Vers l’autosuffisance vivrière en milieu insulaire : pour comprendre les enjeux et les nouvelles dynamiques en Polynésie française
Tchekemian, A. (2024). L’agriculture tropicale en milieu insulaire : entre tradition et innovation. Vers une autosuffisance des productions vivrières en Polynésie française. Presses Universitaires des Antilles.
Texte intégral

Crédits : Presses Universitaires des Antilles
1Anthony Tchékémian, Maître de conférences, habilité à diriger des recherches (HDR), en géographie et aménagement du territoire (CNU : 23 et 24), actuellement en poste à l’Université de la Polynésie française, nous propose un voyage captivant au cœur de l’agriculture tropicale insulaire, où tradition et innovation s’entrelacent pour relever un défi vital : l’autosuffisance vivrière. À travers un récit enrichi d’analyses historiques et contemporaines, accessible à tous, l’auteur explore les enjeux, les obstacles et les solutions qui façonnent l’avenir agricole de la Polynésie française. Cette réflexion sur l’interaction complexe entre le terroir, les traditions et les nécessités modernes invite le lecteur à redécouvrir la richesse culturelle et le potentiel des archipels de la Polynésie. Cet ouvrage est une quête collective d’autonomie alimentaire, un appel inspirant à explorer les dynamiques insulaires éloignées de la métropole.
- 1 On peut établir une similitude entre le peuplement des bassins versants de l’Europe par les navigat (...)
2Rédiger un compte rendu de lecture d’un ouvrage à la table des matières très riche (p. 251), elle-même précédée d’un schéma synoptique très clair de l’ouvrage (p. 20) aurait relevé d’une gageure intellectuelle. Par cet ouvrage, véritable invitation à la découverte et à l’exploration, Anthony Tchékémian nous invite à naviguer dans une autre dimension, bien au-delà des horizons communs. Atteindre l’autosuffisance vivrière agricole paraît compliqué dans les archipels de la Polynésie. Aussi devons-nous accepter le constat suivant. Le dernier peuplement d’archipel en archipel mené en mille ans seulement explique les principales qualités dont les Polynésiens actuels ont hérité. Par la nécessité naturelle inhérente à tout peuple, mu par une volonté de survivance et du besoin vital de perpétuer la descendance, leurs aïeux issus d’une civilisation disparue, devinrent migrants navigateurs, conquérants guerriers1 vindicatifs, à l’assaut d’îles toujours de plus en plus lointaines.
3Aujourd’hui, aucune île ne reste à conquérir. Le peuple est devenu insulaire. Les côtes américaines semblent s’être opposées aux catamarans comme des barrières infranchissables. Puis les premiers voiliers européens sont arrivés, longeant depuis le sud les côtes orientales du pacifique avant de s’aventurer plus vers l’ouest, vers les îles et les côtes de l’Asie. L’Océan Pacifique est ainsi devenu aujourd’hui, tout comme les autres grandes étendues marines avant lui, un océan fini, perdant ainsi de sa magie qui émanait encore de son immensité. Mais la sédentarité, alors, aurait dû encourager une production agricole locale vivrière (tarodières, arbres à pain, coprah…). Ce ne pouvait plus être entièrement le cas, depuis la victoire de Fei Pi de 1815 pour des raisons développées plus bas.
- 2 Cf. Le droit sur la chose.
4Depuis, il a fallu accepter l’importation de légumes, de fruits, de viandes, produits ailleurs, sur des terroirs lointains aux biotopes très différents. Les microbiotes des îliens ne s’y sont pas adaptés. Pour assumer financièrement ces importations, il a fallu exporter des produits locaux, selon un cycle économique primaire et rustique très basique, presque d’école. Il n’est donc pas surprenant que ce cycle, fortement influencé par un dernier peuplement, européen celui-là, ait intéressé Anthony Tchékémian. Chaque archipel a dû développer des stratégies avec plus ou moins de réussites selon les îles. Le passage d’une agriculture de subsistance à une agriculture de marché est mis en difficulté par deux influences opposées, l’une d’origine interne, l’autre externe. Les normes traditionnelles davantage rituelles et orales ne parviennent pas à absorber l’hétéronomie européenne, notamment au regard du droit patrimonial2. La transition des expériences individuelles vers une agriculture de subsistance est entravée par la tradition, influences internes et externes complexes et opposées.
- 3 Le navigateur-migrant doit emporter avec lui une pierre du marae pour fonder le marae de la nouvell (...)
- 4 La propriété individuelle existait cependant.
5Or, la transmission des règles et des rites traditionnels reste toujours vive. L’appropriation des îles conquises puis les dévolutions successorales très complexes se perpétuent de génération en génération. Le rite pu fena autour des marae3 sacrés est toujours en usage. L’implantation symbolique discrète du placenta, sous un arbre, dans le terroir de naissance, renforce l’attachement quasi ombilical de chaque individu à son île. Il est inévitablement doublé du symbolisme d’un marquage territorial d’un espace considéré comme un bien commun viscéral. L’interaction entretenue par les habitants à travers le substrat dont se nourrissent les plantes renforce l’enracinement insulaire du peuple polynésien. Ces rites d’une part, et la consommation des plantes issues du substrat organique adapté ont induit une conception collective orale et rituelle des espaces, très éloignée des normes juridiques issues du droit romain4. Cette double hétéronomie conflictuelle aurait pu être définitivement fatale sans l’intervention de nouvelles normes.
- 5 Formalisation d’un droit maritime à travers la Convention des Nations Unies pour le droit de la mer (...)
- 6 Cf. https://www.vie-publique.fr/parole-dexpert/281092-la-france-une-puissance-maritime
- 7 Cf. http://lexpol.cloud.pf/document.php?document=336964&deb=6352&fin=6354&titre=QXJyw6p0w6kgbsKwIDU (...)
6Ainsi, grâce à la Convention sur le Droit de la mer de 19825, la juridiction d’un État comme la France s’est trouvée étendue sur un espace maritime de plus de 10,2 millions de km² et dont 48 % – 4 804 000 km² – relèvent de la Polynésie6. Émergent alors d’autres interférences normatives : un arrêté du Président de la Polynésie française du 3 avril 2018, place l’ensemble de la zone économique exclusive polynésienne – 4 804 000 km² – en « aire marine gérée »7. Cet enveloppement protecteur ne doit pas faire illusion. Il existe, en effet, une réelle préoccupation, notamment de l’archipel marquisien, d’accéder librement aux ressources halieutiques en haute mer et d’en développer une véritable force économique.
- 8 Cf. Sharon Brehm, https://www.persee.fr/doc/bupsy_0007-4403_1984_num_37_365_13279 (consulté le 11 n (...)
- 9 Cf. https://www.gebco.net/ (consulté le 11 novembre 2024).
7Enfin, un troisième défi transparaît en filigrane, qui est une résistance au changement et à l’engagement induite par l’excès des normes, par l’insuffisance des moyens et par l’accélération de la notion temporelle : la réactance8. La France et la Polynésie française, formant, toutes deux ensemble, le deuxième espace maritime mondial, ont à se confronter aux autres États, et à se prononcer sur la répartition à venir des grands fonds marins (zone des nodules polymétalliques), et, sous couvert de protection moratoire, de celle des données collectées de tous ordres : géobiologie, géologie, océanographie, génétiques, etc. L’inventaire de cette immensité maritime débute tout juste, en grande partie grâce aux avancées technologiques de prospection9. En termes d’ingénieries technologiques et financières, la deuxième puissance maritime, au sein de laquelle la Polynésie occupe une place prépondérante, doit répondre à de nouveaux défis d’appropriation de l’espace maritime, selon une hétéronomie internationale, cette fois-ci.
8Je recommande donc vivement la lecture de l’ouvrage d’Anthony Tchékémian, afin de mieux comprendre les enjeux actuels de notre monde, souvent plus visibles dans de petits territoires insulaires, dont les acteurs peuvent jouer un rôle d'alerte, voire de guides pour les sociétés modernes, comme le soulignait déjà Claude Lévi-Strauss. Les activités rurales, mises à l’honneur à travers les cinq archipels explorés par ce géographe humaniste, offrent des enseignements précieux et des perspectives nouvelles sur la résilience et l'innovation face aux défis globaux. Selon Jean Malaurie, ces sociétés peuvent également jouer un rôle de récupération, de réinstauration d’une histoire perdue ; c’est du moins ce que nous susurre l’auteur à travers les pages de son ouvrage.
Notes
1 On peut établir une similitude entre le peuplement des bassins versants de l’Europe par les navigateurs-conquérants vikings au ixe siècle, et celui des archipels de l’océan pacifique par les navigateurs polynésiens, durant la même période.
2 Cf. Le droit sur la chose.
3 Le navigateur-migrant doit emporter avec lui une pierre du marae pour fonder le marae de la nouvelle île ; cf. TAHITI Taputapuatea Marae, Raiatea – Drone 4K, https://youtu.be/HUg5EL8kB34, consulté le 11 novembre 2024.
4 La propriété individuelle existait cependant.
5 Formalisation d’un droit maritime à travers la Convention des Nations Unies pour le droit de la mer, du 10 décembre 1982, mise en place des zones économiques exclusives, de l’Autorité internationale des fonds marins, du Tribunal du droit de la mer…, https://www.un.org/Depts/los/index.htm (consulté le 11 novembre 2024).
6 Cf. https://www.vie-publique.fr/parole-dexpert/281092-la-france-une-puissance-maritime
7 Cf. http://lexpol.cloud.pf/document.php?document=336964&deb=6352&fin=6354&titre=QXJyw6p0w6kgbsKwIDUwNyBDTSBkdSAwMy8wNC8yMDE4 (consulté le 11 novembre 2024).
8 Cf. Sharon Brehm, https://www.persee.fr/doc/bupsy_0007-4403_1984_num_37_365_13279 (consulté le 11 novembre 2024).
9 Cf. https://www.gebco.net/ (consulté le 11 novembre 2024).
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Jean-François Beaulieu, « Vers l’autosuffisance vivrière en milieu insulaire : pour comprendre les enjeux et les nouvelles dynamiques en Polynésie française », Études caribéennes [En ligne], 59 | Décembre 2024, mis en ligne le 17 décembre 2024, consulté le 12 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/etudescaribeennes/31851 ; DOI : https://doi.org/10.4000/132zz
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page