieux aux États-Unis, une mappe qui raconte l’histoire et l’identité d’un pays.
Figure 1. Carte représentant les parcours imaginés dans le film River of Fundament
14La structure du film River of Fundament de Matthew Barney peut être représentée comme une cartographie de trois typologies : une cartographie physique, scientifique et réelle, une cartographie imaginaire, et une économique qui suive les aspects politiques du pays.
15Le voyage du déplacement dans le fleuve des États-Unis commence avec l’image d’un bateau qui reprend la notion de la barque solaire, objet symbolique de la mythologie égyptienne lié au cycle journalier de Ra, Dieu solaire créateur de l’univers (Richard et Karen, 2014). Le bateau est la maison de Norman Mailer et son déplacement suive un parcours imaginaire : en fait il s’agit d’un passage d’un esprit du monde des vivants vers le monde des morts, de son corps dans une vision des réincarnations, et de voyage de sa maison sur un long fleuve. Cette cartographie imaginaire prend la force du mythe et de son univers : le bateau avec la maison de l’écrivain Mailer qui se déplace sur le fleuve est métaphore d’un rituel de passage, de la vie et de la mort. Mais aussi est une référence au fait qu’un fleuve, comme un livre, peut donner la vie, ou la mort, d’un individu.
- 7 La Brea Tar Pit (étymologie de la brea est « le brai » en espagnol et Tar pits signifie « puits de (...)
16Cette première cartographie imaginaire est le départ de l’analyse du film de Barney. Les deux autres cartographies présentes dans le film, cela physique et cela politique, sont strictement liées l’un l’autre : en effet, le film s’ouvre en Californie, à Los Angeles et plus précisément à la Brea Tar Pit7, un gisement de fossiles du pléistocène supérieur situé dans Hancock Park. La Brea Tar Pit est remarquable pour la présence de fosses à bitume qui a permis de découvrir des animaux conservés dans ce matériau : cette image ouvre le film, l’histoire commence dans à un état gazeux, métaphore du bouillon primordial qui donne la vie et qui en même temps garde en soi une histoire de mort.
17Des images des autoroutes importantes à Los Angeles traversent l’écran du cinéma, un autre déplacement croise le voyage sur les fleuves. La Lincoln Highway est la plus ancienne route transcontinentale d’Amérique, ouverte en 1913, qui relie les côtes est et ouest des États-Unis, de Times Square à New York au Lincol Park de San Francisco.
Figure 2. Déplacement de la Brea Tar Pit au Los Angeles River
Source : Google maps
18Le déplacement à travers les fleuves continue sur le fleuve Los Angeles : ici le film montre sa première partie de réflexion politico-économique qui concerne l’utilisation de mains d’œuvre mexicaines dans les usines.
« La tradition migratoire du Mexique vers les États-Unis a créé depuis un siècle un réseau très complexe de relations sociales, culturelles et familiales. À cette trame s’ajoutent les causes économiques et politiques qui sont à l’origine des flux migratoires. Cette tradition est liée à une politique très déterminée de la part des États-Unis visant à faire des Mexicains la principale réserve de main-d’œuvre, à la fois disponible et jetable » (Durand, 2012).
19L’immigration mexicaine est encore aujourd’hui une thématique actuelle dans la politique de Donal Trump : Matthew Barney mit en lumière les rapports de travail entre la Californie et le Mexique, où les immigrés sont devenus une part importante de la classe ouvrière américaine. Jonathan Bepler, le compositeur, appuie sur le côté musical, en mettant dans la partition musicale des morceaux de ranchera qui raconte le mélange des musiques présentes en Californie.
20En continuant le parcours, on arrive dans le Michigan, précisément à la rivière Rouge, fleuve qui traverse la région de Detroit. En ce lieu, il est installé depuis 1917 le Ford River Rouge Complex situé dans la ville natale d’Henry Ford, Dearborn, siège de la Ford Motor Company.
Figure 3. Déplacement de Los Angeles River au River Rouge
Source : Google maps
Figure 4. Déplacement du River Rouge au Detroit River
Source : Google maps
21Un focus sur l’Interstate highway mis en pause notre voyage sur les fleuves pour montrer l’urbain : il s’agit des images sur le système d’autoroutes créé en 1956 qui relie toutes les villes les plus importantes du pays.
22On continue le parcours et on rencontre le Detroit River, fleuve qui forme une partie de la frontière entre le Canada et les États-Unis. Il s’agit de la deuxième frontière après qu’on retrouve dans ce voyage cartographique, après cela du début du film, entre la Californie et le Mexique.
23Detroit est connu pour être une ville qui a subi un profond déclin qui a transformé la vie et l’aspect même de sa configuration : dans l’histoire de début xxe siècle était un centre très important dans l’industrie automobile avec la General Motors, constructeur automobile américain qui contrôlait encore une quinzaine de marques à la fin des années 1990. En 1929 la société fait l’acquisition de l’Opel, la plus grande usine automobile d’Allemagne. Sous le régime hitlérien, la production se tourne vers le secteur militaire.
24Enfin, le dernier passage est à New York, en passant par l’estuaire Newtown creek et le pont de Queensborough qui traverse l’Est River, on arrive au Brookling Navy Yard, un chantier naval situé sur la rive est de l’East River, fleuve qui traverse New York, dans le quartier de Brooklyn. L’histoire de ce chantier remonte au lendemain de la Révolution américaine où il servait alors à construire des navires marchands. Racheté par les autorités fédérales en 1801, ce chantier naval est devenu l’un des plus actifs du pays : durant la guerre de Sécession et pendant la Seconde Guerre mondiale où quelque 70 000 personnes y furent employées. Le chantier naval ferma ses portes en 1966. Ce lieu riche d’histoire est choisi par l’artiste pour montrer l’historique militaire des certains lieux aux États-Unis, une manière de faire réfléchir aujourd’hui sur le passé et sur certains choix politiques.
Figure 5. Déplacement du Detroit River au Newtown Creek
Source : Google maps
25Le déplacement dans les fleuves américains continue un excursus poétique et métaphorique vers le Columbia river, l’Hell Canyon, une gorge très profonde creusée dans les montagnes, la Snake River jusqu’à arriver au Salomon river. Dernière image de notre voyage est le Pacific Sokey défini aussi River of No retour (Rivière sans retour), citation du film « River of No return » d’Otto Preminger avec Robert Mitchum et Marilyn Monroe sorti en 1954, entièrement tourné dans les décors naturels des parcs nationaux de Banff et de Jasper au Canada (Tulard, 2010).
26La lecture croisée de la cartographie politique et économique des villes de Los Angeles, Detroit et New York cachait un détail historique très intéressant : la célébration du pouvoir dans les cérémonies était toujours très importante dans les évènements politiques. En 1952 la Société Fiat Chrysler Automobiles à créer la « Chrysler Imperial Parade Phaeton » (Nadler et Cohen, 2013 : 15), un évènement de promotions de trois voitures destinées à des célébrations politiques : les modèles avaient comme noms les trois villes fondamentales au développement industriel de la voiture, c’est-à-dire Los Angeles, Detroit, New York. La cartographie du pouvoir économique décrit par Barney mis en lumière les rapports entre trois villes capitales pour l’économie et le développement de l’industrie de l’automobile aux États-Unis.
27Pour conclure, « la cartographie est la théorie et technique de l’établissement et réalisation des cartes géographiques (…) la cartographie n’a pas pour objectif la reproduction exacte et fidèle de la réalité. Bien au contraire, elle est toujours une construction intellectuelle qui déforme forcément la réalité. En ce sens, elle nous apprend autant sur nos représentations de l’espace que sur l’espace lui-même. C’est tout le sens de la mise en garde du chercheur Alfred Korzybski (2015) quand il dit qu’une “carte n’est pas le territoire”. Les limites auxquelles sont confrontés cartographes et géographes aujourd’hui ne seraient donc pas techniques, mais plutôt liées à leur capacité de comprendre et de conceptualiser le monde contemporain » (Zanin, 2006).
River of Fundament de Matthew Barney est un film à découvrir grâce à des cartes, scientifiques et imaginaires : tracées et cachées à l’intérieur du film, les cartographies de Barney nous aident à comprendre la complexité de ce film... Dans cet Empire, l’Art de la Cartographie parvint à une telle perfection que la Carte d’une seule Province occupait toute une Ville et la Carte de l’Empire toute une Province. Avec le temps, ces Cartes démesurées ne donnèrent plus satisfaction et les Collèges de Cartographes levèrent une Carte de l’Empire, qui avait le Format de l’Empire et qui coïncidait point par point avec lui. Moins portées sur l’Étude de la Cartographie, les Générations suivantes comprirent que cette Carte Dilatée était inutile et, non sans Impiété, elles l’abandonnèrent à l’Inclémence du Soleil et des Hivers. Dans les déserts de l’Ouest subsistent des Ruines en lambeaux de la Carte, habitées par des Animaux et des Mendiants. Dans tout le Pays, il n’y a plus d’autres reliquats des Disciplines Géographiques. (Jorge Luis Borges, 1982 : 199).