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Comptes-rendus de lecture

Guadeloupe, mai 67 : massacrer et laisser mourir d’Elsa Dorlin, une œuvre de justice herméneutique

Rodolphe Solbiac
Référence(s) :

Dorlin, E. (2023). Guadeloupe, mai 67 : massacrer et laisser mourir, Éditions Libertalia.

Texte intégral

Guadeloupe mai 67Afficher l’image
Crédits : Libertalia

Pour Jean-Pierre Sainton, an moso fè.

1Guadeloupe, mai 67 : massacrer et laisser mourir est un ouvrage publié en 2023 aux éditions Libertalia, par Elsa Dorlin, en collaboration avec Jean-Pierre Sainton et Mathieu Rigouste. Édité quelques mois après le décès de Jean-Pierre Sainton, il présente la particularité de diffuser la dernière production scientifique de l’historien guadeloupéen. Ce livre réexamine le déroulement des journées des 26, 27 et 28 mai 1967, au cours desquelles les forces de l’ordre françaises réprimèrent, dans le sang, des manifestations se déroulant dans les rues de Pointe-à-Pitre. Ces dernières tirèrent sur la foule, en ciblant des militants du mouvement anticolonialiste et syndicaliste. Elles ouvrirent également le feu sur des passants, blessèrent et arrêtèrent des dizaines de personnes. Cette publication analyse ces événements en les resituant dans le contexte des années 1950 et 1960, aux Antilles et dans le monde colonial français.

2Guadeloupe, mai 67 : massacrer et laisser mourir produit des savoirs et des analyses sur ces fusillades dans le but de répondre à une demande sociale au sujet de cet épisode de l’histoire du xxe siècle. En effet, répondant à un silence des autorités françaises sur « mai 67 », les auteurs de cet ouvrage entreprennent d’apporter des informations et des regards supplémentaires sur ces faits. Ils démontrent que ces fusillades ne sont pas un simple dérapage, mais une action délibérée des autorités françaises contre la population guadeloupéenne, traitée comme un ennemi de l’intérieur. Ils énoncent les faits, les stratégies, les postures qui concourent à qualifier cet événement de massacre d’État. Par conséquent, en plus des savoirs qu’il apporte, répondant de la sorte au besoin de savoir, cet ouvrage offre des moyens et outils conceptuels pour faciliter la mise en débat public de « mai 67 ».

3L’ouvrage se compose d’un avant-propos écrit par Elsa Dorlin – professeure de philosophie politique contemporaine à l’université de Toulouse Jean-Jaurès –, et de trois chapitres, rédigés respectivement par l’historien Jean-Pierre Sainton, professeur honoraire de l’université des Antilles, Mathieu Rigouste, chercheur en sciences sociales, et Elsa Dorlin.

4L’avant-propos d’Elsa Dorlin pose le contexte et les enjeux de la publication de ce livre. Cet ouvrage survient cinq années après le colloque qui s’est tenu, en 2017, à l’université Paris 8 Vincennes Saint-Denis intitulé « Mé 67. Retour sur un massacre d’État ». Ce colloque se tenait quelques mois après la publication du rapport de Benjamin Stora consacré à l’étude de trois épisodes de l’histoire de France en Martinique et en Guadeloupe : le meurtre de trois adolescents lors des manifestations de décembre 1959 en Martinique ; le crash du Boeing 707 en juin 1962 en Guadeloupe avec à son bord le député guyanais Justin Catayé ; et enfin le massacre des 26, 27 et 28 mai 1967 en Guadeloupe. 

5Le premier chapitre, écrit par Jean-Pierre Sainton s’intitule « Mai 67. Comprendre ce qui s’est passé ». Dans la première section, Prolégomènes, Jean-Pierre Sainton résume les faits avant de les analyser. Les 26 et 27 mai 1967, les CRS et la gendarmerie mobile d’intervention tirent à vue dans les rues et ruelles de Pointe-à-Pitre faisant un nombre encore aujourd’hui indéterminé de morts et de blessés (Sainton, 2023 : 14). L’auteur analyse également sa position subjective et sa position d’historien face à des événements dont son père a été un acteur majeur.

6Il livre ensuite, dans les autres sous-parties de ce chapitre, une étude des causes guadeloupéennes profondes et immédiates qui conduisent aux événements de mai 1967. Il examine l’épilogue judiciaire, ainsi que l’impact de court et long terme de ce massacre, avant de conclure avec une exploration de la problématique du nombre de morts.

7Le second chapitre, écrit par Mathieu Rigouste, s’intitule « De la contre-insurrection au système sécuritaire : Le massacre d’État de mai 1967 en Guadeloupe et la carrière du préfet Pierre Bolotte (Indochine, Algérie, la Réunion, Guadeloupe, Seine–Saint-Denis) ». Il comporte plusieurs sous-parties qui permettent d’appréhender les différentes étapes du processus qui conduit de l’expérimentation des technologies de la contre-insurrection dans les colonies à la mise en place d’un système sécuritaire dans la métropole.

8Le troisième chapitre, par Elsa Dorlin, s’intitule pour sa part « La gouvernementalité impériale contre l’unité caribéenne : massacrer et abîmer les vies (Antilles 1959-1969) ». Le discours de Dorlin s’articule autour des concepts de colonialité, du biopouvoir, de gouvernementalité impériale, de caractère pastoral du pouvoir colonial, d’ensilencement pour abîmer la mémoire et la faire mourir. Cette articulation conceptuelle est rendue manifeste par les titres des sous-parties qui structurent le chapitre :

  • La colonialité du biopouvoir

  • De la gouvernementalité impériale

  • Chasser, éradiquer les mauvais bergers, pouvoir pastoral et colonialisme

  • Blanchir le berger-loup, abîmer la mémoire

  • Mourir plusieurs fois… peut-être 

9L’avant-propos d’Elsa Dorlin permet de découvrir que Guadeloupe, mai 67 : massacrer et laisser mourir se conçoit dans un projet de justice épistémique. Dorlin souligne, à ce sujet, la nécessité de prendre en compte l’espace-temps caribéen ainsi que sa production discursive et intellectuelle afin d’appréhender dans toute sa complexité le temps long d’une colonialité qui ne cesse ni avec les abolitions ni avec la départementalisation (Dorlin, 2023 : 10).

10 Elle précise d’ailleurs l’enjeu de cette nécessité : la révision de la géographie de la raison qui détermine les savoirs et théories avec lesquels les situations sont pensées. Ainsi, l’inclusion des théories et savoirs produits dans lesdites périphéries du monde occidental est une absolue nécessité afin d’accéder à une meilleure compréhension du monde contemporain. Il est en effet nécessaire de viser l’excellence inclusive afin d’appréhender, par exemple, « la dimension mortifère du mode de production capitaliste, du nécrolibéralisme, des dispositifs de racialisation qui déterminent qui fait-on mieux vivre, quelle vie compte […] » (Dorlin, 2023 : 11).

11Dans le chapitre « Mai 67. Comprendre ce qui s’est passé », Jean-Pierre Sainton analyse également deux questions fondamentales : celle du silence des autorités françaises sur ces événements, et celle du nombre de victimes. Il avance que si le rapport Stora permet à ces événements passés sous silence d’être reconnus dans un document officiel comme étant un massacre d’État, il ne résout pour autant pas la question du nombre de victimes. Si une première estimation annonçait 7 morts et une centaine de blessés, dix-huit ans plus tard, les chiffres de 87 morts et de « nombreux blessés » sont énoncés. Cependant, même après le travail de la commission Stora, cette question du nombre de victimes n’est pas tranchée. D’ailleurs, si Jean-Pierre Sainton prend acte de la réalité de la reconnaissance de cet épisode dans l’histoire officielle de la République française, il pointe cependant le fait que le travail de cette commission ne répond pas à la demande sociale guadeloupéenne sur la question (Sainton, 2023 : 16). L’historien entreprend, de plus, de caractériser la mémoire de cet événement au sein de la communauté guadeloupéenne pour nous révéler qu’il n’y a pas de mémoire univoque de mai 1967.

12Jean-Pierre Sainton expose les causes profondes ainsi que les causes immédiates du mouvement de grève et des manifestations de mai 1967 en Guadeloupe. Il identifie et analyse la conjonction de trois facteurs majeurs qui concourent à la survenue de ces événements. L’historien présente, en premier lieu, la crise sociale des années 1960 causée par le « basculement d’une société d’habitation fondée sur l’économie et la sociologie rurales à une société de consommation et de services urbaine et périurbaine » (Sainton, 2023 : 21), dans le contexte d’une situation politique interne à la Guadeloupe qu’il nomme « désarticulation politique » (Sainton, 2023 : 22). À ce sujet, Sainton mentionne un renforcement de l’emprise de l’État gaulliste sur la société, qui réduit la place et le rôle des cadres locaux dans la gestion politique du pays, plaçant les principaux partis en situation « d’incapacité théorique et politique ». L’historien guadeloupéen souligne la portée considérable du discours du Gong, qui témoigne de la poussée de la revendication autonomiste et indépendantiste, plus particulièrement, au sein d’une jeunesse intellectualisée (Sainton, 2023 : 23). Pour Jean-Pierre Sainton, le troisième facteur déclenchant des événements de mai 1967 tient à l’exercice du pouvoir colonial en Guadeloupe par des autorités politiques françaises qui considèrent, à tort, que la départementalisation a réglé définitivement la question coloniale.

13Le chapitre écrit par Mathieu Rigouste documente et analyse les liens organiques et biographiques qui ont existé entre la stratégie politique mise en œuvre pour une Algérie française et la méthode de gestion politique de la Guadeloupe, lors des journées sanglantes de mai 1967. Rigouste analyse les archives de Pierre Bolotte, préfet de la Guadeloupe en 1967, pour montrer comment un programme de contre-insurrection, mis au point et expérimenté en Algérie, a été appliqué à Pointe-à-Pitre en mai 1967. Ces archives montrent que ce programme a été organisé, contrôlé et dirigé dans le cadre d’une relation constante avec les plus hautes strates de l’État français.

14L’analyse de ces sources conduit également Mathieu Rigouste à découvrir que :

le bain de sang versé par la République française en mai 1967, à Pointe-à-Pitre, n’est ni une bavure ni une dérive, mais l’aboutissement d’une politique, la mise en œuvre d’un système technique, un massacre d’État qui s’inscrit dans la longue histoire croisée de la domination coloniale et de la contre-révolution (Rigouste, 2023 : 50).

15L’exploration de l’action de Bolotte en Guadeloupe ainsi que l’étude de la géographie de sa carrière révèlent l’importance de l’action d’un ensemble structuré, constitué de professionnels de la politique, d’élus, œuvrant dans l’administration préfectorale, ministérielle, militaire et policière. Les membres de ce corps « se partagent le gouvernement de l’Empire et y déploient les mêmes lexiques et techniques mortifères » (Rigouste, 2023 : 50).

16Rigouste montre comment Pierre Bolotte et ses collègues ont expérimenté la contre-insurrection sur la région de Miliana en Algérie, puis l’ont « industrialisée » durant la bataille d’Alger. Le chercheur explique que c’est ce modèle antisubversif, mis au point en Algérie, en s’appuyant sur l’expérience de la guerre d’Indochine, que Bolotte va déployer pour administrer la Guadeloupe en 1967. En révélant le transfert des technologies contre-insurrectionnelles de l’Algérie aux Antilles et à la Guyane françaises, Rigouste établit que le massacre de mai 1967 constitue l’aboutissement d’une mécanique d’État.

17Le chercheur expose ensuite les circonstances dans lesquelles ces technologies contre-insurrectionnelles sont transférées, plus tard, dans la métropole, où elles constituent les fondations de l’ordre sécuritaire en Seine–Saint-Denis. Il établit, en effet, que l’expérience de Bolotte dans la gestion de l’Algérie sera « fondatrice de son rôle ultérieur dans la création du prototype des BAC (brigades anticriminalité) en Seine–Saint-Denis » (Rigouste, 2023 : 57).

18Mathieu Rigouste met également en lumière, parmi les dispositifs de savoir/pouvoir élaborés dans les colonies, « des hiérarchies parallèles », des « structures d’encadrement, chargées de reprendre le contrôle de la population par différentes techniques de propagande et d’assistance sociale dite d’action psychologique » (Rigouste, 2023 : 53, 54). Il aboutit à la conclusion que « Pierre Bolotte devient un fonctionnaire spécialisé dans la pacification des territoires coloniaux notamment par le développement de politiques de contrôle social articulé au schéma de répression et d’écrasement » (Rigouste, 2023 : 63).

19Rigouste montre, de plus, que cette politique est mise en place dans le contexte d’une « obsession pour une figure de l’ennemi intérieur indépendantiste et noir, qui circulait aux différents échelons de la hiérarchie policière et politico-administrative française » (Rigouste, 2023 : 68). Il souligne également la contribution de Bolotte à la mise en place des programmes de dépopulation qu’ont constitués les plans d’émigration vers la métropole du Bumidom et la contraception forcée, conçus comme des dispositifs de lutte contre le développement des mouvements indépendantistes (Rigouste, 2023 : 64).

20Partant des travaux de Foucault, qui définissent la race comme « la coupure entre ce qui doit vivre et ce qui doit mourir » (Dorlin, 2023 : 99–100), Elsa Dorlin examine l’exercice du pouvoir dans les colonies des Amériques et de la Caraïbe. Cet exercice la conduit à développer l’idée que la race y détermine « un mode de production de la mort pour la vie » (Dorlin, 2023 : 100). Elle aboutit ainsi à une définition du biopouvoir dans la colonie comme un ensemble de mécanismes du « laisser mourir, tuer, pour faire, pour mieux vivre » (Dorlin, 2023 : 101). Cette réflexion sur les économies de plantation dans les Amériques et la Caraïbe établit, en sus, que la plantation constitue une archive de premier ordre de la biorégularisation économique et politique (Dorlin, 2023 : 102). Ainsi, il est possible de documenter les technologies inédites de pouvoir qui ont été expérimentées, puis déployées dans les métropoles impériales.

21Pour Dorlin, l’exercice du pouvoir dans la colonie ne consiste pas en l’exercice d’une souveraineté anachronique, mais en une rationalisation économique nouvelle de la vie, c’est-à-dire en « la sécurisation de certaines vies par diverses modalités d’exploitation de consommation de stérilisation d’autres vies » (Dorlin, 2023 : 103). La colonie devient donc « la condition de possibilité du mode de production capitaliste en tant que gouvernementalité impériale » (Dorlin, 2023 : 105). 

22Dorlin propose de lire le massacre de mai 1967 au moyen du concept de gouvernementalité impériale, pour comprendre comment le biopouvoir, celui de « faire mourir, tuer pour faire vivre », s’est reconfiguré dans la gestion d’événements tels que les manifestations de décembre 1959 en Martinique, la grève de 1967 en Guadeloupe, ou celle de 1961 au Lamentin en Martinique, par le pouvoir politique français (Dorlin, 2023 : 105).

23La conceptualisation d’une gouvernementalité impériale que propose ici Elsa Dorlin entre en cohérence avec la production de Mathieu Rigouste sur l’interconnaissance dans la gestion des carrières dans l’administration française en colonie, manifeste dans la répétition des mêmes « lexiques et techniques mortifères » et sur le transfert de technologies des colonies vers la métropole (Dorlin, 2023 : 129).

24La philosophe décrypte les rouages de la thanatopolitique française aux Antilles, reposant sur « l’usage légitime disproportionné et prémédité de la violence dite protectrice de et par l’État, et ce jusqu’au meurtre » (Dorlin, 2023 : 110). Elle montre comment la mise en place de « politiques de surveillance, de décapitation et de répression des mouvements indépendantistes communistes anticoloniaux et révolutionnaires annonc[e] les arrestations et meurtres ciblés lors des journées de mai 1967 en Guadeloupe ».

25L’exploration que mène Elsa Dorlin des techniques mortifères propres à cette gouvernementalité impériale nous introduit à la portée des mécanismes d’ensilencement et d’oubli mis en place par l’État français pour effacer ses victimes de l’Histoire dans les colonies. Ainsi, l’effacement mémoriel découle de la posture des autorités qui abîment la mémoire des victimes des forces de l’ordre françaises en leur imputant la responsabilité de leur mort. Cette politique de silence, qui entrave le deuil, entraîne l’effacement mémoriel ainsi que la disparition de ces victimes de l’Histoire, et ne permet pas aux communautés de commémorer et de rendre hommage à leurs membres victimes de meurtres d’État (Dorlin, 2023 : 109). Cette privation de l’accès à des savoirs sur eux-mêmes et sur la politique française dans les colonies caribéennes produit un empêchement de se penser qui débouche sur un empêchement d’agir.

26L’ouvrage Guadeloupe, mai 67 : massacrer et laisser mourir intervient dans la continuité du projet du colloque intitulé « Mé 67, Retour sur un massacre d’État », qui s’est tenu à l’Université Paris 8, en 2017, peu de temps après la publication du rapport de la Commission d’information et de recherche historique sur les événements de décembre 1959, en Martinique, de juin 1962, en Guadeloupe et en Guyane, et de mai 1967 en Guadeloupe, présidée par Benjamin Stora.

27En plus de sa vocation académique, cette manifestation a aussi constitué, selon Elsa Dorlin, « un hommage aux victimes, à leurs familles et proches, une expression et une manifestation de reconnaissance, un hommage à la mémoire des luttes de celle de ceux qui les ont menées et qui continuent à le faire » (Dorlin, 2023 : 9).

28Tout comme ce colloque, Guadeloupe, mai 67 : massacrer et laisser mourir se situe dans un projet de justice épistémique, car il répond au silence des recherches en Histoire sur les événements et mouvements qui ont existé en Guadeloupe, en Martinique et en Guyane, « souvent considérés comme des scènes périphériques satellites en retard ou à part » (Dorlin, 2023 : 9).

29Une qualité majeure de cet ouvrage réside dans le fait qu’il représente un approfondissement de réflexions menées par ses auteurs depuis de nombreuses années dans divers travaux. Jean-Pierre Sainton avait entamé sa réflexion sur mai 1967, son contexte et sa portée, dans des écrits tels que Mé 67 : mémoire d’un événement (Sainton et Gama, 1985), Rosan Girard : chronique d’une vie politique en Guadeloupe (1993), « Les débuts du nationalisme aux Antilles Guyane françaises (1956-1963) et l’influence algérienne » (2012), « Des Antilles étant, penser par-delà la colonisation… Utopie, délires, théorie et pragmatismes de la pensée politique émancipatrice chez Aimé Césaire et Rosan Girard : une illustration du post-colonial dans l’histoire contemporaine des Antilles françaises » (2018), Histoire et Civilisation de la Caraïbe. Tome 2. Le temps des matrices : économie et cadres sociaux du long XVIIIe siècle (2012).

30De même, la contribution de Mathieu Rigouste à cet ouvrage s’appuie sur une recherche menée dans des publications telles que « L’ennemi intérieur, de la guerre coloniale au contrôle sécuritaire » (2007), « La police du futur : De la surveillance généralisée à l’autocontrôle » (2018), La domination policière : Édition augmentée (2023), ou encore, Un seul héros, le peuple : la contre-insurrection mise en échec par les soulèvements algériens de décembre 1960 (2020).

31La pensée d’Elsa Dorlin sur « Mai 67 » se nourrit, pour sa part, de ses nombreux travaux portant sur la biopolitique, le biopouvoir, la race et les technologies utilisées par l’État français pour contrôler le citoyen ou administrer ses colonies. Elle s’appuie, en particulier sur les ouvrages La matrice de la race : généalogie sexuelle et coloniale de la nation française (Dorlin et Scott, 2014) et Se défendre : une philosophie de la violence (2019), ainsi que sur l’article « Race contre classe ? » (2022 : 5–19).

32De plus, Guadeloupe, mai 67 : massacrer et laisser mourir allie le regard d’une philosophe et l’étude sociologique au travail de l’historien pour offrir, avec recul, des savoirs complexes sur un événement significatif de l’Histoire des sociétés caribéennes françaises. Cette pluridisciplinarité rend possible la production des savoirs qui permettent aux communautés concernées de mieux se penser dans l’Histoire. Les savoirs ainsi produits permettent à Guadeloupe, mai 67 : massacrer et laisser mourir de répondre à la demande sociale des communautés guadeloupéenne, guyanaise et martiniquaise.

33Ce livre contribue à défaire l’ensilencement des crimes coloniaux commis par l’État français durant la seconde moitié du xxe siècle en Martinique, Guadeloupe et Guyane, permettant de mieux accomplir le devoir de mémoire sur ces événements. En révélant, de plus, que les autorités françaises ont considéré et traité Guadeloupéens, Martiniquais et Guyanais comme des ennemis de l’intérieur, Guadeloupe, mai 67 : massacrer et laisser mourir permet à ces communautés de reconsidérer les discours et les politiques publiques françaises dans les colonies caribéennes au xxe siècle, et notamment à partir de la départementalisation de 1946.

  • 1 Hilary Beckles identifie cette même stratégie de fabrication d’une pauvreté régulée par une politiq (...)

34En effet, en révélant un « faire mourir pour faire vivre et un “laisser mourir” que l’on régule par une politique d’aide sociale »1, cet ouvrage permet d’invalider certains discours en circulation dans l’espace social, qui font injonction aux Caribéens français de se penser en subalternes. En effet, depuis les abolitions de 1848, ces Caribéens français ont été forcés à se penser comme redevables : à Victor Schœlcher et à la France, mère patrie généreuse. Tout au long du xxe siècle, il leur a été fait injonction de se penser comme des bénéficiaires : bénéficiaires de la départementalisation, des prestations sociales françaises, du Bumidom, mais plus encore, comme des assistés de l’État français. C’est même une interdiction de se penser en sujets victimes d’un préjudice qui est formulée en réponse aux dénonciations de discriminations, de crimes militaires et aux revendications de réparations de l’esclavagisation coloniale des ancêtres africains des Caribéens français. Une telle injonction s’accompagne souvent de « l’accusation » d’activer la race dans les luttes sociales.

35En mettant en débat public la situation des Caribéens français dans la nation française, Guadeloupe, mai 67 : massacrer et laisser mourir contribue à une réparation de l’injustice herméneutique qui les privait de l’accès à certains savoirs sur eux-mêmes et entravait leur aptitude à se penser dans l’Histoire de manière appropriée.

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Bibliographie

Beckles, Hilary M. (2021). How Britain Underdeveloped the Caribbean: A Reparation Response to Europe’s Legacy of Plunder and Poverty. University of the West Indies Press.

Dorlin, E. et Scott, J. W. (2014). La matrice de la race : généalogie sexuelle et coloniale de la nation française. La Découverte.

Dorlin, E. (2019). Se défendre : une philosophie de la violence. La Découverte.

Dorlin, E. (2022). Race contre classe ? Pouvoirs, 181 (2), 5–19.

Rigouste, M. (2007). « L’ennemi intérieur, de la guerre coloniale au contrôle sécuritaire ». Cultures & conflits, 67, 157–174.

Rigouste, M. (2018). « La police du futur : De la surveillance généralisée à l’autocontrôle ». Revue du crieur, (2), 32–47.

Rigouste, M. (2020). Un seul héros, le peuple : la contre-insurrection mise en échec par les soulèvements algériens de décembre 1960. Premiers matins de novembre Éditions.

Rigouste, M. (2023). La domination policière : Édition augmentée. La fabrique Éditions.

Sainton, J.P. et Gama, R. (1985). Mé 67 ; mémoire d’un événement. SGED.

Sainton, J. P. (1993). Rosan Girard ; chronique d’une vie politique en Guadeloupe. Karthala & Jasor.

Sainton, J. P. (2012). « Les débuts du nationalisme aux Antilles Guyane françaises (1956-1963) et l’influence algérienne ». 44th General Meeting of Association of Caribbean Historians.

Sainton, J. P. (2012). Histoire et Civilisation de la Caraïbe. Tome 2. Le temps des matrices : économie et cadres sociaux du long XVIIIe siècle. Karthala.

Sainton, J. P. (2018) « Des Antilles étant, penser par-delà la colonisation… Utopie, délires, théorie et pragmatismes de la pensée politique émancipatrice chez Aimé Césaire et Rosan Girard : une illustration du post-colonial dans l’histoire contemporaine des Antilles françaises ». Solbiac, Rodolphe. éd. Pensée, pratiques et poétiques postcoloniales contemporaines. Monde atlantique et océan Indien. L’Harmattan.

Solbiac, R. « Comment la Grande-Bretagne a sous-développé la Caraïbe : pour une réponse réparatrice à l’héritage de pillage et de pauvreté de l’Europe de Hilary Beckles », Études caribéennes, 53, Décembre 2022. http://journals.openedition.org/etudescaribeennes/25479.

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Notes

1 Hilary Beckles identifie cette même stratégie de fabrication d’une pauvreté régulée par une politique d’aides dans la gestion britannique de ses colonies caribéennes au xxe siècle dans l’ouvrage How Britain Underdeveloped the Caribbean: A Reparation Response to Europe’s Legacy of Plunder and Poverty.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Rodolphe Solbiac, « Guadeloupe, mai 67 : massacrer et laisser mourir d’Elsa Dorlin, une œuvre de justice herméneutique »Études caribéennes [En ligne], 59 | Décembre 2024, mis en ligne le 17 décembre 2024, consulté le 12 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/etudescaribeennes/31831 ; DOI : https://doi.org/10.4000/132zx

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Auteur

Rodolphe Solbiac

Maître de conférences, habilité à diriger des recherches, Université des Antilles
rosolbiac@gmail.com

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