1Chères toutes,

2Chers tous,

3Chère Kathleen,

4Je me rappelle notre premier contact à Paris : à ton invitation, je venais à ta rencontre pour parler tout d’abord du Moulin d’Andé et de sa grande inspiratrice, fondatrice de l’Association du Moulin d’Andé, Suzanne (Suzon) Lipinska. C’est elle qui nous fait l’honneur de nous accueillir dans ses murs, cent ans après la naissance de mon père en Haïti en avril 1922. Je suis très reconnaissante à Suzon, ainsi qu’à toi et à Anne, de contribuer de manière si symbolique au Centenaire de Jacques Stephen Alexis. En effet, c’est en mémoire de mon père que nous nous rencontrons au Moulin d’Andé qu’il avait embrassé comme second « chez lui » pour dialoguer autour de cet hommage à mon magnifique père, surnommé « Jacques Soleil » par ses amis, et qui nous rassemble aujourd’hui en ce lieu de résidence animé par Suzon et Maurice Pons.

5En 1954, mon père m’écrivait de Lisbonne : « Tous les pays sont beaux, ma petite Florence, mais il est une terre qui répondra comme pas une aux ardeurs de ton sang : terre de flammes et de beautés inouïes, faite pour tes pieds et tes bras et ton cœur. Aucune terre ne pourra remplacer cette terre d'Haïti dont tu viens par ton sang qui s'exprime dans tes danses fougueuses. »

6Et quatre jours plus tôt, je reçois une autre lettre d'Anvers à la toute petite fille que j’étais alors : « Je vais faire quelque chose dont tu comprendras un jour la nécessité et l'importance. Quand on a, ne serait-ce qu'une seule goutte du sang noir, du sang d'Haïti, on reste de chez nous, quoi qu'il puisse arriver... »

7En 2016, Laënnec Hurbon résumait ce qui reste ma conviction profonde, et sans doute largement partagée partout dans le monde :

« Ce qui me frappe dans la vie de Jacques Stephen Alexis…, c’est son incroyable capacité à rester ouvert à l’espoir d’une nouvelle société juste et prospère en Haïti. Il est sous ce rapport résolument moderne et ne prône pas une vision fermée sur Haïti. Il n’a pas peur de la nouveauté et du changement. Jamais chez lui l’imaginaire n’est en berne.

[…] « Il est à mille lieues des marécages des questions de couleur : chez lui pas de ressentiment, pas de haine de soi, pas d’appel à la vengeance, pas de culte de la violence, mais seulement un rêve fou de fraternité humaine. »

[…] « il vit sans complexe son désir d’être à la hauteur de l’idéal fondateur d’Haïti comme société de citoyens libres et égaux, de portée universelle. »

8Vous l’avez compris, j’ai été éduquée dans l'amour et la passion d'Haïti. Adulte, j'ai voulu y ajouter ma vénération pour la culture haïtienne et une forme de dévotion à l'œuvre de mon père ; vingt ans après sa mort, ses livres étaient tous épuisés, introuvables : je suis heureuse d’être parvenue à tout rééditer en 1982, avec la complicité d’Antoine Gallimard, chez son éditeur original, pour simplement veiller à ce que la jeune génération garde un accès aux textes, en Haïti, comme dans l'exil de leurs parents en Europe ou en Amérique. Aujourd’hui le relais est pris en Haïti même.

9Mais cela n'aurait pu être possible sans Françoise, ma mère. D'elle, j'ai reçu une éducation soignée, charpentée sur des valeurs de générosité, de désintéressement, d'exigence, de loyauté, d'attention aux autres. Le courage des Haïtiens et des gens simples qui m’ont élevée a été mon modèle de vie. Mon témoignage d’aujourd’hui veut saluer ces valeurs que Jacques et Françoise ont su me léguer.

10Par ce témoignage, il me revient aussi d’affirmer l'attachement, « l’Honneur et le Respect » (en créole : honneur & respect) dus à Jacques Stephen Alexis. J’en témoigne ici devant Stephen Ndiaye, qui s’est fait excuser, mais qui apporte le soutien à cette réunion. Que ce soit en Afrique ou en Haïti, la diaspora africaine est dotée d'une incroyable force à vivre et à agir dans la brutalité du monde où il nous faut résister ensemble. Mon père m’a appris qu’Haïti porte et propulse ses enfants qui se reconnaissent comme tels.

11Je veux enfin rappeler aussi que, malgré cent versions plus ou moins héroïques ou romantiques, jamais les circonstances de la mort de Jacques Soleil n'ont été véritablement élucidées depuis avril 1961 et jusqu’à ce jour, comme tant d’autres familles haïtiennes frappées par la dictature, nous ne possédons pas même l'acte de décès d'un homme paradoxalement célébré, avec Jacques Roumain, comme le plus grand écrivain haïtien du xx^e siècle ! C’est le premier geste indispensable que la République d’Haïti s’honorerait d’accomplir en ce Centenaire.

12« Les peuples sont des arbres, ils fleurissent à la belle saison. Et, d’efflorescence en floraison, la lignée humaine s’accomplit, poursuit son rude devenir germinant en direction de l’Homme lumière qui nous est promis au bout de la longue traversée » écrivait encore mon père, pour saluer Jacques Roumain.

13Sachez qu’Haïti reste en moi : ensemble, nous voici rassemblés pour dire merci à Jacques Soleil d’avoir tant œuvré pour son pays, sans jamais s’économiser, et il nous revient de reprendre, d’explorer, de réactualiser les « armes miraculeuses » (dirait Aimé Césaire) qu’Alexis a forgé pour servir Haïti et viser ce qu’il envisageait comme la refondation d’une « Seconde Indépendance ».

14Encore merci aux Universités d’Anvers et de Caen, au Moulin d’Andé et à vous tous de m'offrir cette occasion poignante de rappeler tout cela. Honneur & Respect ! Merci.

Florence Alexis, Paris, le 6 septembre 2022, Théâtre du Moulin d’Andé