1Né à Anse-Bertrand en Guadeloupe en 1972, Lilian Thuram arrive en région parisienne à l’âge de neuf ans et s’installe avec sa famille à Bois-Colombes. A l’école, il est immédiatement confronté à la réalité du racisme et est victime de brimades liées à sa couleur de peau de la part de ses camarades. Il découvre alors que la couleur blanche est associée au bien alors que la couleur noire incarne le mal. « A l’époque, il y avait un dessin animé à la télévision avec deux vaches : une vache noire très stupide et une vache blanche très intelligente. La vache noire s’appelait ‘la noiraude’ », se souvient-il.

2Ses talents de footballeur l’amènent à intégrer le centre de formation de Monaco en 1990, après avoir obtenu le baccalauréat. Dès 1991, il s’impose comme titulaire de l’équipe première dirigée par Arsène Wenger au poste de défenseur central. Après six années passées sur le Rocher, il rejoint Parme en Italie qui est alors considéré comme le meilleur championnat au monde. Dès sa première saison, en 1997, Lilian Thuram obtient le Guerin d’Oro qui récompense le meilleur joueur du championnat d’Italie et est élu footballeur français de l’année par le magazine France Football. Il est également élu meilleur joueur étranger et meilleur défenseur du championnat la même année. Il remporte avec son club la Coupe de l’UEFA, la Coupe d’Italie et la Supercoupe d’Italie. En 2001, il rejoint la Juventus de Turin où il restera cinq ans et il remporte le championnat d’Italie dès la première saison. En 2006, il est recruté par le FC Barcelone où il jouera deux années avant de mettre un terme à sa carrière professionnelle à l’âge de 36 ans.

3Au niveau international, il est sélectionné en équipe de France en 1994 où il évolue au poste de latéral droit alors qu’il est défenseur central en club et s’impose comme titulaire lors de l’Euro 1996. En 1998, il remporte la Coupe du Monde sous l’égide d’Aimé Jacquet et est même élu meilleur latéral du tournoi. Deux années plus tard, il remporte également l’Euro 2000 avec la sélection nationale. Après avoir annoncé sa retraite internationale en 2004, il décide de revenir en 2005 en compagnie de Zinédine Zidane et Claude Makélélé pour disputer le Mondial 2006 qui voit la France atteindre la finale. Il prend sa retraite en 2008.

4En Italie, il est confronté au racisme de certains supporters dans les stades, qui faisaient le cri du singe dès qu’un joueur noir touchait le ballon. Il dénonce ces agissements et appelle à une prise de conscience collective et à une action forte de la part des autorités contre toutes les discriminations, notamment celles liées à la couleur de peau. Il n’a pas hésité non plus à dénoncer les propos de Nicolas Sarkozy, alors puissant Ministre de l’Intérieur et futur président de la République, sur les quartiers populaires en 2005 : « Quand M. Sarkozy dit : ‘On va nettoyer au Kärcher’, moi qui ai vécu dans une banlieue, je le prends pour moi. Nettoyer qui ? Nettoyer quoi ? Même chose pour le mot racaille. Pourquoi mettre un tel mot sur la peau ? Moi aussi on me disait : Tu es une racaille. Mais je ne suis pas une racaille. Ce que je voulais, c’était travailler ».

5Docteur honoris causa en sciences humaines de l’Université de Stockholm (Suède) et de l’Université de Stirling (Écosse), Lilian Thuram a créé en 2008 la Fondation Éducation contre le racisme afin de sensibiliser la société française, en particulier la jeunesse, aux réalités des discriminations qui frappent les catégories les plus vulnérables. Pleinement engagé dans la lutte pour l’égalité et la justice sociale, il a été commissaire général de l’exposition Exhibitions : l’invention du sauvage au musée du quai Branly. Auteur prolifique, il a notamment publié Mes étoiles noires, Manifeste pour l’égalité, Notre histoire et La pensée blanche. Il a reçu le Prix de l’éthique de la Fondation Kéba-Mbaye au Sénégal pour son action.

6Au cours de ces conversations, Lilian Thuram explique ce qu’est « la pensée blanche », évoque la réalité des discriminations, analyse les racines du discours raciste et invite à éduquer contre ce fléau afin de débarrasser la société des préjugés liés à la couleur de peau.

7Salim Lamrani : Vous débutez votre ouvrage La pensée blanche par la citation suivante : « On ne naît pas blanc, on le devient. » Qu’entendez-vous par là ?

8Lilian Thuram : Je pense que nous utilisons des catégories liées à la couleur de la peau qui ne correspondent pas à la réalité. On n’a jamais vu de personne dite blanche de la couleur d’une feuille de papier. Je dis très souvent que je suis devenu noir à l’âge de neuf ans. Je suis né aux Antilles, en Guadeloupe, et je suis arrivé en région parisienne, à Bois-Colombes, étant enfant. En classe de CM2, mes camarades de classe m’ont traité de « sale noir » et c’est à ce moment-là que j’ai pris conscience de ma couleur de peau dans le regard des autres. C’était une expérience assez violente car on me signifiait que j’étais différent, inférieur. On devient noir tout comme on devient blanc et cela est lié à l’histoire de la racialisation du monde. On a classé les gens selon les prétendues « races », la « race blanche », la « race noire », la « race jaune », la « race rouge ». Bien entendu, la « race blanche » était classée au sommet de l’échelle et était considérée comme étant la norme, la « race supérieure ». Cela était même enseigné dans les écoles. Permettez-moi de rappeler l’existence du manuel scolaire Le Tour de France par deux enfants, qui a été distribué aux écoliers jusqu’en 1977, où l’on peut lire en toutes lettres : « La race blanche, la plus parfaite des races humaines ». Voilà pourquoi je dis qu’on ne naît pas blanc mais qu’on le devient.

9SL : Vous dites également que ceux qui interrogent, remettent en cause, questionnent les consensus sont peu nombreux, moins écoutés, voire souvent persécutés. Comment votre ouvrage a-t-il été reçu dans certains milieux de pouvoir ?

LT : En règle générale, nous sommes éduqués à reproduire des comportements qui deviennent des habitudes. Nous sommes conditionnés à copier ce que faisaient nos parents ou nos grands-parents. Prenons l’exemple de la religion : très souvent, nos convictions religieuses ont été transmises par le biais de l’éducation familiale. Par exemple, quand on informe ses parents que l’on souhaite changer de religion, cela est en général très mal accepté. Nous ne sommes pas éduqués à avoir une certaine liberté de conscience, à choisir les positions que l’on souhaite défendre.

Les lanceurs d’alerte, dans tous les domaines, sont ceux qui nous informent, qui nous indiquent une autre voie, qui soulignent que les choses peuvent être faites de façon différente. En général, lorsque vous proposez quelque chose d’alternatif à ce qu’impose l’ordre établi, vous vous exposez à des complications.

Pour ce qui concerne mon ouvrage, sans surprise, l’extrême droite y a vu un livre raciste. Mais cela n’a pas d’importance. Le livre a été accepté par le grand public et a été traduit en plusieurs langues, en anglais, en espagnol, en portugais, en italien, en allemand et bientôt en albanais. Aujourd’hui, beaucoup de gens se questionnent sur le racisme, sur l’identité liée à la couleur de peau, sur les inégalités découlant de la couleur peau. Je note une volonté collective de la société de dépasser l’idée simpliste selon laquelle le racisme serait quelque chose de naturel.

10SL : Vous dites que vous rappelez constamment à vos deux fils qu’ils ne doivent pas oublier leur couleur de peau, notamment lorsqu’ils se trouvent en France ou aux États-Unis. Pourquoi ?

SL : Lorsque vous êtes un garçon noir, vous pouvez perdre la vie en raison de votre couleur de peau. En France, vous pouvez être agressé par la police uniquement parce que vous êtes noir. Aux États-Unis, la situation est encore pire. Il y a constamment de jeunes hommes noirs qui perdent la vie lors de contrôles de police. Cela serait irresponsable de ma part de ne pas éduquer mes enfants à comprendre ce que signifie être noir. Il est fondamental, de mon point de vue, de prendre conscience que lorsqu’on est noir, on ne vit pas l’espace public comme une personne blanche.

Si j’avais eu des filles, je les aurais également éduquées de la même façon en leur disant qu’elles ne vivraient pas l’espace public comme les hommes.

11SL : Pourquoi persiste-t-on à parler de « découverte de l’Amérique » alors que l’on sait que le continent était peuplé par près de 100 millions de personnes, niant ainsi l’existence et l’humanité de ses premiers habitants ?

LT : C’est l’illustration parfaite du fait que chacun d’entre nous parle d’un point de vue. Aujourd’hui encore, malheureusement, on laisse entendre que Christophe Colomb aurait découvert l’Amérique. Il est impératif de questionner ce point de vue. Le monde occidental, le monde européen, a construit l’idée selon laquelle les autres n’existaient pas avant la conquête. On voit clairement qu’il y a une certaine hiérarchie dans la façon de raconter l’histoire. Il est indispensable d’éduquer les enfants et de leur rappeler que chacun de nous parle d’un point de vue. Il est nécessaire multiplier les points de vue pour construire la complexité du regard.

12SL : L’histoire du Code Noir de Colbert de 1685, qui légalise en 60 articles l’esclavage en France, reste peu connu, en dehors des territoires d’Outre-mer. Pour quelle raison ?

LT : Je dirais même que, malheureusement, y compris dans les territoires d’Outre-mer, cette histoire reste méconnue. Pourquoi cette réalité n’est-elle pas enseignée à l’école ? Tout simplement par manque de volonté politique. C’est la raison pour laquelle, il faut participer à la vie politique pour imposer un regard plus juste sur l’histoire. Connaître et analyser le Code noir permet de comprendre la situation dans laquelle nous vivons aujourd’hui au sein de nos sociétés. Il permet de comprendre les rapports entre les personnes selon leur couleur de peau. Il est essentiel d’être au fait de cette réalité, surtout pour les personnes susceptibles de subir le racisme. Beaucoup de gens, notamment noirs, sont victimes du racisme sans en comprendre la portée historique, ce qui les empêche de trouver les bonnes réponses pour avancer dans la vie.

13SL : Aux États-Unis, les Noirs n’ont eu le droit de vote qu’en 1965 et celui de se marier avec une femme blanche ou un homme blanc qu’en 1967. Vous rappelez la chose suivante : « Ma mère avait alors vingt ans ». On a l’impression que la ségrégation raciale est une réalité qui appartient au lointain passé, alors que c’était hier.

LT : Effectivement, lorsque l’on parle de racisme et en particulier de la haine des personnes noires, il faut se souvenir que la ségrégation raciale est une réalité historique extrêmement proche. Lorsque l’on parle du Code noir, de la ségrégation raciale ou du Code de l’indigénat dans les colonies françaises, il faut se rappeler que ce sont les États qui ont mis en place ces législations, réalité qu’il ne faut jamais perdre de vue. Le racisme d’État n’a disparu que dans les années 1990 avec la fin de l’Apartheid en Afrique du Sud. J’avais déjà 18 ans à l’époque ! C’est une réalité qui est extrêmement proche de nous.

Lorsque l’on parle de l’abolition de l’esclavage, il faut savoir que mon grand-père est né à peine soixante ans après l’adoption du décret de 1848. Dans les écoles, il serait intéressant de retracer la vie de nos propres parents et de découvrir que les lois racistes sont loin d’être de l’histoire ancienne. Notre pays, la France, a eu des lois racistes pendant plus de 250 ans. Il n’est dès lors pas anodin que le racisme soit une réalité aujourd’hui. Je suis convaincu que pour lutter efficacement contre ce fléau, il faut montrer la profondeur historique du racisme et analyser les choses avec justesse et intelligence.

14SL : Vous soulignez que les femmes, étant donné qu’elles sont elles-mêmes victimes d’une oppression séculaire de la part de « l’homme blanc », sont plus sensibles à la question du racisme.

LT : C’est une évidence. Lorsque l’on parle de racisme ou de sexisme, on parle d’une relation de domination. La plus vieille relation de domination qui existe dans nos sociétés est celle des hommes sur les femmes. Les femmes savent dans leur corps et dans leur cœur ce qu’est la réalité de la domination. Elles sont plus sensibles à la question du racisme car il s’agit du même processus que le sexisme.

15SL : Les populations opprimées ont parfois intégré et accepté la pensée blanche comme étant la norme, avec une tendance à la mésestime de soi. Est-il possible de remédier à cela ?

LT : Cela est parfaitement compréhensible. Vivant dans la même société, étant éduqué de la même façon, lorsqu’on dit que l’on ne peut pas avoir confiance en certaines personnes, que certains individus sont négatifs, en raison de la couleur de leur peau, il y a quand même de grandes chances pour que l’on puisse intégrer ce discours. En assimilant un tel discours, on peut arriver à avoir une certaine haine de soi-même ou, du moins, une mauvaise estime de soi-même.

C’est la raison pour laquelle il faut s’intéresser à l’histoire pour pouvoir comprendre qu’en définitive, lorsqu’on parle de relation de domination, le problème ce ne sont pas ceux qui subissent l’oppression mais ceux qui en sont à l’origine. Ce ne sont pas les dominés le problème, ce sont les dominants. L’écrivain James Baldwin souligne à juste titre que le racisme est un problème de Blancs et qu’ils doivent réfléchir à la manière de l’éradiquer. C’est l’éducation qui permet de comprendre les mécanismes du racisme et qui fournit les armes pour se défendre.

Lorsque j’étais joueur de football, notamment en Italie, certains supporters faisaient le cri du singe contre les joueurs noirs. Heureusement, je connaissais l’histoire du racisme et j’en avais déconstruit tous les mécanismes, ce qui m’a permis de comprendre que je n’étais pas le problème. Ces personnes-là qui imitaient le cri du singe étaient le problème. Il fallait dénoncer cela car le racisme est une violence.

Lorsque vous ignorez les mécanismes du racisme, vous vous sentez violenté et vous pensez que vous êtes le problème, surtout lorsque vous êtes un enfant sans défense. Vous en arrivez à penser que c’est à vous de changer, de vous comporter d’une certaine manière pour vous faire accepter. La clé de tout cela, je le répète, c’est l’éducation.

Pourquoi le racisme est-il encore difficilement combattu par certaines personnes, notamment blanches ? Parce qu’elles tirent leur estime de soi du rabaissement de l’autre.

16SL : Vous dites justement qu’il faut apprendre à la jeunesse à cultiver l’estime de soi car quand on a une bonne opinion de sa personne, on n’a pas besoin d’écraser les autres pour exister.

LT : Dans une première vie, j’ai été sportif de haut niveau. Ce qui caractérise les sportifs de haut niveau est la confiance en leurs capacités. Quand vous êtes enfant, vous avez un rêve en tête et vous êtes confronté à beaucoup de gens qui vous disent que cela est impossible et qu’il faut revenir sur terre. Mais il y a quelque chose en vous qui vous dit que vous allez y arriver. Quand vous avez cette volonté profondément ancrée dans votre être, vous n’avez pas peur de l’échec, car l’échec est une opportunité pour se prouver à soi-même qu’il est possible d’aller encore plus loin, de se dépasser. C’est pour cette raison que je dis que le plus beau cadeau que l’on puisse offrir aux enfants c’est de les aider à développer une bonne estime d’eux-mêmes, car cela leur permettra de donner le meilleur d’eux-mêmes.

Lorsque vous subissez le racisme, vous subissez la haine, et si vous n’êtes pas éduqué à rejeter cette haine, vous pouvez l’intégrer et cela peut engendrer une mauvaise estime de vous-même. Il faut savoir que certaines personnes victimes de racisme sont amenées à vouloir s’éclaircir la peau. Je me souviens que la génération de ma maman disait qu’il fallait se marier avec quelqu’un qui avait la peau plus claire afin que les enfants aient la peau « chapée », c’est-à-dire échappée du noir, la moins noire possible. C’est la raison pour laquelle, il faut constamment souligner que dans le racisme, le problème, ce n’est pas la victime, mais l’auteur de l’acte de discrimination.

17SL : L’histoire des luttes sociales n’est pas assez racontée aux écoliers. Est-ce parce que l’union et la solidarité sont les meilleures armes contre les privilèges établis et les injustices sociales ?

LT : En effet, nous n’avons pas pleinement conscience que les grandes avancées vers l’égalité ont été obtenues par des luttes collectives des personnes qui ressentaient l’injustice, qui ont obligé les institutions à agir en ce sens. Prenons l’exemple de l’esclavage. La façon dont est racontée l’abolition ne correspond pas à la réalité. On ne dit que très rarement que les esclaves se sont libérés eux-mêmes grâce à leur combat acharné contre l’oppression et pour l’émancipation. On veut nous faire croire que c’est du fait des décisions de personnes et d’institutions politiques des « blancs » de l’époque, la Révolution française et Schœlcher par exemple

De la même manière, le droit de grève a été conquis au prix du sang, grâce au combat d’hommes et de femmes qui ont revendiqué leur droit de se coaliser pour défendre leurs intérêts. C’est la lutte des opprimés qui oblige les institutions à aller vers l’égalité. L’égalité n’est jamais un cadeau offert par les puissants mais le résultat d’un combat. Historiquement, les institutions ont toujours été lentes voire rétives à progresser, à l’amélioration de la condition de tous et se sont rangées du côté des dominants.

Si l’on enseignait l’histoire des luttes pour l’égalité, nous serions beaucoup plus solidaires. C’est la force collective qui contraint les institutions à aller vers davantage d’égalité au sein de la société.

18SL : Dans votre ouvrage Mes étoiles noires, vous dressez le portrait de 45 figures noires qui ont marqué l’histoire de l’Humanité. Je suis un universitaire et je me considère comme une personne cultivée et sensible aux réalités des opprimés. Je dois vous avouer, à ma grande honte, que je n’avais jamais entendu parler de près de la moitié de ces « étoiles noires ». Qu’est-ce que cela dit de notre société et de notre système éducatif ?

LT : Je tiens tout d’abord à vous dire qu’il n’y a pas de honte à ne pas connaître tous ces personnages. Nul n’a la science infuse et il très important de le rappeler. Nous sommes le fruit de l’histoire qu’on nous a racontée. Il est dès lors tout à fait compréhensible d’ignorer l’existence de ces personnages car leur histoire ne nous a pas été contée. Pourquoi ? Tout simplement parce que notre monde moderne a été construit sur une hiérarchie basée sur la couleur de la peau et une idéologie politique qui est la suprématie blanche. Pour pouvoir imposer cette suprématie, il est indispensable de raconter que seuls les Blancs ont accompli de grandes choses et qu’ils sont à l’origine de toutes les réalisations.

Prenons le cas de l’Égypte antique. Pendant très longtemps, on nous a raconté que cette civilisation avait été construite par les Blancs. On a même refusé de reconnaître que l’Égypte se trouvait en Afrique, en l’associant à l’Europe. Pendant des siècles, on nous a fait croire que les Noirs n’étaient à l’origine de rien, ou de presque rien, afin d’imposer justement cette suprématie blanche. On nous a répété que l’intelligence n’était pas noire, que la beauté n’était pas noire, que la culture n’était pas noire. Ce discours est parfaitement compréhensible étant donné que le but était d’imposer l’idée de la suprématie blanche.

C’est la raison pour laquelle il est indispensable d’inciter les jeunes et les moins jeunes à cultiver la connaissance et à aller chercher l’information qui n’est pas suffisamment transmise par l’Éducation nationale. Le but de l’éducation est de nourrir intellectuellement les gens afin qu’ils développent une bonne estime d’eux-mêmes. Lorsqu’on est un enfant de la Guadeloupe comme moi, ou un enfant de La Réunion, il y a des choses essentielles à recevoir, des connaissances indispensables à acquérir que l’on ne trouve pas au sein de l’Éducation nationale, qui ne prend pas assez en considération les spécificités des lieux et de leur histoire. Il est donc du devoir des enseignants et des adultes en général d’amener les institutions dans une certaine direction car l’éducation est politique.

19SL : L’histoire de la résistance des élites blanches à l’émancipation des non-Blancs est au moins aussi instructive que l’histoire de l’émancipation des peuples opprimés. Pourriez-vous nous éclairer à ce sujet ?

LT : Très souvent, lorsque l’on parle du racisme, du sexisme, on a tendance à analyser ce que vivent les personnes qui subissent les discriminations. De mon point de vue, il est très intéressant d’étudier ceux qui mettent en place ce système d’oppression. Il est important de comprendre par exemple pourquoi certains pays oppriment d’autres pays. Lorsque l’on parle de l’esclavage, il faut savoir qu’il s’agit d’abord et avant tout d’un système politique et économique mis en place par une minorité de gens, et non pas une confrontation entre personnes de couleurs différentes. Ce ne sont pas les paysans bretons ou d’Aquitaine qui ont mis en place le système esclavagiste. Cette minorité va construire un discours pour valider et légitimer cette violence, celle de l’esclavage, de la colonisation. En analysant ces systèmes économiques, on découvre comment ont été construites les identités de couleur. Pour que les personnes blanches puissent adhérer à la violence imposée contre les Noirs, on leur dit qu’ils sont différents, inférieurs, et en répétant ce leitmotiv pendant des siècles, les gens finissent par y croire.

20SL : Vous écrivez la chose suivante : « A un Noir, partout dans le monde, la société renvoie en permanence le fait qu’il est noir. Quand il circule dans l’espace public, on lui rappelle souvent sa couleur, qui est un soupçon de délit. Les Blancs, eux, se promènent partout sans être enfermés négativement dans leur couleur de peau par aucune autorité. Cette tranquillité, ce sentiment de liberté, d’être partout à leur place, en ont-ils conscience ? ». Est-ce cela le « privilège blanc » ?

LT : Effectivement. Le privilège blanc est l’attitude qui consiste à ne pas vouloir prendre conscience de certaines réalités. J’insiste sur la volonté de ne pas prendre conscience du racisme. Souvent, lorsque vous parlez à des personnes blanches de réalités qu’elles ne vivent pas, vous avez l’impression qu’elles ne veulent pas écouter ce que vous avez à dire.

Je répète, être blanc ou noir, c’est d’abord et avant tout une construction et une réalité qui est politique. Être « blanc » ou être « noir », ce n’est pas une variation de la couleur de peau. Être noir, c’est historiquement être perçu de façon négative, être vu comme étant anormal. Pourquoi dis-je anormal ? Laissez-moi vous raconter une anecdote. Un jour, j’ai dit à un ami d’enfance : « Je peux te poser une question, Franck ? Est-ce que je suis noir ? ». Il me répond : « Oui, tu es noir ». Je lui dis alors : « Si je suis noir, toi, tu es quoi ? ». Sa réponse m’est restée en mémoire : « Moi, je suis normal ». Elle est très intéressante car elle illustre que pendant des siècles, on a construit l’idée qu’être blanc, c’était être supérieur.

Naturellement, les personnes blanches ont intégré ce discours car elles ont reçu cette éducation. C’est la raison pour laquelle il faut questionner le fait d’être blanc. Malheureusement, les personnes blanches ont parfois des difficultés à le faire car elles ne sont pas habituées à cela. Elles n’ont pas l’habitude d’être dérangées par les non-Blancs. Elles restent persuadées que la normalité est de leur côté et que le racisme n’existe pas vraiment. Du coup, dès lors que les personnes victimes de racisme interviennent dans l’espace public et racontent une autre histoire de la société, les Blancs découvrent un autre discours qui leur est complètement étranger et ont l’impression qu’on les désigne comme étant les coupables. Ce sont ces mêmes personnes qui vont dire qu’il faut « sortir de la victimisation » et arrêter de « culpabiliser » les autres. Je pense au contraire qu’il faut débattre de ces catégories pour pouvoir en sortir. Il faut mettre de côté les masques imposés par l’histoire et analyser la réalité du racisme en tant qu’êtres humains. Les catégories sont le résultat de l’histoire d’une violence totale sur les non-Blancs.

De la même manière, les hommes ont intégré le discours qui les place en haut de l’échelle sociale, au détriment des femmes, et ils considèrent normal de prendre les décisions ultimes lorsqu’ils sont en famille, se considérant comme étant les chefs.

21SL : Lorsqu’un Blanc défend une noble cause, telle que la lutte contre le racisme, il est qualifié d’humaniste attaché aux valeurs universelles d’émancipation. En revanche, lorsqu’un Noir défend la même cause, il est affublé du titre de « porte-parole » de sa communauté. Comment expliquer cette lecture différente d’une même réalité ?

LT : Pour comprendre le monde moderne dans lequel nous nous trouvons, il faut savoir qu’il a été construit sur la racialisation et la hiérarchie des supposées races où les Blancs se sont considérés comme supérieurs. Du coup, les Noirs existent comme une catégorie et l’on refuse de voir l’individu. Lorsqu’un Noir intervient dans l’espace public, on note la couleur de sa peau, avec tous les préjugés que cela suppose, avant de voir l’individu. En revanche, pour les Blancs, cela n’existe pas. Ils ne sont pas considérés comme une catégorie, mais comme des individus. Voilà la réalité. C’est exactement pour cela qu’il faut questionner ce que signifie être blanc. Lorsqu’un Blanc intervient dans l’espace public, on ne dira jamais de lui qu’il représente la communauté blanche. En revanche, lorsqu’un Noir en fait autant, on l’affublera du titre de porte-parole de sa communauté.

Être dans la catégorie « blanche » n’est pas anodin. Il y a une histoire derrière cela, qu’il faut étudier et comprendre, une histoire qui donne raison et pouvoir aux Blancs, lesquels sont considérés comme étant les plus légitimes pour décider du cours du monde, de dicter ce qui est juste ou injuste. Les populations blanches du monde occidental ont été éduquées à croire qu’elles étaient la lumière de l’humanité, qu’elles avaient pour mission d’éclairer le monde.

Lorsque vous allez dans n’importe quel pays d’Afrique, la vision sur les Blancs est extrêmement positive alors que lorsque vous allez dans les pays occidentaux, le regard sur les Noirs est extrêmement négatif. Ce n’est pas anodin. Même à La Réunion, même en Guadeloupe, il y a une vision négative des Noirs alors que lorsque l’on parle des Blancs le regard est inconsciemment positif. Tout cela, je le répète, est lié à la racialisation du monde. Ces regards se sont construits sur l’idéologie de la supériorité blanche.

Il est donc indispensable que les personnes « blanches » et « noires » puissent débattre de ces sujets et sortir de ces schémas de pensée.

22SL : Comment expliquez-vous qu’en France, nous vénérions Napoléon alors qu’il s’agit du seul chef d’État à avoir réduit ses propres concitoyens à la servitude, en rétablissant l’esclavage en 1802 ?

LT : Votre question est très intéressante. Est-ce que les personnes que l’on a réduites en esclavage étaient considérées comme des êtres humains à l’époque ? Les personnes noires ne sont vues et respectées comme des êtres humains que depuis très peu de temps. Je suis français et on entend très souvent dire que les Lumières ont défendu l’égalité entre les hommes. En réalité, les Lumières ont défendu la notion d’égalité entre les Blancs car il y avait l’esclavage en ces temps-là. De leur côté, les personnes réduites à la servitude n’ont jamais douté de leur humanité, même si celle-ci leur était niée par les Blancs, notamment les affairistes et les politiques, qui les considéraient comme des choses à vendre et à exploiter.

Lorsque l’on parle de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948 établie après la Seconde Guerre mondiale, on a dit « plus jamais ça ! ». Mais ce qu’il faut entendre dans cette expression c’est : « plus jamais ça entre nous, les Blancs ! ». La France a continué à coloniser en Asie et en Afrique. En 1948, il y avait l’Apartheid en Afrique du Sud et les mêmes pays qui ont signé la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme ont cautionné le régime de Pretoria.

Pour comprendre le racisme d’aujourd’hui, il faut garder en tête cette histoire, qui est très récente. Il y a d’ailleurs toujours des personnes qui considèrent que les Noirs ne sont pas les égaux des Blancs, que ce soit en Europe ou aux États-Unis. Nous vivons dans une période historique avec un slogan qui devrait tout de même interpeller les gens : « La vie des Noirs compte ». Ce veut bien dire qu’il y a des gens qui pensent que la vie des Noirs n’a pas de valeur. Il y a des gens qui meurent en traversant la Méditerranée et les pays européens refusent de leur venir en aide. Il y a des jeunes hommes qui meurent suite à un contrôle de police. Telle est la réalité.

Pour pouvoir avancer, il faut faire un état des lieux et essayer d’en comprendre les origines, les mécanismes et la persistance du discours et des attitudes racistes. Disons-le clairement : il y a une haine, plus ou moins consciente, des Noirs et on n’en parle jamais dans l’espace public. Cette haine des Noirs peut même exister chez les personnes noires. On ne parle jamais de négrophobie alors que le racisme le plus répandu au monde est la haine des Noirs. Dans n’importe quel pays, sur n’importe quel continent, même les populations qui subissent le racisme vont persécuter et haïr les personnes noires. Il faut prendre conscience de cela et porter sereinement ce débat dans l’espace public. La pire des choses serait de ne pas en parler.

23

24SL : Comment se fait-il que la colonisation ne soit pas enseignée aujourd’hui comme il se devrait, à savoir comme une entreprise criminelle, où sévissait la ségrégation raciale ? Nous connaissons le Jules Ferry de l’école obligatoire, mais beaucoup moins celui qui a justifié l’asservissement des peuples au prétexte de « mission civilisatrice ».

LT : Les programmes scolaires traduisent une volonté politique. C’est la raison pour laquelle il faut s’intéresser à la politique et obliger le système à évoluer. Il est possible en tant que professeur ou qu’élève d’amener les institutions à changer.

J’ai le souvenir qu’il y a eu toute une génération d’enseignants qui a appris à ma maman que nos ancêtres étaient les Gaulois. Comment ces instituteurs, qui étaient antillais, pouvaient-ils raconter cela dans les écoles ? Chacun a une certaine responsabilité. Ce n’est pas parce que le pouvoir politique exige d’enseigner certaines choses qu’il faut s’en tenir au strict programme. Les écoliers ont besoin d’être nourris pour pouvoir développer une estime d’eux-mêmes et la première chose pour cela consiste à savoir qui nous sommes réellement et d’où nous venons. Voilà pourquoi il est indispensable d’éduquer les jeunes générations à s’intéresser à ces sujets et à ouvrir des débats.

Laissez-moi vous faire une confidence : la première personne qui est venue me voir pour me dire d’arrêter de parler du racisme dans les médias a été ma maman. Je lui ai répondu qu’au contraire il était important de parler de ce sujet et qu’il fallait que je profite de ma notoriété en tant que joueur de l’équipe de France pour aborder ces problématiques de discrimination. Il y a plein de gens qui ne comprennent rien à la question du racisme et des discriminations. Il est de mon devoir d’aborder cette question, surtout lorsqu’on a subi le racisme et que l’on en connaît les racines et les mécanismes. Il n’y a rien de mieux que le dialogue car c’est de cette manière que l’on arrive à faire évoluer les mentalités. Nous ne sommes rien d’autre que le fruit du passé et pour construire ensemble l’avenir, il faut traiter de ces sujets de façon sereine et intelligente.

25

26 SL : J’ai un chiffre à soumettre à votre point de vue : selon l’historien Pascal Blanchard, en France, il y a 22 musées du sabot et aucun musée sur l’histoire coloniale.

LT : Ce n’est pas anodin et il ne faut pas attendre des institutions qu’elles remédient à ce problème. Nous avons tous un rôle à jouer afin de guider les institutions dans la bonne direction. C’est une question très sérieuse et il est indispensable de s’y intéresser, de former les jeunes générations, d’amener les gens à traiter de ces sujets, de développer la recherche scientifique dans ce domaine, d’amener un autre point de vue. Le grand problème, en général et sur cette question en particulier, c’est que nous retrouvons toujours les mêmes points de vue. Il est impératif de diversifier les points de vue pour rendre notre pays plus intelligent. Il nous faut des musées pour raconter l’histoire coloniale et construire ensemble l’avenir.

27SL : Au sujet de la protection de l’environnement, qui est une cause mondiale, vous soulignez la responsabilité de l’Occident. Vous dites que si nous vivions comme les Sénégalais, nous pourrions être 15 milliards d’habitants, alors qu’il faudrait trois planètes pour supporter le mode de vie des Français.

LT : Le modèle économique dans lequel nous sommes a été mis en place par le monde occidental depuis des siècles. Il nous conduit irrémédiablement vers davantage de consommation, davantage de destruction de l’environnement. Nous devons avoir une vraie réflexion sur notre mode de vie. Nous savons depuis plusieurs décennies que nous courons à la catastrophe si nous ne changeons rien. Malheureusement, les gens, quel que soit l’endroit où ils se trouvent, aspirent à vivre en calquant le modèle occidental qui est destructif.

Ce modèle érige la nature, les animaux et y compris les hommes en marchandises que l’on peut exploiter. Tout est consommable, peu importe le prix, et cela est un grand danger.

28SL : Que vous inspire la théorie raciste du « grand remplacement » ?

LT : Il n’y a rien de nouveau. Il y a toujours eu depuis des siècles des gens qui ont eu peur. La racisme, c’est codifier une société. Pour certains, la place des Noirs doit être tout en bas de l’échelle. Ils prennent peur lorsqu’ils sentent que la société est en train d’évoluer, qu’il y a des revendications d’égalité. Les théoriciens du « grand remplacement » sont en réalité des ennemis de l’égalité qui refusent que tous les citoyens soient sur la même ligne de départ.

Si vous me permettez de filer la métaphore, ils ont été habitués à courir un 100 mètres avec 70 mètres d’avance et veulent conserver cet avantage. Ils refusent de concourir sur un pied d’égalité. Pourtant, il est tout à fait légitime que ceux qui ont été contraints à partir avec un retard de 70 mètres rejettent cette injustice et aspirent à l’égalité de traitement.

Il est indispensable d’éduquer les enfants à refuser l’injustice, à combattre pour obtenir l’égalité. Il y aura toujours des gens qui, depuis leur position de privilégiés, refuseront l’égalité à tous, refuseront le progrès de la condition humaine. Il faut savoir qu’aux États-Unis, le Ku Klux Klan a émergé au moment où il y a eu davantage d’égalité entre les Noirs et les Blancs. Cela signifie que certaines personnes ont peur de l’égalité.

J’insiste une nouvelle fois sur l’importance d’amener les jeunes à comprendre la société dans laquelle ils vivent en questionnant le passé. Il faut étudier le chemin parcouru par les populations qui ont été violentées, discriminées, car on tire une grande force de leur exemple pour poursuivre le combat en faveur de l’égalité. Ces gens-là ont rendu le monde moins injuste. Celles et ceux qui subissent le racisme aujourd’hui n’ont pas d’autre choix que de rendre la société plus juste.

29SL : Aux Antilles et à La Réunion, près de 100% des postes de la haute fonction publique sont occupés par des Blancs. Qu’est-ce que cela dit de notre société ? Êtes-vous favorable au principe d’action affirmative ou de discrimination positive ? Êtes-vous favorable à des statistiques ethniques ?

30 LT : Il est important de discuter sereinement des réalités et de faire une photographie de la société telle qu’elle est. Il n’y a pas de tabous. Souvent, il y a des réalités connues que personne ne veut souligner ou dénoncer. À partir de cette photographie, on peut effectuer une analyse et essayer de comprendre pourquoi cela existe et faire en sorte que disparaissent les discriminations.

Je suis réservé au sujet de l’expression « discrimination positive ». Je dirais simplement qu’historiquement il y a des personnes avantagées en raison de leur couleur de peau, en raison de leur genre. Il faut donc mettre en place un système qui supprime les avantages des Blancs et des hommes et tende vers l’égalité. En France, on a mis des quotas pour les femmes qui ont fait avancer la cause de la justice et de l’égalité. Les choses ne changeront pas sans une action collective et sans mouvement citoyen en faveur de l’émancipation de toutes et tous. Ceux qui sont au pouvoir feront tout pour conserver leurs privilèges. Lorsque vous êtes avantagé parce que vous êtes blanc ou parce que vous êtes un homme, vous bénéficiez en quelque sorte d’un « quota ».

Certaines personnes – en général celles qui jouissent d’une position de privilège – diront qu’en adoptant des quotas, on prend le risque de favoriser une catégorie au détriment de la compétence. Ces mêmes personnes ne diront jamais que des femmes et des personnes non blanches très compétentes sont constamment privées de certaines fonctions en raison de leur genre ou de leur couleur de peau. L’argument de la compétence est donc fallacieux et ne résiste pas à l’analyse.

31SL : On évoque souvent le danger du communautarisme mais, curieusement, il ne concerne que les personnes non blanches ou d’une certaine religion. On n’a jamais entendu parler d’un danger de communautarisme blanc ou chrétien. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

LT : C’est une excellente question. Dans mes analyses, je fais également en sorte d’inverser les paradigmes. Vous avez raison. Selon moi, historiquement, le communautarisme le plus puissant et le mieux organisé est le communautarisme blanc. Car, encore une fois, le monde moderne s’est construit sur la suprématie blanche. Pour qu’elle dure autant de siècles, il a fallu que les Blancs se coalisent pour la défendre. Il n’y a aucune polémique dans mes propos car je fais simplement une photographie de la réalité historique.

Pour interdire l’entrée à un non-Blanc dans un bar, il faut que chaque Blanc défende cette interdiction. Lorsque des personnes non blanches ont bravé cet interdit, ce sont les clients de ces lieux, avant les autorités, qui se sont opposés et leur ont dit qu’elles n’étaient pas à leur place. C’est la preuve qu’il y a une communauté de pensée et de défense des intérêts. Il en a été de même dans les colonies, aux Antilles ou à La Réunion, car c’est une façon pour les Blancs de conserver le pouvoir. C’est d’ailleurs pour cette raison que fonctionnent les politiques racistes. Le discours raciste est simple à comprendre : « Il y a nous et il y a eux ». Quand on dit « nous », on dit en réalité « nous, les Blancs ».

Si les Blancs ne se solidarisent pas avec les personnes victimes de discrimination en raison de leur couleur de peau, cela veut dire que les critères de solidarité sont autres. Dans ce cas, quels sont-ils ? On ne le dit jamais. On devrait tous se sentir concernés par les discriminations, quelles qu’elles soient, car nous appartenons à la famille humaine. Le critère de solidarité devrait être notre humanité commune et non pas la couleur de peau.

De la même manière, la domination des hommes sur les femmes perdure depuis la nuit des temps car il y a une volonté de la part de ceux qui tirent profit de cette situation de défendre leur position de privilège.

La communauté la plus solidaire est la communauté dite blanche et le plus important est que ces personnes n’ont même pas conscience d’être solidaires sur ce critère-là car c’est quelque chose de profondément intégré en elles-mêmes. Il est très intéressant de voir que, très souvent, les gens ne se perçoivent pas comme étant blancs.

Je vais vous donner un exemple de cette solidarité invisible qu’on ne remet pas en cause. Lorsque j’étais joueur de football en Italie, un jour, lors d’un repas, un entraîneur s’est levé et est venu à notre table pour nous dire la chose suivante : « Pourquoi, vous, les Noirs, êtes-vous toujours ensemble ? ». Je lui ai fait part de ma surprise et je lui ai posé la question suivante : « Êtes-vous allé voir les autres tables pour demander aux Blancs pourquoi ils étaient toujours ensemble ? ». Il n’a rien pu répondre, a tourné les talons et est parti. Ainsi, selon cet entraîneur, nous formions une communauté de Noirs et il ne lui était jamais venu à l’esprit que le reste du groupe formait une communauté de Blancs.

32SL : Est-ce pour cette raison que les lieux de pouvoir sont principalement blancs ?

LT : Il n’est pas anodin de voir en effet qu’il n’y a que des personnes blanches dans les lieux de pouvoir. Elles ont été choisies en raison de leur couleur de peau. S’il n’y a que des Blancs, c’est parce que les personnes non blanches ont été écartées en raison de leur couleur de peau. Choisir des personnes qui vous ressemblent au détriment de la diversité est un principe élémentaire de la psychologie sociale. Le racisme découle de la construction de groupes identitaires basés sur de supposées couleurs. On a été éduqués à travers ces appartenances depuis des siècles et on les transporte de façon consciente ou inconsciente. Il faut analyser les comportements qui amènent à privilégier certains groupes.

De la même manière, lorsque vous faites partie du groupe des dominés, vous avez parfois tendance à rejeter les personnes qui seraient comme vous, car vous avez été éduqué à travers le prisme blanc. Il y une catégorie blanche qui essaye de délégitimer les personnes qui pourraient faire groupe sur une autre appartenance. Il suffit qu’il y ait un groupe de trois personnes noires ensemble pour qu’elles soient suspectées de préparer un forfait. En revanche, vous ne verrez jamais personne avoir les mêmes soupçons à l’égard d’un groupe de trois personnes blanches. Il y a une interdiction pour les personnes non blanches d’être ensemble car elles sont perçues comme étant une menace, alors que l’on ne questionne jamais les groupements blancs qui sont considérés comme étant la norme. Cela est lié à l’histoire du racisme et notamment à l’histoire de l’esclavage. A l’époque, toute personne blanche pouvait contrôler toute personne noire, car les Blancs étaient les garants du système d’oppression. L’histoire éclaire véritablement la société dans laquelle nous vivons et les rapports que nous avons selon nos appartenances. Cela permet de comprendre les comportements de certaines personnes plus claires de peau ou métisses dans des sociétés telles que la Guadeloupe ou la Martinique.

33SL : Il y a une grande mixité dans le football, qui est représentative de la société française. En revanche, cette mixité est inexistante ou quasi inexistante au niveau des instances dirigeantes ou des entraîneurs. Pourquoi ?

LT : Il y a une volonté de ne pas laisser de place aux personnes non blanches. Le véritable racisme consiste à dire à certains, en raison de la couleur de leur peau, qu’ils n’ont pas accès aux zones de pouvoir et qu’ils doivent se contenter des places subalternes. À force de recevoir des messages négatifs de la part de la société, qui sont subtils et parfois difficiles à déchiffrer, vous intimant l’ordre de « rester à votre place », vous finissez par les accepter et penser qu’il en est effectivement ainsi, en intériorisant le fait qu’il ne vous sera pas possible d’arriver au sommet, que ce sera trop difficile. La pire chose qui puisse arriver est lorsque l’on se met soi-même, mentalement, des bâtons dans les roues, et cela peut survenir lorsque vous subissez le racisme dans une société. C’est la raison pour laquelle l’estime de soi, encore une fois, est très importante.

On dira par exemple à un Noir qu’il peut jouer au football mais qu’il ne pourra pas être entraîneur, car pour être entraîneur, cela exige d’autres capacités. Historiquement, on construit l’idée selon laquelle les personnes noires pouvaient être performantes pour tout ce qui relevait des aptitudes physiques, mais qu’en revanche elles étaient moins dotées en capacités intellectuelles. On connaît tous les préjugés selon lesquels les Noirs seraient plus forts en sport. Mais, si c’est le cas, les Noirs sont plus forts en sport que qui ? Les Blancs ? Et donc les Blancs, en quoi sont-ils supérieurs aux Noirs ? En intelligence. C’est de cette façon qu’historiquement on a construit l’infériorité intellectuelle des personnes noires et la supériorité des corps noirs. Ces schémas de pensée existent toujours aujourd’hui dans nos sociétés. Il y a même des personnes noires qui sont persuadées de cela.

Il en va de même pour les femmes, que la société cantonne à certains rôles. Les femmes peuvent grandir en pensant qu’effectivement, elles ne peuvent pas avoir accès à certains espaces. C’est la raison pour laquelle il faut être vigilant à propos de ces discours, les analyser, les comprendre et découvrir que l’on assigne des personnes à des postes de façon arbitraire, en raison de préjugés.

34SL : Dernier point, vous écrivez la chose suivante : « La grandeur d’une civilisation tient à l’espace qu’elle reconnaît à ses éléments considérés comme plus vulnérables, comme différents du modèle standard ».

LT : Je reste convaincu que la grandeur d’un individu réside dans sa capacité à percevoir et à porter secours aux personnes en grande difficulté. De la même manière, la grandeur d’une société s’évalue à la manière dont elle traite les plus vulnérables, les plus faibles, les plus démunis. Une société qui ne prend pas en compte la réalité des personnes victimes de discriminations, victimes de la pauvreté, victimes des inégalités de toutes sortes, victimes de la violence des injustices, est une société malade.