1Les changements climatiques ont des implications sanitaires, économiques, politiques et environnementales qui affectent les pays à des degrés différents, selon leurs infrastructures et leurs capacités de réponses (adaptation et atténuation). Le Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat, le GIEC, a confirmé dans son troisième rapport, l’existence de preuves des incidences des activités de l’Homme sur la santé. Il est donc prévu que les changements climatiques augmentent la morbidité mondiale (Anthony, Woodruff, et al. 2006 : 10-11). Selon l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), par rapport à aujourd’hui, le monde enregistrera 300 000 cas additionnels de décès annuels liés à des maladies dites sensibles aux changements climatiques, dont celles à transmission vectorielle et infectieuse, la malnutrition, les maladies diarrhéiques, les maladies cardiovasculaires, les maladies respiratoires, mais aussi le stress post-traumatique (Drouet, 2020 : 1).
2Les débats autour de la migration due aux changements climatiques remontent aux premières théories systématiques plaçant les facteurs environnementaux à l’origine de nombreux mouvements de population. Pendant quelque temps, la question avait très peu retenu l’attention, mais elle ne tardait pas à revenir au-devant de la scène vers les années 1970, avec la création du programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE). Le rapport Environmental refugees publié par cette agence onusienne proposa des réflexions sur la relation climat-migration, qui ont commencé réellement à retenir l’attention des scientifiques et des décideurs à partir des années 1990 (Diallo, Renou, 2015 : 87-91 ; Raoul, Étienne, 2015 : 3). Toutefois, à date, elles ne font pas toujours l’unanimité en raison d’un déficit de fondements empiriques et de précisions pour quantifier et qualifier les déplacements dus aux problèmes environnementaux. Partant de la difficulté d’isoler les migrants environnementaux de l’ensemble de migrants dans la dynamique migratoire globale évoquée par certains auteurs, dont F. Gemenne (2010), on admet que la migration n’est pas systématiquement générée par des perturbations environnementales. Elle est de préférence la résultante de systèmes sociaux et économiques qui ne tiennent pas compte de ce phénomène et des politiques migratoires en vigueur (Cournil, Gemenne, 2010 : 3-4). Vu sous cet angle, l’aggravation de problèmes environnementaux comme conséquence des changements climatiques, qu’il s’agisse de l’augmentation des températures atmosphériques, de la hausse du niveau des mers ou de la raréfaction des ressources en eau potable, induit des déplacements internes ou internationaux, souvent improvisés, parfois temporaires, mais généralement définitifs. En ce sens, le rapport de la Banque Mondiale de 2020 et de 2021 intitulé Groundswell : Se préparer aux migrations climatiques internes appelle l’humanité à se préparer aux flux migratoires dus aux changements climatiques à partir d’une étude exhaustive réalisée dans les régions d’Afrique subsaharienne, d’Asie du Sud et d’Amérique latine (Clement V. et al., 2021: xvi-xxi ; Seingier, Jiménez-Orocio, et al., 2020 : 302). Il anticipe que 140 millions d’habitants pourraient migrer à l’intérieur de leur pays d’ici 2050 alors que l’Organisation Internationale de la Migration estime à 272 millions ceux qui avaient traversé des frontières à destination de zones plus viables en 2019 (OIM, 2019 : 23).
3Signalons qu’il y a tout un débat sémantique autour de l’appellation et de la définition à retenir pour qualifier ces personnes : réfugiés climatiques et/ou environnementaux s’ils ont traversé la frontière de leur pays, déplacés climatiques et/ou environnementaux s’ils demeurent dans leur pays d’origine, mais changent de région, apatrides climatiques s’ils n’ont pas d’État originel, migrants climatiques pour ceux dont on ne sait déterminer le statut, sinistrés pour tous ceux qui sont affectés par une crise, etc. En dehors des constructions juridiques et politiques divisant le monde académique et les acteurs sur la question, nous retenons l’appellation de « déplacements » et de « déplacés climatiques » pour parler respectivement du phénomène et décrire notre population d’étude (Diallo, Renou, 2015 : 88 ; Corbet, 2017 : 1154).
4Dans cet ordre d’idées, cet article s’intéresse aux conséquences psychologiques des déplacements climatiques sur les déplacés climatiques. Il décrit les représentations sociales de cette population sur le stress vécu à la suite des Évènements Climatiques Majeurs (ECM) en fonction des conséquences sur sa vie. Nous profitons de l’indétermination qui existe sur la définition précise de ce qui est tantôt appelé « Évènements Météorologiques Extrêmes » ou « Évènements Climatiques Extrêmes » ou « Évènements Climatiques Majeurs » (Diallo, Renou, 2015 : 88) pour définir ce phénomène comme tout évènement ayant provoqué le plus grand changement dans la vie d’un individu en raison de ses conséquences matérielles et psychologiques. Nous faisons là une mise en relation avec les « Évènements de vie Majeurs » de l’échelle d’évaluation du stress de Holmes et Rahe, également appelés « Évènements de vie stressants (Stressful Life events) » ou « Facteurs de stress liés aux évènements de vie (Life Event Stressors) » (CEA, 2019:1-3). Quelle que soit l’appellation retenue, il s’agit d’évènements indésirables, non programmés, incontrôlables, discrets ou observables ayant d’importantes conséquences négatives sur le bien-être physique et psychologique amenant généralement des changements majeurs, voire radicaux dans la vie de l’individu (Ferguson, Matthews et al., 2010 : 18 ; Michaud, 1994 : 10-12 ; Escourrou, 1988 : 347). Dans un tel contexte, « certaines agressions climatiques » seraient également des évènements de vie majeurs nous dit Escourrou relatant les travaux de R. Lazarus (Escourou, 1988 : 348).
- 1 Le principe One Health (une seule santé) consiste en une approche intégrée et unificatrice qui vise (...)
5D’un point de vue psychosocial, les déplacements climatiques constituent donc un sérieux problème, appelant à une action concertée pour le renforcement des systèmes de santé d’une part, et, d’autre part, à la promotion de choix de développement susceptibles d’améliorer la santé publique et de réduire la vulnérabilité des pays aux changements climatiques dans une perspective One Health1. C’est d’autant plus le cas dans les petits états insulaires, dont Haïti, avec le plus haut indice de vulnérabilité aux tempêtes tropicales et classé 3ème mondial quant à l’indice de vulnérabilité au changement climatique (Catastrophe, 2019 : 14). Dans ce contexte, les auteurs visent à alimenter les grandes questions se rapportant à la dyade changement climatique - santé globale, à partir d’une étude auprès de déplacés climatiques. L’objectif consiste à appréhender les représentations sociales du stress chez des déplacés climatiques d’un quartier précaire de la zone métropolitaine du nord-ouest d’Haïti, département fortement affecté par les problèmes environnementaux et par les effets des changements climatiques.
6Haïti est donc très concernée par la problématique des déplacements climatiques qui risque de s’aggraver en raison des impacts visibles des changements climatiques sur l’agriculture, représentant 23 % de son économie et des menaces sur la santé de sa population (Milan, Melde, et al., 2015 : 17). Soumise aux cataclysmes naturels en raison de son positionnement dans le bassin des Caraïbes, qui est la voie privilégiée des ouragans tropicaux de grande envergure, la situation environnementale d’Haïti n’est pas des plus enviables quant aux impacts attendus des changements climatiques. La position de ses chaînes de montagnes par rapport aux Nordés et aux Alizés lui impose une variabilité de la température allant de 15 degrés Celcius (oC) à 35oC selon les saisons. Le ministère de l’environnement du pays prévoit que les changements de température pour la période 2030 et 2060 progresseront de 0,8oC à 1,0oC et de 1.5 oC à 1.7 oC (MDE, GEF/FEM, 2008 :10). L’augmentation de la fréquence du phénomène el Niño/oscillation australe (ENSO), [courant marin chaud qui provoque périodiquement la montée des océans (Anthony, Woodruff, et al. (2006 : 32)], additionnée aux difficultés de gestion de l’environnement (coupe effrénée des bois, mauvaise exploitation des carrières de sable, gestion inefficace des déchets, croissance continue de la population) constituent des pressions additionnelles importantes sur l’environnement, affectant négativement les moyens de subsistance de la population et du développement économique du pays. En exemple, la déforestation due à la coupe de bois pour préparer le charbon nécessaire à la cuisson des nourritures (93 % de la population) (Cayemittes, Bussangu, et al., 2012 : 17), de plus en plus de pluies en dehors de la période pluvieuse, le déversement des détritus à travers les rues obstruant les canaux d’écoulement des eaux de pluie…). Les impacts des changements climatiques affecteront donc le pays entier dans ses secteurs de développement d’activités (Leal, Echeverría, 2009 : 7).
- 2 CLIMWAT est une base de données climatique développée par le groupe agro météorologique de la FAO. (...)
7La ville de Port-de-paix se trouve dans le département du Nord-Ouest, 6ème département géographique du pays en termes de superficie. Elle héberge une communauté de 203 975 habitants estimés en 2021 (Atlas Mondial des données). La ville est tiraillée par deux régions aux caractéristiques climatiques opposées : l’une dominée par un climat sec et l’autre par un climat humide. Sur la période de 1971 à 2000, les données climatiques obtenues pour la ville de Port-de-Paix à partir de la plateforme CLIMWAT2 affichent une pluviométrie moyenne annuelle de 922 millimètres et des températures moyennes oscillant entre 19.1oC et 31,5 oC (Déroy, 2010 : 22). Les données fournies pour l’évapotranspiration annuelle de cette zone (1,608 millimètre) illustrent un déficit hydrique de l’ordre de 686 millimètres (mm). Sur le plan géomorphologique, la ville de Port-de-Paix est formée par une dépression qui constitue un territoire ondulé avec des zones de plaines inondables à faible pente, nées dans les contreforts du massif du Haut-Piton où les phénomènes d’altération et d’anthropisation intensifient les processus d’érosion et de lavage des sols (GEF/FEM et al. 2006 :12; Pierre, 2015 : 50 & 54). « Il suffit seulement d’un quart d’heure de pluie pour donner lieu à des inondations » (Catastrophe, 2019 : 99) capables de toucher différents quartiers vulnérables dont Nan Palan, Morne l’Hôpital, cité Maxo ainsi que Nan Orèl selon des témoignages de résidents de la zone.
8Le manque de données probantes sur le processus de précarisation des quartiers populaires de la ville de Port-de-Paix ne favorise pas l’historique de la naissance de Nan Orèl. Nous nous limiterons toutefois aux observations du quartier réalisées à partir d’images de Google Earth, montrant un processus d’urbanisation très récent qui a commencé à partir des années 2008-2009. L’analyse de l’évolution de l’occupation du sol pour la période 1998-2014 illustre une anthropisation ascendante (Fajardo, J.A.P et al, 2018 : 8) manifestée par des déplacements de populations du centre-ville et d’autres zones du même département où les mauvaises conditions de vie s’accentuent. Le fait pour le quartier d’être situé à moins d’un kilomètre de l’exutoire du bassin versant du fleuve des Trois-Rivières (entrée de la ville de Port-de-Paix), dans le lit majeur duquel est placé le quartier, expose davantage sa population au risque d’inondation. Quoiqu’autant exposé, Nan Orèl héberge en majorité une population de déplacés, particulièrement climatiques, en raison du fait que des localités rurales à proximité (telles que Moustique, située à 12 km ouest de Nan Orèl) sont en proie à un déficit de systèmes d’irrigation performants alors que l’agriculture constitue leur principale source de revenus. Les pratiques agricoles dans de telles régions risquent de ne pas répondre aux conditions minima de vie des ménages. Ces caractéristiques font de Nan Orèl une zone d’étude intéressante pour toute thématique touchant les déplacements climatiques.
- 3 Ce livre est la principale source d’informations des auteurs dans la rédaction de cette section de (...)
9Des chercheurs reconnaissent que « la migration fait partie intégrante de l’histoire d’Haïti (Milan, Melde et al., 2015 : xiii)3 et que les menaces liées à la variabilité climatique ainsi qu’aux migrations sont présentes indépendamment du changement climatique (Pierre, 2015 : 45). Les récurrentes périodes de sécheresse ayant altéré la productivité agricole et l’approvisionnement en eau au cours des années 1923-24, 1946-47, 1958-59, 1966-68, 1974-77 et 1981-1985 sont des références notoires. Cependant, la situation environnementale telle que décrite précédemment, jointe à la dégradation générale des conditions de vie, à la mauvaise gestion des ressources naturelles et au manque de mesures de protection adéquates liés à un contexte sociopolitique compliqué dans le pays, ne font qu’entraver le développement d’Haïti et porter des gens à se déplacer en quête de vie économique meilleure et de bien-être. En conséquence, l’exode rural se présente comme une option courante pour plus d’un. De fait, les auteurs précédemment cités reconnaissent que les Haïtiens prennent souvent leur décision de se déplacer à la suite d’évènements climatiques et environnementaux à évolution rapide (un tremblement de terre, par exemple) ou à évolution lente (la déforestation, la sécheresse par exemple) (Milan, Melde et al., 2016 : xiii). Toutefois, le déplacement dépend grandement du niveau de vulnérabilité ressenti, de la capacité de réponse des familles face à la dégradation de l’environnement (et donc de leur capacité économique) ou face à l’ampleur des conséquences directes des catastrophes comme les séismes, les inondations, les tempêtes sur leurs moyens de subsistance.
10Haïti est consciente du poids des problèmes environnementaux dans les migrations. Elle est d’ailleurs le premier pays de l’Amérique centrale et des Caraïbes à intégrer le lien entre l’environnement et les migrations dans son projet de politique migratoire globale, selon l’enquête précédemment citée, réalisée par Milan A, Melde S. et al. pour le compte de l’Office International de la Migration. En raison de leur prédominance à l’échelle nationale, les déplacements contribuent à l’urbanisation anarchique et ses corollaires, les autorités du pays voudraient en tenir compte dans les stratégies d’adaptation aux changements environnementaux et climatiques (Milan, Melde et al., 2015 : 39).
11Il existe donc une littérature récente relativement abondante sur la situation environnementale haïtienne en général et sur la relation déplacements-environnements. Nous relevons, toutefois, que la problématique n’est nullement abordée sur le plan de la santé globale. Beaucoup d’études montrent que les déplacés (rural-urbain) se retrouvent dans les couches de la population la plus vulnérable (Milan, Melde et al., 2016 : 18,37 ; Pierre, 2015 : 62, 67). Ils s’installent souvent dans des zones qui sont, à certains égards, aussi vulnérables aux catastrophes naturelles que celles qu’ils ont laissées. Faute de moyens économiques personnels et sans un réseau familial d’accueil approprié, les quartiers de fortune deviennent pour eux les plus accessibles. Certains arrivent même à se construire des maisonnettes provisoires qui, avec le temps, deviennent permanentes. Ainsi, risquent-ils de trainer longuement le fardeau des déplacements répétitifs jusqu’à ce qu’ils atteignent un seuil de confort. Il est donc indiqué d’étudier les conséquences de pareilles situations sur la santé mentale des déplacés afin que la question soit prise en compte dans la définition des politiques publiques relatives à la réponse aux changements climatiques et à la migration. Ici se situe un deuxième intérêt des auteurs dans cette étude.
12Dans la littérature scientifique, les conséquences des changements climatiques et des catastrophes naturelles sur la santé mentale, à la fois sur le court et le long terme, sont nombreuses (Clayton, 2020 : 1 ; Clayton, Manning, 2017 : 7). Elles sont caractérisées de solastalgie, d’éco-anxiété (Climate anxiety) et d’éco-paralysie. La notion de solastalgie a été utilisée pour la première fois par le psychiatre Albrecht pour évoquer l’état d’impuissance doublé du sentiment de détresse profonde d’un individu devant le bouleversement de son écosystème (Albrecht, 2007 : 44-45 ; Lars, 2021 : 411-412). Quant à l’éco-anxiété, elle désigne les sentiments éprouvés par ceux qui se sentent constamment happés par les problèmes associés aux changements climatiques dont ils subissent les conséquences immédiates. L’éco-paralysie, elle, renvoie au sentiment lié à l’impuissance d’agir concrètement pour atténuer les risques liés aux changements climatiques (Lorenzo, 2019 ; Desbiolles, Galais, 2021 : 615 ; Clayton, 2020:2).
13Pour rester dans le cadre de notre article, nous écartons volontiers tout détail sémantique qui pourrait exister entre les trois concepts pour ne retenir que ce qui les rassemble autour d’une angoisse et d’un stress susceptible de s’installer sur le court et le long terme chez toute personne en proie à une sorte de mal-être et d’impuissance devant la dégradation de son environnement immédiat. Ainsi, quelle que soit la notion retenue, il est un fait que les changements climatiques constituent une source supplémentaire de stress quotidien pour l’homme (Furusawa, Pitakaka, 2021 : 1 ; Drouet, 2020 : 7 ; Clayton, Manning, 2017 : 26).
14Plusieurs sources relatent de nombreux faits supportant cette affirmation parmi lesquels : i) le rapport de mars 2017 de la American Psychological Association (APA) montrant que 7 % à 40 % des personnes qui subissent une catastrophe climatique développent une psychopathologie particulièrement des pensées suicidaires ou du stress post-traumatique (Clayton, Manning, 2017:22) ; ii) l’article de Huffington Post mentionnant l’augmentation des problèmes de drogue et d’alcoolisme dans cinq communautés du Nord du Canada depuis le début des observations des effets des changements climatiques et, iii) le constat de troubles obsessionnels compulsifs chez de jeunes patients relatés par la psychiatre Elizabeth Haase (Lorenzo, 2019). Toutefois, Suzan Clayton, relève un manque de concordance attribuable à la variation de la conceptualisation et de la quantification de l’anxiété climatique. Des recherches plus approfondies sont nécessaires selon elle (Clayton, 2020 : 3)
15Escourrou, reprenant la définition de Chalvin, nous dit que « le stress consiste en une diminution de la capacité de réaction d’un sujet face à un évènement extérieur » (Escourrou, 1988 : 347). À cette façon de concevoir le stress s’alignent les définitions des concepts de solastalgie, d’éco-anxiété et d’éco-paralysie précédemment présentés. Ce stress, au cœur de notre étude, peut être classé parmi les stress mentaux post-traumatiques survenus probablement après les évènements extrêmes ayant suscité le déplacement des personnes et qui sont vécus comme des chocs traumatiques en raison de l’état psychologique défaillant dans lequel les évènements les ont laissées (Clayton, Manning, 2017 : 5). Leur santé mentale et les conséquences socioéconomiques collectives de la catastrophe, souvent, interagissent négativement. Les conséquences directes de la catastrophe (perte du logement, de bétails, de jardins, voire de parents ou d’amis…) créent un mélange de sentiments de perte de l’essentiel, de peur, d’incertitude du lendemain entretenant un stress plus ou moins prolongé.
16L’évènement perturbateur, dans ce cas, provoque un choc générant un traumatisme que l’individu arrive difficilement à surmonter seul, le portant souvent à fuir son milieu habituel pour s’établir ailleurs. D’où la nécessité pour lui d’intégrer un nouveau corps social, de s’adapter à de nouvelles mœurs, de s’arranger pour se faire accepter en continuant de se battre pour sa survie économique. Pourtant, les conditions dans lesquelles les déplacés doivent se réinsérer requièrent des efforts qu’ils sont le plus souvent incapables de fournir en raison de l’épuisement psychologique et physique qu’ils ressentent. Cette étude parle de ce stress généré par le choc post-traumatique se manifestant particulièrement par des sentiments de peur, de colère ou d’épuisement excédant le seuil de tolérance des plus isolés et de ceux déjà en proie à d’autres sources de stress.
17Dans ce contexte, notre conception du stress post-traumatique pour le cas de cette étude rejoint celle adoptée par la climatologue Gisèle Escourrou dans « Réflexions sur la notion de stress en bioclimatologie humaine (About the stress in human bioclimatology) » :
Lorsqu’un individu, jusqu’à présent bien adapté à son milieu physique, est soumis à un brusque changement de ce milieu, représentant une menace pour son existence ou son intégrité somatique ou physique, il développe au sein de son organisme une réaction de stress, ou réaction physiologique et psychologique d’alarme et de défense face à l’agression » (Escourrou 1988 : 347).
18Nous nous retrouvons également dans celle de Holmes et Rahe citée par la même source « le stress serait le résultat d’une accumulation de changements majeurs nécessitant une adaptation dans la vie du sujet ». Chaque appel au stress post-traumatique dans cet article réfère à ces définitions. C’est en ce sens que nous empruntons la notion de stresseur de vie majeur pour parler de toute situation ou évènement amenant une personne à un changement radical ou une adaptation brusque et/ou menaçant son existence ou son intégrité physique et morale comme nous l’avions précédemment mentionné (Ferguson, Matthews et al., 2010 : 18 ; Michaud, 1994 : 10-12 ; Escourrou, 1988 : 347). Rappelons par ailleurs que notre étude n’évalue pas le niveau de stress chez les déplacés climatiques. Elle cherche plutôt à identifier ce qui représente son stresseur de vie majeur en utilisant l’approche des représentations sociales.
19La transversalité et l’interdisciplinarité du concept de représentation sociale rendent complexe sa définition. Toutefois, pour les besoins de notre étude, nous retenons celle du père fondateur du concept, Moscovici, et celle de Jodelet. Selon Moscovici (1984 : 132),
« la Représentation sociale est une manière d’interpréter le monde et de penser notre réalité quotidienne, une forme de connaissance sociale que la personne se construit plus ou moins consciemment à partir de ce qu’elle est, de ce qu’elle a été et de ce qu’elle projette et qui guide son comportement. Et corrélativement, la Représentation sociale est l’activité déployée par les individus et les groupes pour fixer leurs positions par rapport à des situations, évènements, objets et communication qui les concernent ».
20Jodelet (1977 : 36), a rejoint cette définition en décrivant la représentation comme
« une forme de connaissance socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social. Elle n’est pas le simple reflet de la réalité, mais fonctionne comme un système d’interprétation de la réalité qui organise les rapports entre les individus et leur environnement et oriente leurs pratiques ».
21Pris en ce sens, le résumé de Dépeau (2006 : 7.) en « des grilles de lecture de la réalité socialement construites, nécessitant l’organisation d’opinions socialement construites relativement à un objet » montre que les représentations sociales constituent un ensemble de cognitions rattachées à un objet : l’objet de représentation c’est-à-dire un terme générique, abstrait, un concept (Doise, 1990 : 127 ; Abric, 1994 : 19 ; Dépeau, 2006 : 9, Monaco, Lheureux, 2007 : 56).
22Pourtant, la théorie des représentations sociales depuis Moscovici a largement dépassé le cadre de la psychologie sociale pour voir s’élargir son champ d’investigation et s’étendre à l’économie, la santé et à l’environnement entre autres (Lo Monaco, 2016 : 246-47 ; 264-267). Comme référence incontournable dans l’analyse de la pensée sociale (Abric, 2001 : 83-103 ; Moscovici, 2003 : 81) elle nous a permis d’analyser la pensée des déplacés climatiques de Nan Orèl autour du stress. Il ne s’agit donc pas d’une évaluation du stress chez les répondants, mais de la recherche de l’éventuel risque de choc post-traumatique, susceptible de générer du stress à la suite des ECM. Notre travail s’appuie sur le postulat de Apostolidis & L. Danya selon lequel « les mises en représentation des risques mobilisent des systèmes de pensées symptomatiques et préexistants ancrés dans le sens commun et constitués d’expériences sociales, d’apprentissages et de communications (Apostolidis & L. Danya 2012 : 67).
23Par ailleurs, d’autres auteurs comme Seider et Maiteny cités par Pruneau soutiennent que les personnes en situation socio-économique précaire ne se sentent pas concernées par les effets des changements climatiques même lorsque ces derniers seraient visibles sur leur vie. Ils sont plutôt « envahis par les tâches quotidiennes et concentrés sur la réponse à leurs besoins immédiats… » (Pruneau, Demers et al. 2008 : 3, Vasseur, 2021 : 5-6). Dans ce cas, nous dit Jodelet, l’approche des représentations sociales est la mieux indiquée ; la diffusion des connaissances et la vulgarisation scientifique dans le champ social étant l’une de ses aires de recherches (Jodelet, 1984 : 16). Partant de ces deux affirmations et considérant la situation des répondants, présentée précédemment, nous formulons l’hypothèse que les déplacés climatiques de Nan Orèl ne font aucune association entre le stress et les ECM ayant provoqué leur déplacement impromptu. Ainsi, l’étude cherche à identifier le stresseur des évènements de vie majeurs de cette population, pris dans le sens de sa définition relatée antérieurement.
24Notre étude est de type exploratoire et descriptif. Elle porte sur le stress climatique selon la méthode représentationnelle des tâches d’association verbale. Pour recueillir les contenus des représentations des répondants, nous avons combiné la méthode des associations libres et celle des évocations hiérarchisées en prêtant, partiellement, la technique de caractérisation (Rateau, Lo Monaco, 2016 : 136-139 ; Vergès, 2001 : 537-539). Dans cette démarche, les répondants devaient associer les mots de la liste qui leur était proposée à l’objet de représentation étudié (Changements Climatiques, ECM, Stress, Stresseur de vie). L’étude a considéré un facteur de type environnemental (les évènements climatiques) et un de type psychologique (les syndromes de stress). Trois principaux critères d’inclusion ont été retenus i) la tranche d’âge (25-65 ans) afin d’avoir des répondants-chefs/cheffes de ménage ; ii) la situation de déplacé climatique ; iii) le nombre d’années de résidence à Nan Orèl, supérieur à 12 mois à la date de l’enquête.
25Un questionnaire standard basé sur la technique de caractérisation a servi d’outil de collecte. Il a été rédigé en créole, langue maternelle des répondants, et administré pendant trois jours par des étudiants de l’École Technique d’Agriculture et de Gestion de l’Environnement (ETAGE), établie dans la zone d’étude depuis 4 ans. Les enquêteurs ont été formés et entrainés sur le contenu (thème technique, par exemple) et l’utilisation du questionnaire. Ainsi, ils ont pu assurer la compréhension des questions par les répondants afin d’éviter des biais. Les données recueillies ont été saisies sur « Google form » puis stockées dans un fichier Excel. Le traitement et les analyses statistiques ont été faits via R Studio avec le langage R, [environnement distribué sous licence libre, fortement utilisé pour l’analyse des données et le développement de logiciels (Paradis, 2005 : 1)]. Les résultats ont été interprétés de manière à mettre en évidence le champ représentationnel du stress.
26Nous avons sélectionné l’échantillon au cours de visites préliminaires et exploratoires réalisées dans la zone d’étude. Sur la base des critères d’inclusion préétablis, 33 déplacés climatiques âgés de 25 à 64 ans, résidant dans la zone d’étude, au moins 12 mois avant l’enquête ont été choisis. Ils ont tous vécu des évènements climatiques (perte de jardin ou de bétail suite à des épisodes de sécheresse, d’inondations…) avant de résider à Nan Orèl. Originaires du Nord-Ouest (85 %) et de l’Artibonite (15 %), départements situés à 86 kilomètres (km) (site web de Haïti référence), ils habitent le quartier depuis au moins 7 ans.
27L’échantillon présente des caractéristiques propres à la population générale d’Haïti selon les deux dernières Enquêtes Mortalité et Morbidité et Utilisation des Services [EMMUS V et EMMUS VI] (Cayemittes et al., 2012 : 21-25 ; IHE et ICF, 2018 : 15) : i) sa jeunesse (54 % de gens de moins de 35 ans) ; ii) la taille de ses ménages (≥4 personnes) ; iii) le type d’union prédominant (64 % vivent en concubinage « plaçage ») ; iv) la sous-représentation des hommes (63 % de femmes) ; v) son niveau de scolarité (primaire ou fondamental (67 %) ; vi) sa principale activité génératrice de revenus (commerce informel 46 %).
28Les connaissances sur les « changements climatiques » sont évaluées à partir de questions à choix multiples. Il a été demandé aux répondants de choisir spontanément parmi les définitions proposées tout ce qui se rapporte aux changements climatiques. Dans 85 % des réponses, ils les assimilent aux pluies, inondations et glissements de terrain ; 79 % les attribuent aux cyclones alors que 54 % évoquent la misère et la famine touchant les populations vulnérables pour décrire les changements climatiques (Graphique 1).
29L’identification de l’ECM porte sur les conséquences des bouleversements climatiques évoqués par la population sur sa vie. Elle a été faite en deux étapes. D’abord, un listing des évènements environnementaux et climatiques les plus redoutables selon eux, puis un classement selon leurs fréquence et conséquences. Pour ce, des évènements environnementaux et climatiques dont les cyclones, les inondations, les sècheresses, les glissements de terrain ont été proposés aux répondants afin qu’ils les classent du plus redoutable au moins redoutable. Les cyclones sont retenus à la première place suivis des sécheresses, des inondations et des glissements de terrain. Cependant, lorsqu’il leur a été demandé de justifier leurs réponses, le classement a porté sur la fréquence et les conséquences matérielles et psychologiques de ces évènements sur leur vie et celle de leur famille. Les cyclones ont gardé la 1ère place (82 % des réponses), loin des inondations (12 %) et des sècheresses (3 %). Les cyclones représentent donc l’ECM pour les déplacés climatiques de Nan Orèl.
30Dans un deuxième temps, l’étude a porté les répondants à corroborer leur choix afin d’identifier les référents aux précédents classements et ainsi déterminer lequel constitue l’évènement majeur. Il a été demandé aux répondants d’identifier les 3 situations les plus graves jamais vécues à cause des ECM en considérant les variables : i) pertes matérielles incluant la perte du logis et des papiers importants ; ii) les pertes de bétails, iii) les pertes de jardins et, iv) le décès des proches (parents et amis). Les deux premières situations que nous classerons plus loin sous l’appellation de « pertes matérielles » retiennent, ex aequo, 88 % des réponses. La destruction des jardins revient dans 33 % des réponses alors que les décès des proches regroupent 15 % des réponses. Les résultats révèlent donc que la perte de biens matériels (maisons, bétails) constitue la plus grande conséquence des ECM sur la vie des répondants.
31Dans l’éventualité que les évènements climatiques génèrent un choc post-traumatique, notre étude vérifie ce qu’il en était pour le cas des déplacés climatiques de Nan Orèl. Pour ce faire, nous avons considéré la fréquence de l’apparition de symptômes psychophysiologiques caractéristiques de stress post-traumatique, ressentis et/ou diagnostiqués chez les répondants au cours des mois ayant suivi leur arrivée à Nan Orèl. À notre connaissance, aucune des échelles d’évaluation du stress ne couvre une période aussi lointaine (7 années au minimum dans le cas de nos répondants). Citons en exemple, i) l’échelle de mesure du stress perçu (Perceived Stress Scale, PSS) de Cohen et Williamson, utilisée pour évaluer la perception du stress. Sur une période récente (le mois écoulé), elle permet de mesurer simplement et rapidement l’importance avec laquelle des situations de la vie sont perçues comme menaçantes, c’est-à-dire non prévisibles, incontrôlables et pénibles considérant la fréquence d’apparition des mécanismes psychocognitifs du stress (Cohen, Kamark, et al., 2015:10) ; ii) l’échelle de Holmes et Rahe utilisée pour établir une relation entre les évènements de la vie et le degré du stress chez une personne sur les 24 mois précédents afin de déterminer l’impact sur sa santé au cours de l’année prochaine (Rahe, Holmes, T. H., 1967 : 213-218 ; Monteiro-da-Rocha, 2018). Plus de sept ans après avoir subi le choc post-traumatique dû aux évènements climatiques, notre population d’étude ne répondait pas aux critères de ces échelles d’évaluation. De fait, le risque est évalué en deux étapes de manière à identifier des symptômes, sentiments et émotions généralement vécus en cas de chocs post-traumatiques, des symptômes évocateurs de stress post-traumatiques et des symptômes psychosomatiques. Selon le cas, une liste a été proposée aux répondants afin de susciter des souvenirs et de faciliter les évocations (graphique 2 et graphique 3).
32Selon les réponses collectées, différents symptômes, sentiments et émotions ont été éprouvés par les répondants suite aux évènements climatiques : 79 % d’entre eux confirment avoir eu peur de revivre la situation ; 73 % avaient des troubles du sommeil ; 30 % souffraient de syndromes dépressifs les amenant à s’isoler, 24 % éprouvaient un sentiment de gêne face à leurs nouveaux voisins ou membres du nouveau corps social qu’ils ont intégré, 6 % ressentaient un besoin de se réconforter par la nourriture alors que 3 % désiraient retourner à leur ancienne adresse.
33Le questionnaire contenait des questions permettant de déterminer l’éventualité de stress post-traumatique chez les déplacés climatiques de notre échantillon (graphique 3). Ces symptômes ont été ressentis après la survenue d’évènements climatiques ou après l’arrivée du déplacé dans son nouveau quartier de résidence (Orèl). Les sentiments de chagrin/tristesse constituent le symptôme le plus présent dans le vécu post-évènements climatiques (76 % des répondants), suivi d’insomnie et de panique soudaine (ex aequo 60 %), d’anxiété (42 %), de cauchemar (39 %), de boulimie (27 %) ; d’autres sentiments moins évoqués, mais significatifs comme le désespoir (21 %) sont également à noter.
34Pour aller plus loin, l’étude a considéré l’éventualité de troubles psychosomatiques en fonction des symptômes physiologiques et des émotions ressenties par les répondants après les évènements climatiques ayant provoqué leur déplacement à Nan Orèl. La question demandait aux répondants d’identifier les symptômes les plus couramment ressentis et de les classer selon leur fréquence d’apparition (parfois, souvent et jamais). Cependant, l’objectif étant de déterminer les symptômes et émotions ressentis, ceux non ressentis ne sont pas présentés parmi les résultats. Des symptômes les plus couramment évoqués, nous retenons les cinq à plus forte concentration de réponses : i) céphalée (48 %) ; ii) hypertension artérielle (45 %) ; iii) somnolence (39 %) ; iv) insomnies (30 %) ; v) tremblements physiologiques (18 %) [Graphique 4].
35Afin de déterminer la représentation que les répondants se font du stress, nous avons d’abord recueilli leur définition du concept. Ils devaient choisir les trois définitions et/ou situations qui, selon eux, s’apparenteraient au stress parmi les neuf qui leur ont été proposées. En fonction de la fréquence de sélection des définitions et/ou situations, les données révèlent que les déplacés climatiques de Nan Orèl associent le stress d’abord à des « pensées intrusives » ainsi qu’à des problèmes économiques (ex aequo 67 % des réponses). S’en suivent, « la dépression » (54,5 %), « les situations d’angoisse » vécues personnellement (45,5 %) et par tous les Haïtiens (39 %) ». Le stress est également associé à l’insécurité dans 36 % des réponses [Graphique 5].
36La deuxième étape pour connaître les représentations sociales du stress par la population d’étude consistait à déterminer la relation qu’elle établit avec les symptômes/troubles psychosomatiques ressentis après avoir subi un évènement climatique. Nous avons retenu des variables, dont céphalée, hypertension artérielle, fatigue/somnolence, insomnies, tachycardie, tremblements physiologiques) (Graphique 4). Il leur a été demandé de les associer à des indices correspondants chacun à un score dont le stress (4) et d’autres relevant du discours populaire haïtien tels que les problèmes économiques (3), les problèmes de santé (2) et Dieu/Fétiche (1). La représentation « Dieu/Fétiche » est ancrée dans la croyance haïtienne comme protecteur ou provocateur de toute situation « incompréhensible » pour la pensée populaire, particulièrement dans le cas des expériences psychophysiologiques, dont la maladie nous dit Clorméus citant Taylor (Clorméus 2012 : 161). En effet, il existe en Haïti une conception populaire considérant comme maladi Bondye (maladie de Dieu) toute maladie naturelle alors que maladi fétich serait celle provoquée par usage de pouvoirs surnaturels.
37Selon la fréquence des réponses par modalité (les symptômes psychosomatiques), les résultats indiquent que i) la migraine et les maux de tête (64 %) sont majoritairement associés aux stress par les répondants ; ii) les paniques soudaines (33 %) à la précarité des conditions économiques ; iii) les tremblements physiologiques (traduits en langage vernaculaire pour expliquer les tremblements des mains et/ou des pieds par exemple) (42 %) ; les problèmes divers de santé alors que iv) la fatigue et la somnolence auraient une connotation plutôt spirituelle et culturelle (30 %) [Graphique 6].
38Considérant ces symptômes au regard du stress (4ème indice sur le graphique), nous constatons que la migraine et les maux de tête sont liés au stress dans 64 % des réponses, à l’insomnie dans 39 %, à la fatigue/somnolence dans 21 % et, aux tremblements physiologiques dans 12 % des réponses. Sur la base de ces réponses, la migraine et les maux de tête sont considérés comme les troubles psychosomatiques les plus courants chez les répondants climatiques de Nan Orèl. [Graphique 6]
39Nous avons antérieurement présenté le stresseur de vie majeur comme un évènement ayant d’importantes conséquences négatives sur le bien-être physique et psychologique de l’individu, amenant généralement un changement radical. Dans cette étude, il a été déterminé par attribution ou association libre de scores allant de 0 à 3 (3 étant le score le plus significatif et 0 quasiment sans effet) à des situations connues généralement comme stressantes et angoissantes : i) insécurité/enlèvement assez répandus en Haïti au cours des dernières années ; ii) les problèmes économiques susceptibles d’empêcher la réponse aux besoins primaires de la famille ; iii) la maladie des enfants, en raison de la tendance des parents haïtiens de situation précaire à miser énormément sur leur progéniture pour une amélioration de leurs conditions de vie socioéconomique, ce qui se traduit dans le proverbe Pitit se byen malere (les enfants sont les biens pour les parents démunis) ; iv) la perte de biens suite aux problèmes environnementaux. La modalité avec la fréquence d’association la plus courante est celle retenue comme conséquence majeure des évènements climatiques sur la vie des répondants.
40Selon les résultats obtenus, la maladie des enfants est la modalité pour laquelle la fréquence d’association au score 3 est la plus courante. Elle a totalisé 82 % des réponses, suivie des problèmes économiques (48 %), des pertes de biens dues aux problèmes environnementaux (39 %) et de l’insécurité/enlèvement (33 %). La maladie des enfants représente donc le Stresseur de Vie Majeur des déplacés de Nan Orèl [Graphique 7].
41La population des déplacés climatiques de Nan Orèl n’ignore pas l’existence des changements climatiques. Les réponses révèlent une familiarité avec le concept car la population en a déjà entendu parler. Les assimilations aux pluies, inondations et glissements de terrain ainsi qu’aux cyclones et à la pauvreté respectivement dans 85 %, 79 % et 55 % des réponses indiquent déjà qu’ils font une association avec des évènements environnementaux et climatiques. C’est donc leur perception propre, quoiqu’éloignée des explications scientifiques. Néanmoins, il y a lieu de questionner plus profondément cette perception afin de vérifier l’existence d’une pensée commune autour des changements climatiques en raison de la disparité entre les représentations exprimées par les répondants.
42Par ailleurs, l’association de plus de 55 % des réponses à la famine et à la pauvreté n’est pas à négliger, surtout lorsqu’on se rappelle qu’il s’agit d’un quartier vulnérable, ce que confirme l’assertion de Pruneau antérieurement mentionnée, disant que les populations de conditions socioéconomiques précaires sont peu intéressées aux conséquences négatives des changements climatiques sur leur vie. Ces résultats sont toutefois comparables à ceux obtenus dans l’étude des représentations sociales des changements climatiques conduites sur des résidents du quartier populaire Jalousie, situé dans la commune de Pétion-ville en Haïti au cours de la même année (Apply, Benjamin, 2021 : 262). Une étude spécifique aux représentations des changements climatiques chez la population générale de Nan Orèl pourrait générer des résultats plus précis sur cette question.
43La population d’étude a subi plus fréquemment des évènements environnementaux et climatiques, dont des cyclones, des sècheresses et des inondations ayant provoqué la perte de ce qui constituait son patrimoine et ses sources de revenus (papiers importants, maison, jardins, bétail) avant son déplacement vers Nan Orèl ; la synthèse des sentiments de peur estimés par la population de Port-de-Paix dans l’étude publiée en 2019 (Catastrophe, 2019 : 57-115) soutient notre analyse. Les cyclones, retenus comme l’ECM du fait qu’ils sont particulièrement responsables des pertes matérielles consécutives aux inondations sont les évènements climatiques les plus redoutés. La population continue à les subir étant donné qu’elle s’est établie dans une zone qui y est fortement exposée. Tenant compte de la provenance géographique de l’échantillon (Bas nord-ouest et Artibonite), nous expliquons ceci par les conditions climatiques extrêmes caractéristiques de ces deux départements. De fait, ils subissent des inondations à répétition à cause des risques d’élévation du niveau de la mer, de la formation de vagues extrêmes exacerbant l’érosion et la salinisation durant les saisons orageuses et, parallèlement, de longues périodes de sècheresse. Nous devons rappeler ici les dévastatrices inondations enregistrées dans l’Artibonite par les tempêtes Jeanne, Gustav, Hanna et Ike respectivement en 2004 et 2008 (Milan, Melde et al 2015 : 15).
44Fort de cette réalité, on serait amené à croire que cette population, voyant ses biens matériels entrainés par les eaux, d’une part, et, contrainte à se déplacer et à abandonner son milieu habituel d’autre part, se trouve en proie à un stress permanent susceptible d’influencer ses représentations sociales. À cet effet, l’évaluation du vécu émotionnel des répondants [Graphique 2] à la suite de leur migration à Nan Orèl montre qu’ils redoutaient de revivre l’expérience. Ils se sont sentis angoissés à l’idée que l’évènement climatique pourrait se produire à nouveau, bien qu’ils se soient installés dans un autre milieu. De fait, ils étaient en proie aux troubles du sommeil, caractéristiques du stress et de l’angoisse dus au changement qui leur a été imposé. Le désir de s’isoler afin d’éviter les regards gênants des nouveaux voisins serait indicatif de l’existence de syndromes dépressifs et rejoindrait les assertions selon lesquelles les déplacés climatiques peuvent vivre une situation de détresse tant physique que psychologique inhibant tout effort de reprendre leur vie sociale nécessaire pour intégrer sa nouvelle communauté. C’est généralement le cas après une catastrophe naturelle (Clayton, Manning, 2017 : 4). Ceci concorde avec les symptômes évocateurs de stress post-traumatiques évoqués par les répondants [graphique 3] : ils étaient le plus souvent tristes, anxieux, insomniaques, paniquaient sans raison apparente et faisaient des cauchemars [graphique 6].
45Ces symptômes, sentiments et émotions sont révélateurs d’un état d’angoisse éventuellement caractéristique de choc climatique (Albretch, Higgenbotham et al, 2007 : 41), engendrant des troubles psychosomatiques dont les maux de tête, les poussées de tension artérielle et un état de fatigue et de somnolence [Graphe 4]. La sensation de vide révélée par les répondants s’apparente au sentiment de perte de l’essentiel, susceptibles de provoquer le stress plus ou moins prolongé par suite des catastrophes naturelles (Clayton, Manning, 2017 : 4). Vu sous cet angle, nous pouvons avancer que le stress post-traumatique relevé chez les déplacés climatiques risque d’accentuer leur état dépressif en raison de la prévalence élevée de la dépression en Haïti, comme l’ont confirmé les résultats des travaux de Cénat (Cénat, Noorishad, 2021 : 3-4).
46Compte tenu de ces analyses basées sur les résultats de l’évaluation des syndromes de stress post-traumatiques, nous serons amenés à avancer la forte probabilité que les ECM ont traumatisé les répondants en raison des conséquences sur leur vie [Graphiques 2, 3 et 4]. De fait, le vécu du stress post-traumatique est fortement probable. Pourtant, les cyclones qui représentent l’ECM le plus lourd de conséquences pour les répondants selon les résultats de l’enquête [Graphique 4], n’occupent que la troisième place parmi les évènements stressants, après maladie de mon enfant et problèmes économiques. Nous devons signaler le fait que l’insécurité grandissante, quasiment présente dans le quotidien des Haïtiens au cours des dernières années, se trouve à 6 points des pertes de biens par suite des problèmes environnementaux bien que l’enquête ait été conduite en décembre 2020. Ce classement confirme une nouvelle fois le point de vue de Pruneau et al. (2008) affirmant que les populations vulnérables sont davantage préoccupées par leurs problèmes socio-économiques quotidiens que par les impacts des changements climatiques, aussi visibles que peuvent être ces derniers sur leur vie.
47L’analyse des données du graphique 5 nous amène à traduire ainsi la perception du stress par les répondants : des réflexions (pensées intrusives) susceptibles de rendre malade. Elles sont engendrées, à plus forte raison, par des problèmes financiers, mais aussi par l’insécurité, qui provoquent une dépression (perte d’intérêt) et une angoisse. De cette perception, nous relevons le poids de la situation socio-économique de la population confirmant que son quotidien impacte ses représentations. D’un autre côté, nous estimons qu’elle tient également des connaissances empiriques haïtiennes alliant généralement le déficit de sommeil aux problèmes économiques et familiaux.
48Par ailleurs, « la maladie de mon enfant » perçue comme le stresseur de vie majeur pourrait être associé à la forte représentativité des femmes, mères de famille au sein de la population d’étude. Nous nous gardons d’abonder dans ce sens étant donné que l’interdépendance n’a pas été prise en considération. Cependant, nous sommes conscients que la préoccupation maternelle est un élément important, susceptible d’influencer les représentations sociales du stress telles qu’abordées dans cette étude. Dans ce cas, les représentations sociales du stress des déplacés climatiques de Nan Orèl seraient comme le postulent Rateau et Lo Monaco « des systèmes d’opinions, de connaissances et de croyances » relevant de la culture qui leur est propre, relatifs à la maladie de leur enfant en tant qu’objet de leur environnement social (Rateau, Lo Monaco, 2013 : 3). En attendant d’exploiter les données afin de vérifier la corrélation entre les modalité et variable « genre » et « maladie de mon enfant » (respectivement), nous postulons qu’avoir un enfant malade pourrait être considéré lors de l’utilisation de l’échelle d’évaluation Holmes et Rahe pour évaluer le stress vécu, particulièrement dans le cas d’Haïti et des pays à culture plus ou moins similaire.
49Cette étude visait à appréhender les représentations sociales du stress chez les déplacés climatiques de Nan Orèl, quartier précaire de la commune de Port-de-Paix, fortement exposé aux effets néfastes des changements climatiques aussi bien qu’à déterminer leur stresseur de vie majeur. À la suite d’une enquête exploratoire auprès d’un échantillon représentatif de 33 déplacés climatiques, les résultats de l’enquête conduite par questionnaire confirment la forte corrélation entre déplacement climatique et stress post-traumatique à partir des symptômes caractéristiques évoqués par les répondants. L’étude amène à conclure que : i) les cyclones représentent l’évènement climatique majeur pour les déplacés climatiques ; ii) ils définissent le stress comme des pensées intrusives, toute situation de tristesse et de chagrin vécue par tous les Haïtiens ; iii) malgré le stress post-traumatique vécu par les déplacés suite à l’évènement climatique majeur, ces derniers ne sont pas les sources potentielles de stress majeur ; leur stresseur de vie majeur est plutôt la maladie de leur enfant.
50Toutefois nous nous gardons de confirmer l’existence de stress post-traumatique chez les répondants, considérant les marges d’erreur qu’ils n’ont pu contrôler du fait, du temps écoulé entre le choc climatique éventuel (l’évènement climatique) et de la période de l’enquête d’une part, et d’autre part, en raison du déficit de méthode capable de garantir la qualité de l’évaluation de ce stress. Cependant, ceci n’affecte nullement la validité de l’étude qui peut ouvrir la voie à d’autres recherches plus approfondies pour alimenter les réflexions sur la problématique des migrations climatiques selon le concept une seule santé avec une attention particulière sur la santé mentale. À cet effet, considérant la vulnérabilité d’Haïti (9 des 10 villes sont situées sur les côtes) particulièrement, par rapport aux inondations et à leurs corollaires, nous abondons dans le sens de Milan et al. (2015 : 39) selon lequel un axe sur la relation environnement-migration est d’une importance capitale dans la politique migratoire du pays.
51Cependant, cet axe semble souffrir d’un manque de visibilité, voire de promotion nationale. Le pays ne dispose pas de données probantes qui permettraient une meilleure contextualisation de l’ampleur des déplacements climatiques internes. En conséquence, des investissements s’avèrent nécessaires pour supporter la réalisation de travaux de recherche qui produiraient des données fiables pour le développement de modèles de migration et de diffusion de connaissances sur les changements climatiques spécifiques au pays. Les réponses seront alors mieux planifiées, adaptées selon la climatologie, l’hydrologie, la géomorphologie, voire la sismologie de chaque zone.
52Dans cet ordre d’idées, les syndromes de stress post-traumatiques vécus par les déplacés climatiques de Nan Orèl indiquent la nécessité de concevoir des outils adéquats d’évaluation du stress climatique (généré par tout choc climatique) et de matériels appropriés de prise en charge psychosociale communautaire. L’utilisation desdits outils et matériels pourrait être largement diffusée à travers les institutions, les organisations et aux professionnels indépendants ou mis en œuvre par les agences gouvernementales qui en ont les capacités. Ceci compenserait le déficit de ressources humaines qualifiées devant fournir l’accompagnement psychologique nécessaire aux victimes des catastrophes.
53Tableaux et Graphiques
54Graphique 1.- Connaissances générales sur les changements climatiques
55Graphique 2.- Symptômes/Sentiments et émotions ressentis par suite des ECM
56Graphique 3.- Symptômes psychosomatiques éprouvés par les répondants après les évènements climatiques
57Graphique 4.- Symptômes psychosomatiques éprouvés par les répondants après les évènements climatiques
Graphique 5.- Définition du stress par les déplacés climatiques de Nan Orèl.-
Graphe 6.- Représentations des causes des problèmes psychosomatiques
Graphique 7.- Stresseur de vie Majeur des répondants