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Dossier

La gestion des afflux massifs de sargasses dans la grande Caraïbe : nouvel enjeu de la coopération régionale 

The Management of Massive Influxes of Sargassum in the Greater Caribbean: a New Challenge for Regional Cooperation
Karine Galy

Résumés

Les afflux massifs des sargasses sur les côtes des pays et territoires de la grande Caraïbe, mobilisent diversement une série d’acteurs (privés, publics, États, municipalités, associations…) parmi lesquels, les organisations régionales. Face à l’enchevêtrement des moyens et cadres juridiques pour faire face à ce nouveau phénomène, une coordination habile entre les différentes parties prenantes est essentielle pour éviter toute confusion et faciliter une intervention efficace. Au sein des organisations de l’espace, la solidarité face aux sargasses, tout en forgeant un nouvel objet de coopération, se révèle à l’épreuve des multiples fragmentations qui caractérisent la région.

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Texte intégral

Introduction

  • 1 Les deux espèces de sargasses identifiées sont le S. Natans et le S. Fluitans.
  • 2 Changement climatique, modification des courants marins, déversements de nutriments charriés depuis (...)

1L’apparition des échouages massifs de sargasses sur les côtes des pays et territoires de la grande Caraïbe, au début des années 2000, réactualise l’importance de la coopération en vue d’un développement durable (Lahaye, 2001), dans un espace marqué par une biodiversité exceptionnelle (Lozano-Almario, 2019 ; Keita, 2008), mais particulièrement fragile (UN University, 2016). Historiquement, les sargasses sont localisées dès le XVe siècle, essentiellement au nord-est de la Floride dans une zone appelée « mer des sargasses » (Charcot, 1928) dont l’intérêt écosystémique est mis en évidence (Freestone, 2021 ; Prosek, 2019). À partir de 2010 cependant, sont observés des échouages massifs sur les espaces côtiers des pays caribéens (Menez, 2021), provoquant des dégradations des écosystèmes, affectant notamment les activités touristiques (Desse, Rodney et al., 2018) ou la pêche et mettant en péril la santé humaine (Resiere D., H. Mehdaoui, R. Banydeen et al., 2021). Si les scientifiques ont pu identifier les espèces issues de cette algue brune (Oyesiku et Egunyomi, 2014)1, les données relatives aux causes et facteurs de ce phénomène divergent encore (Jouanno, Mocque et al., 2021 ; Wang, Barnes et al., 2019 ; Fortune, Louime et al., 2016)2. En tout état de cause, les masses qui concernent de manière récurrente la grande Caraïbe sont appelées « Grande ceinture de sargasses de l'Atlantique (GASB) », vaste zone s'étendant de l'Afrique de l'Ouest à la mer des Caraïbes et au golfe du Mexique (Wang, Barnes et al., 2019).

2L’ampleur du phénomène, son caractère transfrontière, met en exergue une coopération nécessairement multiscalaire et multi-acteurs, fondée sur une solidarité variable. Ainsi, outre le rôle joué par les personnes privées, la coopération qui émerge, est surtout le fait des organisations internationales dont les actions peuvent au demeurant, traduire certains chevauchements (1.1). Elle révèle parallèlement le besoin croissant d’approches coordonnées voire la construction de véritables politiques publiques communes, éléments incontournables d’une approche plus rationnelle du phénomène (1.2).

1. Une coopération régionale disparate : les sargasses, enjeu de solidarité

3L’espace caraïbe est comme ailleurs, le lieu d’expression du régionalisme en tant que réponse collective aux problèmes et besoins que les États ne peuvent satisfaire par leurs propres moyens (Gautron, 1997). Vis-à-vis des sargasses, ce régionalisme révèle une solidarité multiple, les interventions provenant aussi bien des organisations relevant des Nations unies dans la Caraïbe que de celles résultant du régionalisme intra-caribéen.

1.1. Les institutions des Nations unies et leur déclinaison caraïbe : une solidarité multiforme

1.1.1. Une approche générale multisectorielle

4L’attention accordée à la problématique des sargasses innerve l’ensemble du système des Nations-Unies (NU), les principales institutions agissant suivant le principe de spécialité qui régit le droit des organisations internationales. Ainsi, sous l’angle du développement, la question fait l’objet des préoccupations de la CEPALC, et de sa déclinaison caraïbe, le Comité de développement et de coopération des Caraïbes (CDCC), dont les actions s’inscrivent dans le cadre du programme d’action de la Barbade de 1994 en faveur des petits États insulaires en développement (PEID). Ainsi, les sargasses, deviennent un sujet de préoccupation et un nouvel axe de coopération, le CDCC ayant procédé à une évaluation de l’impact de leurs échouages dans quatre territoires – Barbade, Guadeloupe, Sainte-Lucie et Trinité-et-Tobago – et mis en avant les efforts déployés pour transformer ce défi en opportunité de développement viable (Philip, 2020).

5D’autres institutions spécialisées ou organes subsidiaires des NU ont pu s’intéresser aux sargasses en vue notamment de faire avancer les connaissances ou d’en exploiter les potentialités. En ce sens, la FAO s’est attachée à montrer les retombées possibles de l’utilisation de cette algue brune dans l’agriculture, à travers la publication en 2020, conjointement avec le Centre for Resource Management and Environmental Studies de l’Université des West Indies, d’un guide destiné aux chercheurs, entrepreneurs et décideurs (Desrochers, Cox et al., 2020).

6L’impact des sargasses sur la santé humaine (Dauvergne et Berger, 2019 ; Resière, Valentino et al., 2019) constitue un axe d’études important de l’OMS, la communauté scientifique ayant pu attirer l’attention de l’organisation à travers son bureau régional, l’organisation panaméricaine de la santé (PAHO) sur la nécessité d’initier une coopération médicale entre notamment l’Organisation des États de la Caraïbe Orientale (OECO), la PAHO, le Caribbean Public Health Agency (CARPHA) et la CARICOM, considérant qu’elle constitue « le seul atout majeur pour combattre ce fléau » (Resière, Valentino et al., 2019).

1.1.2. Une approche spécifique de protection de la mer des Caraïbes

  • 3 Convention internationale pour la prévention de la pollution par les navires, Londres, 22 novembre (...)
  • 4 ONU, Convention des Nations unies sur le droit de la mer, Montego Bay, 10 novembre 1982, disponible (...)
  • 5 ONU, Convention pour la Protection et la mise en valeur du milieu marin dans la Région des Caraïbes(...)
  • 6 - Protocole relatif aux zones et à la vie sauvage spécialement protégées dont le secrétariat est ba (...)
  • 7 Décision I.7, COP du Protocole SPAW, la Havane, 24 et 25 septembre 2001.
  • 8 Cf PNUE, Neuvième réunion du Comité consultatif scientifique et technique (STAC) du Protocole relat (...)

7La protection de la mer et plus largement des milieux marins constitue un domaine de compétence de certains organes des Nations-Unies, à l’exemple de l’Organisation maritime internationale (OMI) qui, dans sa mission de surveillance et de réglementation des activités maritimes et portuaires a pu envisager l’impact des échouages massifs des Sargasses dans les zones portuaires de la Caraïbe et prêter une attention particulière à ce phénomène par le biais des mécanismes de la convention Marpol3. Le lien entre sargasses et protection des mers, constitue également un domaine d’intérêt pour le Programme des NU pour l’Environnement (PNUE), dont l’action dans la Caraïbe est orientée autour de la lutte contre les pollutions marines. Partant, en application de la convention des NU sur le droit de la mer (CNUDM)4 et du cadre normatif de lutte contre les pollutions marines, il a lancé en 1974 un programme d'action pour les mers régionales, dont le socle est la convention de Carthagène de 19835 et les protocoles s’y rapportant6. D’emblée, cette convention constitue un cadre intéressant de coopération régionale, car c’est le seul instrument régional juridiquement contraignant concernant la protection et la mise en valeur durable du milieu côtier et marin de la grande région caraïbe (Kiss, 1994). Les mécanismes issus de ces textes, se sont saisi de la question des sargasses, le livre blanc rédigé en 2021 par le secrétariat de la Convention, proposant une recension de l’ensemble des projets, programmes et initiatives internationales et identifiant l’ensemble des plans de gestion et des stratégies relatifs aux sargasses dans les Caraïbes (UNEP, 2021). Pour autant, c’est surtout dans le cadre du protocole SPAW que la problématique des sargasses est abordée, le secrétariat de ce protocole, ayant initié dès 2015 un forum régional de discussion incluant des acteurs de l’Afrique de l’Ouest. Dans le prolongement, le Comité Consultatif Scientifique et Technique du protocole s’est vu octroyer un « mandat spécifique (…) pour la création de groupes de travail ad hoc dans le but de travailler sur ces thèmes qui, dû à leur complexité ou leur niveau de spécialisation, requièrent une attention spéciale »7. C’est en ce sens que le groupe de Travail sur les sargasses a vu le jour en janvier 2021, avec pour mission, notamment « d’établir la coordination et la collaboration avec les initiatives régionales et globales pertinentes afin d’encourager un impact maximal des synergies et solutions à la prolifération des sargasses ». Par ailleurs, la COP 10 recommande l’adjonction d’experts du protocole LBS au groupe de travail sargasses8, ce qui tend à renforcer la dimension pollution retenue vis-à-vis de ces algues brunes.

1.2. Les organisations régionales intra-caribéennes : une solidarité instituée

8L’implication des organisations caribéennes, qu’elles soient d’intégration ou de coopération, est étroitement liée au degré de compétence dont elles disposent au regard des thématiques de préservation de la biodiversité et de l’intensité de la solidarité qui s’y développe.

12.1. La CARICOM et l’OECO

  • 9 Article 4 du traité de Chaguaramas
  • 10 Article 1 i) du traité de Chaguaramas
  • 11 Article 14.2 du traité révisé, qui confère compétence législative à l’OECO en matière de politique (...)

9La CARICOM et l’OECO sont des organisations d’intégration régionale, la première voit le jour en 1973, en vue notamment d’établir un marché et une monnaie uniques et de développer une coopération fonctionnelle dans certains domaines, la seconde affirmant son désir d’approfondir l’intégration dans le respect du traité de Chaguaramas instituant la CARICOM, est créée suite à l’adoption du traité de Basseterre le 18 juin 1981, révisé le 18 juin 2010. Au sein des deux organisations, la solidarité imprègne le processus d’intégration, et s’exprime pour la première, lors de la mise en place du marché unique9 et de la survenue de crises ou catastrophes10, et pour la seconde, en tant que fondement politique (article 3 alinéa 1 (b) du traité), et lors de la mise en place de la politique environnementale11.

10Au regard des sargasses, l’approche est variée, la CARICOM, à l’image de celle retenue au sein des NU, s’appuie sur ses diverses agences et institutions, qu’il s’agisse de la Caribbean Agricultural Development institute (CARDI), de la Caribbean Public Health Agency (CARPHA), du Caribbean Regional Fisherie Mechanism (CRFM), du Caribbean Community Climate Change Centre (CCCCC) ou du Caribbean Disaster Emergency Management Agency (CDEMA). De ce dernier point de vue, la CARICOM explore une approche assez audacieuse de la gestion des sargasses, sous l’angle notamment des catastrophes naturelles. En effet, si la question de la qualification des sargasses en tant que catastrophe naturelle demeure, le lien transparaît des discours politiques, à l’exemple de la déclaration de la Première ministre de Barbade relayant en 201912, une position commune et comparant les afflux à une tempête tropicale voire, un ouragan13 . Sur le plan opérationnel, la responsabilité de la lutte incombe au CDEMA qui élabore notamment des bulletins d’alerte et de prévision des échouages14. Cependant, au-delà de la corrélation il est vrai, encore ténue avec les catastrophes naturelles, l’endossement de la problématique des sargasses par la CARICOM s’est traduit par un lobbying aux fins de porter cette question auprès de la communauté internationale dans son ensemble, l’organisation ayant joué un rôle déterminant dans l’inscription et la reconnaissance de cette thématique, lors de la 70e session de l'Assemblée générale des NU en 2015. À cette occasion, les États membres ont adopté la résolution du 8 décembre 2015, qui souligne l’importance d’une coopération en vue de mieux appréhender les causes et conséquences de l’afflux des sargasses15. Une telle dynamique ne se retrouve pas au sein de l’OECO.

  • 16 Les questions de biosécurité sont traitées dans le cadre de la Convention sur la diversité biologiq (...)

11Pour autant et sur le fond, des similitudes peuvent être relevées, les deux organisations, s’appuyant sur le cadre normatif pertinent relatif aux changements climatiques pour fonder leurs actions. En effet, si les impacts négatifs du changement climatique sur les ressources marines dans les Caraïbes sont démontrés (William, Gabriel Reygondeau et al., 2019 ; Oxenford et Monnereau, 2018), les études menées depuis 2011 sur les échouages de masses de sargasses ont pu mettre en évidence le rôle joué par les changements climatiques sur leur accroissement (Mc Conney et Oxenford, 2021 ; Adet, 2018 ; Djakouré, Araujo et al., 2017). Le lien de connexité ainsi créé, a permis par exemple à la 5e réunion des ministres de l’Environnement de l’OECO en 2019, d’insister sur le renforcement de la collaboration des États membres pour résoudre un certain nombre de problématiques liées aux changements climatiques et la réunion a consacré une large part aux sargasses. Elle a notamment préconisé la mise en œuvre du principe pollueur-payeur, tel qu’appliqué en droit des pollutions marines et en matière de changements climatiques. Sur le plan normatif, les deux organisations se sont dotées d’instruments juridiques pour faire face aux changements climatiques et y considèrent les sargasses comme des espèces exotiques envahissantes (EEE). En effet, la CARICOM a adopté puis adapté son plan stratégique pour la biodiversité (2011-2020), qui définit les sargasses comme des plantes marines envahissantes et destructrices, pour lesquels il convient de mettre en place des mesures spécifiques telles que le réseau caribéen des espèces exotiques envahissantes (CARICOM, 2018). La même démarche est retenue au sein de l’OECO, à travers sa stratégie et plan d’action 2021-2026 (OECS, 2021) et son cadre de gestion de la biodiversité et des écosystèmes 2020-2035 (OECS, 2020), qui identifient des actions à mettre en œuvre afin de réduire les effets néfastes des espèces envahissantes. Cependant, allant plus loin que la CARICOM, l’organisation associe le cadre normatif des EEE aux questions de biosécurité16 selon une approche intégrée de la gestion des risques (FAO, 2007).

1.2.2. L’Association des États de la Caraïbe (AEC)

  • 17 Article 3
  • 18 Promoting an integrated management approach to the Caribbean Sea area in the context of sustainable (...)
  • 19 L’accord 6/06 du Conseil des ministres intitulé « création d’une commission d’initiative pour le su (...)

12L’AEC, créé par la convention de Carthagène du 24 juillet 1994, procède d’une vision globale de la Caraïbe exprimée dès 1992 par les pays et territoires de la CARICOM et visant à favoriser le développement de liens entre les zones anglophones, francophones et hispanophones de la Caraïbe (Galy, 2022). Elle est un organisme de consultation et de coopération destinée à développer les potentiels de la région en vue d’un développement durable, créer un espace économique pour le commerce et l’investissement, favoriser les structures institutionnelles et les accords correspondants17. Ici, c’est la dimension géopolitique qui est avancée, celle de la grande Caraïbe, l’organisme regroupant 25 États membres et 8 associés qui partagent en commun la mer des Caraïbes, fil conducteur de l’ensemble des actions à développer et objet spécifique de coopération (Desse et Legé, 2019). Sur ce fondement, ils décident en 1994, lors de la conférence sur les PEID, de la doter d’un statut de « zone spéciale dans le contexte du développement durable ». Les efforts entrepris, conduisent à la reconnaissance de l’importance de cette mer au sein des NU, qui adopte au cours de la décade, de nombreuses résolutions18. L’engagement des États membres de l’AEC en faveur de la mer des Caraïbes, conduit à la création d’une Commission de la Mer des Caraïbes (CMC) en 200619 en vue notamment de promouvoir la gouvernance du Grand écosystème marin (GEM) des Caraïbes (Parris, 2016). C’est donc au sein de cette instance que l’AEC est amenée à se préoccuper de la question des sargasses, la CMC se voyant confier une mission spécifique en termes de coordination de la coopération (ACS, 2016). À cet égard, en tant que plateforme de mise en synergie des recherches, études et programmes visant à mieux appréhender ce phénomène et à assurer l’intensification des collaborations (Oxenford and Jim Franks, 2015), la CMC a organisé, dès 2015, le premier symposium destiné à discuter de la menace que représentent les sargasses pour la Caraïbe (ACS, 2015).

13La coopération régionale autour des sargasses dénote un régionalisme caribéen riche, mais complexe. Les initiatives déclinées au sein des diverses organisations témoignent d’une solidarité qui cherche encore ses marques, mais également de la nécessité d’une coopération plus globale.

2. Une coopération régionale en voie de rationalisation : les sargasses, facteur de solidarité

14La multiplicité des actions entreprises pour affronter le défi que représentent les sargasses révèle l’impérieuse nécessité de coopérer ensemble, de manière structurée à l’échelle de la grande Caraïbe (2.1) sans perdre de vue l’approche globale qui doit guider la gestion des sargasses (2.2).

2.1. Une coopération en cours de structuration : la solidarité en recomposition

15Plus qu’un évènement ponctuel, les invasions de sargasses constituent un phénomène récurrent lié entre autres, au changement climatique. Dès lors, envisagée dès 2019, à travers la tenue d’une conférence internationale, la question d’une dynamique de coopération pérenne est posée (1.2.1), en termes notamment de structuration (1.2.2).

2.1.1. Le rôle clef de la conférence de 2019

16L’organisation d’une conférence internationale du 23 au 26 octobre 2019, témoigne de la volonté de la France, par le truchement de la région Guadeloupe, d’assurer une forme de leadership sur la question des Sargasses dans la Caraïbe et fait suite à la rédaction d’un rapport sénatorial sur le sujet (Théophile, 2019). Cette conférence a ainsi réuni des représentants des principaux États et territoires de la Caraïbe, l’OECO, la CARICOM, l’AEC, les principales agences des NU, des membres de la société civile, des chercheurs et des universitaires autour du partage d’expérience, de la détermination de stratégies de lutte, de collecte et de valorisation des sargasses.

  • 20 Prévu pour la période 2019-2022, et financé à hauteur de 3 529 016 €, le programme Sarg’coop s’insc (...)

17La déclaration finale de la conférence traduit la volonté des parties prenantes de structurer et d’intensifier la coopération. Elle est articulée à « programme caribéen sur les sargasses », Sarg’coop, programme Interrey20, financé par les fonds européens et vise notamment à constituer une plateforme intégrant l’ensemble des initiatives en cours dans la Caraïbe, ainsi que la mise en place d’un centre d’alerte et de surveillance en charge de la télédétection et de la surveillance de la qualité de l’air à l’échelle du bassin. 

18L’initiative française de mettre en synergie, dans un contexte de singularités institutionnelles, juridiques, et statutaires entre autres, les diverses actions et multiples programmes consacrés à la gestion des sargasses dans la Caraïbe, tout en constituant une première réponse, interroge tout de même sur le leadership dès lors qu’il s’agit de considérer que toutes les initiatives jusqu’alors proposées, sont limitées dans le temps et dans l’espace. D’où l’importance de faire émerger un chef de file qui soit en mesure de coordonner durablement la coopération dans la grande Caraïbe.

2.1.2. La persistante nécessité d’un chef de file

19L’endossement par une organisation régionale de la problématique des sargasses semble souhaitable et l’AEC en tant que forum regroupant l’ensemble des composantes de la Caraïbe, apparaît comme idoine. Outre le fait qu’elle constitue le reflet de la grande Caraïbe, elle dispose en effet d’une compétence reconnue pour assurer la protection de la mer des Caraïbes et est mieux à même d’assumer la responsabilité de coordination en matière de sargasses. Le défi consiste donc pour l’AEC, à coordonner les efforts existants dans un cadre général fondé sur les meilleures informations disponibles, ce qui pourrait se faire sur le modèle du Grand écosystème marin des Caraïbes, initiative de gouvernance régionale des océans dans un espace marqué par la mosaïque des acteurs et des actions (Fanning, Mahon et al., 2009). Cependant, comme le souligne la doctrine, « s'il est admis que les afflux de sargasses représentent un problème transfrontalier majeur nécessitant une coopération régionale, il est également entendu que les dispositifs régionaux de gouvernance des océans sont complexes, reflétant la complexité globale de la région (…). Des problèmes clés tels que la faiblesse de la gouvernance régionale des ressources naturelles, la limitation des capacités humaines et des ressources financières, et la dépendance extérieure ont été identifiés comme les causes profondes de la dégradation de l'environnement la grande Caraïbe. Il faut s'attendre à ce que les défis associés se manifestent également dans les efforts pour coordonner la réponse à la problématique des sargasses au niveau régional » (UNEP, 2021 :19). Ce constat pourrait expliquer l’inertie de l’AEC depuis l’apparition du « problème sargasse » dans la grande Caraïbe, puisque cette dernière malgré la tenue d'une conférence sur les sargasses en 2015, n'a pas assumé un rôle officiel de coordination régionale, ce qui révèle les limites de la gouvernance des sargasses dans une Caraïbe fragmentée (Van der Plank, Cox et al., 2022).

2.2. Une coopération multidimensionnelle : la solidarité aux sources multiples

20Face aux afflux massifs de sargasses, les organisations caribéennes ont articulé leurs initiatives aux instruments juridiques existants du droit de l’environnement, car, ce dernier, frappé de « « frénésie » normative » (Maljean-Dubois, 2003 : 8), comporte des instruments consacrés aussi bien à la conservation, à la préservation, à la valorisation de la biodiversité et plus globalement, à la gestion des ressources. Désormais, cet ensemble normatif complexe sert de creuset à la gestion des sargasses selon un double objectif : la conservation et la valorisation.

2.2.1. L’objectif de conservation : les sargasses, un bien commun

21Avant les échouages massifs de sargasses du début des années 2010, et la mise en évidence de la « sargasse en tant que problème » (Imbert, 2018), les avantages écosystémiques de cette algue brune étaient mis en avant, tant sur le littoral qu’en mer (Menez, 2021). Singulièrement en mer, leurs fonctions écologiques essentielles sont relevées, car elles constituent de véritables habitats pour les espèces épipélagiques, abritent de nombreux crustacés ou mollusques (Fine, 1970 ; David Wells and Rooker Jay, 2004), et servent même « Dispositifs de Concentration de Poissons (DCP) » naturels (Florenne et al., 2016). 

  • 21 http://www.sargassoseacommission.org/about-the-sargasso-sea
  • 22 Hamilton Declaration on Collaboration for the Conservation of The Sargasso Sea, 11 march 2014, efai (...)
  • 23 La déclaration d’Hamilton a été initialement signée par les gouvernements des Açores, Bermudes, Mon (...)

22Sur le plan normatif, ces algues, considérées comme des ressources marines vivantes, font l’objet d’une protection spécifique par des textes universels comme CNUDM (Lefebvre, 2022), ou régionaux comme la Convention de Carthagène. Dans la région Caraïbe, est concernée la mer des sargasses (Laffoley, Roe et al., 2011), dont la protection est en cours, grâce aux efforts de la Commission de la mer des Sargasses (CMS) qui se fonde notamment sur le protocole SPAW (Van der plank, Corbett et al., 2020). En effet, sur la base de ce protocole dont la couverture géographique ne s’étend pas directement à la mer des sargasses, la CMS à identifié la récolte des sargasses comme une menace potentielle pour la mer des Sargasses21 et en lien avec la CNUDM, à promu l’adoption en 2014 de la déclaration d’Hamilton22, dont l’objectif est la coopération en vue de la conservation de l'écosystème de cette mer par l'intermédiaire des organisations régionales et internationales compétentes en la matière. Si le champ géographique retenu et le nombre d’États impliqués restent restreints23, une telle initiative peut constituer un intérêt majeur pour la protection de la nouvelle mer des sargasses (GASB), et un domaine intéressant de la coopération entre l’Afrique et la Caraïbe.

2.2.2. Le potentiel de valorisation : les sargasses, une opportunité économique

23La problématique de l’accroissement des déchets induit une réflexion sur des modes de production et consommation plus durables, et justifie de passer d’une conception du « déchet polluant à celle du déchet-ressource » (Micheaux et Aggeri, 2019 : 3). La promotion d’une économie circulaire, constitue l’une voies privilégiées (Commission européenne, 2020). Sur le plan juridique, si les sources normatives relèvent pour l’essentiel de la soft law (UNEP, 2019), plusieurs accords multilatéraux environnementaux ont un lien avec le développement de l’économie circulaire à l’exemple de la CCNUCC, et de la CDB. Dans cette optique, certains pays caribéens explorent le potentiel d’utilisation de la sargasse (Desrocher, cox et al., 2020), de nombreuses initiatives montrant que sa collecte sur les littoraux ou dans les eaux territoriales peut être valorisée. Dans certains territoires, comme la Martinique, la Guadeloupe, la République dominicaine, le Mexique, Trinité-et-Tobago, et Sainte-Lucie, une large gamme d'opportunités économiques dérivant de la réutilisation de la Sargasse (Théophile, 2019) est proposée : engrais organique pour l'agriculture, transformation en masse de tourbe, construction et alimentation des plages, produits pharmaceutiques, utilisations alimentaires, extraction d'alginate pour l'exploitation industrielle et utilisation dans la bioremédiation des eaux polluées, entre autres (Van der Plank, corbett et al., 2020). L’enjeu consiste dès lors, en la mutualisation des pratiques et le partage d’expérience au niveau régional.

24En définitive, le développement d’une coopération régionale en matière de sargasses constitue le trait marquant des initiatives à l’œuvre dans la grande Caraïbe. Le constat avéré d’une certaine forme de chevauchement des initiatives n’obère pas la volonté de mettre en œuvre une stratégie intégrée de lutte contre l’invasion des sargasses. Pour autant, sans doute qu’une approche novatrice, en lien avec les perturbations environnementales doit-elle être introduite, permettant de dépasser l’idée de lutte qui préoccupe les États et les organisations régionales face à un phénomène qui semble inéluctable, pour l’envisager sous l’angle de l’adaptation (Semeleer, 2021), en vue notamment de protéger les populations.

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Notes

1 Les deux espèces de sargasses identifiées sont le S. Natans et le S. Fluitans.

2 Changement climatique, modification des courants marins, déversements de nutriments charriés depuis l’amazone sont quelques-uns des éléments avancés.

3 Convention internationale pour la prévention de la pollution par les navires, Londres, 22 novembre 1973.

4 ONU, Convention des Nations unies sur le droit de la mer, Montego Bay, 10 novembre 1982, disponible sur https://treaties.un.org/pages/ViewDetailsIII.aspx?src=TREATY&mtdsg_no=XXI-6&chapter=21&Temp=mtdsg3&clang=_fr

5 ONU, Convention pour la Protection et la mise en valeur du milieu marin dans la Région des Caraïbes, 24 mars 1983, disponible https://wedocs.unep.org/bitstream/handle/20.500.11822/27875/SPAWSTAC5_2012-fr.pdf?sequence=2&isAllowed=y

6 - Protocole relatif aux zones et à la vie sauvage spécialement protégées dont le secrétariat est basé en Guadeloupe (CAR-SPAW) :
- Protocole relatif à la coopération en matière de lutte contre les déversements d’hydrocarbures dans la région des Caraïbes, 24 mars 1983 dont le secrétariat est basé à Curaçao (Antilles néerlandaises)
- Protocole relatif à la pollution due à des sources et activités terrestres (LBS), 6 octobre 1999,

7 Décision I.7, COP du Protocole SPAW, la Havane, 24 et 25 septembre 2001.

8 Cf PNUE, Neuvième réunion du Comité consultatif scientifique et technique (STAC) du Protocole relatif aux aires et aux espèces spécialement protégées (SPAW) de la Grande Région Caraïbe, UNEP(DEPI)/CAR WG.42/7 Janvier 2021, disponible https://www.car-spaw-rac.org/Documents-cles-493

9 Article 4 du traité de Chaguaramas

10 Article 1 i) du traité de Chaguaramas

11 Article 14.2 du traité révisé, qui confère compétence législative à l’OECO en matière de politique environnementale, la charte de l’OECO pour le développement d’octobre 2002 (OECS, 2002), qui formalise la nouvelle vision de l’organisation et invite les États membres à tenir compte des conséquences des dégradations environnementales, et la Déclaration de Saint George (Grenade) de 2001 sur les principes du développement durable à l’OECO, révisée en 2006 et 2020, et qui définit le cadre général à suivre pour la gestion de l'environnement dans la région de l'OECO. V. https://www.oecs.org/en/our-work/knowledge/library/biodiversity

12  40th Heads of Government Conference now on in Gros Islet, St. Lucia, 3-5 july 2019.

13 https://gisbarbados.gov.bb/blog/sargassum-seaweed-a-threat-to-caribbean-economies/

14 Cf. https://www.cdema.org/

15 AGNU, A/Res/70/75 of 8 December 2015, par. 179

16 Les questions de biosécurité sont traitées dans le cadre de la Convention sur la diversité biologique (CDB) par le biais du Protocole de Cartagena sur la biosécurité. Ce protocole est entré en vigueur en 2003 et a été ratifié par les États membres de l'OECO

17 Article 3

18 Promoting an integrated management approach to the Caribbean Sea area in the context of sustainable development A/RES/54/225 du 22 décembre 1999, A/RES/55/203 du 20 décembre 2000, A/RES/57/261du 20 décembre 2002, A/RES/59/230 du 22 décembre 2004; Towards the sustainable development of the Caribbean Sea for present and future generations, A/RES/61/197 du 19 décembre 2008, A/RES/63/214 du 20 décembre 2010, A/RES/65/155 du 07 juin 2011, A/RES/67/205 du 21 décembre 2012 Source: United Nations, Resolutions adopted by the General Assembly, 2014.

19 L’accord 6/06 du Conseil des ministres intitulé « création d’une commission d’initiative pour le suivi de la mer des caraïbes. 

20 Prévu pour la période 2019-2022, et financé à hauteur de 3 529 016 €, le programme Sarg’coop s’inscrit dans l’axe Accroître la capacité de réponse des territoires face aux risques naturels.

21 http://www.sargassoseacommission.org/about-the-sargasso-sea

22 Hamilton Declaration on Collaboration for the Conservation of The Sargasso Sea, 11 march 2014, efaidnbmnnnibpcajpcglclefindmkaj/http://www.sargassoseacommission.org/storage/Hamilton_Declaration_with_signatures_April_2018.pdf

23 La déclaration d’Hamilton a été initialement signée par les gouvernements des Açores, Bermudes, Monaco, Grande-Bretagne, États-Unis, les îles Vierges Britanniques, le Canada, les îles Cayman, les Bahamas et la République dominicaine.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Karine Galy, « La gestion des afflux massifs de sargasses dans la grande Caraïbe : nouvel enjeu de la coopération régionale  »Études caribéennes [En ligne], 53 | Décembre 2022, mis en ligne le 15 décembre 2022, consulté le 12 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/etudescaribeennes/24248 ; DOI : https://doi.org/10.4000/etudescaribeennes.24248

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Auteur

Karine Galy

Maître de conférences en Droit public – HDR, Université des Antilles, LC2S ‑ UMR CNRS 8053, Karine.galy@univ-antilles.fr

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