- 1 L’article 101 de la Convention de Montego Bay définit la piraterie comme des actes illicites de vio (...)
- 2 Les mêmes actes commis dans les eaux territoriales sont qualifiés de brigandage.
- 3 Malgré des attaques qui persistent comme l’actualité récente le rappelle régulièrement (attaque du (...)
1L’intérêt pour l’insécurité maritime dans les divers espaces maritimes de la planète est généralement lié à la question de la piraterie1 et à son corollaire dans les eaux territoriales, le brigandage2. L’évocation de ces termes renvoie immédiatement dans les esprits à la corne de l’Afrique et aux pirates somaliens, ou au golfe de Guinée qui ne cesse d’être qualifié de zone la plus dangereuse du monde pour la navigation, plus d’ailleurs par les modes opératoires utilisés – majoritairement le kidnapping - que par le nombre d’attaques qui décroit sensiblement depuis 20203. Mais il est une zone où ce phénomène d’insécurité maritime, notamment lié à la piraterie et au brigandage, semble rester en deçà de l’intérêt médiatique et politique européen: ce sont les espaces maritimes d’Amérique latine et des Caraïbes.
- 4 Tel que défini à l’article 122 de la CNUDM : « on entend par « mer fermée ou semi-fermée » un golfe (...)
- 5 À ce jour, 22 délimitations maritimes font encore l’objet de contestations.
2La géographie maritime de ce vaste espace est contrastée. L’espace caribéen et le golfe du Mexique tout d’abord comptent respectivement environ 2.75 millions de km² et 1.5 million de km². Ce sont des espaces semi-enclavés qualifiés en droit de « mer fermée4 ». L’espace caribéen, grand comme la Méditerranée, est composé d’une multitude d’îles (environ 700), comptant 45 États indépendants et/ou territoires ultramarins rattachés à la France, au Royaume-Uni ou aux Pays-Bas. Cette géographie engendre la coexistence de 98 délimitations maritimes5. La conséquence juridique et politique en est une grande proximité des espaces maritimes nationaux dont les délimitations maritimes sont parfois intriquées et de fait, des espaces maritimes internationaux aux superficies très réduites. L’espace sud-américain est pour sa part qualifié, par opposition, de « mer ouverte » avec deux façades majeures ouvrant l’une sur l’océan Pacifique et l’autre sur l’océan Atlantique. L’insécurité maritime étudiée ici est un phénomène touchant plus majoritairement, mais pas uniquement, l’espace caribéen et le golfe du Mexique.
3L’insécurité maritime ne se résume pas à la piraterie. Elle ne fait toutefois pas l’objet de définition précise. De nombreux débats existent notamment sur les acceptions des termes « sécurité maritime » et « sûreté maritime », souvent résumés au fait que la sécurité maritime serait essentiellement liée à des causes techniques (accident) tandis que la sûreté maritime serait plus liée à l’humain (attaques à main armée par exemple). Des auteurs ont toutefois déjà présenté les liens de proximité existants entre les deux notions, notamment Bueger à travers sa matrice de la sûreté maritime (Bueger 2015 : 161) ou Domergue dans son travail sur les échelles de l’insécurité maritime (Domergue 2020).
4Pour notre part, nous associons l’étude de la sécurité et de la sûreté maritimes à travers un terme, celui d’insécurité maritime que nous définissons comme une ou des atteintes à la stabilité d’un espace maritime (ou d’un espace terrestre depuis la mer), située(s) dans un continuum sécuritaire allant de perturbations accidentelles ou intentionnelles du milieu marin et/ou des activités maritimes civiles jusqu’aux conflictualités armées en mer, d’origine étatique ou non.
Figure 1. Le continuum de l’insécurité maritime présenté au European Maritime Day – SALIOU 2023
- 6 Pour illustrer ce phénomène, on pensera par exemple à l’utilisation de flottilles de pêcheurs par u (...)
5L’insécurité maritime résulte donc potentiellement tout autant d’activités civiles que (para)militaires qui viennent affecter l’ordre et les activités légalement autorisées en mer. Dans ce continuum sécuritaire, un certain nombre d’espaces où des activités sont conduites, soit à la limite de la légalité, soit de manière difficilement imputables, sont qualifiés de « zones grises »6 (Prazuck 2020 : 30). Ces activités « zones grises » participent également pleinement de l’insécurité maritime d’un espace.
- 7 Un certain nombre d’États narcotrafiquants dans la zone entretiennent des liens avec la criminalité (...)
- 8 Par référence au film Pirates des Caraïbes, incarné par J. Depp.
- 9 Le Mica Centre est un centre de sûreté maritime localisé à Brest, rattaché à la Marine nationale.
6Dans l’espace maritime caribéen, l’insécurité maritime relève essentiellement de perturbations accidentelles ou intentionnelles du milieu marin et des activités maritimes d’ordre civil et non militaire. Toutefois, ces activités illégales ou criminelles en mer peuvent être plus ou moins directement liées à des intérêts étatiques7. Ainsi, le pirate des Caraïbes d’aujourd’hui n’est pas Jack Sparrow8. Il n’en demeure pas moins que cet espace connaît une augmentation régulière des actes de piraterie et de brigandage depuis 2015. Le Mica Centre9, dans son rapport annuel de 2022, note d’ailleurs que ceux-ci augmentent pour l’Amérique latine et les Caraïbes alors que la tendance mondiale de ce phénomène est globalement à la baisse (Mica 2022 : 32).
7De manière plus générale, l’insécurité maritime croît dans l’arc caribéen affectant plusieurs domaines : sécurité environnementale, sécurité de la navigation (Domergue 2020). Pourquoi ce phénomène est-il moins connu pour cette région du monde ? Quelles formes prend l’insécurité maritime dans cet espace ? Quel est le potentiel de déstabilisation régionale de l’insécurité maritime ?
8Dans un espace historiquement et économiquement très lié à la mer, les atteintes au milieu marin et à ses ressources perturbent les équilibres régionaux et suscitent des tensions locales. Surtout, la montée en puissance d’une criminalité maritime opportuniste affecte les intérêts des États de la région et entretient un risque sécuritaire, face auquel les États, notamment insulaires, disposent de peu de moyens d’interventions (Domergue 2021).
- 10 Négociations en cours conduites par l’Autorité internationale des Fonds marins basée à Kingston en (...)
9La maritimité de l’arc caribéen et des États de la région est ancienne, à la fois en raison de l’insularité d’une majeure partie d’entre eux, du rôle joué par les États de la région tant dans l’évolution du transport maritime mondial avec l’ouverture du canal du Panama en 1914 ou l’expérimentation de la révolution du conteneur que dans leur place prise dans les négociations sur le droit de la mer, initiant la réflexion sur les zones économiques exclusives, donnant son nom à la CNUDM - autrement appelée convention de Montego Bay - ou encore abritant le siège de l’Autorité internationale des Fonds marins au cœur de l’actualité récente10.
- 11 Le tourisme de luxe s’accroit fortement dans cet espace avec un impact sur les activités de plaisan (...)
10L’activité économique de la région et le développement des économies locales sont aussi fortement liés à la mer (Pagney Benito-Espinal 2020). Avant d’étudier les activités illégales d’un espace maritime, il est toujours d’intérêt de dresser un panorama des activités légales s’y déroulant. De ce point de vue, l’espace maritime des Caraïbes possède des caractéristiques similaires à ceux d’autres régions du monde fortement touchées par l’insécurité maritime. Ainsi, il est traversé par une grande route maritime internationale correspondant à 5% du commerce mondial par voie de mer. Les activités extractives en mer y sont nombreuses : le golfe du Mexique compte parmi les plus fortes densités de plateformes pétrolières offshore dans le monde et le potentiel caribéen et sud-américain dans le domaine laisse entrevoir une croissance de cette activité. L’espace caribéen est la première destination de croisière au monde, comptant pour un tiers du marché planétaire (Clegg, Cumberbatch, Degia, 2020). En parallèle, la plaisance s’y développe de manière très luxueuse11 (Desse, Jeanty, Gueradi, Charrier 2018). Enfin, la pêche dans l’arc caribéen y est principalement le fait de pêcheurs locaux avec une vocation principalement nourricière. L’effort de pêche industriel est pour sa part principalement conduit à proximité des côtes sud-américaines.
- 12 Union Internationale pour la Conservation de la Nature
11Le cumul de ces activités économiques, parfois très polluantes, avec les conséquences du changement climatique affecte grandement le milieu marin et les ressources halieutiques de la zone. La Caraïbe insulaire est en effet particulièrement climato-sensible et subit tout à la fois des phénomènes climatiques extrêmes et des perturbations climatiques de long terme comme le réchauffement particulièrement rapide des eaux marines (Guglielmo Weber 2022). Ainsi, l’UICN alertait dès 2017 du risque d’extinction de nombreux poissons, comme le thon ou le mérou12. Le changement climatique, les pollutions et la surpêche menacent dès lors les économies et les modes de vie des petits États insulaires, fortement dépendants du tourisme et des activités de pêche (IUCN 2017).
- 13 En juin et juillet 2021, des flottilles de pêcheurs longeant les côtes équatoriennes puis péruvienn (...)
- 14 Communiqué de presse mai 2023 de l’ONG WWF : https://www.wwf.fr/vous-informer/actualites/en-guyane- (...)
12Plus spécifiquement, la pêche illégale, non reportée et non réglementée (INN) affecte de manière générale les économies des États de la région, même si son coût demeure encore à quantifier précisément. Deux phénomènes se cumulent : la pêche INN artisanale locale, s’apparentant le plus souvent à de la surpêche ou à de la pêche de poissons sous-taillés et la pêche INN étrangère, souvent industrielle13. La première affecte principalement les Caraïbes et les côtes septentrionales de l’Amérique latine tandis que la seconde est plus marquée à proximité, voire dans les zones économiques exclusives des espaces atlantique ou pacifique. La pêche INN menace les emplois de la région en diminuant les ressources affectant ainsi les revenus et la sécurité alimentaire des populations. Les conséquences de ces pêches illégales sur l’environnement marin sont également dramatiques. L’ONG WWF a par exemple montré que les tortues luths habituées à pondre sur les plages guyanaises ont diminué de 95% en vingt ans14. La pratique de la pêche INN s’est en outre accrue ces dernières années avec le développement de l’aquaculture et des usines de poisson qui, dans un cercle vicieux, nécessitent une augmentation des prises en mer pour nourrir les poissons d’élevage.
- 15 https://projects.worldbank.org/en/projects-operations/project-detail/P171833
- 16 D’une longueur estimée à 10 km au lieu de 2.5km autorisés (source État-major interarmées Guyane)
13Des mesures conservatoires sont prises par les États de la région, à titre individuel ou collectif : mise en place de plans nationaux, amélioration de la coopération entre les États des Caraïbes, achat de patrouilleurs, établissement de sanctions... Depuis mars 2023, la Banque mondiale finance par exemple un projet de lutte contre la pêche illégale dans les Caraïbes orientales à hauteur de 56 millions de dollars sur 15 ans afin de renforcer les coopérations régionales et la protection du milieu15. Toutefois, la protection de la ressource ou du milieu face à ces activités illégales peut avoir des effets parfois inattendus. Ainsi, dans les eaux de Guyane française, les poissons sont plus nombreux du fait d’une législation plus protectrice et contraignante. La présence de cette ressource attire dès lors de nombreux pêcheurs illégaux en provenance des pays voisins, qui utilisent des filets plus longs16 avec des mailles plus étroites, pêchant ainsi du poisson sous-taillé ou juvénile et provoquant d’importants dégâts sur la biodiversité. L’harmonisation régionale des législations environnementales constitue dès lors un défi de taille pour éviter ce pillage des eaux protégées.
- 17 Le Suriname compte 1200 navires de pêche légaux pour un espace maritime d’environ 127 700 km² compa (...)
- 18 En 2014, les garde-côtes du Suriname ont ainsi intercepté un crevettier qui cachait une cargaison d (...)
- 19 Plats de luxe qui étaient servis à la table de l’empereur.
- 20 CITES : Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées (...)
14Plusieurs causes peuvent expliquer ces phénomènes de pêche INN: une mauvaise gestion de la flotte de pêche par certains pays où le nombre de navires de pêche est très supérieur à la ressource halieutique disponible17, de faibles moyens de contrôle de certains États, des économies en développement offrant peu d’alternatives rentables à la pêche illégale ou aux trafics18 (Mica 2022 : 36), concernant notamment certaines espèces revendues à prix d’or sur des marchés parallèles comme c’est le cas de la vessie natatoire destinée aux marchés asiatiques. L’intérêt pour celle-ci illustre en effet clairement ce phénomène. Cet organe qui permet à certains poissons de flotter fait partie des « sept plats de l’empereur en Chine19 » et est très réputé en Asie. Il ne se trouve que sur certains poissons comme l’Acoupa MacDonald dans le golfe de Californie par exemple. Victime de surpêche et menacé d’extinction, ce poisson a été placé sur la liste des espèces menacées et interdites de pêche20. La pêche, légale et illégale, de la vessie natatoire s’est alors déplacée sur une espèce proche – l’Acoupa Rouge – présente sur les côtes guyanaises sans pour autant bénéficier aux pêcheurs locaux la pêchant légalement, puisque la vessie séchée est vendue environ 130€ le kilo en Guyane lorsqu’elle peut atteindre en moyenne 1500€ le kilo en Asie, et régulièrement jusqu’à 3000€. Ce phénomène accentue les tensions entre pêcheurs, révélant la nécessité d’une harmonisation des législations cette fois-ci autant locale que mondiale.
Figure 2 : Acoupa rouge
Source : Guyane la 1ere
15Enfin, la pratique de la pêche illégale enclenche un engrenage de la criminalité : contournement des règles de sécurité par la surcharge du navire, travail dissimulé, détournement des systèmes de navigation pour faciliter les transbordements, opacification des transactions (Manet 2018 : 572). L’ensemble de ces éléments accroît d’une part les tensions entre pêcheurs et les risques d’accidents de la navigation, mais surtout attise d’autre part l’intérêt de la criminalité organisée, a fortiori quand le prix de certaines vessies natatoires atteint celui de la cocaïne.
16Tous secteurs confondus, la criminalité maritime est croissante et n’est pas le seul fait d’individualités mais bien souvent de réseaux organisés, prolongeant en mer leurs activités illégales terrestres ou y trouvant de nouvelles opportunités. La maritimisation des économies et le développement des économies bleues possèdent en effet leur revers illégal. Les atteintes au milieu et aux ressources se mêlent ainsi aux atteintes à la navigation et aux activités économiques maritimes perturbant les économies des États, notamment insulaires, et affectant plus globalement leurs intérêts et leur sécurité.
17Le potentiel déstabilisateur de la piraterie et du brigandage a déjà été largement démontré, en Asie du Sud-Est (Frécon 2010) ou dans le golfe de Guinée (Saliou 2016). En 2022, les actes de piraterie et de brigandage étaient en baisse dans le monde pour la deuxième année consécutive, à la seule exception toutefois des espaces caribéen et sud-américain. Le Mica Centre dénombre ainsi sept attaques de piraterie répertoriées dans cette zone, soit l’équivalent du nombre d’attaques dans le golfe de Guinée sur la même période (Mica 2022 : 33). Les attaques de piraterie - quoiqu'en augmentation – demeurent toutefois limitées, autour d’une dizaine. Une partie d’entre elles - celles réalisées sur des plateformes pétrolières – n’est en outre pas comptabilisée, ce qui peut entraîner une sous-estimation du phénomène. Les analyses sécuritaires sur la zone démontrent par ailleurs qu’il n’y a pour l’instant pas de tentation de s’emparer des richesses qui passent au large sur les navires de commerce (Mica 2022 : 33). Le transport maritime commercial n’est de fait, à ce jour, pas la cible privilégiée des pirates opérant dans la région. Ceux-ci concentrent plutôt leurs activités sur des cibles fixes (plateformes pétrolières) ou à proximité des côtes, relevant dès lors du brigandage. Si l’effet sur le transport maritime mondial est donc limité, les conséquences sur le tourisme et la plaisance sont en revanche plus importantes. D’ordre réputationnel, elle affecte un secteur économique majeur de la région.
18En effet, l’augmentation la plus notable de la criminalité maritime dans la région des Caraïbes concerne le brigandage et notamment les vols. Leur nombre a doublé entre 2015 et 2022, passant de 55 actes répertoriés à 114. L’espace caribéen et sud-américain est ainsi devenu depuis 2016 la première zone au monde impactée par le phénomène de brigandage, loin devant l’Asie du Sud-Est comptant pour sa part 86 cas pour l’année 2022.
Figure 3 : Comparatif du brigandage dans le monde.
Source : Mica Centre 2022
19Ces vols sont principalement réalisés au mouillage et touchent des navires lents et vulnérables tels que les navires de plaisance, les voiliers, sans qu’aucune attention particulière ne soit portée au pavillon du navire attaqué. Ainsi d’après le Mica Centre, « le mode opératoire dominant est le ciblage nocturne des plaisanciers pour voler, généralement sans violence, les annexes, l’équipement électronique, les biens personnels et l’argent liquide », quoique quelques usages d’armes à feu aient pu être recensés. Les îles telles que Saint Vincent, les Grenadines et la Grenade sont particulièrement touchées par le phénomène (Mica 2022 : 34). Ces actes d’opportunités détériorent l’image de la région alors que la sécurité est devenue un impératif majeur du secteur du tourisme (Moscatello, Morard-Rebuffet 2013). Plus près des côtes continentales, essentiellement au Pérou, en Colombie et au Venezuela, le phénomène s’accentue également avec l’attaque de plus en plus régulière de navires de forts tonnages situés au mouillage. L’évolution de la piraterie et du brigandage dans la région est incertaine mais, comme dans le golfe de Guinée, l’instabilité économique engendrée par la diminution des ressources halieutiques et par la pauvreté est susceptible de générer une hausse du brigandage à des fins vivrières, relevant d’une criminalité vivrière (Saliou 2020) plus qu’organisée.
20Le caractère très localisé du phénomène et son faible impact sur le transport maritime mondial explique certainement sa moindre médiatisation. Malgré un nombre d’actes répertoriés non seulement significatif mais quasiment l’un des plus importants au monde, la qualification de la menace par les autorités militaires de la zone reste faible. L’importance de ces vols entrave toutefois les activités touristiques – plaisance, croisière individuelle – de certains espaces conduisant à des pertes de revenus ou à l’établissement de zones de non droits, notamment sur des îlots isolés, plateformes de concentrations des trafics.
21Cette croissance des actes de piraterie et brigandage s’accompagne en effet d’une explosion des trafics illégaux par voie maritime. La géographie spécifique de l’arc caribéen, marquée par la multiplicité des îles et îlots, la proximité des espaces maritimes et les difficultés de surveillance de cet espace, favorise en effet le développement des activités illégales. La criminalité maritime qui s’y développe est opportuniste et hybride : les réseaux criminels organisés vont autant se livrer à des trafics de drogue que d’êtres humains, des armes ou encore des produits issus de la pêche illégale.
- 21 Des « bateaux-filles », yoles très motorisées, sont utilisées pour parcourir de nuit et sans moyen (...)
- 22 L’opération réalisée entre 13 îles des Caraïbes par Interpol en 2018 a par exemple permis d’arrêter (...)
22Les trafics de drogues sont prépondérants. Selon l’ONUDC, dans cette zone, 93% des flux illicites régionaux de stupéfiants transitent par voie maritime. La mer est notamment le vecteur privilégié par les trafiquants dans l’arc caribéen pour les trafics intra-régionaux, comme entre l’Équateur et le Chili, mais aussi pour des destinations plus lointaines telles que l’Europe et le golfe de Guinée. La majorité des trafics emprunte toutefois des routes sud-nord, à destination des États-Unis. Les modes opératoires utilisés sont caractérisés par l’hybridation et présentent de forts dangers pour la navigation. Ainsi, beaucoup de go-fast, mais aussi des navires moins rapides destinés à d’autres usages (bateaux de pêche, tapouilles, remorqueurs, vraquiers, etc.) sont chargés de drogue et effectuent des traversées directes des côtes du Venezuela ou de la Colombie vers la République Dominicaine, les États-Unis, l’arc antillais ou directement vers l’Europe et le golfe de Guinée. Les derniers milles vers la côte sont effectués dans des conditions de navigation dangereuses afin d’échapper à la surveillance des patrouilleurs et se fondre dans les trafics de pêche21. Enfin, le trafic de cocaïne sévit également entre les Guyanes et l’Europe via des voiliers ou vers le Cap Vert et le golfe de Guinée. Les criminels utilisent ainsi des vecteurs difficilement identifiables par les autorités locales, susceptibles de créer des accidents de navigation dans cette zone très fréquentée. En parallèle, un trafic de drogue et d’armes, moins conséquent, suit l’arc antillais, pour alimenter le grand banditisme. Ces trafics s’accompagnent parfois de trafics d’êtres humains, essentiellement en provenance d’Haïti et à destination des États-Unis. En raison de la paupérisation mais aussi du risque accru de submersion, des mouvements de population et des trafics d’êtres humains s’accroissent également entre les îles22.
23Les trafics par voie de mer établissent tout à la fois des routes maritimes et des marchés parallèles qui affectent l’économie légale de la région et déstabilisent des territoires vulnérables, accroissant en retour l’insécurité à terre. Parallèlement, la stabilité des espaces maritimes est tributaire de la stabilité des territoires côtiers. Cette spirale sécuritaire nécessite de s’attaquer aux sources de la criminalité à la fois par des politiques de développement permettant d’échapper à la criminalité vivrière et par des politiques sécuritaires liant moyens d’interventions efficaces et sanctions harmonisées pour lutter contre la criminalité organisée. Dans son article sur le régionalisme sécuritaire maritime des petits et micro-États de la grande région caraïbe, Domergue met en évidence la faiblesse des moyens capacitaires des États de la région malgré l’existence de volontés politiques et de coopérations régionales (Domergue 2021). L’insécurité maritime de la région résulte ainsi plus du risque de la faiblesse que de la menace de la force. Dit autrement, ce sont plus les faiblesses structurelles des États de la région que la force des criminels ou de puissances étrangères qui occasionnent un climat d’insécurité maritime. Celle-ci est pourtant clairement identifiée et prise en compte dans les discours politiques. Toutefois, Domergue montre également que « l’agenda sécuritaire maritime de la grande région caraïbe demeure largement impulsé par les grandes puissances maritimes régionales, nord-américaines et européennes » (Domergue 2021 : 17). L’appropriation de la question maritime par les États insulaires, en raison de ses conséquences environnementales et économiques, demeure dès lors nécessaire pour que les stratégies de coopération se transforment en mise en œuvre politique.
24L’état des forces capacitaires disponibles et des coopérations régionales, malgré des ambitions politiques affichées, limite les réponses opérationnelles à la lutte contre l’insécurité maritime dans l’espace caribéen. Ce phénomène s’accentue d’autant que l’accélération de la maritimisation des économies et l’intérêt croissant pour les potentiels des océans s’accompagnent de la croissance parallèle d’une criminalité maritime caractérisée par l’hybridation. Le continuum de l’insécurité maritime, associant enjeux de sécurité et de sûreté maritimes, origine civiles et militaires des perturbations et risques structurels de la faiblesse et menaces potentielles de la force, permet d’identifier de manière complète les potentiels de déstabilisation des espaces maritimes, et partant, par une spirale sécuritaire, des espaces terrestres. Dans l’espace caribéen et sud-américain, cette « thalassocratie criminelle » (Manet 2018) entretient une insécurité maritime protéiforme, liée majoritairement à des organisations criminelles opportunistes, parfois elles-mêmes liées à des États trafiquants, mais présentant aussi un potentiel de criminalité vivrière, liée aux besoins de subsistance des populations côtières. La faiblesse de certains États côtiers couplée à la découverte de nouvelles ressources, minières ou en hydrocarbures, est alors susceptible d’engendrer une nouvelle dégradation de l’environnement sécuritaire.