- 1 La publication de cet article, constituant la première partie de ma recherche sur la mobilité inter (...)
1La production de l’espace social (Lefebvre, 1974) se révèle un processus complexe et long (Braudel, 1979). Celle d’Haïti n’a pas échappé à cette dynamique. Car, d’une civilisation conquise puis anéantie avec une violence radicale – au sens de Kant (1793) – par l’entreprise coloniale européenne, c’est-à-dire l’asservissement et l’extermination de sa population autochtone (D’Ans, 1987 ; Irving, 1992 ; Cornevin, 1992), à un territoire arraché de force aux mains de la France et approprié par la population descendante des captifs africains, en passant par une colonie d’exploitation esclavagiste, elle est passée, à l’aide de l’inédit mouvement révolutionnaire moderne des esclaves de Saint-Domingue (Dubois, 2009), de l’état d’un territoire entrepreneurial déshumanisant à celui d’un territoire national marginalisant.
2Diverses études ont été consacrées à la production de l’espace national. Elles ont montré, tant du point de vue diachronique que synchronique, les liens fonctionnels existants entre les facteurs historique, anthropologique, économique et politique qui y contribuent (Moral, 1959, 1978 ; Lundahl, 1992 ; Corvington, 1972-2009 ; Anglade, 1982a ; Anglade, 1982b ; Girault, 1982 ; Godard, 1983 ; D’Ans, 1987 ; Barthélemy, 1990 ; Théodat, 2003 ; Lucien, 2013 ; Calmont et Mérat, 2015 ; Tamru et Redon, 2021). Cette littérature académique a fait essentiellement ressortir un processus lacunaire, prédateur, inégalitaire et décadent de production de l’espace haïtien.
3L’espace haïtien s’est effectivement produit suivant une structuration socioterritoriale polarisée entre la campagne et la ville et donc les paysans et les citadins. Cette polarisation parasitaire (Joachim, 1979 ; Trouillot, 1986) a été rendue possible, dans un premier moment par la militarisation de la question agraire dénommée « caporalisme agraire » (Manigat, 1962 ; Blancpain, 2003) et dans un second, par l’abandon total. Car les dirigeants du nouvel État haïtien se sont rapidement rabattu sur les ruines de l’économie plantationnaire et ont fait de l’espace rural et de la main-d’œuvre paysanne, le moteur non pas du progrès de l’économie nationale, mais celui de leur enrichissement personnel (Turnier, 1989 ; Péan, 2003, 2005). Dans ce contexte, la libre circulation sur le territoire national et la possibilité d’ascension sociale pour les classes populaires ou déshéritées, donc la grande majorité de la population haïtienne, ont été scellées par l’État postcolonial dans de petites parcelles de terre.
4Le territoire national avait donc reproduit presque à l’identique le modèle d’aménagement colonial, au sens qu’il était structuré en campagnes montagneuses productives et villes côtières commerciales. La mobilité des « habitants » était alors réduite à l’acheminement des denrées en ville (Anglade, 1982a, Dorigny, 2010). Cependant, ce blocage économico-spatial n’a pas freiné la croissance démographique, dans la mesure où, encouragée par la décaporalisation agraire ou « la politique du laisser-faire » après 1850 et alimentée par la représentation sociale selon laquelle « les enfants sont la richesse des pauvres », la population haïtienne a littéralement explosé (Dorvilier, 2010).
5La combinaison de la forte croissance de la population rurale, du mode de production archaïque (Lundahl, 1979), des politiques agroéconomiques et territoriales inappropriées (Millet, 1978 ; Doura, 1995 ; Souffrant, 1995 ; Fréguin et Devienne, 2006 ; Despinas, 2008 ; Faton, 2014 ; Gilbert, 2016 ; Providence, 2022) et des problèmes environnementaux (Bernardin, 1989 ; Smucker et al., 2006 ; Dolisca et al., 2007 ; Verner, 2008; Salomon, 2023) a alors abouti à la crise du système agraire (SACAD et FAMV, 1992, 1993, 1994) et l’approfondissement de la pauvreté (Montas, 2005 ; Singh et Barton-Dock, IHSI, 2010, 2014, 2016 ; Mérat, 2019 ; Pokhriyal et al., 2020). Ainsi, la diversification de l’économie nationale et la scolarisation des enfants des paysans faisant parallèlement défaut, dans le but de « devenir quelqu’un », les nouvelles générations ont dû refuser de persévérer dans l’être paysan marginalisé et choisir d’effectuer un déplacement spatial et un placement scolaire ; et ce, en vue d’« aller plus loin », dans l’espace et l’esprit.
6Malgré l’ampleur de cette opération, très peu de recherches ont été effectuées sur la relation entre les phénomènes de migration interne et de massification scolaire, ou sur leurs liens respectifs ou combinés avec la problématique de la mobilité sociale. Dans la perspective de contribuer à combler cette lacune, cette étude se propose d’analyser l’impact des dynamiques migratoire et scolaire, en tant qu’actions stratégiques (Crozier et Friedberg, 1977 ; Pavé, 1994), des acteurs des classes populaires haïtiennes sur le changement de leur position sociale. Elle part de l’hypothèse que les stratégies migratoire et scolaire de ces acteurs ont relativement échoué du fait que, en fin de compte, les conditions économico-spatiales de vie de la grande majorité des migrants se sont révélées précaires, d’une part ; et leurs investissements dans la scolarisation de leurs enfants se sont avérés non rentables, d’autre part. Autrement dit, l’incidence de la migration interne et de la scolarisation de masse sur la mobilité sociale ascendante aussi bien générationnelle qu’intergénérationnelle se révèle négligeable dans la société haïtienne.
7Pour pouvoir vérifier cette hypothèse, la méthode quantitative est utilisée. Ainsi, cette étude se base sur des données statistiques transversales et longitudinales provenant des recensements de la population et de l’habitat, d’enquêtes nationales spécifiques (enquêtes démographiques et de santé ; enquêtes sur les conditions de vie des ménages ; enquêtes sur l’emploi ; recensement scolaire ; etc.) et d’autres monographies réalisées par des organismes aussi bien gouvernementaux que non gouvernementaux. Et l’analyse, subdivisée en deux parties – le déplacement spatial (I) et le placement scolaire (II) –, se réfère principalement à l’évolution des taux de migration interne, d’urbanisation, de scolarisation, d’échec scolaire, de croissance économique, de chômage et de pauvreté en Haïti, et opère une comparaison entre ceux-ci.
8La taille de la population haïtienne a crû à un rythme rapide. À l’aide d’une économie agricole de subsistance et d’un fort taux de natalité (Guengant et May, 1992 ; Chahnazarian, 1992, Dorvilier, 2010), elle est effectivement passée de 500 000 habitants en 1804, l’année fondatrice du pays, à 3 097 220 en 1950. Elle a donc sextuplé en un siècle et demi. En 2020, elle a été estimée à 11 743 017 habitants.
Figure : Évolution des taux bruts (‰) de natalité et de mortalité, des taux d’accroissement naturel et d’accroissement total (réels et projetés) de la population de 1950 à 2050
Source : Reproduit dans J.H. Rousseau (2019)
9Depuis 1950, année de réalisation du premier recensement de la population du pays, la distribution spatiale de celle-ci a fortement varié. Cette variation est principalement due au retard de la transition démographique et à l’exode rural. En effet, compte tenu du fait que ni le taux élevé de fécondité n’a pu être rabaissé à un niveau raisonnable, ni la population rurale active non ou faiblement occupée dans le secteur primaire insérée dans le secteur secondaire embryonnaire, les individus concernés n’avaient d’autres choix que de migrer.
Tableau 1 : Évolution de la population haïtienne selon le milieu de résidence
|
|
1950
|
1971
|
1982
|
2003
|
2020
|
Ensemble
|
3 097 220
|
4 329 991
|
5 053 791
|
8 373 750
|
11 743 017
|
Urbain
|
Effectif
|
377 355
|
880 551
|
1 042 102
|
3 418 508
|
6 535 875
|
%
|
12,2
|
20,3
|
20,6
|
40,8
|
55,7
|
Rural
|
Effectif
|
2 719 865
|
3 449 440
|
4 011 088
|
4 955 245
|
5 207 142
|
%
|
87,8
|
79,7
|
79,4
|
59,2
|
44,3
|
Source : Élaboré par l’auteur à partir des données de l’IHSI
10Selon l’Institut haïtien de Statistiques et d’Informatique (IHSI) (2009 : 17-18)
Un effectif de 790 771 individus a déclaré un lieu de naissance en Haïti distinct du lieu de résidence, soit 9,4 % de la population résidente et 97 % de la population migrante totale composée des migrants internes et des migrants internationaux (808 030 personnes). […]. De ces migrants internes, 82 % vivent, au moment du recensement, en milieu urbain et 56 % d’entre eux sont des femmes. […] Lorsqu’on considère les Départements de destination des migrants, on observe que le département de l’Ouest absorbe à lui seul 90 % des migrants internes. Les Départements du Nord et de l’Artibonite qui occupent respectivement le 2e et le 3e rang dans les destinations ne reçoivent chacun que 2 % des migrants internes.
Tableau 2 : Répartition de la population résidente selon le statut migratoire
Milieu de résidence
|
Non-migrants
|
Migrants internes
|
Immigrants
|
Total résidents
|
Effectif
|
%
|
Effectif
|
%
|
Effectif
|
%
|
Urbain
|
2 751 380
|
36,4
|
655 193
|
82,9
|
11 935
|
69,2
|
3 418 508
|
Rural
|
4 814 340
|
63,6
|
135 578
|
17,1
|
5 324
|
30,8
|
4 955 242
|
Ensemble
|
7 565 720
|
1000
|
790 771
|
100
|
17 259
|
100
|
8 373 750
|
Source : IHSI-RGPH, 2003
11Outre le recensement de la population et de l’habitat de 2003, les enquêtes démographiques et de santé (EMMUS) effectuées en Haïti permettent aussi de constater la grande mobilité spatiale de la population haïtienne à partir de l’ancienneté dans le milieu de résidence (Jean Simon, 2022). Elles révèlent que 23,3 % de femmes ont déclaré avoir toujours résidé en milieu urbain en 1994 contre 14,4 % en 2017. En revanche, le pourcentage de celles-ci qui avait toujours résidé en zone rurale était de 43,7 % en 1994 contre 38,5 % en 2017 et la proportion de femmes qui résidaient depuis moins de dix ans en milieu urbain est passée 14,7 % en 1994, à 24,6 % en 2017.
Tableau 3 : Répartition de la population selon l’ancienneté résidentielle
L’ancienneté résidentielle
|
1994
|
2000
|
2006
|
2017
|
Homme
|
Femme
|
Homme
|
Femme
|
Homme
|
Femme
|
Homme
|
Femme
|
Toujours en milieu urbain
|
-
|
23,3
|
16,5
|
17,8
|
13,7
|
15,5
|
14,4
|
14,4
|
Toujours en milieu rural
|
-
|
43,7
|
51,5
|
39,4
|
44,4
|
34
|
48,2
|
38,5
|
Moins de 10 ans en milieu urbain
|
-
|
14,7
|
11,2
|
15,8
|
18,8
|
24,6
|
10,8
|
16,8
|
Moins de 10 ans en milieu rural
|
-
|
4,6
|
7,1
|
12,3
|
8,1
|
12,2
|
9,0
|
13,6
|
10 ans et plus en milieu urbain
|
-
|
10,1
|
7,0
|
7,1
|
8,7
|
7,4
|
8,6
|
8,4
|
10 ans et plus en milieu rural
|
-
|
1,8
|
5,7
|
5,8
|
5,3
|
4,8
|
8,0
|
7,0
|
Visiteurs
|
-
|
1,9
|
1,0
|
1,8
|
0,9
|
1,7
|
0,9
|
1,2
|
Échantillon
|
-
|
5 356
|
3 171
|
10 159
|
4 958
|
10 757
|
11 110
|
14 371
|
Source : Reproduit dans D. Jean Simon (2022 : 120), réalisé à partir des données d’EMMUS-Haïti
12Il est à noter que la majorité des migrants internes recensés sont des femmes. Cela s’explique non seulement par le régime de succession foncière s’avérant au fil du temps de plus en plus défavorable aux femmes (Oriol et Dorner, 2012 ; Lebrun et Goulet, 2019), mais également par la propension des hommes haïtiens à émigrer de préférence à l’étranger. Cette migration masculine a débuté au début du vingtième siècle à l’occasion de l’occupation américaine (Castor, 1978 ; Audebert, 2012). En effet, avec la prépondérance des États-Unis et donc l’investissement de ses capitaux dans la sous-région des Caraïbes au début du xxe siècle (Manigat, 1969 ; Cardoso et Trèves, 1973), une quantité importante d’Haïtiens, presque exclusivement des hommes, soit environ 500 000, ont émigré, entre 1915 et 1929, à Cuba et en République dominicaine pour aller travailler dans les plantations de canne à sucre (Lundhal, 1982, 2009).
13La migration interne en flux abondant et continu montre que les nouvelles générations de paysans avaient pris conscience que, comparativement à leurs ascendants, elles ne pouvaient que régresser socialement, dans la mesure où, à cause du rétrécissement des propriétés familiales déjà originellement exiguës (Romulus, 1987) et du régime traditionnel de succession foncière (Oriol et Dorner, 2012), elles disposaient de moins de surfaces de terres cultivables, si elles restent attachées à l’espace rural. Autrement dit, « l’économie politique de la dégradation », pour reprendre la belle et juste expression de Georges Anglade (1982a), a aiguisé leur sens de prévoyance (Bourdieu, 2000 : 377-378).
14Ce « sens pratique » (Bourdieu, 1976) a donc fait voir à l’avance aux nouvelles générations de paysans qu’elles ne pourront même pas avoir le même niveau de vie que leurs parents au sens d’avoir accès en propre à la terre ou apprendre – sur le tas, à la campagne ou en ville – d’autres métiers de l’artisanat ou para-agricoles (charbonnier, forgeron, sellier-bourrelier, tanneur, scieurs de long, fabricant de cordes, menuisier, vannier, matelassier, maçon, charpentier, tailleur, cordonnier, distilleur, etc.), se procurer d’autres biens (bétail, maison améliorée, etc.), se marier dignement (Moral, 1978 ; Lundahl, 1979 ; Bastien, 1985) et enfin subvenir aux nouveaux besoins de leurs familles et « progresser dans la vie ». Il a toutefois accéléré la transition urbaine du pays.
Figure 2 : La transition urbaine en Haïti
Source : Reproduit dans M. Benoit-Cattin (2016)
15Si cette migration a engendré une forte croissance de la population des villes chefs-lieux de Département, elle a littéralement fait exploser la ville capitale de Port-au-Prince, laquelle, faut-il le rappeler, a bénéficié du dispositif de centralisation politico-administrative et de concentration des activités économiques mis en place au cours de l’occupation américaine (Castor, 1978 ; Anglade, 1982 ; Lucien, 2013). En 2003, elle constituait 23 % de la population totale, 56 % de la population urbaine totale et 61,9 % de la population du Département de l’Ouest. En effet, selon l’IHSI (2009 : 18), « Plus de 600 000 personnes (637 038) ont migré vers “l’Aire métropolitaine”, soit 80 % des migrants internes (790 771). Plus de 40 % d’entre eux, soit 42,5 % sont nés dans le département de l’Ouest et 40,9 % proviennent de l’ensemble des départements de la péninsule sud (dans l’ordre décroissant : Grande-Anse, Sud, Sud-Est). ».
Figure 3 : Répartition de la population migrante (en %) dans les villes chefs-lieux et l’AMP, par comparaison de la population totale urbaine en 1950 et 2003
Source : Reproduit dans C. J. Duval (2013)
16Aussi paradoxale que cela puisse paraître, cette explosion démographique ne dérive pas de la migration du milieu rural vers l’Aire métropolitaine de Port-au-Prince (composée des communes de Carrefour, Cité-soleil, Delmas, Port-au-Prince, Pétion-Ville, Tabarre) (IHSI, 2009) ou, selon les détracteurs de l’exode rural, de « l’envahissement des paysans ». Car, comme l’a précisé l’IHSI (2009), les migrants ruraux qui résident dans cet espace ne représentent que 54,9 % du total de ses entrants. Ces derniers proviennent plutôt des résidents des autres villes du pays, notamment celles de la presqu’île du Sud. C’est dire que la migration urbaine-urbaine, en tant que seconde vague de la migration interne, est la cause principale de l’extension et de la densification de cette zone.
17La migration des paysans vers les villes et des citadins provinciaux vers Port-au-Prince, en tant qu’action de dé-placement, au sens physique et économique du terme (Babou, 2011), représente donc aussi bien une demande de changement mélioratif de condition d’existence, comme en témoignent les fréquents mouvements contestataires (Hector, 2006) notamment ceux qui ont abouti à renverser la dictature trentenaire des Duvalier en 1986, qu’une stratégie de constitution d’un capital humain (Schultz, 1961).
18Autrement dit, les migrants haïtiens ont quitté un lieu de vie – et du même coup désinvesti dans le secteur primaire – appréhendé comme stagnant, voire régressif, tant du point de vue matériel (manque de terres cultivables, incapacité de se procurer un cheptel, difficulté à construire une maison améliorée, chômage, insécurité alimentaire) que symbolique (poids des traditions, absence d’établissements scolaires déjà nés ou à naître, manque de loisirs), pour un autre espace – et ce faisant investi dans le secteur tertiaire – jugé dynamique et épanouissant.
19Cependant, l’insertion socio-économique des migrants dans ce nouvel espace a été fortement limitée, voire rendue impossible. Les actions individuelles – en quelque sorte rationnelles en finalité (Weber, 1922) – des masses populaires haïtiennes visant l’ascension sociale se sont effectivement heurtées à la dure réalité économique du pays. Car, celle-ci, n’ayant connu qu’une seule période de croissance significative (1970-1981), n’était pas véritablement à la hauteur de leurs espérances. En effet, selon la Banque mondiale (2016 : 31)
De 1971 à 2013, la croissance du PIB s’est établie en moyenne à 1,2 % par année, restant ainsi bien inférieure à la moyenne de la région Amérique latine et Caraïbes (3,5 %) et de celle des économies affichant un niveau de développement similaire (3,3 %) […]. Les rares périodes de croissance positive sont restées éphémères, et ont souvent été suivies d’un ralentissement de l’activité économique. De plus, compte tenu de la croissance démographique importante du pays, le PIB par habitant a même reculé de 0,7 % par année en moyenne entre 1971 et 2013.
Tableau 4 : Évolution de l’économie haïtienne selon la contribution en % des facteurs de croissance
Facteurs de croissance
|
|
1970-2012
|
1970-1981
|
1981-1995
|
1995-1999
|
1999-2012
|
Stock de capital
|
0,3
|
-0,2
|
0,1
|
0,3
|
1,0
|
Main-d’œuvre
|
1,3
|
1,2
|
1,2
|
1,6
|
1,3
|
Capital humain par travailleur
|
0,5
|
0,4
|
0,6
|
0,4
|
0,3
|
Productivité totale des facteurs
|
-1, 0
|
2,5
|
-3,2
|
0,3
|
-1,8
|
PIB réel
|
1,1
|
4,0
|
-1,3
|
2,6
|
0,8
|
Source : Banque mondiale (2016)
20Cette réalité économique ne peut impliquer qu’un taux élevé de chômage dans l’ensemble du pays. En effet, comme l’a relaté l’IHSI (2009 : 36-37), en 2003
Au total, un peu plus d’un million (1 044 711) de personnes sont considérées comme des chômeurs, dont 485 923 femmes (50 %). […] Les individus à la recherche de leur premier emploi […] comptent respectivement pour 78 % des chômeurs ouverts et 53 % de la population totale des chômeurs (chômeurs ouverts et chômeurs découragés). Les chômeurs découragés constituent le second contingent d’envergure de la population totale des chômeurs, soit 31 % de celle-ci. Primodemandeurs d’emploi et chômeurs découragés sont jeunes. Respectivement, 60 % et 50 % d’entre eux ont moins de 30 ans (80 % et 68 % ont moins de 40 ans) tandis que 30 % seulement d’anciens travailleurs se situent en dessous de 30 ans.
21Le taux de chômage élevé de jeunes s’explique non seulement par leur proportion dans la population totale, mais également par l’étroitesse du marché du travail. En effet, la population est très jeune (l’âge médian était estimé à 22,8 ans en 2020 et à 23,5 ans en 2023), et l’économie nationale, en grand déficit d’investissements à la fois internes et externes, ne parvient pas à créer assez d’emplois relativement à la population active. En outre, comme les secteurs productifs sont dans un grand état de délabrement et donc se trouvent incapables d’innover, l’offre de formation technique et professionnelle se révèle aussi bien limitée, en termes de variétés, qu’archaïque, en termes de type. Les jeunes sont donc pris dans un cercle vicieux de sous-développement.
Figure 4 : Taux de chômage par groupe d’âge quinquennal et par sexe en 2003
Source : IHSI (2009)
22Le taux de chômage s’est avéré et continue d’être beaucoup plus élevé dans le milieu urbain haïtien, plus particulièrement dans l’Aire métropolitaine de Port-au-Prince. En effet, selon l’IHSI (2009 : 36), « Le taux de chômage de 35,1 % calculé pour l’ensemble du pays masque des différences importantes entre les milieux de résidence. Dans la population active urbaine, un peu plus de 4 personnes sur dix sont des chômeurs contre 3 personnes sur dix en milieu rural. Ce taux de chômage urbain est très élevé. »
Figure 5 : Profil des taux de chômage par âge et selon le milieu de résidence
Source : IHSI, EBCM, Vol. 1 (2000 : 112)
23Et, en 2007, date de réalisation de l’enquête sur l’emploi et l’économie informelle en Haïti, la situation du chômage ouvert de la population active n’a pas évolué positivement, car « le taux de chômage s’élève à 16,8 % pour l’ensemble urbain et rural. Mais, il est nettement plus élevé en milieu urbain et tout particulièrement dans l’Aire métropolitaine de Port-au-Prince (33,3 % contre 9,4 % en milieu rural) » (IHSI, 2010 : 46).
Tableau 5 : Taux (%) de chômage (10+) par sexe selon milieu de résidence
Sexe
|
AMP
|
Autre urbain
|
Rural
|
Ensemble
|
Homme
|
33,5
|
18,7
|
7,3
|
14,9
|
Femme
|
33,1
|
21,6
|
12,1
|
19,2
|
Ensemble
|
33,3
|
20,1
|
9,4
|
16,8
|
Population estimée
|
777 167
|
547 723
|
1 942 456
|
3 267 345
|
Échantillon
|
4 380
|
3 181
|
2 840
|
10 401
|
Source : IHSI-EEEI (2010)
24Cela montre que, contrairement au modèle économique dualiste de Lewis (1954), en Haïti, le surplus de main-d’œuvre rurale disponible n’a pas pu être réaffecté dans les entreprises des villes afin de promouvoir la croissance économique et le développement souhaités, du fait qu’aucune politique d’industrialisation endogène ou par substitution d’importation n’a été véritablement mise en œuvre et donc la demande de travail dans le secteur secondaire a demeuré et demeure encore insuffisante. Les migrants qui étaient attirés par la perspective de revenus supérieurs se trouvent donc confrontés à un chômage de masse.
25Aussi, face au déficit à la fois quantitatif et qualitatif de logements dans les villes, particulièrement dans l’Aire métropolitaine de Port-au-Prince (Fass, 1987 ; Bernardin, 1989 ; Lhérisson, 1999 ; Lazarralde, Petter et Julien, 2018 ; Emmanuel et al., 2000), les conditions d’habitat des migrants n’ont pas été améliorées, en dépit du fait que le milieu rural compte beaucoup plus de kay tè (24 094 contre 3358), de taudis (32 440 contre 23 135) et d’ajoupas (32 7922 contre 26 444) que le milieu urbain (IHSI-RGPH, 2003). S’il s’avère effectivement que l’habitat rural qu’ils ont délaissé est caractérisé par une archaïque sobriété, il n’en demeure pas moins que celle-ci est souvent compensée par un environnement (champs agricoles, rivière, étang, etc.) étendu et apaisant. Or, dans le milieu urbain, ils ont été relégués et demeurent encore dans des bidonvilles où les logements sont très précaires, les services publics absents et l’environnement insalubre et oppressant.
26Cette relégation découle du fait que les espaces d’attraction des migrants, en l’occurrence les villes coloniales haïtiennes, n’ont pas été planifiés par les autorités publiques en prévision de la croissance et de la mobilité de la population. D’ailleurs, au lieu de faire penser et subséquemment de les gérer stratégiquement, certains dirigeants s’en sont servis, en termes de démonstration politique partisane. Par exemple, dans une optique de légitimation, le dictateur François Duvalier, à l’occasion de l’anniversaire de sa prise de pouvoir, s’adonnait à faire venir manifester à la capitale de nombreux paysans, dont la plupart y demeuraient définitivement, certes à ses marges, après les festivités politiques.
27La mobilité spatiale, en tant que stratégie d’ascension sociale, d’une importante quantité de la population haïtienne s’est donc avérée un cuisant échec, dans la mesure où elle n’a pas permis d’améliorer significativement les conditions de vie. Pour une grande fraction, elle s’est plutôt révélée une régression sociale, en termes de perte d’autonomie individuelle, de manque d’activités productives et de la précarité de lieu de vie. De ce fait, les parents-migrants ont dû reporter leurs projets personnels sur leurs descendants, en termes de mobilité sociale intergénérationnelle. Ce projet parental se traduit par leurs investissements (financiers et moral) dans la scolarisation de leurs enfants, lesquels se caractérisent par le niveau de celle-ci comparativement à celle des enfants des non-migrants.
Tableau 6 : Répartition de la population résidente de 5 ans et plus par niveau d’instruction et milieu de résidence selon le statut migratoire et le sexe
NIVEAU D’INSTRUCTION
|
NON MIGRANTS
|
MIGRANTS
|
2 sexes
|
Masculin
|
Féminin
|
2 sexes
|
Masculin
|
Féminin
|
ENSEMBLE
|
Aucun
|
38,9
|
36,1
|
41,5
|
25,0
|
20,0
|
29,0
|
Préscolaire
|
5,1
|
5,3
|
4,8
|
2,6
|
2,7
|
2,5
|
Primaire : 1e à 6e AF
|
35,4
|
36,5
|
34,3
|
33,7
|
32,8
|
34,4
|
Secondaire : 7e à 9e AF
|
10,2
|
10,3
|
10,1
|
16,3
|
17,2
|
15,6
|
Secondaire : 3e à Philo
|
9,6
|
10,6
|
8,7
|
19,6
|
23,2
|
16,8
|
Universitaire 1er cycle
|
0,8
|
1,0
|
0,5
|
2,5
|
3,6
|
1,6
|
Universitaire 2e cycle
|
0,0
|
0,1
|
0,0
|
0,1
|
0,2
|
0,1
|
Universitaire 3e cycle
|
0,0
|
0,1
|
0,0
|
0,1
|
0,2
|
0,1
|
TOTAL
|
100,0
|
100,0
|
100,0
|
100,0
|
100,0
|
100,0
|
URBAIN
|
Aucun
|
17,6
|
14,2
|
20,6
|
21,1
|
15,7
|
25,2
|
Préscolaire
|
5,1
|
5,4
|
4,8
|
2,4
|
2,5
|
2,4
|
Primaire : 1e à 6e AF
|
38,1
|
37,8
|
38,4
|
33,9
|
32,3
|
35,1
|
Secondaire : 7e à 9e AF
|
16,9
|
17,1
|
16,8
|
17,7
|
18,8
|
16,8
|
Secondaire : 3e à Philo
|
20,1
|
22,7
|
17,9
|
21,8
|
26,1
|
18,5
|
Universitaire 1er cycle
|
1,9
|
2,6
|
1,3
|
2,8
|
4,2
|
1,8
|
Universitaire 2e cycle
|
0,1
|
0,1
|
0,1
|
0,2
|
0,3
|
0,1
|
Universitaire 3e cycle
|
0,1
|
0,1
|
0,0
|
0,1
|
0,2
|
0,1
|
TOTAL
|
100,0
|
100,0
|
100,0
|
100,0
|
100,0
|
100,0
|
RURAL
|
Aucun
|
51,2
|
47,9
|
54,4
|
44,4
|
39,7
|
48,5
|
Préscolaire
|
5,0
|
5,3
|
4,8
|
3,5
|
3,9
|
3,2
|
Primaire : 1e à 6e AF
|
33,8
|
35,8
|
31,8
|
32,8
|
34,9
|
31,0
|
Secondaire : 7e à 9e AF
|
6,3
|
6,7
|
6,0
|
9,5
|
10,0
|
9,2
|
Secondaire : 3e à Philo
|
3,5
|
4,1
|
3,0
|
8,8
|
10,3
|
7,6
|
Universitaire 1er cycle
|
0,1
|
0,2
|
0,1
|
0,7
|
1,0
|
0,5
|
Universitaire 2e cycle
|
0,0
|
0,0
|
0,0
|
0,1
|
0,1
|
0,1
|
Universitaire 3e cycle
|
0,0
|
0,0
|
0,0
|
0,1
|
0,2
|
0,1
|
TOTAL
|
100,0
|
100,0
|
100,0
|
100,0
|
100,0
|
100,0
|
Source : IHSI, RGPH (2003)
28Les données figurant dans le tableau ci-dessus montrent effectivement que dans l’ensemble, non seulement le nombre de non-migrants n’ayant aucun niveau d’instruction est relativement plus élevé que celui des migrants, mais aussi que les migrants sont plus nombreux à effectuer aussi bien les études de second cycle de l’enseignement fondamental (7e à 9e année) que les études secondaire et surtout universitaire. C’est dire qu’une nette différence entre les deux groupes de population se creuse notamment au niveau secondaire et universitaire. Cette différence s’explique à la fois par le déficit d’établissements scolaires et surtout l’absence totale d’universités dans le milieu rural, ce qui implique que pour poursuivre leurs études les élèves sont obligés de migrer en ville, et par la volonté de mobilité sociale des migrants.
29Pour pouvoir se désaliéner et occuper une meilleure place dans la société, les masses populaires haïtiennes ont également misé, au sens économique du terme, sur l’institution scolaire, laquelle était réservée aux enfants des élites militaire, politico-administrative et économique (Brutus, 1948 ; Joint, 2007 ; François, 2009 ; Pierre, 2008). En effet, la massification scolaire en Haïti résulte avant tout de la volonté des classes déshéritées de sortir par leurs propres efforts de la triple relégation (spatiale, sociale et symbolique) que leur ont infligée les élites créoles depuis l’indépendance nationale en 1804. Autrement dit, ils ont fini par « refuser l’inévitable et vouloir le refuser » (Bourdieu, 1980).
30Ainsi, devant les contraintes objectives de la structure sociale empêchant les premières générations nationales de « révoltés » de se réaliser, elles ont choisi de conférer à leurs enfants « un mandat familial d’ascension sociale par la voie scolaire » (Jedlicki, 2023), comme en témoignent les investissements aussi bien financiers (Moisset et Mérisier, 2001 ; MENFP, 2007) qu’affectifs – complaintes, encouragements, réprimande, soutien didactique – (André, 2015 ; Desravins, 2019) qu’elles consentent dans la scolarisation de leurs enfants.
Tableau 7 : Évolution de la scolarisation en Haïti
Niveau d’instruction
|
Année de recensement
|
1950
|
2003
|
Primaire
|
Effectif
|
205 325
|
2 600 457
|
%
|
7
|
35,2
|
Secondaire
|
Effectif
|
49 873
|
1 589 870
|
%
|
1,9
|
21,5
|
Universitaire
|
Effectif
|
3 098
|
78 797
|
%
|
0,1
|
1,06
|
Source : Élaboré par l’auteur à partir des données de l’IHSI
31Ces investissements scolaires ont fait bondir le taux de scolarisation dans le pays. En effet, malgré leur imperfection technique due principalement à la spatialité dispersée (Moral, 1959) puis bidonvillisée (Godard, 1986 ; Goulet, 2006 ; Barros et Vorms, 2019 ; Prince, 2021) et la pensée magico-symbolique (Houtart et Rémy, 2000) de la population, les statistiques officielles montrent que la société haïtienne a connu une certaine évolution en matière de scolarisation. Par exemple, le recensement de 2003 a révélé qu’environ 59 % des personnes (63 % des hommes et 54,9 % des femmes) de 15 ans et plus étaient alphabétisées dont 79,5 % dans le milieu urbain contre 42,1 % dans le milieu rural.
32Il est à noter que le taux d’alphabétisation est de 80 % chez les jeunes de 15-24 ans, environ 40 % chez les adultes de 40-44 ans et 24 % pour les 65-69 ans. Et 45,9 % des 6-24 ans (45,26 % de filles et 46,57 % de garçons), dont 36,52 % en milieu rural et 58,45 % en milieu urbain, avaient fréquenté un établissement scolaire ou universitaire pendant l’année 2001-2002. Aux deux pôles de la scolarisation, seulement 1,05 % des personnes (78 797 individus) de 5 ans et plus avaient le niveau universitaire contre 37,4 % qui n’avaient aucun niveau d’instruction, dont 51 % en milieu rural et 18,4 % en milieu urbain.
33Tout compte fait, malgré le fait que la population haïtienne soit en général peu instruite, au regard par exemple de l’effectif des individus ayant atteint le niveau supérieur en 1950, il n’en demeure pas moins que « Il y a de vrais progrès intergénérationnels : 28 % des jeunes de 25-29 ans sont, dans l’ensemble du pays, sans instruction contre 67,8 % de leurs parents appartenant à la tranche d’âge 50-54 ans et 26,6 % de ces jeunes ont un niveau d’études secondaires contre 5 % de leurs parents » (IHSI, 2009).
Tableau 8 : Effectif des étudiants au niveau supérieur en Haïti en 1950
Département
|
Total
|
1ère Année
|
2e Année
|
3e Année
|
4e Année
|
5e Année
|
6e Année
|
Niveau plus élevé
|
Nord-Ouest
|
56
|
10
|
8
|
21
|
5
|
5
|
7
|
-
|
Nord
|
371
|
43
|
77
|
160
|
29
|
23
|
20
|
19
|
Artibonite
|
281
|
41
|
38
|
127
|
24
|
8
|
28
|
15
|
Ouest
|
2107
|
200
|
275
|
879
|
235
|
119
|
191
|
208
|
Sud
|
283
|
32
|
50
|
87
|
19
|
35
|
20
|
34
|
Ensemble
|
3098
|
326
|
454
|
1274
|
312
|
190
|
266
|
276
|
Source : Reproduit dans M. M. Lubin (1959)
34L’augmentation du taux de fréquentation scolaire est principalement due non pas aux investissements de l’État dans le secteur de l’éducation, mais aux efforts personnels des familles. Car, comme le montre le tableau ci-dessous pour l’année académique 2002-2003, la plupart des établissements scolaires sont privés, ce qui implique que les parents, malgré la précarité de leur situation économique, prennent exclusivement en charge les coûts de scolarisation (frais de scolarité, uniforme, matériels didactiques, transport) de leurs enfants (Moisset et Mérisier, 2001 ; MENFP, 2007).
Tableau 9 : Répartition de l’effectif d’écoles et d’élèves par cycle et selon le secteur en 2003
Cycle
d’enseignement
|
Secteur
|
Public
|
%
|
Privé
|
%
|
Total
|
1er et 2e cycles fondamentaux
|
Écoles
|
1 241
|
8,12
|
14 027
|
91,88
|
15 268
|
Élèves
|
390 618
|
18,54
|
1 716 187
|
81,46
|
2 106 805
|
3e cycle fond. et secondaire
|
Écoles
|
207
|
9,44
|
1 985
|
90,56
|
2 192
|
Élèves
|
148 345
|
25,36
|
436 609
|
74,64
|
584 954
|
Source : MENFP, DPCE, Recensement scolaire 2002-2003
35Cet investissement privé se révèle d’autant plus important pour les familles rurales qu’en décidant d’envoyer leurs enfants à l’école, elles perdent une main-d’œuvre gratuite qu’elles sont obligées de compenser par l’achat de journée de travail ou d’organiser de coûteux konbit (activité communautaire de travail agricole) (Moral, 2005 : 193). De plus, la migration estudiantine vers les villes induit des coûts supplémentaires pour ces ménages, dans la mesure où non seulement ils doivent soit affermer au prix fort un logement – le plus souvent dans les quartiers pauvres ou populaires – pour héberger leurs enfants, soit les confier à des proches en ville (Isiugo-Abanihe, 1985 ; Eloundou-Enyegue et Shapiro, 2005 ; Pilon, 2005 ; Younoussi, 2007 ; Serra, 2009 ; Deleigne et Pilon, 2011 ; Lafortune, 2017) ; mais aussi ils sont obligés de leur envoyer régulièrement des « provisions alimentaires » prélevées de leurs maigres récoltes et de l’argent.
36Or, comme indiqué précédemment, les chefs de ménage haïtiens, notamment ceux du milieu urbain, sont confrontés à un important et endémique taux de chômage ou exercent des activités faiblement rémunératrices. L’on est alors amené à s’interroger sur la source de revenus permettant aux parents de payer les frais de scolarité de leurs enfants. En fait, outre « le recours aux mécanismes d’épargne par rotation », les dons de la part d’amis et de proches résidant en Haïti, le parrainage et les prêts usuraires (Lamaute-Brisson et al., 2005), ils parviennent à le faire à l’aide notamment des transferts sans contrepartie des migrants internationaux ou la diaspora haïtienne.
Figure 6 : Évolution des principales sources de financement de l’économie haïtienne en % du PIB
Source : Reproduit dans R. L. Cadet (2022)
37Ces transferts, jadis réservés aux couches moyennes de la société haïtienne (Fass, 1991 : 68), n’ont effectivement cessé d’augmenter depuis les années 1990. Selon la Banque de la République d’Haïti (2019 : 4), « les transferts sans contrepartie vers Haïti ont presque décuplé entre 1998 et 2018 alors que leur poids par rapport au PIB est passé de 8,8 % à 32,5 % sur la même période. Ils sont désormais, de loin, la principale source de devises du pays, soit 3,6 fois la valeur des exportations, 10 fois celle des flux d’aide au développement et 37 fois le montant des investissements directs étrangers. ».
Figure 7 : Évolution des transferts des migrants externes en dollar américain
Source : Reproduit dans J. H. Rousseau (2019)
38Après la consommation de biens alimentaires, l’éducation constitue effectivement le deuxième poste de dépense des ménages haïtiens qui reçoivent des transferts privés externes (Orozco, 2006 ; Cadet et Émile, 2016). Ces derniers financent la scolarisation de deux manières, soit directement quand les receveurs utilisent une partie pour payer la scolarisation de leurs enfants, soit indirectement quand ils s’en servent pour alimenter leurs petits commerces – le plus souvent informels –, lesquels permettent d’assurer ce paiement. En outre, des transferts privés internes (provenant de personnes qui résident en Haïti) destinés au paiement des frais scolaires sont également rendus possibles par le fait que les donateurs reçoivent des transferts externes.
39Bien que certaines recherches indiquent que les transferts de fonds de la diaspora n’aient pas un effet significatif sur l’augmentation du taux de scolarisation dans le pays (Amuedo-Dorantes, et al., 2010 ; OCDE et INURED, 2017), il n’en demeure pas moins vrai que le pourcentage d’enfants non scolarisés est largement plus élevé au sein des ménages pauvres que dans ceux des non-pauvres. Par exemple, en 2001, 62 % des enfants âgés de 6-11 ans issus de ménages pauvres fréquentaient l’école contre 79 % des enfants du même âge provenant de ménages non pauvres. En outre, en termes de scolarisation tardive, 41 % seulement des enfants pauvres âgés de 6 ans étaient scolarisés contre 69 % des enfants non pauvres. S’agissant de l’école secondaire, les jeunes de 12-18 ans provenant de ménages pauvres sont moins nombreux à la fréquenter – 20 % contre 45 % des jeunes non-pauvres – (Lamaute-Brisson et al., 2005).
40Ainsi, en réduisant relativement la pauvreté, les transferts ont un certain impact positif sur la fréquentation scolaire. D’ailleurs, aussi contradictoire que cela puisse paraître, comme l’affirme l’étude de l’OCDE-INURED (2017 : 77), au lieu d’épargner et d’acheter un bien immobilier, comme l’affirment les ménages eux-mêmes, le paiement de la scolarité des enfants représente la décision la plus importante qu’ils prennent en recevant les transferts externes. Cependant, malgré son coût exorbitant, le projet parental de mobilité sociale intergénérationnelle par l’entremise de l’éducation (Pagès, 1993 ; de Gaulejac ; 1999 ; Hatchuel, 2019 ; Joseph, 2023) s’est trouvé entravé par l’échec scolaire. Comme le montre le graphique ci-dessous, de 1994 à 2012, hormis pour le premier cycle de l’école fondamentale ou du primaire, le taux d’achèvement des cycles scolaire ne s’est pas significativement amélioré. En effet, pour le cycle primaire, il est passé de 40 à 60 % entre 1994 et 2012. S’agissant du premier cycle du secondaire, il demeure très bas en passant de 21 % en 1994 à 36 % en 2012. Et le second cycle du secondaire n’en accuse que 12 % en 2012.
Figure 8 : Taux d’achèvement des cycles scolaires en Haïti (1994-2012)
Source : UNESCO – http://www.education-inequalities.org/
41Et de 2010 à 2018, comme le montre le graphique ci-dessous, en moyenne, environ 60 % des jeunes d’une classe d’âge obtiennent le diplôme de l’enseignement fondamental et 22 % le diplôme de fin d’études secondaires. Cette situation s’explique par les phénomènes d’abandon scolaire, le plus souvent pour des motifs financiers (incapacité des parents à payer les frais de scolarisation), et d’échec scolaire des enfants pour des raisons aussi bien pédagogiques propres au mode de fonctionnement du système éducatif haïtien que socio-économiques liées au faible niveau de scolarisation et des conditions de vie des chefs de ménages. Ainsi, outre le fait que 25 % des filles et 15 % des garçons de 5 ans, 19 % des garçons et 17 % des filles de 6 à 11 ans, 12 % des garçons du groupe d’âge et 6 % des filles de 12 à 14 ans ne sont pas scolarisés (MENFP, 2020), dont la majeure partie vit en milieu rural et la quasi-totalité appartient aux classes défavorisées, la grande majorité des élèves haïtiens ne parviennent pas à franchir le premier obstacle académique que représente l’enseignement secondaire.
Figure 9 : Proportion de diplômés par classe d’âge (2010-2018)
Source : MENFP (2020)
42De plus, hormis le fait que les Centres de formation professionnelle et technique ne sont pas assez suffisants et diversifiés en termes d’offre de formation pour accueillir les jeunes en situation d’échec scolaire, les institutions d’enseignement supérieur (IES) – soit pour l’année 2018 un total de 219 dont 18 publiques et 82 privées qui ne sont pas reconnues par l’État haïtien – n’ont pas la capacité d’accueillir la quantité d’élèves – quoique très faible au regard de l’effectif d’une classe d’âge – qui ont pu terminer leurs études secondaires (Jacob, 2020). Par exemple, pour la période 2011-2017, en moyenne, 43 213 élèves ont pu obtenir le diplôme de fin d’études secondaires alors que les IES n’en arrivent à absorber que 61,17 % de ceux-ci (Jacob, 2023 : 8). Quant aux institutions d’enseignement supérieur publiques (IESP), elles ne peuvent accueillir annuellement et invariablement qu’environ 7 000 étudiants.
Tableau 10 : L’accueil des étudiants dans les IES publiques
Année
|
Effectif étudiants
|
Effectif étudiants dans les IESP
|
% étudiants dans les IESP
|
1990
|
8 800
|
6 278
|
71,34
|
1995
|
20 000
|
9 782
|
48,91
|
2005
|
40 000
|
12 000
|
30,00
|
2010
|
100 000
|
40 000
|
40,00
|
2014
|
100 247
|
35 843
|
35,75
|
2018
|
150 000
|
-
|
-
|
Source : S. Jacob (220, 2023), avec les données du MENF-DESRS
43Le projet parental de mobilité sociale est également empêché par le taux de chômage très élevé des individus ayant atteint les niveaux d’études secondaires et universitaires. Car, comme l’a révélé l’IHSI (2000 : 115-116), « en milieu urbain – tant dans la capitale que dans les autres villes du système urbain – 60 % au moins des chômeurs ont achevé avec succès au moins une année du cycle secondaire […] En deçà du supérieur, l’éducation ne protège pas contre le chômage […] Mais la détention du niveau universitaire ne suffit pas à éviter le chômage ». Le même constat est fait par cette institution en 2010
44Le taux de chômage augmente avec le niveau d’études jusqu’au secondaire où il équivaut à 37,1 % puis diminue chez les personnes ayant commencé ou achevé l’université [20 %]. […] Tout se passe comme si les individus les plus dotés en termes de niveau d’études auraient les moyens d’être au chômage plutôt que d’exercer un emploi peu rémunérateur par exemple ou encore ils aspirent à des emplois – en termes de statut, de qualité – que la dynamique économique ne crée pas. (IHSI, 2010 : 49).
45Cela montre que, contrairement à la théorie du cercle vertueux formé par l’éducation et l’emploi (Laing, Polivos et Wang, 1995 ; Burdett et Smith, 2002), dans le contexte haïtien, les formations professionnelle et universitaire des jeunes ne leur permettent pas véritablement d’exercer une activité rémunérée et de combler leurs attentes (Hazan, Novella, et Zanuso, 2018). Ainsi, les efforts consentis par les parents pour construire presque de manière romanesque des dispositions scolaires chez leurs enfants (Gaulejac, 1999 ; Attias-Donfut, 2016 ; Garcia, 2018) et pour payer les frais de leurs études se trouvent dans l’impossibilité d’être récompensés. Car, aussi bien les parents que leurs descendants sont pris dans un cercle vicieux de la pauvreté.
46En effet, suivant les dernières données disponibles, en 2012, du point de vue monétaire, 58,5 % de la population vivait dans la pauvreté modérée, avec moins de deux dollars américains par jour, et 23,8 % dans la pauvreté extrême, avec moins d’un dollar américain par jour (Mérat, 2019). Et, suite au violent mouvement politique contestataire baptisé de « peyi lòk » (Civil, 2020) entamé en 2018 qui a abouti à l’assassinat du Président Jovenel Moïse dans la nuit du 6 au 7 juillet 2021, et de la détérioration du climat de sécurité, l’économie du pays s’est contractée de 1,7 % en 2019, 3,3 % en 2020, 1,8 % en 2021, 1,7 % en 2022 et 1,9 % en 2023 (IHSI, 2023 : 18). Ainsi, depuis cette date, la pauvreté multidimensionnelle s’est sans doute continuellement aggravée.
Figure 10 : Incidence (%) de la pauvreté multidimensionnelle (PM) et de la pauvreté multidimensionnelle sévère, au niveau national et selon les tranches d’âge, 2016-2017
Source : CEPALC, réalisé avec les données de l’EMMUS-VI (2016-2017), reproduit dans Tromben Rojas et al. (2020 : 13)
47Les stratégies de mobilité géographique et d’investissement scolaire des masses populaires haïtiennes se sont inscrites dans une logique de mobilité sociale ascendante générationnelle et intergénérationnelle. Elles ont effectivement fini par donner lieu à de significatifs changements sociaux en termes particulièrement de transition urbaine et de massification scolaire. Néanmoins, ces transformations doivent être relativisées compte tenu des résultats négatifs de ces deux dynamiques.
48D’une part, n’ayant pas été insérée dans des politiques publiques de développement, la migration interne, à la fois rurale-urbaine et urbaine-urbaine, a provoqué une urbanisation anarchique, la multiplication de quartiers informels, le chômage de masse et la pauvreté. Cela signifie que les conditions matérielle et économique de la grande majorité des migrants n’ont pas été améliorées. D’autre part, la massification scolaire a débouché sur le fait qu’environ 80 % d’une classe d’âge ne parvient pas à obtenir le diplôme de fin d’études secondaires et que plus de la moitié des 20 % qui ont pu passer par les étroites mailles du filet scolaire n’arrivent pas à accéder à l’enseignement supérieur faute de places dans les établissements d’enseignement supérieur publics et par manque de moyens financiers pour payer les frais d’études dans les établissements privés. Et les jeunes qui ont pu terminer le premier cycle de l’enseignement supérieur ne parviennent pas à s’insérer sur le marché du travail, faute de création d’emplois dans l’économie haïtienne. Ce qui implique qu’ils ont été condamnés au même sort social que leurs parents, c’est-à-dire la reproduction de la condition de classe défavorisée.
49Tout cela montre que, malgré les efforts déployés par les classes déshéritées de la société haïtienne afin de changer leurs conditions d’existence, de nombreux obstacles institutionnels les en empêchent. Pour preuve, la pauvreté multidimensionnelle que leurs membres fuyaient tant dans le milieu rural qu’urbain et contre laquelle ils investissaient dans la scolarisation de leurs enfants persiste. L’ascension sociale devient alors pour eux un mirage. Pour pouvoir réaliser le projet parental de mobilité sociale intergénérationnelle, les jeunes haïtiens issus de ces classes rêvent ou prennent la décision d’aller encore beaucoup plus loin, c’est-à-dire partir à l’étranger pour travailler ou entreprendre des études supérieures.