Le dilemme d’Haïti : d’une crise à l’autre ?

1Les différentes mutations sociopolitiques et socioéconomiques qui surviennent dans les pays ébranlent leurs différents systèmes de fonctionnement, remettent en question l’efficacité de ceux-ci ainsi que des acteurs, et génèrent des crises. La situation des pays en proie à des problèmes sociopolitiques peut être exacerbée par des crises provoquées par des catastrophes naturelles dont les effets sont de nature à renforcer l’acuité des crises sociopolitiques et économiques. Le mot « crise », du latin krisis, signifie décision et représente le moment décisif, dans l’évolution d’un processus incertain, qui permet le diagnostic (Morin, 1976 : 149). Il est issu du vocabulaire médical où il représente l’étape charnière, le moment paroxystique d’une maladie, qui peut en ce point « critique » évoluer vers la guérison comme vers la mort (Ordioni, 2011 : 138).

2La notion de crise s’est répandue au XX^e siècle à tous les horizons de la conscience contemporaine. Il n’est pas de domaine ou de problème qui ne soit hanté par l’idée de crise : le capitalisme, la société, le couple, la famille, les valeurs, la jeunesse, la science, le droit, la civilisation, l’humanité.... (Morin, 1976 : 149). Les situations de crises peuvent cependant représenter des opportunités d’innovations de toutes sortes visant notamment à faire de nouveaux choix. Le terme « crise » trouve ses origines étymologiques dans le verbe grec krinein signifiant « séparer », « choisir », « juger », « décider », mais aussi « se battre », « se mesurer aux autres » (Koselleck et Ritcher, 2006 : 358). Les crises constituent ainsi des carrefours de bifurcation pouvant ouvrir sur des jonctions critiques (Capoccia et Kelemen, 2007). Néanmoins, certains États, comme Haïti, traversent des crises à répétition sans pouvoir faire des choix conduisant à l’avancement de la communauté.

Haïti a souvent été un pays en crise

3En Haïti, l’organisation de la société, l’architecture institutionnelle en place, les inégalités sociales et la polarisation politique des acteurs créent autant d’embûches à la réalisation d’un effort collectif susceptible d’aboutir à une sortie de crise. La complexité des systèmes en place rend généralement inefficaces les interventions extérieures visant à aider à la résolution des crises. À cette complexité trophique s’ajoutent des événements récurrents naturels qui compliquent la situation du pays.

4En effet, la position géographique du pays le met constamment en situation de crise environnementale. Haïti est située à la frontière de deux plaques tectoniques : la plaque nord-américaine et la plaque des Caraïbes (située sous la mer des Antilles) ; elle se trouve également sur le trajet des cyclones tropicaux qui prennent naissance dans l’océan Atlantique. Entre 2004 et 2022, des événements naturels majeurs ont frappé le territoire haïtien entre autres : (i) l’ouragan Jeanne aux Gonaïves (2004), (ii) quatre ouragans en automne 2008, (iii) le séisme du 12 janvier 2010, (iv) le cyclone Matthew (2016) et (v) le séisme du 14 aout 2021. Les crises ne sont pas un phénomène nouveau dans la société haïtienne. Ce qui peut paraître relativement nouveau, c’est l’intensité et l’acuité des effets de ces crises devenues chroniques sur la population.

5En regardant l’histoire du pays sous un angle plutôt diachronique, il est possible de repérer des périodes de crise essentiellement marquées par des cycles politiques ou électoraux. Avec la croissance de la population, la demande sociale pour l’accès aux ressources, aux services et à la richesse nationale a entraîné des tensions sociales de plus en plus fortes. Malheureusement, la réponse aux luttes contre l’exclusion sociale a souvent été le rapprochement des élites politiques et économiques aux dépens du reste de la population, notamment de la masse. Wingfield et Parenton (1965) parlent alors d’une division de la société haïtienne en deux catégories socioéconomiques : les privilégiés (les « haves ») et les non-privilégiés (les « havenots »).

6Bastien et Comeau (2012 : 17) notent « Depuis l’Indépendance, la République d’Haïti n’a jamais connu de projet de grande envergure visant l’amélioration durable des conditions de vie de la population. Malgré de rares moments de prospérité apparente, où il a semblé que le pays décollait enfin, le bilan économique global déposé après deux siècles d’histoire est pour le moins décourageant. L’analyse des résultats révèle l’impuissance persistante à compenser les effets de l’explosion démographique soutenue. Depuis toujours, les besoins collectifs semblent croître en proportion de la réduction des ressources nécessaires pour les satisfaire. Cet inventaire désastreux est sans cesse aggravé par une incapacité endémique à établir une gouvernance efficace et la stabilité sociopolitique, et à concevoir la base économique au-delà de l’agriculture et du commerce. » La recherche balbutiante d’une voie de sortie du pays appelle à une réflexion scientifique, dans le contexte d’un passé glorieux conduisant à un présent quasi décevant pour certains, ce qui ne présage pas un avenir luisant, compte tenu des expériences du présent.

7La recherche académique sur le développement dans le contexte de pays sous-développés montre que la marche de toute société humaine est avant tout basée sur la mobilisation des potentialités disponibles, y compris les actifs immatériels, auxquelles il est possible d’ajouter des ressources en provenance de l’extérieur. Réputé l’un des pays les plus pauvres du monde, Haïti possède néanmoins des ressources et potentialités qui ne sont pas mobilisées dans le cadre d’une recherche de sortie de crise. Comment expliquer cette inefficacité de la gestion des crises en Haïti ? Quels sont les blocages à une véritable sortie de crise en Haïti ?

La politique, domaine crisogène en Haïti

8Il n’existe, en réalité, pas de collectivité sans crise, si l’on considère la crise comme un défaut d’équilibre entre divers éléments d’une même structure ou comme conséquence d’une erreur, voire d’une simple irrégularité dans le cours habituel des choses et des expériences collectives, sachant sait que l’erreur est humaine. La collectivité étant composée de différentes sphères institutionnelles, il est rare qu’au moins une de ces sphères ne connaisse aucune situation qui tend à compromettre l’équilibre habituel qui prévaut en son sein. Il existe même des crises inévitables : c’est le cas, par exemple, de celles d’origine naturelle telles les catastrophes naturelles et leurs conséquences sur la vie dans la Cité. On ne peut certes pas les éviter, mais tout État moderne soucieux de l’équilibre et du bien-être de ses citoyens inscrit dans son agenda de développer des réflexions devant déboucher sur des actions à faire naître des moyens pour en réduire les conséquences sur la collectivité dans ses différentes composantes : humaines, matérielles ordinaires, patrimoniales. À bien analyser, la crise pourrait même être considérée comme un baromètre qui nous permet de mesurer tant soit peu l’état des rapports entre les différents éléments interagissant dans les différentes sphères et entre les acteurs faisant fonctionner ces sphères. À ne pas oublier que tous les acteurs humains n’ont et n’auront pas les mêmes intérêts. Et il est légitime que chacun œuvre pour la satisfaction de ses intérêts en tant qu’individu agissant pour sa survie dans la collectivité. On comprend dès lors qu’il est difficile d’avoir une communauté sans crise. Les intérêts étant différents, lors même qu’ils ne seraient pas divergents, la satisfaction de certains d’entre eux met en question l’équilibre qui prévalait entre eux avant les mouvements de satisfaction des uns et des autres. Cependant, un citoyen qui, dans le cadre de l’exercice d’une mission qui lui est confiée de facto ou de jure par la collectivité ou une partie de celle-ci, n’agit dans le sens de la satisfaction des besoins collectifs dans lesquels fondent les siens propres provoque volontiers une crise. Un citoyen qui a reçu de la collectivité le mandat d’agir à son bénéfice et à son bien-être et qui n’agit que dans son intérêt mesquin particulier commet un crime de lèse-communauté, voire de lèse-humanité et mérite d’en payer le prix selon les dispositions juridico-légales établies par cette collectivité.

9Donc, qu’un État se trouve en crise n’a rien de fatal. Le problème serait que cet État se trouve incapable de résoudre les crises qui se développent et se multiplient dans ses différentes sphères et se pérennisent au-delà de ce qu’on est en droit d’attendre de cet État. On pourrait retenir encore cette idée d’attente des citoyens de l’État considéré comme pourvoyeur de bien-être aux citoyens en soulignant que lorsque ces crises perdurent à un niveau où elles dépassent le seuil d’acceptabilité des citoyens, en allant jusqu’à mettre en péril leur survie, on peut commencer à avoir peur pour son lendemain. Dans ce cas, la capacité de cet État à s’autogérer et à continuer à exister en tant que tel est remise en question. De ce point de vue, les crises politiques que vit Haïti au cours de ces trois dernières décennies et qui s’aggravent dans toute leur acuité avec les dernières décisions gouvernementales ayant exacerbé la crise du carburant méritent une analyse qu’il n’y a pas lieu de produire ici. En effet, ces décisions ont aggravé la crise sociopolitique permanente que connaît le pays en provoquant la paralysie totale de l’ensemble des sphères institutionnelles.

10Quant aux crises d’origine naturelle, on se souvient, par exemple, des conséquences sur Haïti des cyclones ou ouragans Flora (1963), Cléo (1964), Inès (1966), Allen (1980), Gilbert (1988), Gordon (1994), Georges (1998), Jeanne (2004), Hanna, Fay, Gustav, Ike (2008), le séisme du 12 janvier 2010, Isaac et Sandy (2012), Matthew (2016), le séisme du 14 août 2021 pour ne mentionner que ceux-là. Les conséquences critiques de l’ensemble de ces catastrophes naturelles combinées ne peuvent égaler les torts que causent les crises politiques à répétition sur le tissu social haïtien notamment durant ces deux dernières décennies. Nous savons bien que l’action politique est crisogène en soi. En effet, la politique manifestée au travers de l’exercice du pouvoir est porteuse de crises puisqu’il s’agit pour le parti au pouvoir d’appliquer un programme politique élaboré sur la base de sa compréhension des problèmes nationaux à résoudre. Or, tous les partis en présence, voire tous les citoyens n’ont pas exactement la même vision desdits problèmes et, donc, n’envisageraient pas les mêmes méthodes de résolution. Il y a déjà là matière à crise. Mais, les dirigeants soucieux du bien-être collectif de la Cité savent qu’ils doivent par-dessus tout embrasser la voix de la transcendance et de l’abnégation en vue du rétablissement de l’équilibre capable de ramener la confiance en l’action politique sans laquelle la crise politique ne saura être irrésolue.

11Y aurait-il lieu de comprendre que la politique telle qu’elle est pratiquée en Haïti est l’ennemi de la stabilité du pays en ce qu’elle génère des crises en permanence ? Difficile pour nous de répondre à cette question. Cependant, nous pouvons remarquer que les mouvements politiques haïtiens de ces derniers temps qui vont crescendo actualisent la notion de crise à un point tel qu’on pourrait considérer Haïti comme un lieu de manifestation des expériences critiques provoquées par la politique alors que dans beaucoup d’autres États c’est la politique même qui permettrait sinon de les éviter, du moins de les atténuer, les réduire en vue de les résoudre. Aujourd’hui, les Haïtiens expérimentent des crises diverses dont certaines présentent un caractère inédit, par exemple, une crise d’autorité : la parole des dirigeants ne vaut pas plus que celle de bandits retranchés dans leur « tanière » alimentant la crise sécuritaire. La crise d’autorité est forcément à la crise institutionnelle et en l’occurrence, elle touche toutes les sphères de la société. Point n’est besoin de tenter une énumération, car toutes les institutions haïtiennes sont en crise, notamment depuis cette dernière décennie. La crise d’autorité amène aussi une crise de confiance : plus personne ne croit aux dirigeants ni en leurs actions. Ce qui fait qu’ils se font passer dans l’opinion pour des pseudo-dirigeants. Cela nous fait penser qu’il peut exister des gouvernements sans pouvoir, des chefs politiques sans autorité, des États qui ne sont pas dirigés. Donc, nous sommes, dans l’Haïti de 2022, en présence de tous les ingrédients qui définissent ce qu’il conviendrait d’appeler une crise d’État qui se matérialise dans des incapacités diverses : incapacité de l’État à résoudre les crises les plus primaires, à organiser la rentrée scolaire, à garantir le déplacement ou la libre circulation des citoyens, incapacité des citoyens à trouver des soins de santé, incapacité du gouvernement lui-même à s’approvisionner en carburant alors que celui-ci est disponible dans des terminaux urbains, incapacité à se prendre en charge…

12Dans cette situation de fait où la population haïtienne, dans sa grande majorité, est prise en otage par des minorités politiques et économiques d’une part et des minorités civiles armées et violentes d’autre part, la question fondamentale adressée dans ce numéro de la revue Études Caribéennes consacré à Haïti est la suivante : Comment vivre avec les crises ? Étant un terme polysémique, la présence de la « crise » dans la médecine, la théologie, le droit, la philosophie, l’histoire et l’économie n’a fait qu’élargir son champ sémantique et développer son caractère de problématique interdisciplinaire (Dechêne et Dupont, 2019). Ce numéro spécial sur les crises en Haïti cherche à faire émerger des lectures objectives ainsi que des propositions (pratiques) pour une sortie de crise et l’orientation vers le développement du pays. Il regroupe sept articles :  

1. Apply et al. questionnent le lien établi par des déplacés climatiques de Nan Orèl, un quartier populaire du département du Nord-Ouest d’Haïti, entre les événements climatiques majeurs (ECM) et le stress provoqué par les catastrophes naturelles afin de déterminer leur stresseur de vie majeur (SVM). Selon ces auteurs, l’étude amène à trois principales conclusions : i) les cyclones représentent l’événement climatique majeur pour les déplacés climatiques ; ii) les déplacés climatiques interrogés définissent le stress comme des pensées intrusives, toute situation de tristesse et de chagrin vécue par tous les Haïtiens ; iii) malgré le stress post-traumatique vécu par les déplacés suite à l’événement climatique majeur, ces derniers ne sont pas les sources potentielles de stress majeur ; leur stresseur de vie majeur est plutôt la maladie de leur enfant.

2. Corbet et al. tentent de comprendre les approches du risque du point de vue des populations qui rencontrent, dans leur quotidien, des événements qu’ils doivent apprendre à gérer sur un temps prolongé. Dans le cadre de ce travail, l’événement majeur est le séisme, et la méthode pour l’aborder est celle de la science citoyenne. L’idée est d’appréhender, à travers ce prisme citoyen, l’approche locale face au risque sismique en l’intégrant dans un cadre social et culturel large.

3. Daméus et Jules étudient la crise de la main-d’œuvre agricole dans l’agriculture haïtienne. Selon eux, la demande de main-d’œuvre agricole en Haïti tend à être plus élevée que l’offre disponible, ce qui peut nous porter à parler de crise de la main-d’œuvre agricole dans le pays. La main-d’œuvre agricole disponible est tellement faible actuellement qu’elle met en péril l’avenir de l’agriculture dans le pays. Les résultats de cette étude montrent que la crise de la main-d’œuvre agricole en Haïti justifie la nécessité de création d’une entreprise de prestation de services en sur commande dans le domaine des opérations culturales sur les parcelles agricoles.

4. Ciguino et Paul analysent le niveau de résilience des organisations de microfinance (OMF) haïtiennes face aux chocs occasionnés par les expériences de Peyi lòk et COVID-lockdown en tenant compte de la structure de leurs portefeuilles de prêts, leurs résultats financiers et les stratégies mises en œuvre pour se relever. Ils spécifient un modèle de régression logistique en vue de tester l’influence du portefeuille de crédit, l’évolution des actifs, la qualité du portefeuille des OMF, le nombre de clients, l’expérience mesurée en termes d’âge et le niveau de stress au cours des deux chocs. Les résultats montrent que l’encours de crédit renforce la résilience en période de crise, tandis que les actifs la renforcent moins, ce qui traduit la stabilité et l’augmentation du portefeuille de crédit.

5. Casséus et al. posent la question de la décentralisation et les causes de son échec dans certains pays du Sud, dont les pays francophones. L’article s’appuie sur une revue de littérature sur le contexte de la mise en œuvre de la décentralisation, pour trouver des matériaux théoriques et conceptuels utiles à l’analyse du contexte haïtien de la décentralisation. Les arguments présentés par les auteurs montrent que l’échec de la décentralisation participe de la difficulté de résoudre les crises que connaît le pays.

6. Joffroy et al. analysant les conséquences des crises d’origine naturelle sur les sociétés et les stratégies de réduction de leurs impacts, posent la question de savoir si la multiplication des catastrophes en Haïti peut déboucher sur la diffusion de modèles d’habitats plus adaptés et ainsi renforcer la résilience. Près de deux siècles après le grand séisme du 7 mai 1842 qui avait affecté la ville du Cap-Haïtien dans le nord du pays, puis d’autres épisodes sismiques moins dévastateurs (entre autres en 1887 et 1952), le séisme du 12 janvier 2010 a brutalement fait renaître une conscience nationale autour du risque sismique en Haïti.

7. Nelson et al. montrent que la littératie en créole en Haïti est la clé pour la réussite scolaire et l’élimination de la créolophobie. Les auteurs indiquent qu’Haïti fait face à une crise éducative qui dépend en partie d’une crise de littératie dans un contexte de bilinguisme où le français, maitrisé par un assez faible taux de la population, est la principale langue d’enseignement, alors que le créole est la langue maternelle de 100 % des Haïtiens. Leur démarche s’appuie sur les approches multiples de la littératie et ils développent un argumentaire théorique sur le bien-fondé d’une littératie créole pour la scolarisation des enfants dans leur langue maternelle, en vue de leur plein développement cognitif et socioculturel.

Pour ne pas conclure, puisque le numéro est divisé en deux parties dont c’est ici la première…

13Les conclusions et perspectives de ces articles fournissent des pistes de réflexions et d’actions sur la nécessité de continuer à penser en Haïti sur le terme « crise » dans ses dimensions à la fois singulière et plurielle, et à repenser des politiques publiques dans le domaine des crises sociopolitiques, économiques, environnementales, sanitaires dans la perspective de réduire les risques sanitaires et écologiques en Haïti. Il est peut-être aussi attendu que les décideurs se rendent à l’évidence qu’ils doivent œuvrer non seulement à la résolution des crises auxquelles ils peuvent apporter une solution à terme et, mais aussi à éviter les conséquences désastreuses de celles qui sont d’origine naturelle dont on ne peut éviter la survenue. Enfin, il y a lieu de confirmer au regard de ce qui est développé dans cette introduction générale et dans chacun des articles que la résilience des Haïtiens est soumise à rude épreuve.