1La décentralisation rentre dans un cadre général de politique territoriale, traduisant une stratégie de développement sur le long terme au moyen de laquelle l’État assure par des organes territoriaux les grandes lignes d’action sur un territoire. Cette assertion a tendance à perdre de sa consistance lorsque se posent pour des pays du Sud des contraintes liées à la gestion politique et au contrôle économique (Anglade, 1985). D’une part, il est difficile d’envisager les grandes lignes d’une vision du développement économique qui soit partagée par les différents niveaux de gouvernance, considérant les modalités d’exercice du pouvoir. D’autre part, l’accès aux instruments et ressources pour assurer la maitrise de la synthèse des actions dépend d’un ensemble de conditionnalités externes de nature à perturber la construction de leur marché national. Ces deux processus liant le territoire à la société prennent des formes combinées dépendant des cas nationaux et selon l’évolution d’un pays.
2Cette étude se penche sur le contexte de la décentralisation dans les pays du sud à partir de l’exemple en Haïti où la décentralisation est inopérante. À partir des documents officiels de planification, de plans de développement économique, elle s’attache à montrer que la décentralisation conçue et entreprise selon la dynamique administrative est une cause perdue sans la correspondance avec la dynamique territoriale de développement, justifiant son cadrage dans le territoire.
3L’article s’appuie sur une revue de la littérature sur le contexte de la mise en œuvre de la décentralisation, pour trouver des matériaux théoriques et conceptuels utiles à l’analyse du contexte haïtien de la décentralisation. Dans une section I, il analyse de manière contrastée le contexte et l’évolution de la décentralisation dans les pays du Nord (sous-section A) par rapport au modèle de décentralisation et de gouvernance pensé pour les pays de Sud (sous-section B). La section II brosse sur le mouvement du développement durable (sous-section A) et sur la théorie du développement (sous-section B) envisagés par des pays du Sud comme au Nord à la recherche de nouvelles voies de développement ou pour surmonter des insuffisances du modèle de l’économie mondialisée. En section III, le contexte haïtien de la décentralisation et de la gouvernance détaille en trois sous-sections les documents officiels sur la décentralisation et le développement, montrant des éléments de discontinuité dans le cadrage par la planification spatiale avant 1986 (sous-section A) comparé au cadre de la décentralisation (sous-section B) et l’improbable action économique dans le territoire issue d’un cadre de décentralisation (sous-section C). Ceci amène à la conclusion que l’une des voies possibles serait l’ouverture sur les populations, leurs problèmes autant que leurs potentialités.
4Initiée après la deuxième guerre mondiale dans les pays occidentaux, la décentralisation consiste en la création d’organes locaux et le transfert de l’autorité et de compétences dont ils sont investis pour décider au nom des résidents d’une collectivité. Cette conception de la décentralisation est vite confrontée à la réalité du territoire d’accueil notamment l’action sociale et les activités économiques qui s’y donnent et qui induisent des formes de gouvernance.
5Les causes de la décentralisation sont multiples. On y retrouve liés des facteurs de divers ordres (économique, social, géopolitique) qui, selon les cas nationaux, correspondent aux besoins des pays qui la mettent en place. De même dans la décentralisation, des idées directrices sont prises en compte pour alléger les procédures bureaucratiques d’une planification trop centralisée, pour adapter des méthodes de planification devant procéder d’une vision différenciée par région du développement économique et pour dégager la signification sociale (Drago, 1968 : 144).
6Ainsi dans les pays de l’Europe d’après-guerre, les priorités de l’État étaient la recherche de financement, la reconstruction et la (re)capitalisation économique et sociale. Dans ce contexte, on peut comprendre la décentralisation comme un moyen pour l’État de se décharger de certaines tâches telles que la desserte rapprochée de services collectifs aux communautés et aux entreprises, par transfert ou par délégation à des échelons inférieurs.
7Dans les pays à tradition juridique comme la France, la décentralisation procède d’une conception juridico-politique qui a inspiré des pays francophones d’Afrique et Haïti. Elle est conçue comme un processus politique par lequel l’État transfère des compétences exercées jusque-là par ses organes centraux et ses représentants territoriaux, à des collectivités territoriales dont l’administration est assurée par des assemblées élues et disposant d’une liberté de décision (Ministère français de la Coopération, 1997). Ce modèle de décentralisation à tradition centralisatrice, faisant de l’État le centre de toutes décisions et actions publiques au moyen de contrôle exercé par le préfet assisté de services déconcentrés (Lombard, 1980 : 88), n’avait pas encore décentralisé la gouvernance vers les collectivités territoriales. Il a fallu attendre la loi de 1982 et une réforme habilitant le renforcement de la décentralisation pour que soient admis le statut des régions ainsi que le principe de la libre administration aux collectivités territoriales, entrainant la suppression de la tutelle administrative et l’effacement de l’autorité du préfet (Lombard, 2001 : 89).
8La déconcentration s’entend par le processus de délégation par lequel l’État et l’administration publique assurent leur représentation technique, administrative et politique en territoire ou dans un service extérieur ministériel (Charlier, 1964 ; Moreau, 1990). La région est dans ce contexte l’échelon politico-administratif compétent en matière économique, avec un rôle d’aide au développement, des interventions en matière d’aménagement du territoire et de formation professionnelle (Lombard, 2001 : 149). Elle se distingue des échelons inférieurs des collectivités locales (commune, canton ou section communale dans le cas haïtien).
9Dans le contexte anglo-saxon où les pays sont constitués d’États fédérés (Allemagne, Royaume-Uni, États-Unis d’Amérique), la décentralisation s’attache au développement d’une approche managériale orientant l’action politico-administrative vers des effets tangibles et la recherche d’efficacité (Chevallier, 1980 : 21). Le fédéralisme consacrant déjà l’autonomie politique et administrative des États membres d’un État fédéral (Drago, 1968 : 140), la décentralisation se justifie par la recherche de mesures de réforme capables d’adapter efficacement et continuellement le système politico-administratif, l’économie et le social aux multiples changements internes et externes. La décentralisation ou déconcentration, les deux notions renvoient aux mêmes actions de désengorgement administratif des services publics (Meyer, 1957 : 129), s’accompagne de mesures incitatives comme la régionalisation des services divers en infrastructures, transports, banques, formation (Pecqueur, 2007 : 42). Ainsi pendant la période des deux guerres en Europe, des mesures d’accompagnement ont été prises pour favoriser l’expansion de l’industrie américaine de l’armement, de biens et services puis de l’automobile, afin de tirer profit des opportunités de marché issues de la guerre en Europe. Citons les apports de la Public Administration aux États-Unis, dont la théorie de la bureaucratie, la recherche de meilleures formes d’organisation de personnels, les processus d’élaboration des décisions, la rationalisation des choix budgétaires, qui sont des outils empruntés à plusieurs sciences et applicables à la sphère publique aussi bien que dans la gestion des entreprises privées.
10Il existe des variantes entre ces deux modèles de décentralisation. Pour sa part, Roland Drago (1968 : 140-143), avance que par rapport à la décentralisation, le self-government pratiqué opère une répartition plus nette des compétences et responsabilités entre l’État et les collectivités territoriales. Il confère l’autonomie aux collectivités territoriales pour remplir l’intégralité des missions administratives (enseignement, assistance, voirie, maintien de l’ordre, etc.). Le self-government laisse à l’État et les services placés sous ses ordres, la prérogative des fonctions de gouvernance politique (défense, diplomatie, finances nationales) lesquelles fonctions sont habituellement en correspondance avec ses missions régaliennes. Dans cette perspective, le self-government peut être considéré comme la forme extrême de la décentralisation (Meyer, 1957), comme une étape intermédiaire entre le modèle unitaire français de la décentralisation et le fédéralisme.
11Dans un cas comme dans l’autre, la décentralisation réfère au transfert de pouvoirs administratifs, budgétaires, politiques ou une combinaison de ces prérogatives publiques, partant des niveaux supérieurs de gouvernance vers des niveaux inférieurs (Jütting et al., 2005 : 1). Il en ressort que l’enjeu de la décentralisation ne tient pas à la seule volonté politique de l’État, il réside aussi dans la capacité sociale d’influencer le processus.
12La décentralisation est opérée sous la pression sociale de communautés de personnes, de groupes d’intérêts économiques, culturels ou identitaires vivant dans ou originaires d’un territoire donné, intervenant pour la prise en compte de leurs besoins et intérêts, pour le respect de pratiques économiques, sociales, culturelles, etc. Ce sont tous ces acquis propres à une communauté en question, à un territoire donné, qui donnent une forme particulière à l’institutionnalisation de l’autorité dans une collectivité territoriale.
13La gouvernance réfère au « processus par lequel les organisations humaines, qu’elles soient privées, publiques ou civiques, prennent elles-mêmes la barre pour se gouverner » (Kooiman, 1993). Elle suppose cependant l’établissement de règles, procédures aidant à codifier l’action en question de manière à servir les citoyens.
14La décentralisation est un long processus qui s’est construit graduellement dans les pays du Nord, impliquant à son tour la transformation des sociétés qui l’ont induit.
15Dans l’économie mondialisée actuelle qui influence tous les pays riches et pauvres, la décentralisation s’est muée en un processus à finalité économique, sociale et culturelle qui tend à faire fléchir l’exercice de l’autorité chez l’État et les institutions. Dans le contexte haïtien, quels sont le sens et la portée de la décentralisation ? Quelle en est la réalité ?
16La théorie du développement s’est approprié la notion de décentralisation, de manière différenciée selon les orientations et courants qui la composent. Mateo (2015 : 24-29) résume la pensée du développement en deux grandes orientations. D’une part, les courants se fondant sur le paradigme positiviste, élaborent une conception du développement axé sur l’industrialisation et la croissance rapide de la production ainsi que les valeurs qui les sous-tendent. D’autre part, les courants se positionnant en alternative au développement tel que conçu, introduisent l’aspect qualitatif du développement avec les notions de durabilité et de gouvernabilité applicables aux patrons économique, social et environnemental d’un territoire donné. Ces deux visions ne s’approprient pas la décentralisation de la même manière.
- 1 Une hypothèse avancée par l’ONU et les deux principales institutions financières internationales (F (...)
17Dans le contexte de la globalisation fondée sur l’économie de marché comme suite logique de la vision du développement par l’industrialisation, la décentralisation et la gouvernance sont retenues comme leviers de croissance et de développement économique pour les pays du Sud. Elles sont destinées d’une part à réduire l’extrême pauvreté et la faim, l’un des Objectifs du nouveau Millénaire (ODM) (Perkins, 2012 ; Chartier, 2016) et d’autre part à favoriser la démocratie. L’hypothèse centrale retenue1 est que l’excès de centralisme de l’État et la mauvaise gouvernance dans ces pays constituent des freins au développement et à l’insertion au commerce international (Chartier, 2016).
18En reliant subtilement développement et insertion à l’économie mondiale, cette formule décentralisation - gouvernance admet implicitement que le développement au Sud et l’économie mondiale s’imbriquent selon une même logique de continuité en termes d’objectifs, d’espace et de ressources. Changement de contexte, changement de contenu.
19L’accès de l’aide internationale pour les pays du Sud est conditionné par l’adoption de ce modèle formel avec ses critères d’évaluation relatifs à des règles économiques et politiques formalisées, le contrôle de la légalité des actes, la lutte contre la corruption, une administration efficace et des institutions politiques démocratiques, une autonomie des collectivités territoriales (Chartier, 2016). L’aide internationale a ses conditionnalités ; l’insertion à l’économie mondiale, ses exigences.
20C’est dans ce contexte international d’économie mondialisée – sans négliger des facteurs propres à chaque cadre national- qu’il convient de replacer l’adoption généralisée dans les pays du sud, de mesures favorables à la décentralisation et à la gouvernance locale. Durant la décennie de 1980, la majorité des pays du Sud entreprennent une forme ou une autre de décentralisation. Ainsi, dans les pays d’Afrique francophones où, à l’exemple d’Haïti, le modèle français s’est imposé, la décentralisation est manifeste par des changements dans le cadre constitutionnel, la création d’organes locaux et la formation de leur personnel, le renforcement institutionnel notamment fiscal et budgétaire (Ministère français de la Coopération, 1997). En Amérique latine, la décentralisation s’est surtout forgé une image de rupture avec un processus traditionnel de centralisme politique et spatial, comme une réponse politique aux problèmes de développement dans les communes, de démocratie dans les sociétés (Nohlen, 1991 : 357). Dans les pays d’Asie orientale et Pacifique et d’Asie méridionale d’ascendance socialiste ou communiste, la décentralisation s’accompagne d’une transition de l’économie planifiée vers l’économie mondialisée s’opérant vraisemblablement graduellement et sous la férule de l’État. Ce qui ne peut se faire sans heurts ni déséquilibres. L’économie du Vietnam, par exemple, est étudiée comme un cas de figure où l’ouverture au capital international et à ses avantages, n’a pas annihilé le maintien d’un État capable d’enclencher un processus de réforme économique notamment agraire et financière pour juguler les crises, mais devant sans doute amener à la redéfinition du rôle de l’État et de l’administration publique (Dao, 1998 : 90, 114-122).
21Les pays du Sud ont expérimenté une forme ou une autre de financement international, soit pour la relance économique pour donner suite à la crise d’endettement comme c’est le cas des grandes économies latino-américaines, soit pour développer leur industrie rattachée à l’économie mondialisée dans le cas des pays émergeants du sud-est asiatique ou encore pour des actions de coopération décentralisée et de redéfinition institutionnelle comme elles se donnent en Haïti. En contrepartie, ces pays se trouvent engagés dans la mise en œuvre de réformes économiques libérales et de redéfinition institutionnelle.
22Les réformes économiques libérales prennent une double orientation : la stabilisation et l’ajustement structurel. La stabilisation vise, dans les champs monétaire et financier et sous les auspices du Fonds Monétaire International (FMI), à plus d’équilibre dans la balance des paiements, les budgets publics et la masse monétaire, afin de prétendre contrôler l’inflation et l’instabilité macroéconomique alors que l’ajustement structurel opéré sous les directives de la Banque mondiale, entraine des réformes aptes à élargir l’ouverture internationale de l’économie et à favoriser le libre jeu du marché. Les programmes d’ajustement structurel prévoient la privatisation des entreprises publiques, la libéralisation des taux d’intérêt, des échanges et de l’investissement étranger direct, la dérégulation notamment des règlements étatiques limitant l’entrée et la sortie des sociétés, un droit de propriété sûr et d’autres exigences modulables selon le pays (Perkins, 2012 : 207). Pour leur application, l’économiste J. Williamson (cité par Perkins, 2012 : 216) affirme que les réformes de stabilisation et d’ajustement structurel se complètent et forment en dix principes un socle baptisé Consensus de Washington.
23Rodrik et Subramanian (cités par Perkins, 2012 : 108) considèrent que dans le modèle de la croissance de l’économie de marché, la gouvernance est exercée dans une large mesure par des institutions dont les fonctions de garantie, de régulation, de protection, de stabilisation, de légitimation servent de soutien durable à l’économie de marché. Des institutions à fonction sociale que sont les partis politiques, les médias, sont utiles à configurer la participation politique des citoyens (Perkins, 2012 : 109). Dans le rôle des institutions, l’économiste Douglas North sépare les normes officielles d’une société (constitutions, législation et règlementation), des pratiques officieuses (conventions, traditions, codes de conduite individuelle). Mais les deux types d’institutions concourent par leur efficience à la croissance économique (North, 1990).
24À l’analyse, il est possible d’avancer que le binôme décentralisation-gouvernance acquiert dans le modèle de l’économie mondialisée, un poids économique nouveau traduit par le précepte « agir local, penser global ». Ce précepte est servi par un appareillage double : d’une part, favoriser l’émergence des territoires via l’autonomie octroyée aux collectivités territoriales par l’État et, d’autre part, inciter l’essor de l’initiative privée via la privatisation et une forme de retrait de l’État, afin de mieux parvenir à dynamiser l’insertion directe de la production locale dans l’économie mondiale. Une illustration est donnée par Coussy (Coussy, 2006 : 11) qui considère que la régionalisation dans la construction européenne peut accélérer par son effet de dérégulation la dépossession des États de leur rôle régulateur.
25L’insuccès des mesures de réformes économiques libérales devant conduire à l’économie de marché, encourage les pays du Sud à rechercher d’autres voies de développement. Mises à part les économies dans la région d’Asie orientale et Pacifique qui affichent une croissance rapide du PIB/hab. (Maddison, 2012 : 21), les caractérisant en économies émergentes, la tendance dans les pays du Sud reste que ces mesures n’ont pas porté les fruits escomptés. Non seulement les retombées attendues de l’ouverture économique au commerce international ne sont pas significatives, mais des distorsions perverses sont apparues ou se sont creusées, accentuant dans leur société des disparités économiques, sociales, politiques, spatiales et environnementales.
26Sur le plan économique, les travaux de Maddison (cité par Perkins, 2012 : 21) estiment que le panorama des revenus régionaux dans le monde était relativement semblable durant le deuxième millénaire, alors qu’au troisième millénaire la divergence des revenus régionaux, devient une caractéristique de l’économie mondiale. L’écart de revenu moyen entre les pays occidentaux et ceux de l’Afrique est évalué à 18 contre 1 de 1980 à 2001. Le taux de croissance du PIB/hab. régional pour l’Amérique latine et Caraïbes a lourdement fluctué passant de +3,1 % (1970-80) à 1,3 % (1990-2002) avec un taux négatif de 0,2 entre 1980-90. Pour la région subsaharienne, la croissance du PIB a régressé de 0,3 % durant ces trois décennies.
27Dans la sphère politique, un affaiblissement de l’État et de ses institutions peut être observé dans leur capacité d’intervention, de coordination et de régulation dans les territoires. L’aide au développement des pays du sud à travers le système aide-projet a contourné l’État pour s’intéresser aux potentialités des territoires qui soient favorables au commerce mondial et aux agents économiques qui le sous-tendent (Providence, 2005 : 65-111). Il en ressort une situation paradoxale où la dérégulation semble encourager moins de gouvernance : l’État qui est mis à l’écart manque de moyens pour exercer son autorité ; les organes locaux qui dans bon nombre de cas bénéficient de ressources n’exercent pas d’autorité. Ainsi, se crée dans ces pays une brèche, un déficit de gouvernance au centre comme à la périphérie.
28Au nord comme au sud, de nombreux pays s’intéressent aux courants se positionnant en alternative au développement axé prioritairement sur l’économie de marché. Ces courants avancent une diversité d’approches gravitant autour de la notion de développement durable. D’une part, dans certaines recherches le but poursuivi est de trouver réponse aux insuffisances du modèle de l’économie de marché, aux problèmes de limitations des ressources, notamment les ressources fossiles fournissant de l’énergie à la grande industrie, à la dégradation de l’environnement et ses conséquences néfastes sur la vie des espèces, aux problèmes d’équité et de justice sociales. D’autre part, des approches alternatives, tournant le dos au modèle de l’économie libérale, se donnent d’explorer d’autres voies d’un développement plus qualitatif avec les notions de durabilité. C. Furtado (cité par Mateo, 2015 : 26) opine que le développement est principalement un processus de stimulation et d’orientation des forces sociales, de leur capacité associative, de la créativité ; donc un processus social et culturel, et seulement secondairement économique. Alors que selon Leonardo Boff cité par Mateo, le développement amène à prioriser l’optimisation de la relation nature – vie, par rapport à la maximisation de la production (Mateo, 2015 : 27).
29Selon le rapport Brundtland cité par S. Boutillier, le développement durable implique un processus de changement dans l’exploitation des ressources, l’orientation des investissements, des changements techniques et institutionnels dans le but de parvenir à concilier efficacité économique, équité sociale et protection de l’environnement (Boutillier, 2008 : 11).
30Dans cet angle de vue, il s’en suit l’idée que le développement durable replace l’humain et la nature au cœur des enjeux d’un vivre mieux. Ceci induit un changement de perspective dans le rôle de l’État et de la gestion publique pour favoriser des apprentissages collectifs et l’ajustement aux changements environnementaux (Greffe, 1999 : 8-9). La décentralisation doit favoriser un modèle de représentation citoyenne et des modalités institutionnelles souples capables de prendre en compte la dynamique, la diversité et la complexité des sociétés contemporaines, aux métissages multiples et différenciés par des niveaux contrastés de développement et de richesse.
31Comme modalités de gouvernance, le rôle de l’État ne tient plus à corriger le jeu des acteurs (d’où la notion de pilotage), mais à éviter que leur conjonction n’engendre des résultats négatifs (Greffe 1999 : 11). Ceci a conduit à un éclatement du concept en une pluralité de termes (gouvernance locale, urbaine, associative) s’intéressant au jeu des acteurs non étatiques organisés dans la prise en compte de leurs besoins et intérêts, dans la défense de leurs droits. Ainsi, la gouvernance locale devient « une forme de régulation territoriale et d’interdépendance dynamique entre agents notamment productifs et institutions locales » (Leloup et all, 2005 : 14).
32La notion de développement durable procède d’une dimension qualitative du développement. Un foisonnement d’approches se cadre dans le triangle formé par la notion de durabilité économique, sociale, environnementale, avec des regroupements thématiques sur le territoire et la protection environnementale (Mateo, 2015 : 28-29), sur l’économie et l’équité sociales, sur la valorisation de l’entreprise et de l’innovation (Gilder, 1985 ; Boutillier, 2008 : 6), ou touchant l’aspect politique des pouvoirs et contre-pouvoirs entre État et société, administration et citoyens, dans les pays à régime démocratique (De La Fuente, 2006 ; Fung et Wright, 2005).
33L’approche territoriale du développement s’inscrit dans ce foisonnement de réflexions sur le développement et retient l’intérêt à plusieurs titres. Cette approche présente l’avantage de mettre en liaison les notions de territoire et d’innovation, les entreprises, institutions et acteurs locaux dans la perspective d’analyser les dynamiques que tout ceci produit, transforme, comme résultats en termes « de spécificité des réponses, de singularité des trajectoires et des modes de gouvernance » (Pecqueur et Peyrache-Gadeau, 2010 : 620). L’hypothèse principale sous-jacente est que « des interdépendances entre activités et avec des institutions sont sources d’une dynamique spécifique de développement » (Leloup et all, 2005). La perspective de développement se fonde sur une compréhension du territoire conçu comme l’espace de coordination de l’économique et du social incluant ainsi une dimension culturelle du développement territorial (Kahn, 2010). Le territoire est comme un système auto-organisé, inter relié à d’autres systèmes non par emboitement (Pecqueur, 2010 : 620) et qui par sa particularité, son autonomie (Crevoisier, 2010 : 973) nourrit une dynamique spécifique de développement issue des interdépendances entre activités et avec des institutions, entreprises, collectivités territoriales, régions et territoires pris dans leur dimension multiple (Pecqueur, 2007 : 43). En cela, la gouvernance locale se façonne selon le jeu des acteurs et de leurs intérêts.
34Pour faire une mise en contexte, l’approche territoriale privilégie la recherche sur les milieux innovateurs (MI) initialement dans les pays industrialisés et certains pays émergents, puis en nombre plus important dans d’autres pays et dans une grande diversité de domaines et de contextes d’application. Il s’agit ainsi de mettre en lumière les dynamiques qui génèrent des emplois, de la richesse et des valeurs, expérimentées à un niveau microéconomique par un entrepreneur ou un groupe d’entreprises spécialisées (cluster) en relation avec le niveau macroéconomique de l’économie mondiale où sont identifiées des opportunités économiques d’échanges, d’infrastructures, de politiques, etc. Entre les niveaux micro et macroéconomique, Pecqueur (2007 : 44-45) parle d’échelle mésoéconomie pour désigner un niveau d’agrégation intermédiaire, comme par exemple la région en France. Ainsi, comprendre les relations entre l’organisation économique et l’organisation spatiale, requiert une liaison entre différentes échelles : ici-ailleurs, passé-présent, présent-futur (Crevoisier, 2010 : 271). Dans l’approche par le territoire, le corpus « se fonde d’abord sur les organisations productives localisées et leurs capacités à s’autoréguler en lien avec des structures sociales et institutionnelles et à évoluer sous l’effet de perturbations exogènes ou d’innovations endogènes » (Pecqueur et Peyrache-Gadeau, 2010 : 620).
35Dans quelle mesure ce cadre théorique peut-il être mis à profit pour comprendre en Haïti la décentralisation et la gouvernance à partir du construit des dynamiques économiques territoriales ?
36L’exemple des MI concorde bien avec des facteurs qui ont été à la genèse de la décentralisation et de la gouvernance dans les pays du Nord, en ce sens que le binôme décentralisation- gouvernance locale permet d’anticiper et même de favoriser l’essor des dynamiques économiques territoriales. Il y a eu besoin d’un substrat administratif et de gouvernance locale, accompagnés de mesure de régionalisation de services publics en diverses matières, pour aider au développement de ces territoires. La dynamique politico-administrative dans les pays du Nord aura servi à stimuler la dynamique économique, avant que cette dernière n’induise à son tour des changements institutionnels aussi bien public que privé, avec des incidences sur la configuration de la gouvernance locale.
37Or, en Haïti comme dans de nombreux pays du Sud, la décentralisation et la gouvernance locale sont encore en chantier. Dans ce cas, comment comprendre la dynamique administrative et la dynamique économique prises ensemble ?
- 2 Afrique du Sud, Angola, Bénin, Burkina-Faso, Burundi, Cameroun, Congo (République du), Congo (RDC), (...)
38Un regard actuel sur la décentralisation initiée il y a une quarantaine d’années, indique un degré de réalisation très variable d’un pays à l’autre. Une étude de l’OCDE (Jütting et all, 2005 : 1-2) révèle que dans 30 pays africains2 dont il faut exclure l’Afrique du Sud et l’Ouganda, « le processus de décentralisation n’en est qu’au tout début et s’apparente davantage à une déconcentration ». Beaucoup d’États consentirent des efforts dans la création d’organes locaux et pour leur renforcement institutionnel, mais on note une vraie réticence à transférer à ces organes les pouvoirs administratifs, financiers ou politiques qui rendent effective la décentralisation (Jütting et all, 2005 : 3). En Amérique latine, la décentralisation est jugée incomplète dans la plupart des cas nationaux, en raison du fait qu’elle est rarement accompagnée d’une décentralisation fiscale et d’une capacité financière (d’emprunt) dans les communes (De Janvry et Sadoulet, 2007 : 5). Certes, poursuivent ces auteurs, la décentralisation a favorisé l’augmentation des recettes publiques partagées avec les communes (au Brésil, Colombie, Mexique, Chili, Bolivie, Guatemala), avec les provinces (Argentine) ou avec des États (Venezuela). Elle a su grâce au transfert des pouvoirs administratifs aux communes, canaliser l’offre de services publics (eau, éducation, santé, etc.) à l’échelle communal voire dans l’espace rural, stimuler la formation d’un capital social au niveau local surtout par l’expansion d’organisations de la société civile (Brésil, Mexique, Uruguay, Équateur, Bolivie). En revanche, souligne Faguet (cité par De Janvry et Sadoulet), « les projets liés à la création de revenus (énergie, industrie et tourisme, transports et agriculture) en Bolivie et en Colombie ont stagné ou régressé ».
39C’est sur ce dernier point qu’il convient de fonder l’efficacité de la décentralisation et l’intérêt de la présente recherche sur la décentralisation en Haïti en liaison avec les dynamiques territoriales. Comment en effet justifier l’utilité de la décentralisation sinon que principalement dans sa capacité d’enclencher et de maintenir dans les territoires des dynamiques porteuses de revenus, de richesses et de développement, en y associant prioritairement les communautés et acteurs qui y vivent, des ressources et potentialités propres ? « Le territoire ne saurait se construire sans une mobilisation des acteurs et sans une mise en œuvre des ressources territoriales. » (Lamara, 2009 : 15).
40Haïti enregistre un certain nombre de déséquilibres mettant en cause la population, la production et l’espace. Le tarissement des forces traditionnelles de production qui ont soutenu la croissance économique des années 1950-60, est une préoccupation de taille à pousser l’État à explorer d’autres voies de développement. Ce tarissement qui se manifeste aussi dans les pays d’Amérique latine acquiert une particularité dans le cas national haïtien, une fois couplé à la croissance démographique accélérée (Ministère du Plan, 1984 : 13-15). De 1960 à 2020, la taille de la population a triplé (Groupe Banque Mondiale, 2022), provoquant des bouleversements multiples dont une pression continue sur la production et les ressources déjà insuffisantes par rapport aux besoins, sur l’espace. Les aires cultivables se disputent l’espace de vie, les héritiers de familles nombreuses doivent migrer laissant derrière des conflits familiaux sur des parcelles de terre indivises qui ne peuvent plus les nourrir. La République doit repenser l’échiquier espace – ressources – population dans la perspective d’un meilleur équilibrage et du développement économique.
- 3 Le Conseil National de Planification et de Développement (CONADEP, 1963) au sein duquel est créée l (...)
41De 1957 à 1986, l’État pose les bases institutionnelle et technique d’une fonction de planification de l’économie et du territoire orientée à partir de 1978 vers le développement régional. Initialement, le Conseil permanent d’Action de Libération (COPALE, 1962) travailla à l’établissement d’un budget de développement en rapport avec un plan bisannuel (1963), ainsi que de l’outil de comptabilité nationale dans une collaboration tripartite OEA-CEPALE-BID. Plusieurs organes et services publics3 dont la Direction de l’Aménagement du Territoire et de la Protection de l’Environnement (DATPE), sont créés ou réorganisés pour la conception et la conduite de ce cadre de planification, la réalisation d’études techniques. Le schéma national d’aménagement du territoire (SNAT, 1982) définit les grandes orientations et les choix relatifs à l’organisation économique et le développement de l’espace national, à travers les pôles de croissance, les unités spatiales de développement, l’organisation de l’armature urbaine et rurale et l’organisation des centres de services. Le document du Ministère du Plan sur les régions et le développement régional (1984) définit la perspective de développement qui est conçue par la régionalisation, élabore sur le diagnostic, les options fondamentales d’impact à long terme jusqu’à 2006, la stratégie de développement régional. En introduction, des arguments en faveur d’une planification régionale et d’un développement régional sont avancés sur le constat d’un certain nombre de dysfonctions. Parmi elles, la centralisation administrative, économique et politique est diagnostiquée comme un premier frein à l’autonomie des territoires et une source de déstabilisation des dynamiques qui s’y donnent (Ministère du Plan, 1984 : 29). Il s’agit donc de (re)créer les conditions de dynamisme dans chaque région par la régionalisation définie comme la mise en place de ressources et d’infrastructures au niveau des principales régions en vue de leur intégration à l’échelle nationale. Quatre régions de planification et de développement – Nord, Sud, Transversale et Ouest – sont identifiées pour y conduire une politique de développement régional, en prenant appui sur des instruments de politiques de la planification spatiale, le 2e plan quinquennal, le schéma d’aménagement du territoire.
42Ces efforts de planification et de rationalisation de la part de l’État n’ont pas abouti à des actions concrètes de développement en réponse aux problèmes évoqués. Néanmoins, il est utile de s’attarder sur les documents techniques afin de dégager la vision de développement régional que projetait l’État ainsi que les composantes de la stratégie du développement régional.
43La vision de développement repose sur deux grands objectifs : l’organisation économique et le développement de l’espace national. La planification spatiale est l’outil retenu pour les plans globaux et les politiques exclusivement sectorielles qui « tendent à créer des goulots d’étranglement dans le développement » (Ministère du Plan, 1984 :45). Mais la confection du budget reste sectorielle. Ce qui oblige à envisager dans l’implantation, des programmes sectoriels au niveau des unités spatiales de développement. Au-delà de cette contorsion, qu’est-ce qui empêche à l’État d’harmoniser son budget avec son choix de planification nationale de développement ?
44La stratégie de développement régional part du principe que le développement régional est la condition nécessaire du développement national (DATPE, 1984 : 368). Ceci indique la part d’importance accordée aux régions non seulement dans la définition des grandes options, mais aussi dans l’opérationnalisation de ces mesures de politique.
45La régionalisation a besoin pour être fonctionnelle qu’un degré d’autonomie administrative et des ressources budgétaires soient accordés aux collectivités régionales et locales, sur la base des besoins locaux, d’une reconnaissance juridique et du cadre d’intervention. La décentralisation ainsi conçue devient une composante par laquelle réduire le centralisme d’État et favoriser la mise en œuvre du cadre d’intervention. Le cadre d’intervention comprend pour chaque région des pôles d’attraction, des unités spatiales de développement, lesquels sont conçus comme des espaces géographiques offrant des potentialités telles que les actions de développement qui s’y concentrent soient capables de produire des effets d’entrainement (Ministère du Plan, 1984 : 373).
46La régionalisation favorise la participation de la population dans des échanges directs et continus pour alimenter la base de données spécifiques sur la région et sur les besoins et aspirations des communautés (Ministère du Plan, 1984 : 70). Cependant, ledit document ne renseigne pas davantage sur les mécanismes de participation prévus via les Comités Consultatifs Communaux (CCC).
47L’expérience d’une trentaine d’années avant 1986 en matière de planification pour le développement a produit, outre les documents de politiques publiques, un ensemble d’études techniques sur le territoire découpé en quatre régions, notamment sur des caractéristiques de population, de l’activité économique et des infrastructures, documentant sur les décisions et les choix d’implémentation.
48L’idée de la décentralisation en Haïti est le fait de facteurs à la fois contextuels et situés hors de ses frontières. Consacrée par la Constitution de 1987, la décentralisation résulte d’une décision de l’État haïtien ratifiée par voie référendaire par une majorité de la population et qu’il se situe dans un contexte de revendications populaires post-dictature. Elle est un modèle d’inspiration française, hérité d’une vision juridico-politique du siècle dernier quant à la conception des collectivités territoriales et leurs principes fondateurs.
49Les collectivités territoriales sont conçues en système d’emboitement d’échelles (national, départemental) et de niveaux (municipal et communal) dont les composantes non sont pas véritablement définies et qui concoure à l’émiettement de l’espace territorial. Jean Prophète (1999 : 31) cite l’exemple de la commune qui a plusieurs composantes spatiales (ville, banlieue, quartier, section communale) auxquelles on peut ajouter l’habitation et le bourg, et dont les critères d’appellation ne sont pas définis pour Haïti.
50La mise sous tutelle des collectivités est paradoxalement un principe fondateur de la décentralisation haïtienne. Les services centraux de l’administration d’État exercent par l’intermédiaire des services déconcentrés et des autorités (délégués et vices-délégués), une tutelle sur les moindres décisions, actions et dépenses des collectivités territoriales (Thomas, 1986 ; CNRA, 2001). La mise sous tutelle n’est qu’une partie d’une construction juridique et de pratiques administratives remontant à la loi de 1951, destinée à renforcer le centralisme de l’État. Ces dispositions se font au mépris du principe de libre administration financière et administrative reconnue à la commune et au département par la Constitution de 1987 (art.73 & 83).
51La libre administration ou autonomie peut signifier le transfert de pouvoirs administratifs (de fonctionnaires et de missions publiques au niveau local), de pouvoirs budgétaires (délégation des ressources et des capacités à exercer des activités rémunératrices), de pouvoirs politiques (délégation du pouvoir de prise de décisions), ou encore d’un mélange entre ces différentes prérogatives (Jütting, 2005 : 1). Elle peut aussi être envisagée selon le principe de la séparation des compétences et responsabilités entre État et organes locaux que l’on retrouve dans le décret sur le statut des communes (Le Moniteur, 1982).
52Depuis 1987, la décentralisation en Haïti s’est limitée à la mise en place progressive d’organes de gestion (conseil d’administration et assemblée) à deux niveaux sur trois de collectivités territoriales, la commune et la section communale. La création des organes territoriaux s’accompagne d’un cadre normatif, de projets de renforcement institutionnel (formation des élus locaux et de personnel, établissement de centres administratifs communaux, allocations budgétaires et subventions, etc.) composant une partie de la coopération décentralisée de la France (Chartier, 2016 : 90). Ces actions ne concernent pas le troisième niveau de collectivité territoriale, le département, dont les organes (conseil d’administration, assemblée et Conseil interdépartemental) toujours inexistants, ont pourtant d’importantes fonctions à exercer à l’échelle départemental dans la conduite stratégique de la décentralisation, de l’aménagement territorial et du développement (Constitution, 1987, art. 87.2). Cette carence est un déni de reconnaissance relatif à l’équité politique, qui va aussi à l’encontre des prescrits constitutionnels. L’équité politique des territoires est reconnue aux communautés, et que sous-tend le système d’emboitement down-up des assemblées territoriales, partant de la section communale jusqu’au département et l’interdépartemental. Il se manifeste par exemple dans la reconnaissance aux assemblées territoriales du droit de désignation de candidats en vue de la nomination à certains postes de l’administration d’État (tribunaux, cours, Conseil Électoral Permanent).
53Plusieurs travaux (Chéry, 2009 ; Cadet, 2004 ; Deshommes, 2004 ; Danroc, 1994 et 1996 ; Thomas, 1986) sur la décentralisation en Haïti mettent en évidence les manquements et insuffisances dans la mise en œuvre de la décentralisation et leurs conséquences sur l’avancement du processus de développement local. La Commission nationale de réforme administrative (CNRA) (2001) souligne dans son rapport, les insuffisances principales qui retardent la mise en œuvre du processus de décentralisation, desquelles on peut relever l’absence d’un cadre légal en harmonie avec la constitution en vigueur pour opérationnaliser les directives constitutionnelles sur la décentralisation ; la faiblesse des possibilités de financement local ; le non-respect de l’équité politique.
54Ces manquements constituent des cas de déni de reconnaissance de la part de l’État.
55La relation de la décentralisation avec l’action économique est, en revanche, moins évidente. S’il est admis que l’action économique dans les collectivités territoriales se comprend comme les interventions directes ou indirectes qu’elles sont chargées de faire afin de stimuler la création de richesses dans leur territoire (MICT, 2011 : 15), il est improbable qu’il ait eu jusqu’ici une action économique définie par et pour les collectivités territoriales. Les raisons sont multiples. D’abord, l’effacement des autorités et organes locaux n’a d’égale que l’inexpérience des communautés et des citoyens dans le comment « faire fonctionner la vie civile (…) portant entre autres sur la vie économique, la répartition des unités économiques (entreprises de toutes sortes, ménages, etc.) dans le moindre espace, et aussi sur les relations nouées entre elles. » (Chéry, 2009 : 37-38).
56De plus, cette apathie locale se trouve renforcée de diverses manières. La mise sous tutelle exercée par l’État via le ministère de l’intérieur et des collectivités territoriales qui est le ministère de tutelle sur les moindres décisions, affectation de ressources et actions locales, est une pratique qui date et qui est dénoncée par des auteurs et les services publics eux-mêmes (MINISTÈRE DU PLAN, 1984 ; Thomas, 1986). Corolairement, il se donne un interventionnisme de la part des autorités nationales, qui rentre en compétition avec les autorités locales dans leurs attributions. Habituellement, ce sont des ouvrages d’équipements (écoles, hôpitaux) et d’infrastructures (routes, borne-fontaine) donnant un plein de visibilité médiatique utile aux campagnes politiques. L’interventionnisme étatique peut aussi se manifester par des doublons institutionnels qui sont créés pour exécuter une fonction déjà affectée à un service public. L’interventionnisme des élites locales et surtout des ONG, s’est étendu à tous les domaines de la vie civile, se substituant souvent au rôle de l’État et des autorités locales. Elites et ONG parviennent à rendre dépendants d’elles, des partenaires locaux dénués d’appui (Chartier, 2016 : 377 ; Providence, 2015 : 278).
- 4 Entre autres dispositions non appliquées : celles de la Constitution de 1987 relatives à l’obligati (...)
57Le cadre d’intervention économique dans les territoires est désarticulé entre des dispositions légales désuètes, inexistantes et de toute façon non appliquées4, une politique de décentralisation non élaborée, des projets et actions implémentés par des opérateurs privés et publics sans référence à un cadre de politique économique et son système de planification. Les dispositions légales sont restées lettre morte, les concernés locaux ne sont ni formés ni organisés pour s’en approprier en vue du développement local. Une bonne part de l’intervention publique en territoire est issue de la Primature, du ministère de tutelle, des ministères à vocation économique et sociale ainsi que du Fonds d’assistance économique et social (MICT, 2011 : 16). Les ONG qui, au moyen de l’aide internationale au développement, suppléent aux défaillances d’exécution des politiques publiques et des services publics, s’organisent et interviennent non pas en coordination, mais chacun en ce qui les concerne selon les objectifs poursuivis par le bailleur de fonds commanditaire (Providence, 2015 : 260). D’autres opérateurs privés ainsi que les élites locales reçoivent du financement et des dons grâce auxquels ils réalisent des actions ponctuelles ou quelques projets. On est loin du cadre planificateur d’avant 1986.
58Dans l’ensemble, il fait défaut d’une politique économique pour donner le ton à l’économie et au développement, guider l’ordonnancement du système de planification nationale et le développement institutionnel d’une manière générale.
59Le cadre territorial de la dynamique de développement amène à considérer principalement deux facteurs : les possibilités naturelles de développement et le catalyseur des forces économiques (Cadet, 2001 : 65).
- 5 À savoir : géologie et physiographie, hydrologie et hydrométéorologie, sols et vocation de la terre (...)
60Les possibilités de développement reposent sur entre autres secteurs, la prospection et l’exploitation économique des ressources naturelles du territoire. Dans un rapport sur Haïti (OEA, 1972) produit par la Mission d’assistance technique intégrée de l’Organisation des États américains en collaboration avec le CONADEP et le gouvernement haïtien, plus d’un tiers du rapport (OEA, 1972 : 397-634) est consacré aux résultats d’études techniques sur les ressources naturelles d’Haïti5. Or, le document de planification régionale du Ministère du Plan élaboré par la DATPE (1984) et paru 12 ans après, ne capitalise pas sur ces ressources naturelles comme des sources potentielles de financement interne du développement, se contentant d’énumérer dans chaque région leur localisation. L’absence des objectifs globaux d’une politique économique n’aide pas dans la recherche de financement pour le développement.
61Paradoxalement, la République d’Haïti est à la recherche de financement pour son développement économique et social. À ce titre, les relations avec le FMI ont conclu sur cinq accords signés de 1982 à 1990, pour un montant de 175,5 millions de dollars américains et s’accompagnant de mesures de réformes économiques notamment en matière fiscale et salariale et complété par une privatisation d’entreprises publiques (Cadet, 1996 : 45). À ce sujet, il est utile de reprendre l’analyse de Cadet (1996 : 48) sur l’utilisation de ces fonds. Primo, ces prêts ont contribué à alourdir la dette d’Haïti avec un ratio passant 11,9 à 19,2 du PIB pour les décennies 1980 et 1990. En revanche, on ne signale pas de versements pour le service aux investissements, aux actions de développement, aux politiques publiques de décentralisation ou encore au remboursement de la dette comme ce fut le cas des grandes économies de la région qui s’étaient endettées auprès du marché international pour lancer leur industrie de substitution aux importations. Secundo, les mesures de stabilisation monétaire et financière fiscale ont servi à compenser la baisse des recettes douanières par un renforcement ou la création d’autres taxes internes [taxe sur le chiffre d’affaires (TCA), impôt sur le revenu (ISR), patente]. Plus préoccupé par le déficit budgétaire et d’autres charges, l’État haïtien ne s’est pas résolu à expérimenter une voie de développement durable par la décentralisation, en réponse à une crise économique qualifiée de structurelle et qui dure plusieurs décades. Tercio, ces apports en capitaux ont alimenté la fuite de capitaux : en 1983, les statistiques du Fond Monétaire International relevaient une hausse de $ 144 à 220 millions dans les placements d’Haïtiens à l’étranger. La fuite de capitaux est un problème épineux commun à la région latino-américaine : paradoxalement, elle semble constituer les deux faces d’une même réalité : pauvreté / concentration des richesses, d’un côté ; manque de recettes fiscales / excès de liquidité, de l’autre. En 2021 suite aux consultations de 2019, le FMI accordait 156,9 millions de droits de tirage spéciaux (DTS) équivalant à 224 millions de dollars américains servant à compléter les réserves officielles d’Haïti (Le Nouvelliste, 2021). En juin 2022, Haïti expérimente une mise sous surveillance jusqu’en mai 2023, s’engageant vis-à-vis du FMI à des mesures de redressement en vue de la stabilité économique et la croissance, le renforcement de la gouvernance et d’un début de réduction de la pauvreté (Haïti Libre, 2022). Ces mesures visent entre autres, l’augmentation des recettes intérieures via la pression fiscale, la réduction du financement du déficit budgétaire, la suppression de la subvention au carburant, à la fourniture d’électricité.
62Dans cette conception centralisatrice du développement par le haut, priorisant dans ses programmes et projets, les centres urbains et leur consommation au détriment du territoire, la ruralité autant que sa production, il appert que la décentralisation est perdue dans sa dynamique administrative, et que la correspondance avec la dynamique territoriale de développement reste à faire.
63Malgré la rareté de données sur les revenus ruraux en Haïti, il est évident qu’avec des taux de pauvreté, de chômage et de malnutrition avoisinant la moitié de la population rurale (PNUD, 2010, 2017, 2020), les communautés ne cessent de mettre en marche des stratégies diversifiées de survie (migration, micro-activités économiques). En milieu rural, cette pauvreté pèse lourd sur le secteur traditionnel de production (agricole, agro transformation, artisanat, élevage, pêche) évoluant souvent en marge de la formalité et légalité fiscalistes de l’État. Couvrant l’espace rural, ce secteur de production repose sur la petite production familiale ou collective fournie par des unités de production et des acteurs associatifs. Comment prétendre catalyser les forces économiques lorsque les grands absents de la décentralisation et du développement sont les acteurs associatifs du territoire ?
64Peut-on prétendre inverser la relation ? Autrement dit, dans quelle mesure une dynamique économique territoriale serait-elle capable d’impulser une dynamique administrative pour le développement ?
65La décentralisation ressemble à une machine à double manivelle : l’une aux mains de l’État et des Pouvoirs publics ; l’autre aux mains des populations, communautés et acteurs associatifs qui font le territoire. La grande gageure réside dans l’effort de faire concorder ces deux mouvements vers des objectifs communs partagés collectivement (Casséus, 2013).
66Anglade, G. (1985) rappelle fort à propos qu’il convient de repérer les entités structurantes de l’espace, d’envisager la décentralisation selon une recherche de gouvernance et de responsabilité partagées.