Nous tenons à remercier le SRA Guadeloupe sous l’égide administrative et financière duquel cette opération a été menée. Merci au Département Guadeloupe qui nous a autorisés à effectuer des observations au sein du Parc archéologique des roches gravées ainsi qu’aux riverains qui nous ont permis de passer sur leurs terrains pour accéder aux berges des rivières ornées. Merci également à Gérard Richard et à Milo Langlois pour les documents photographiques qu’ils nous ont permis de reproduire ici.
1Les bassins océaniques des zones intertropicales sont connus pour être périodiquement le siège de phénomènes météorologiques de grande ampleur désignés sous le nom de cyclones tropicaux. Classifiées en trois stades selon leur niveau d’intensité et leur organisation (dépression tropicale, tempête tropicale et ouragan/typhon/cyclone), ces perturbations atmosphériques sont susceptibles d’avoir une action morphogène importante inhérente à l’intensité des vents, des précipitations, des ondes de tempête et/ou de la houle par lesquels ils se traduisent (par ex. Candale, 1999). Consécutivement – et parallèlement à l’étude de leur impact sur le milieu, les populations et les infrastructures actuelles –, on assiste depuis plusieurs décennies à une prise en considération croissante de leurs effets sur les vestiges archéologiques et le patrimoine au sens large (par ex. Bird, 1992; Bonnissent, Courtaud et al., 2017 ; Daire, Olmos et al., 2016 ; Hofman, Stancioff et al., 2021 ; López-Romero, Mañana-Borrazás et al., 2014). Or, si l’impact des événements météorologiques extrêmes – et celui d’autres types de catastrophes naturelles – sur les sites archéologiques stratifiés bénéficie aujourd’hui d’une évidente attention, les études se sont plus rarement concentrées sur les sites d’art rupestre de plein air dont l’analyse nécessite une focale particulière et des moyens d’étude adaptés. Comme cela a pu être mis en évidence ces dernières années, il existe pourtant un réel intérêt à porter l’attention sur les dégradations constatées suite à un événement cyclonique (par ex. Taçon, May et al., 2021), sur l’identification des processus d’altération et de déplacement des supports rocheux (par ex. Delannoy, Berthet et al., 2022 ; Huntley, Aubert et al., 2021), et/ou sur la modélisation des risques existants ainsi que des solutions potentielles afin d’atténuer les effets de futurs cyclones tropicaux sur l’art rupestre.
2Évaluer la capacité des sites ornés à absorber ou non l’impact de tels événements se révèle essentiel, en particulier afin de cerner leur degré de vulnérabilité respectif, mais aussi lors de toute discussion relative aux modalités culturelles de sélection de lieux d’investissement symbolique par les communautés humaines d’autrefois. En effet, qu’une région soit épisodiquement soumise à des pressions conservatoires intenses est susceptible de posséder une incidence directe sur la répartition spatiale actuelle des sites ornés dans le paysage. Elle peut aussi constituer une contrainte temporelle utile afin de cerner leur chronologie de mise en place. La discussion de ces aspects constitue ainsi une étape incontournable afin d’accéder à une compréhension de l’évolution des interactions entre les populations humaines d’autrefois et leur environnement.
3La tempête tropicale Fiona, et l’intensité des crues qui ont accompagné son passage en Guadeloupe dans la nuit du 16 au 17 septembre 2022, sont l’occasion de venir faire un bilan de l’incidence de ce type d’événement paroxysmique sur les roches gravées précolombiennes connues dans le lit des cours d’eau, d’évaluer le degré de stabilité/vulnérabilité des sites ornés et d’en discuter les implications sur le plan taphonomique et conservatoire, au regard notamment du temps de récurrence de ce type d’événement et de la répartition spatiale actuelle des roches gravées de rivières.
4La Basse-Terre – ou Guadeloupe proprement dite – est une île volcanique montagneuse située au cœur des Petites Antilles dont le sommet culmine à 1467 mètres d’altitude. Abondamment arrosée par les pluies, elle est drainée par de nombreuses rivières pérennes, dont 55 possèdent un bassin supérieur au kilomètre carré (Chaperon, L’Hôte et al., 1983 : 153). Tout comme les autres îles des Antilles, la Guadeloupe est régulièrement frappée par des cyclones tropicaux dont la fréquence, l’ampleur et les trajectoires varient d’une année à l’autre (Garnier, Desarthe et al., 2015). Cette variabilité est principalement influencée par la migration latitudinale de la zone intertropicale de convergence (ITCZ) (van Hengstum, Donnelly et al., 2016), mais aussi par des oscillations climatiques régionales telles que l’oscillation multidécennale atlantique (AMO) et l’oscillation australe El Niño (ENSO) (Jury, Malmgren et al., 2007). Du fait du changement climatique, une augmentation de l’intensité des ouragans est prévisible dans les années à venir (Kossin, Knapp et al., 2020 ; Maxwell, Bregy et al., 2021).
5En Basse-Terre, les précipitations ont essentiellement un effet de forçage orographique, classique dans les îles tropicales se traduisant par une double dysmétrie dans la répartition des précipitations (Bleuse et Mandar, 1993). La première est la différence est/ouest entre le versant au vent (est) – plus copieusement arrosé par les masses d’air humides qui se refroidissent en s’élevant – et le versant sous le vent (ouest) – plus chaud et sec lorsque l’air redescend des sommets, mais déchargé de la vapeur d’eau qu’elle contenait. La seconde dysmétrie est nord/sud. La partie sud de l’île, formée d’un volcanisme plus jeune (Samper, Quidelleur et al., 2009) culmine plus haut que le nord, bien plus ancien. Le forçage orographique s’exerçant au sud occasionne donc une lame d’eau annuelle plus conséquente. Ce forçage joue également un rôle important lors des épisodes cycloniques (Smith, Schafer et al., 2009).
6Sur le plan archéologique, la Basse-Terre est, par ailleurs, l’île des Petites Antilles où le plus grand nombre de roches gravées précolombiennes est connu à l’heure actuelle (Monney, 2020). Les premières ont été signalées dès le xviie siècle (Breton, 1647, in: Rennard, 1929 : 75-76) et de nouvelles découvertes se sont succédé jusqu’à aujourd’hui (Monney, 2019 ; Monney, Berthet et al., 2024 ; Reggio, Turpin et al., 2024). Une proportion importante de ces roches gravées se situe en bordure ou dans le lit des cours d’eau (figure 1).
- 1 Le terme de « station » est employé ici pour désigner un ensemble de roches gravées, délimité en fo (...)
7Ainsi, en 2021, lors du dernier inventaire avant le passage de Fiona, 15 concentrations totalisant 124 roches gravées et/ou à polissoir(s) se répartissaient le long de 8 cours d’eau (tabl. 1). Parmi ces supports ornés, 22 (17,7 %) correspondaient à des affleurements du substrat rocheux, alors que les autres étaient des blocs autonomes de plus ou moins grandes dimensions. Deux de ces stations1 – rivière du Grand-Carbet et Plaj Tikaka – ne présentaient cependant plus de roche gravée sur le terrain suite à leur retrait de la rivière, dans un but de conservation préventive, au tournant des années 2000. La connaissance de leur emplacement initial permet toutefois d’avoir une idée relativement précise des contraintes pouvant s’exercer à cet endroit.
Figure 1. Rivière Du Plessis – Roche gravée DPL-06
À l’image de la roche gravée DPL-06, près d’un tiers des roches gravées de Basse-Terre se situe dans le lit ou à proximité immédiate de cours d’eau.
Photo : J. Monney
Tableau 1 : État de l’inventaire des sites ornés de rivière de Basse-Terre en 2021 avant le passage de la tempête tropicale Fiona
Les rivières ornées sont présentées depuis le nord en suivant les côtes dans le sens horaire, puis les sites ornés de l’amont vers l’aval de chaque rivière. En gris, sites ne présentant plus de roche gravée sur le terrain suite à leur retrait, à titre préventif, au début des années 2000.
- 2 On notera toutefois un bloc à polissoir documenté en 1995 par E. Gassies le long de la rivière Bail (...)
8Bien que 93 systèmes dépressionnaires aient été enregistrés dans les Antilles françaises depuis 1635 (Garnier, Desarthe et al., 2015), parmi lesquels 33 ouragans, parfois accompagnés de fortes précipitations, ayant impacté la Guadeloupe (Borel, Mazurie et al., 2024 ; Desarthe, 2015 ; Mazurie, Borel et al., 2024), très peu de disparitions, de déplacements et/ou de destructions de roches gravées ont historiquement été signalés dans les rivières suite à leur passage2. Au contraire, à la fin du xxe siècle, plusieurs cyclones tropicaux ont donné lieu à l’identification de roches gravées inconnues jusqu’alors, en particulier après l’ouragan Marilyn en septembre 1995 à la rivière Du Plessis, et la tempête tropicale Lenny en novembre 1999 : rivière Pérou, lieu-dit Yébé et anse des Galets (Mazière et Mazière, 2002 ; Richard, 2002). Cette apparente absence de conséquences pour les supports ornés est-elle due à l’état lacunaire de la documentation de l’époque ? Aux caractéristiques particulières des cyclones en question (faible intensité de précipitations) ? Ou à une stabilité particulièrement élevée des sites ornés de rivière ? Le passage de la tempête Fiona en 2022 ouvre la possibilité de venir se pencher concrètement sur les effets d’un événement météorologique majeur sur des sites ornés de rivière en contexte tropical et d’en discuter des implications.
9Le vendredi 16 septembre 2022, la Guadeloupe était frappée par la tempête tropicale Fiona dont le centre passa à quelques kilomètres au nord de la Grande-Terre, entraînant des précipitations et des crues d’une rare intensité (figure 2). Durant la nuit du 16 au 17 septembre 2022, la Basse-Terre a reçu par endroits plus de 100 mm de précipitations en une heure et des cumuls de plus de 300 mm en 6 heures ont été enregistrés. Avec un maximum de 502 mm en 24 heures à Saint-Claude, cette tempête se place comme l’un des événements climatiques ayant occasionné les plus fortes précipitations depuis le début des mesures. Ces chiffres sont comparables aux maxima enregistrés lors du passage de Luis (582 mm) et de Marilyn (552 mm) en 1995, ainsi que de Maria (779 mm) en 2017, mais aussi de l’épisode de pluie extrême des 18-19 novembre 2004 (592 mm ; http://pluiesextremes.meteo.fr).
Figure 2. Trajectoire de Fiona dans les Antilles (A) et niveau des crues à l’embouchure de la rivière du Petit-Carbet au matin du 17/09/2022 (B)
DAO : J. Monney ; cliché : M. Langlois ; trajectoire : HURrican DATabase, https://www.aoml.noaa.gov/hrd/hurdat/
10La tempête Fiona a particulièrement touché le sud-est de la Basse-Terre où se trouve la majorité des sites ornés précolombiens de l’archipel (figure 3). De nombreuses rivières ont débordé (figure 2b) et l’intensité des précipitations a modifié considérablement la morphologie du lit de certains cours d’eau, laissant craindre pour l’intégrité des sites ornés de rivière de la région. En revanche, à la différence d’autres événements climatiques antérieurs (tels que Maria en 2017), la houle cyclonique de sud-sud-est qui accompagna Fiona se révéla trop faible (vagues de 2 à 4 m.) pour impacter les roches gravées présentes sur les côtes.
Figure 3. Localisation des sites ornés de rivière, répartition des précipitations engendrées par le passage de la tempête tropicale Fiona et type de modifications topographiques constatées sur chaque site
DAO : J. Monney ; données pluviométriques : Météo-France ; https://meteofrance.gp/fr/actualites/
11Dans ce contexte, un bilan des modifications des sites ornés précolombiens connus le long des rivières de la Basse-Terre ainsi qu’une reconnaissance des roches gravées en bordure des cours d’eau ont été réalisés à la demande du SRA Guadeloupe. Ces opérations ont pris place du 30 novembre au 18 décembre 2022.
12L’objectif était d’évaluer l’état des sites et, en particulier, de vérifier si les roches gravées connues étaient encore en place, si elles avaient subi des modifications (éclatement, impacts de blocs, déplacement) et, le cas échéant, de tenter de les relocaliser. La détection d’éventuelles nouvelles roches gravées mises à jour par les crues était aussi l’un des objectifs. Enfin, il s’agissait d’évaluer la vulnérabilité des sites ornés de rivière face aux risques d’un nouvel événement d’intensité comparable.
13Pour ce faire, l’ensemble des sites ornés de rivière a été revisité. Le lit des rivières à l’aval des concentrations connues a été prospecté sur plusieurs centaines de mètres et les faces visibles des blocs rocheux ont été inspectées de façon systématique selon la méthodologie présentée dans Monney, 2019. Tous les sites ornés ont fait l’objet d’un enregistrement photogrammétrique par corrélation dense couplé à des levées topographiques de sorte à capturer leur état post-Fiona. Un appareil photo hybride de marque Nikon – modèle Z 7 II (45,7 mégapixels) équipé, selon la configuration des sites, d’une optique Nikkor 14-24 f2,8 ou 27-70 f2,8. Le dématriçage des photos a été fait sur le logiciel Adobe Camera Raw et les calculs photogrammétriques sur Agisoft Metashape. Sur chaque site, une série de points de contrôle au sol a été relevée en xyz afin de géoréférencer les modèles 3D. Ces levées topographiques ont été effectuées à l’aide d’un couple de GPS différentiel (Emlid Reach). Le traitement différentiel a été réalisé en PPK (Post Process Kinematic). En l’absence de point géodésique de référence à proximité des sites, la correction altitudinale a été établie par une translation déduite d’un point connu depuis les MNT/MNS LiDAR (ELAG ou SHOM) sur des points acquis dans des zones stables et dégagées. Afin d’évaluer les modifications topographiques subies par chaque site et de faciliter la relocalisation des roches gravées, en particulier dans les cas où un enfouissement sous les sédiments était soupçonné, ces nouveaux modèles 3D ont ensuite été comparés à ceux obtenus antérieurement dans le cadre du PCR « Roches gravées de Guadeloupe : archéologie, sens et société » (2015-2018) et du projet ERSAR (État des Risques sur les Sites d’Art Rupestre de Guadeloupe ; 2019-2021). Ces comparaisons ont été réalisées en 2D sur QGIS et en 3D sur CloudCompare.
14Dans l’ensemble, malgré des modifications parfois majeures de la topographie des cours d’eau, les sites ornés de rivière ont fait montre d’une stabilité quelquefois étonnante, notamment le long de la rivière Du Plessis. Leur état est cependant très contrasté et varie grandement d’une rivière à l’autre, avec des sites à peine modifiés et d’autres, presque méconnaissables. Trois cas de figure ont été relevés :
-
Cas 1 : Modifications mineures de la topographie du site
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Cas 2 : Modifications majeures de la topographie du site, dominées par les processus de dépôt
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Cas 3 : Modifications majeures de la topographie du site, dominées par les processus d’érosion et de transport, avec mouvements de blocs de dimensions supérieures au mètre (figure 4).
Figure 4. Environnement immédiat de la roche gravée VPC-09 (dite roche Yébé) avant et après le passage de Fiona. Un bloc de plus de deux mètres de côté a été déposé par les crues devant la roche gravée
Photos : G. Richard et J. Monney
15De façon attendue, le degré de modifications des sites ornés se révèle être corrélé à la répartition spatiale des précipitations occasionnées par le passage de Fiona (figure 3). Ainsi, le faible degré de remaniement du seul site présent dans le nord Basse-Terre (RAM) peut principalement être mis sur le compte des moindres quantités d’eau reçues au nord.
16Dans la moitié sud de la Basse-Terre, en revanche, toutes les stations météorologiques ont enregistré des cumuls de pluie relativement similaires (> 400 mm/24 h ; Météo France ; http://pluiesextremes.meteo.fr). Les différences constatées d’un site orné à l’autre et l’ampleur variable des modifications qui y ont pris place tiennent alors avant tout à des facteurs hydrauliques locaux. Les sites ayant été les moins impactés (cas 1) se trouvent systématiquement en retrait du lit actif. Ils occupent des terrasses alluviales perchées (GDC), dont certaines sont, qui plus est, en zone d’embouchure où le courant perd en compétence (PER). À l’inverse, tous les sites présents dans le lit actif des rivières du sud de l’île ont subi de fortes modifications. Pour ceux en zone de dépôt sédimentaire (BAI, BAN), ces modifications se sont traduites par un recouvrement des roches gravées sous les alluvions (cas 2 ; figure 5). Tandis qu’en zone de transit, les phénomènes érosifs et de transport sédimentaire – comprenant parfois le charriage de roches gravées – se sont révélés dominants (cas 3 ; figure 4). La seule exception à cela est le site de Bord de Mer (BDM + PRG) où la topographie du cours d’eau n’a pratiquement pas changé. Cette stabilité est due aux dimensions restreintes du bassin versant de Petite Rivière ainsi qu’au rôle joué par la coulée volcanique au pied de laquelle elle émerge. Son débit est, en effet, régulé par les circulations souterraines qui tamponnent les crues.
Figure 5. Comparaison de l’état du site de la rivière Bananier avant et après le passage de Fiona
Les roches gravées ont été recouvertes par des dépôts d’alluvions. Leur localisation et l’évaluation de l’épaisseur de sédiment les recouvrant à partir des modèles numériques 3D ont permis leur dégagement partiel pour reconnaissance formelle sur le terrain avant réenfouissement.
Relevés : J. Monney ; modélisation 3D : P. Mora/Archeovision
- 3 Vu l’état de remaniement généralisé du lit de la rivière Pérou, on peut supposer que la roche à l’o (...)
17Le Petit-Carbet est la seule rivière le long de laquelle des roches précolombiennes ont été charriées par les crues3. Ceci comprend le déplacement d’une roche gravée, retrouvée environ 50 m en aval de sa position antérieure (LAN-01), et la disparition de 8 autres, parmi lesquelles des blocs mobiles (BRB-03, LAN-02, 06, 10, 11, ROM-93 et 98), et un élément du substrat rocheux délité par l’action de processus naturels antérieurs (BRB-20). Les crues ont aussi fait apparaître deux roches gravées (DPL-21 et LAN-12) et deux polissoirs (PLS-08 et ROM-105) non répertoriés jusqu’alors.
Tableau 2 : Types de modifications topographiques constatées sur les sites ornés de rivière suite au passage de Fiona selon leur emplacement dans l’organisation du réseau hydrographique
* = charriage de roches gravées. Souligné = site dans le nord Basse-Terre. Italique = roche gravée anciennement retirée du site.
18À la lumière de ces observations, il apparaît qu’une différence nette doit être faite en matière de stabilité et de vulnérabilité des sites ornés de rivière selon leur implantation géographique et topographique.
19Depuis le début des mesures, le nord de la Basse-Terre n’a guère connu d’événement pluviométrique comparable à ceux qui affectent périodiquement le sud de l’île. Dans le bassin versant de la rivière La Ramée, les cumuls de pluie n’ont ainsi jamais excédé 300 mm en 24 h, alors que dans le sud, 20 événements présentant des chiffres supérieurs ont été enregistrés depuis 1965 (http://pluiesextremes.meteo.fr). Même si l’on ne peut exclure qu’un tel événement affecte le nord Basse-Terre dans les années à venir, les risques de modification majeurs du site de La Ramée restent moindres, et ce d’autant plus au regard du caractère relativement mature des réseaux hydrographiques de ce secteur et des dissymétries nord/sud constatées en matière de forçage orographiques.
20Les terrasses alluviales ressortent également comme des lieux de conservation privilégiés où les risques principaux tiennent avant tout à une érosion des berges pouvant entraîner un basculement des roches gravées dans le lit du cours d’eau. Les sites ornés qui s’y trouvent apparaissent ainsi comparativement moins vulnérables aux conséquences de futures crues majeures.
21Comme l’ont montré les observations réalisées cette année sur les deux sites ornés occupant le lit actif en zone de dépôt (BAI, BAN), les effets d’un événement pluviométrique extrême comme Fiona peuvent se traduire par une accumulation conséquente d’alluvions jusqu’à entraîner un recouvrement total des roches gravées (figure 5). En fait, les blocs ornés – ou non – constituent l’armurage du lit de la rivière. Or, il a été montré par ailleurs à plusieurs reprises que l’armurage du lit d’une rivière pouvait être totalement recouvert par des apports sédimentaires, puis exhumé à nouveau sans modifier l’agencement des blocs qui restent immobiles (Gintz, Hassan et al., 1996 ; Yager, Kirchner et al., 2007). En soi, ce recouvrement sédimentaire des roches gravées n’est guère préoccupant. Au contraire, ces dépôts sédimentaires sont à même de constituer une forme de protection contre les impacts de blocs charriés lors de futures crues et d’éventuelles déprédations humaines. Cela dit, la situation n’est peut-être que transitoire. Il n’est pas impossible, en effet, que des crues d’intensité moindre viennent dégager à nouveau ces roches gravées dans les années à venir.
22Comme mentionné précédemment, des remaniements topographiques conséquents ont pris place dans la zone de transit de la quasi-totalité des cours d’eau du sud Basse-Terre. Sachant que l’île a régulièrement été le siège d’épisodes pluviométriques extrêmes, le plus surprenant est alors que des roches gravées mobiles occupent encore le lit actif des rivières de cette moitié de l’île.
- 4 Par analogie aux « pressions de sélection » en biologie de l’évolution.
23À cet égard, le cas de la rivière Du Plessis est très révélateur (figure 6). En effet, les roches gravées n’ont pas bougé, et ce alors même que des blocs de plusieurs mètres de côté ont été charriés par la rivière et que des indices de crue (laisses et impacts de blocs sur la face amont des troncs d’arbre) ont été relevés à 5 m au-dessus du niveau d’étiage (contre 6 à 8 m lors de Marilyn en 1995). Cette apparente stabilité des roches gravées connues laisse supposer que les « pressions de conservation4 » exercées lors du passage de Fiona n’ont pas été fondamentalement différentes de celles ayant pris place lors d’événements antérieurs depuis l’époque précolombienne. Autrement dit, les roches gravées occupant actuellement le lit de la rivière Du Plessis sont le fruit d’une sélection opérée par la récurrence périodique sur le temps long d’aléas climatiques d’ampleur comparable. Ceci se traduit par le fait que les supports gravés ayant subsisté jusqu’à aujourd’hui dans la rivière présentent un format (blocs de grandes dimensions > 2 m de côté ou substrat rocheux) et/ou un agencement particulier (tuilage des blocs de l’amont vers l’aval ; par ex. DPL-07) relativement « adaptés » à des épisodes extrêmes. À moins d’un changement dans la physiographie du bassin versant, d’une augmentation significative de l’intensité des pluies et/ou d’un accident purement contingent (par ex. impact violent par un autre bloc), les roches gravées occupant le lit de la rivière Du Plessis apparaissent ainsi dotées d’une certaine stabilité ; celles plus petites ou moins bien insérées ayant été évacuées depuis longtemps.
Figure 6. Carte des modifications topographiques observées sur la station de la rivière Du Plessis suite au passage de Fiona
Malgré des mouvements de blocs de dimensions supérieures au mètre, les roches gravées sont restées en place
Relevé : J. Monney ; numérisation 3D : P. Mora/Archeovision
24À l’inverse, les déplacements de roches gravées constatés le long du Petit-Carbet indiquent que le processus de sélection n’est pas aussi abouti qu’à la rivière Du Plessis ou que les pressions de sélection se sont modifiées récemment, mettant ainsi en exergue leur vulnérabilité face à des crues de magnitude comparable à celles générées par Fiona. Plusieurs raisons peuvent alors expliquer que des roches précolombiennes se trouvent aujourd’hui encore dans le lit du Petit-Carbet, malgré l’ampleur des modifications constatées en 2022 :
25Soit (1) les vitesses de transit vers la mer ont toujours été élevées. Il y a alors lieu de supposer des entrées régulières et/ou récentes de nouvelles roches gravées dans le système pour compenser les pertes ; ces entrées pouvant se faire : (1a) de façon naturelle – par le biais d’une érosion de niveaux archéologiques présents dans les berges et contenant des roches gravées – ou (1b) anthropique suite à l’évacuation des blocs rocheux présents sur les plateaux adjacents et poussés dans le lit de la rivière dans le cadre de pratiques agricoles récentes.
26Soit (2), les vitesses de transit vers la mer sont moins élevées que supposé, voire localement très faibles. En effet, malgré l’ampleur des modifications observées cette année, il se peut que les vitesses de déplacement aient été jusqu’alors, et soient encore potentiellement, limitées (de l’ordre de quelques dizaines de mètres – voire de quelques mètres – au maximum par événement de crue majeure) pour des blocs de dimensions conséquentes comme le sont la plupart des roches gravées de la rivière du Petit-Carbet, avec des secteurs de stase prolongée (par ex. dans les stocks de blocs au centre des méandres à l’aval du pont Langlois). Cette dernière hypothèse expliquerait pourquoi de nouvelles roches gravées précolombiennes peuvent encore régulièrement être découvertes dans le lit des rivières suite à un épisode de crue modéré conduisant à retirer des alluvions plus fines qui masquaient les gravures et/ou à faire basculer une roche mettant ainsi à jour une face ornée.
27Soit enfin (3) les crues occasionnées par le passage de Fiona ont été d’une intensité inégalée jusqu’alors en raison (3a) de changements survenus dans le bassin versant (réduction du couvert végétal, exploitation de la carrière située en amont) et/ou (3b) d’une pluviométrie encore inédite depuis la période de réalisation des gravures.
28Le charriage de LAN-01 suite au passage de Fiona va dans le sens de cette dernière hypothèse. Ce bloc pyramidal de dimensions respectables (130 × 105 × 150 cm) montre, en effet, des traces évidentes de stabilité de son implantation depuis une période antérieure à la réalisation des gravures. Ces traces se manifestent sous la forme d’une croûte d’altération ancienne qui ressort en relief à la base de la roche (figure 7). Cette zone a comparativement été moins usée que le reste des surfaces du bloc en raison de son enfouissement sous le niveau de sol lorsque la roche était à son emplacement antérieur. De même, on constate un « bouchardage naturel » intense de son ancienne face amont par les galets de crues. Ceci témoigne du fait qu’avant son charriage en 2022, LAN-01 n’avait pas bougé durant un intervalle de temps prolongé et même, de toute évidence, depuis une période antérieure à la réalisation des gravures à l’époque précolombienne.
29Dans tous les cas, ce constat laisse craindre pour l’intégrité des roches gravées mobiles présentes dans le lit du Petit-Carbet et soulève la question des moyens à mettre en œuvre afin d’en assurer la conservation à long terme.
Figure 7. Impacts relevés sur la roche gravée LAN-01 (rivière du Petit-Carbet) après le passage de Fiona
A) Relevé 3D avec impacts de blocs dus aux crues lors de Fiona (en rouge) et niveau d’insertion dans le sol avant arrachement par les crues (en pointillés blancs) ; B) situation avant Fiona ; C) croûte d’altération ancienne (en gris) ressortant en relief à la base de la roche.
Relevé et cliché : J. Monney ; numérisation 3D : P. Mora/Archeovision
30D’une manière générale, l’art rupestre peut être envisagé comme une perturbation ordonnée du milieu qui tend à revenir à l’équilibre de façon plus ou moins rapide, avec un horizon taphonomique (au sens de Bednarik, 1994) au-delà duquel rien ne subsiste. Autrement dit, dès sa création, toute manifestation rupestre connaît une suite de recombinaisons/décompositions/altérations traduisant une augmentation de l’entropie qui mène inéluctablement à sa disparition définitive – ou, plus exactement, à une incapacité humaine à en déceler la forme initiale. Les roches gravées de rivière n’échappent pas à cette règle. Face à une répartition spatiale très déséquilibrée, comme celle rencontrée en Guadeloupe – où les sites ornés de rivière sont nombreux au sud, mais exceptionnels au nord –, la question se pose de savoir si ceci peut refléter autre chose qu’une conservation différentielle due à des pressions de sélection ne s’exerçant spatialement pas de façon uniforme.
31Au vu des observations réalisées suite au passage de Fiona, la présence de roches gravées le long des rivières de Guadeloupe semble fortement conditionnée : (1) par la distribution géographique des pluies lors des phénomènes climatiques extrêmes et (2) par des conditions de conservation locales, voire ultra-locales (effets de site). Or, la grande majorité des sites ornés occupe le sud de l’île, là où l’intensité et la fréquence des épisodes pluviométriques extrêmes sont les plus hautes. Dans cette moitié méridionale de l’île, la conservation des sites ornés le long des rivières se confine essentiellement à des zones de stabilité locales clairement identifiables, telles que celle existant à Bord de Mer (BDM + PRG) dont l’exceptionnalité se démarque non seulement sur le plan de l’ornementation, mais aussi sur celui de sa stabilité hydrogéomorphologique. Dans ces conditions, la probabilité est forte qu’un nombre non négligeable de sites ornés implantés le long des rivières du sud ne soit pas parvenu jusqu’à nous parce qu’ils ne se trouvaient pas à un emplacement doté de caractéristiques permettant d’absorber localement l’impact périodique de crues majeures.
- 5 En particulier dans le secteur du Grand Cul-de-sac marin
- 6 D’autant plus que des prospections extensives y ont été menées ces dernières années dans le cadre d (...)
32À l’inverse, dans le nord, la morphologie (pentes faibles) et la situation climatique des rivières (moindre intensité des événements pluviométriques majeurs) limitent à la fois l’ampleur des crues, la production sédimentaire et le dynamisme hydrogéomorphologique, rendant ainsi les cours d’eau particulièrement propices à la conservation de roches gravées. Pourtant, un seul et unique site y est connu (le long de la rivière La Ramée). Si la remontée du niveau marin a pu ennoyer une partie des bassins fluviaux à proximité des côtes septentrionales5, d’éventuels sites ornés de rivière en retrait des côtes auraient néanmoins dû nous parvenir avec un minimum de modifications topographiques6.
33La distribution spatiale des roches gravées de rivière à l’échelle de l’île apparaît ainsi à l’opposé de celle des conditions météorologiques et hydrogéomorphologiques favorables à leur conservation. Le fait que la région où les pressions de sélection exercées par les épisodes pluviométriques extrêmes soit aussi celles où se trouve la très grande majorité des sites ornés de rivière (et inversement) contribue à nuancer l’hypothèse que leur répartition actuelle puisse résulter d’un phénomène de conservation différentielle à l’échelle de l’île. Au contraire, d’autres phénomènes d’ordre taphonomique (remontée du niveau marin) ou, plus probablement, culturel (sélection préférentielle d’une zone géographique particulière : sud Basse-Terre) sont à envisager sérieusement.
34La tempête Fiona rappelle que le lit des rivières tropicales est un espace en permanente évolution. L’analyse de son impact sur les différents sites ornés de rivière de Guadeloupe montre cependant que les conséquences d’épisodes de pluie extrême sur ce type de vestiges archéologiques en contexte tropical humide sont très variables. Leur nature et leur ampleur dépendent en particulier de la localisation géographique des sites ornés au sein des îles (emplacement par rapport aux reliefs, altitudes, vents dominants, etc.) et de leur position dans le réseau hydrographique (terrasses vs lit actif, mais aussi zone de transit vs zone de dépôt). Fruit d’un processus de sélection sur le temps long, il apparaît alors qu’en Guadeloupe, la plupart des roches gravées de rivière occupe des emplacements privilégiés du point de vue de la conservation et/ou qu’elles possèdent des caractéristiques leur ayant jusqu’à présent permis de supporter des événements de crue comparables. Ainsi, même dans un contexte géomorphologique et climatique défavorable à l’échelle d’une île ou d’une région, il existe le long des cours d’eau des espaces d’extension parfois très limités, qui sont propices à la conservation de roches gravées. Leur identification et l’analyse de la présence ou non de sites ornés en leur sein constituent alors une étape clé dans la compréhension des lieux d’investissement symbolique des populations insulaires précolombiennes. En Guadeloupe, sans pour autant évacuer d’autres facteurs pouvant influer sur la répartition spatiale des roches gravées (par ex. remontée du niveau marin variable selon les secteurs), ce type d’analyse renforce l’idée que la présence de sites ornés dans le sud Basse-Terre est le fruit de choix culturels qui peuvent, et doivent, être discutés sur le plan du rapport à l’espace des sociétés précolombiennes.
35Les observations menées le long de la rivière du Petit-Carbet suite au passage de Fiona posent, par ailleurs, clairement la question d’un accroissement des pressions de sélection s’exerçant sur les roches gravées dans son lit depuis la période de réalisation des gravures. Les raisons peuvent en être multiples et restent à identifier formellement (changement dans le bassin versant ? Réduction du couvert végétal ? Pluviométrie exceptionnelle ? ou autre ?). Il n’est cependant pas exclu que Fiona se soit accompagnée d’une ampleur de pluies sans commune mesure avec celles survenues depuis l’époque précolombienne. Dans un contexte de changement climatique global, les constatations archéologiques menées ici doivent alors attirer notre attention sur la possible augmentation de l’intensité des épisodes de pluie extrêmes dont Fiona pourrait augurer. Dans cette perspective, en mettant en évidence des types et des degrés de vulnérabilités différents selon les sites ornés, le travail mené ici offre des bases afin de hiérarchiser les priorités en matière d’actions de conservation à entreprendre à l’avenir.