1Historiquement et actuellement, la République d’Haïti est confrontée à des problèmes économiques, sociaux, politiques, humanitaires et climatiques qui ont eu un impact intense et direct sur sa population (Valler Filho, 2007 ; Beckett, 2020 ; Gomez Ramirez, 2022 ; Paul et al., 2022 ; Jules et al., 2023 ; Paul et al., 2023). En plus d’être le pays le plus pauvre (CEPALC, 2024) et celui dont l’indice de développement humain est le plus bas des Amériques (PNUD, 2024), la faim est restée à des niveaux extrêmement élevés au cours des vingt dernières années, affectant près de la moitié de sa population (FAO, 2023). Bien que les problèmes socio-économiques touchent à la fois les zones urbaines et rurales, ils sont plus intenses dans les campagnes, où l’accès aux services de base et aux politiques publiques dans différentes zones est encore plus difficile (Lundahl, 2015 ; Gutiérrez et Gilbert, 2019). De plus, lorsqu’il y a des améliorations dans le pays, les progrès sont beaucoup plus lents dans les zones rurales que dans les zones urbaines (Charles, 2019).
2Comme l’ont souligné Paul et al. (2010) et Dorvil et al. (2023), outre des questions plus générales, le secteur agricole haïtien a été confronté à un certain nombre de difficultés structurelles et conjoncturelles, telles que les problèmes climatiques (manque ou excès de précipitations, températures extrêmes), l’érosion, le coût élevé des facteurs de production spécialisés, la réduction des surfaces cultivées, la difficulté d’accès au crédit agricole, etc. Le sous-investissement chronique dans les zones rurales en termes d’infrastructures et de services publics, couplé à une gestion inefficace des ressources naturelles et au processus de libéralisation économique depuis les années 1980, a créé un contexte très difficile pour les paysans haïtiens (Paul et al., 2010 ; Van Vliet et al., 2017 ; Dor et Wesz Jr., 2023 ; Étienne, 2023).
3Parmi les principaux problèmes recensés par le Recensement général de l’agriculture 2008/2009, les agriculteurs ont souligné le manque de ressources financières, le manque de soutien (public, privé ou de la part d’organisations non gouvernementales), les difficultés d’irrigation, les catastrophes naturelles, le faible accès aux intrants et au crédit, la baisse de la fertilité, les attaques de ravageurs, le manque de transport, l’insuffisance des terres agricoles, les problèmes de commercialisation de la production, etc. (MARNDR, 2012). Il ne fait aucun doute que l’accès aux marchés est devenu un défi majeur pour les agriculteurs, en particulier avec l’intensification des crises multiples et interconnectées telles que celle à laquelle le pays est actuellement confronté (Paul et al., 2023 ; Osthe et Wesz Jr., 2024).
4Dans cette optique, l’objectif de cet article est d’analyser les marchés agroalimentaires auxquels accèdent les agriculteurs de la commune de Saint-Raphaël (Haïti), en identifiant les principaux canaux de commercialisation, leurs avantages et leurs défis, ainsi qu’en présentant certaines stratégies que les agriculteurs ont développées et utilisées pour faire face à ces problèmes. Cette localité a été choisie en vertu de son importance dans la production agricole régionale (MARNDR, 2012).
5Selon Schneider (2016), le terme « marché » est généralement utilisé au singulier et est presque toujours associé à deux phénomènes sociaux très présents dans la vie des gens, qui sont la concurrence et le système de prix qui lui correspond. Pour l’auteur, il existe trois grandes manières d’appréhender la question du marché, à savoir : i) en tant que lieu, espace physique spécifique dans lequel se déroulent les échanges matériels de produits et de biens ; ii) le marché en tant que principe d’ordonnancement de la société et de l’économie, dans le cadre du fonctionnement du capitalisme ; et iii) le marché en tant que construction sociale, qui résulte de processus d’interaction entre des agents qui échangent et troquent des biens pour différentes raisons, qu’elles soient d’ordre économique, social ou culturel.
6Depuis les années 1980, des changements majeurs ont affecté l’organisation du secteur agroalimentaire. Les processus de libéralisation, de globalisation et de dérégulation (ou de régulation avec de nouvelles institutions et formes de gouvernance), préconisés et promus par les organisations internationales (notamment le Fonds monétaire international, la Banque mondiale et l’Organisation mondiale du commerce), ont ouvert la voie à l’intégration croissante des produits agroalimentaires dans les chaînes de valeur mondiales et à l’expansion des entreprises transnationales. Néanmoins, les marchés locaux et les circuits régionaux de commercialisation des produits agricoles n’ont pas disparu (Niederle et Wesz Jr., 2020).
7Selon Maluf (2004), les tendances récentes du système agroalimentaire se caractérisent par la coexistence de processus de standardisation et de différenciation de la consommation alimentaire, dont les effets s’étendent à l’étape de la production agricole. Selon l’auteur, la concentration de la transformation agro-industrielle se poursuit afin de répondre aux exigences de la production à grande échelle, même si les nouvelles technologies permettent d’accompagner la production à grande échelle par la différenciation des produits finaux. Dans le même temps, la valorisation des produits présentant des attributs de qualité différenciés crée de nouvelles opportunités de marché, dont beaucoup sont accessibles aux petits et moyens agriculteurs. Ces nouvelles opportunités vont de l’insertion de ces agriculteurs dans des marchés de niche nationaux et internationaux, comme c’est le cas pour les produits artisanaux, les produits d’appellation d’origine et les produits biologiques, à l’amélioration des circuits régionaux de production, de distribution et de consommation alimentaires (Maluf, 2004 : 304).
8Dans le cas des paysans et des agriculteurs familiaux, ils entretiennent des liens simultanés avec différents types de marchés agroalimentaires en raison de leur profil de production diversifié. La production de différents produits dans les unités familiales rurales, que ce soit pour la consommation ou pour la vente, fournit des liens multiples avec le marché (Niederle et Wesz Jr., 2020 ; Deggerone, 2021 ; Verano, 2023). Toutefois, les agriculteurs qui choisissent de se spécialiser dans la production de quelques produits spécifiques sont soumis à des pressions concurrentielles accrues qui les poussent à augmenter l’échelle de production et, par conséquent, à accroître le degré de spécialisation de la production. L’utilisation des ressources (terre, main-d’œuvre et ressources financières) se concentre sur une gamme réduite de produits, et l’insertion dans le marché est plus fortement orientée vers les chaînes intégrées et le(s) marché(s) national(aux) ou international(aux) correspondant(s) (Maluf, 2004).
9Même parmi les agriculteurs dont la production est centrée sur la subsistance de la famille, des relations sont généralement établies avec les marchés, car une partie de leur production, généralement des excédents, est destinée à la circulation sur le marché. Même si cette relation n’est pas au centre des stratégies de maintien de la famille, une partie des biens produits doit être commercialisée afin d’être convertie en argent liquide, ce qui permet d’acheter des produits non produits par l’unité familiale, mais qui sont essentiels à leur subsistance (Niederle et Wesz Jr., 2020). En outre,
10L’augmentation de la production commercialisée peut contribuer non seulement à stabiliser les prix sur les marchés locaux, en fournissant de meilleures incitations à l’investissement, mais aussi à créer des opportunités pour les familles de générer des excédents de trésorerie qui, lorsqu’ils sont réinvestis dans l’économie rurale, peuvent générer des effets multiplicateurs significatifs (Árias et al., 2013 : 12).
11L’insertion ou la relation des agriculteurs dans les marchés est donc un fait que l’on peut observer au quotidien. Rares sont les agriculteurs qui vivent de manière autochtone et qui n’effectuent pas d’échanges simples ou n’ont pas de relations avec des marchés plus complexes. Les marchés font partie des processus sociaux de production et de reproduction des activités économiques et des unités familiales, ils influencent la vie, les valeurs et la culture des gens, ils façonnent et modifient les institutions et sont à l’origine de conflits, de protestations et de litiges. Dans la mesure où les marchés revêtent ces caractéristiques sociales, ils remplissent les conditions pour être interprétés comme un fait social, c’est-à-dire toute manifestation de nature collective et coercitive qui influence les attitudes, les valeurs et les actions des individus (Schneider, 2016).
12Selon Schneider (2016), l’interaction des paysans avec les marchés ne doit pas être considérée comme le début de leur fin, car leur insertion dans les circuits marchands peut être bénéfique en termes d’accroissement de leur autonomie, ce qui dépendra de la manière et de l’intensité avec lesquelles cette relation se déroule. En ce sens, une analyse critique montre que les marchés présentent à la fois des opportunités et des pressions pour les paysans, car y entrer peut augmenter leur niveau de bien-être et/ou diversifier leur accès aux biens de consommation, tout en les exposant aux problèmes d’adversité des prix ou de conditions inégales de pouvoir de marché. Cela fait de la relation avec les marchés une tension permanente entre les risques davantage dans leur participation ou le maintien d’une base non marchande qui met souvent en péril leur reproduction sociale. Selon l’auteur, les agriculteurs familiaux sont actuellement contraints d’entrer sur les marchés parce que « rester en dehors du marché n’est pas une option raisonnable ou même viable ». Cela fait des marchés un élément central de la reproduction des paysans (Schneider, 2016 : 112).
13Si de nombreux auteurs et organisations s’accordent sur l’importance des marchés pour l’agriculture familiale, ils soulignent également qu’il existe différentes configurations de marché en termes de taille, de dynamique, d’arrangements institutionnels et de relations sociales et de pouvoir, qui peuvent contribuer à la reproduction sociale de l’agriculture familiale ou la restreindre (Ploeg et al., 2012 ; Arias et al., 2013 ; Poole, 2017). Il s’agit ici de mieux comprendre les différents types de marchés et leurs particularités, en prêtant attention aux risques et aux avantages de chacun pour les agriculteurs familiaux.
14Dans la littérature académique, les marchés agroalimentaires ont généralement été divisés en deux groupes principaux : les circuits longs et les circuits courts (Renting et al., 2003 ; Schneider et Gazolla, 2017). Les circuits courts de commercialisation font référence à l’articulation des chaînes locales de produits avec des marchés de proximité dans lesquels les intermédiaires sont éliminés ou représentent une intermédiation très courte entre les producteurs et les consommateurs. Il s’agit également de réduire le nombre de points de transit internes dans une chaîne de valeur, en raccourcissant l’itinéraire et le voyage d’un produit alimentaire au sein du système agroalimentaire. Parmi les exemples de chaînes courtes, on peut citer la commercialisation à la ferme, dans les foires ou les marchés locaux, les magasins de producteurs, la vente à domicile, la livraison de paniers de produits, entre autres (Cassol, 2013 ; Schneider et Gazolla, 2017 ; Verano, 2023).
15À l’opposé, on trouve les circuits longs, qui sont des chaînes auxquelles participent de nombreux acteurs, tels que les grossistes, les agro-industries et les supermarchés. Il s’agit de relations dans lesquelles il existe différents intermédiaires entre l’agriculteur et le consommateur final, les intermédiaires bénéficiant de la majeure partie de la valeur générée par la commercialisation. En outre, il s’agit souvent de marchés plus formalisés (avec des contrats et des accords réglementés), avec une plus grande standardisation et un degré de transformation plus élevé, ils parcourent de plus grandes distances, ont une plus grande échelle et il y a une distance (spatiale, informationnelle et relationnelle) entre la production et la consommation (Rover et Darolt, 2021 ; Verano, 2023).
- 1 Il est à noter que la plupart de ces études ne se concentrent pas sur l’analyse des marchés auxquel (...)
16Dans le cas d’Haïti, des études plus anciennes (Dorville, 1975 ; IICA, 1981 ; Werleigh, 1984 ; Béliard et al., 1996) et plus récentes (Lundahl, 2010 ; MARNDR, 2010 ; Schwartz, 2012 ; Hossein, 2015 ; PNUD, 2015 ; Schwartz, 2020 ; Achelus, 2022 ; Gilles et Paul, 2023) soulignent la présence de différents marchés auxquels accèdent les agriculteurs1. L’un d’entre eux concerne les ventes directes des agriculteurs aux consommateurs, qui ont lieu principalement sur les marchés de producteurs, mais aussi à la ferme, au bord de la route et en porte-à-porte. Les agriculteurs vendent également au madan sara, au revandèz, à l’atizan, aux épiceries, aux restaurants, aux industries, entre autres. Ces différents canaux sont examinés plus en détail dans la section 3 de cet article.
17Cet article utilise une triangulation de méthodes en combinant des techniques qualitatives et quantitatives (Gil et al., 2002). Étant donné que le phénomène analysé est encore peu étudié, l’approche qualitative prédominera dans cette enquête (Bourdieu et al., 2005). Pour ce faire, une analyse exploratoire, descriptive et interprétative des marchés agroalimentaires auxquels accèdent les agriculteurs de la commune de Saint-Raphaël (Haïti) a été entreprise. En outre, cette étude a été développée en utilisant un plan de recherche flexible qui, selon Maxwell (1996), permet de percevoir des situations nouvelles et inattendues liées à l’objet d’étude, avec la possibilité d’ajustements et d’adaptations tout au long de l’enquête.
18Cela dit, cette étude a combiné différents outils méthodologiques de recherche qui, de manière complémentaire, ont permis d’atteindre les objectifs de cette étude. À cette fin, des recherches bibliographiques et documentaires ont été effectuées sur l’objet de la recherche, ainsi que la récolte et le traitement de données statistiques secondaires et le suivi d’articles de presse relatifs aux thèmes et à la commune de la recherche. Une enquête de terrain a également été menée à Saint-Raphaël, en visitant à la fois les zones de production agricole de la municipalité et les principaux espaces de commercialisation. En outre, 41 entretiens semi-structurés ont été menés, en créole haïtien, avec différents acteurs liés à la question alimentaire dans la municipalité, dont 25 familles d’agriculteurs, 4 propriétaires d’épiceries, 4 consommateurs finaux, 3 madan sara, 3 atizan et 2 revandèz.
19Il s’agissait d’un échantillon non représentatif en raison des contraintes de temps et de ressources, ainsi que de la perspective de recherche elle-même, qui privilégiait une approche qualitative et exploratoire (Gil et al., 2002). Néanmoins, les entretiens ont permis de recueillir des informations approfondies, centrées sur les perceptions et les significations des expériences des personnes interrogées (Bourdieu et al., 2005). Les personnes interrogées ont été sélectionnées au hasard, par adhésion, et ont donné la priorité aux agriculteurs de la municipalité, ainsi qu’à d’autres acteurs liés aux différents marchés. Les participants ont été choisis en fonction de leur pertinence et de leur importance par rapport au sujet de la recherche. Les entretiens se sont déroulés entre mai 2023 et mars 2024 en présentiel, avec l’appui d’un étudiant en agronomie résidant dans la commune, et à distance par les auteurs, via des appels téléphoniques et des applis de messagerie (WhatsApp).
20La commune haïtienne de Saint-Raphaël est située dans le département du Nord et compte une population de 53 755 habitants (IHSI, 2015), avec une superficie de 184 km2 et une densité de 292 habitants/km2 (MTPTC, 2014). Le climat est considéré comme l’un des principaux problèmes auxquels sont confrontés les agriculteurs de la municipalité, car il existe une longue et intense période de sécheresse, qui couvre généralement les mois d’avril à septembre. Il existe même un périmètre irrigué à Saint-Raphaël (2350 ha de terres irriguées), qui se trouve dans la partie nord du Plateau Central, au sud de la commune (Dorvil et al., 2023). La commune est baignée par la rivière Bouyaha, qui fait partie du bassin versant de l’Artibonite, et se trouve à environ 50 km au sud du Cap-Haïtien, qui est l’un des principaux centres urbains d’Haïti. La figure 1 montre la localisation de Saint-Raphaël sur la carte d’Haïti.
Figure 1 : Localisation de Saint-Raphaël (Haïti)
Source : Google Maps (2024)
- 2 1,0 carreau (cx) équivaut à 1,29 hectare (ha).
21Sur les 1 053 107 unités de production agricole recensées en Haïti, 103 624 ont été dénombrées dans le département du nord, soit 9,8 % de l’ensemble du pays. Elles couvrent une superficie de 83 928,9 carreaux2 (108 268,3 hectares), ce qui correspond à une moyenne de 0,81 cx (1,0 hectare) par établissement (MARNDR, 2012). À Saint-Raphaël, on dénombre 18 000 exploitations agricoles sur une superficie de 18 385,3 hectares, soit une superficie moyenne de 1,0 hectare (Dorvil et al., 2023). Parmi les activités réalisées dans les exploitations agricoles, 90,0 % des agriculteurs de la municipalité ont déclaré que l’agriculture était leur activité principale, la culture de céréales occupant la moitié de la superficie utilisée par les établissements, le riz et le maïs étant les protagonistes. En deuxième position, on trouve les légumes (17,7 % de la superficie), en particulier les haricots et les pois, suivis des légumineuses (15,6 %) et des cultures sucrières (7,2 %), essentiellement la canne à sucre. À la question de savoir si la destination principale de leur production était la commercialisation ou l’autoconsommation, 7 enquêtés sur 10 à Saint-Raphaël ont répondu la vente (MARNDR, 2012).
22En ce qui concerne l’univers de recherche, 25 familles d’agriculteurs ont été interrogées, totalisant 142 personnes (une moyenne de 5,7 personnes par famille). Sur le total, 55,6 % sont des hommes et 44,4 % des femmes. En ce qui concerne la tranche d’âge, plus de 70 % ont moins de 40 ans et la majorité a un faible niveau d’éducation (13,2 % sont analphabètes, 43,6 % ont une éducation primaire incomplète et 5,6 % ont achevé l’éducation primaire) (tableau 1).
Tableau 1 : Caractéristiques des familles interrogées
Sexe
|
Homme
|
55,6 %
|
Femme
|
44,4 %
|
Nombre de membres de la famille
|
Jusqu’à 4 personnes
|
36,0 %
|
De 5 à 6 personnes
|
36,0 %
|
De 7 à 10 personnes
|
28,0 %
|
Tranche d’âge
|
Moins de 17 ans
|
31,0 %
|
De 18 à 39 ans
|
40,1 %
|
De 40 à 59 ans
|
18,3 %
|
Plus de 60 ans
|
10,6 %
|
Scolarité
|
Analphabète
|
13,2 %
|
Enseignement primaire
|
49,2 %
|
Enseignement secondaire
|
22,2 %
|
Enseignement supérieur
|
15,4 %
|
Superficie des terres
|
Jusqu’à 1,0 ha
|
40,0 %
|
De 1,1 à 3,0 ha
|
40,0 %
|
De 3,1 à 6,0 ha
|
20,0 %
|
Incidence des services et programmes
Électricité
|
Électricité
|
24,0 %
|
Eau courante
|
12,0 %
|
Assistance technique
|
12,0 %
|
Crédit rural
|
8,0 %
|
Canaux d’irrigation
|
60,0 %
|
Évaluation des conditions de vie
|
Pauvres
|
8,0 %
|
Mauvaises
|
32,0 %
|
Passables
|
60,0 %
|
Bon
|
0,0 %
|
Très Bon
|
0,0 %
|
Source : Recherche sur le terrain (2023/24)
23Les 25 familles contrôlent un total de 47,6 ha, principalement utilisés pour l’agriculture. La superficie moyenne des familles est de 1,9 ha, allant de 0,3 à 5,2 ha. Il convient de noter que 69,4 % de cette superficie est constituée de terres possédées, obtenues soit par achat auprès d’un particulier, soit par héritage ou donation. En outre, 28,2 % sont des terres louées à un autre agriculteur. Une autre donnée qui attire l’attention est la faible capacité organisationnelle des familles, car aucune n’est liée à des coopératives, des syndicats et/ou des mouvements sociaux (une seule famille participe à une association de producteurs). De même, seules trois unités bénéficient d’une assistance technique (de la part d’organisations non gouvernementales) et deux ont accès au crédit rural (par l’intermédiaire d’une banque privée). La politique publique la plus accessible concerne l’accès à l’eau, où 15 familles bénéficient de canaux d’irrigation, qui reçoivent un soutien régulier du gouvernement local pour les nettoyer et les entretenir, ce qui permet à l’eau d’atteindre les différentes unités de production par l’intermédiaire des canaux.
24En ce qui concerne l’accès aux services de base, on constate une prédominance du manque ou de la disponibilité irrégulière, avec seulement 24,0 % d’accès à l’électricité et 12,0 % d’accès à l’eau courante. Dans ce cas, les familles qui en bénéficient sont celles qui vivent dans le centre de la communauté rurale, car les agriculteurs qui vivent sur l’unité de production ne disposent pas de ces services. Lorsqu’on leur a demandé comment elles considéraient leurs conditions de vie, aucune des personnes interrogées n’a répondu « bonnes » ou « excellentes » ; on retrouve, en revanche, une prédominance de « régulières » (60,0 %), mais ont également cité « mauvaises » (32,0 %) et « terribles » (8,0 %) (tableau 1).
25En 2022, 19 produits ont été commercialisés parmi les 25 familles interrogées, le maïs et les haricots ayant la plus forte incidence, présents dans 20 unités de production. Vient ensuite le riz, enregistré dans 17 familles, puis les poireaux (12), le manioc (10), les patates douces (8), les carottes (7), les piments (7), les oignons (5) et les betteraves (1). En ce qui concerne les produits transformés d’origine végétale, notamment liés à la canne à sucre, le sirop de canne et le clairin ont été trouvés dans deux unités de production. En ce qui concerne les productions animales, la volaille arrive en tête, commercialisée dans 15 unités de production. Les bovins sont ensuite commercialisés par 10 familles, suivis des caprins (9), des porcins (4) et des poissons (1). Enfin, les œufs et le lait sont également produits et enregistrés dans une unité de production (figure 2).
Figure 2 : Produits agroalimentaires commercialisés par les familles interrogées en 2022
Source : Recherche sur le terrain (2023/24)
26En moyenne, chaque famille a commercialisé six produits agroalimentaires en 2022. Cependant, il existe une disparité entre elles. Alors que la famille 1 a vendu 14 produits et que les familles 9 et 16 ont commercialisé 12 articles, comprenant à la fois des produits animaux et végétaux, frais et transformés, d’autres se sont limités à commercialiser un (famille 17) ou deux produits (familles 12, 13 et 20).
27Les principaux canaux de commercialisation cités par les personnes interrogées sont le madan sara et le marché agricole de la ville, connu localement sous le nom de Marché agricole de Saint-Raphaël le jeudi. L’enquête a révélé que 96,0 % des agriculteurs vendent certains produits par l’intermédiaire du madan sara, tandis que 84,0 % vendent à différents acheteurs sur le marché municipal. En outre, 48 % des agriculteurs vendent à certains autres intermédiaires spécialisés dans la commercialisation d’animaux (vaches, porcs et chèvres), connus localement sous le nom d’atizan. Parmi les autres intermédiaires, on trouve les revandèz, avec lesquels 40,0 % des agriculteurs ont fait du commerce en 2022. En outre, ils ont également mentionné l’établissement de relations commerciales avec « d’autres marchés », ce qui inclut 9 familles, faisant référence à la vente directe aux consommateurs finaux (4 familles livrent leurs produits au domicile des consommateurs), aux restaurants (3 familles), aux industries (2 familles) et aux épiceries (2 familles). Deux familles exportent également de manière informelle une partie de leur production vers la République dominicaine.
28Comme on peut le constater, la grande majorité d’entre elles ont accès à plus d’un marché, seules deux familles vendant leur production exclusivement à un seul canal de commercialisation, le madan sara. En ce qui concerne les lieux de commercialisation des produits, quatre zones principales peuvent être identifiées. Le premier est l’unité de production de l’agriculteur, où le madan sara, le revandèz et l’atizan se rendent généralement pour acheter leurs produits. Ils achètent également des produits sur le marché agricole, en plus des consommateurs finaux eux-mêmes. Il y a également des ventes dans d’autres parties de la commune, que ce soit au domicile des consommateurs, dans de petits restaurants, dans des épiceries ou dans des industries locales. Enfin, il y a des ventes en dehors des limites de la municipalité, dans des épiceries et des industries d’autres municipalités, ainsi que la vente de la production, en contrebande, à la République dominicaine (figure 3).
Figure 3 : Les principaux circuits et lieux de commercialisation de la production agricole à Saint-Raphaël
Préparé par les auteurs sur la base de données de recherche sur le terrain (2023/24)
29Sur le plan des volumes vendus, il existe une grande variation selon les produits (tableau 2). Le Marché agricole de Saint-Raphaël est largement fréquenté par les agriculteurs, que ce soit pour le commerce des produits agricoles ou du bétail. Cependant, ceux qui absorbent les plus grandes quantités de différents produits sont les madan sara, qui se rendent généralement dans les unités de production des agriculteurs et achètent une grande partie de la récolte pour la vendre dans d’autres communes, en particulier dans les grandes villes. En fait, une grande partie du commerce agricole des agriculteurs interrogés est écoulée par ce canal. D’autres intermédiaires sont également actifs à Saint-Raphaël, notamment l’atizan, très actif dans le commerce du bétail, des porcs et des chèvres, ainsi que le revandèz, qui vend principalement des produits végétaux dans la ville même. Quant aux autres marchés, leurs performances dépendent fortement des produits échangés (tableau 1). Par exemple, dans le commerce du lait et de la volaille, les petits restaurants sont importants, tandis que les industries achètent principalement du sirop de canne à sucre. Les épiceries achètent principalement des céréales de base (riz, haricots, maïs) et du clairin, dont une partie est introduite en contrebande en République dominicaine. Certaines familles ont également mentionné qu’elles vendaient leurs produits à domicile, bien qu’en quantités assez modestes.
Tableau 2 : Production agricole et quantité vendue par les familles enquêtées par circuit de commercialisation en 2022
Produit
|
Unité
|
Quantité vendue
|
Canaux et lieux de commercialisation (%)
|
Marché agricole
|
Madame sara
|
Autres intermédiaires
|
Autres marchés
|
Maïs
|
Sacs
|
86
|
39,0 %
|
59,8 %
|
0,0 %
|
1,2 %
|
Haricots
|
Sacs
|
96
|
41,6 %
|
50,1 %
|
3,1 %
|
5,2 %
|
Riz
|
Sacs
|
197
|
14,7 %
|
75,5 %
|
3,2 %
|
6,6 %
|
Poireaux
|
Paquet
|
4.310
|
13,8 %
|
84,6 %
|
0,0 %
|
1,6 %
|
Manioc
|
Sacs
|
125
|
24,8 %
|
59,4 %
|
0,0 %
|
15,8 %
|
Patates douces
|
Sacs
|
42
|
45,2 %
|
54,8 %
|
0,0 %
|
0,0 %
|
Piment
|
Sacs
|
120
|
15,8 %
|
80,0 %
|
0,0 %
|
4,1 %
|
Carotte
|
Paquet
|
1 133
|
51,5 %
|
48,5 %
|
0,0 %
|
0,0 %
|
Oignons
|
Sacs
|
114
|
0,0 %
|
86,8 %
|
13,2 %
|
0,0 %
|
Betterave
|
Paquet
|
40
|
0,0 %
|
100,0 %
|
0,0 %
|
0,0 %
|
Oiseaux
|
Tête
|
4 131
|
2,0 %
|
66,8 %
|
12,0 %
|
19,3 %
|
Bétail
|
Tête
|
30
|
13,3 %
|
0,0 %
|
86,7 %
|
0,0 %
|
Chèvres
|
Tête
|
89
|
14,6 %
|
0,0 %
|
67,4 %
|
18,0 %
|
Porcs
|
Tête
|
13
|
30,7 %
|
0,0 %
|
46,2 %
|
23,2 %
|
Poisson
|
Balance
|
115
|
0,0 %
|
0,0 %
|
0,0 %
|
100,0 %
|
Lait
|
Gallon
|
45
|
0,0 %
|
44,0 %
|
0,0 %
|
56,0 %
|
Œufs
|
Unité
|
60
|
0,0 %
|
0,0 %
|
0,0 %
|
100,0 %
|
Sirop de canne
|
Gallon
|
5 600
|
0,0 %
|
8,9 %
|
4,3 %
|
86,8 %
|
Clairin
|
Gallon
|
4 220
|
0,0 %
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Source : Recherche sur le terrain (2023/24)
30Cette section présente les principaux canaux de commercialisation, en soulignant leurs caractéristiques générales et en mettant en évidence les principaux avantages et défis signalés par les agriculteurs, ainsi que les stratégies qu’ils utilisent pour surmonter ces difficultés.
31Les madan sara sont des femmes entrepreneures indépendantes qui se spécialisent dans les activités commerciales informelles, agissant comme des intermédiaires privés itinérants qui achètent la production agroalimentaire des familles paysannes locales et la transportent vers les grandes villes, en ramenant d’autres marchandises, généralement importées (IICA, 1981 ; MARNDR, 2010 ; PNUD, 2015). Le nom de madan sara provient d’un oiseau migrateur qui se déplace beaucoup et qui est toujours à la recherche de nourriture, qu’il finit par trouver où qu’il soit (Murray et Álvarez, 1975).
32Il est important de noter que les femmes madan sara exercent leur activité depuis plus de 200 ans (Mintz, 2010). Traditionnellement, il s’agissait de femmes d’origine rurale, issues de familles d’agriculteurs, où le mari et les enfants travaillaient la terre et où elles allaient vendre les produits de leur famille et du voisinage. Au fur et à mesure qu’elles se renforçaient économiquement, elles se sont installées dans des villes plus importantes, notamment à Port-au-Prince. En ce sens, elles ont commencé à faire le lien entre les régions rurales les plus éloignées et la capitale du pays, en jouant un rôle central dans l’approvisionnement alimentaire de Port-au-Prince, en mettant l’accent sur la commercialisation des produits nationaux (Lundahl, 2010 ; Mintz, 2010).
33Le madan sara, comme nous l’avons vu, est le canal de commercialisation le plus courant parmi les agriculteurs interrogés, car il permet d’échanger une grande variété de produits agricoles. Il ne s’agit cependant pas d’une particularité de Saint-Raphaël, puisque les madan sara assurent jusqu’à 90 % du commerce local en Haïti (FTF, 2016, apud Vansteenkiste, 2022), ce qui les rend essentiels pour réfléchir à la question du commerce agricole et de la sécurité alimentaire dans le pays.
34Selon les agriculteurs et les madan sara interrogés, bien que certains d’entre eux s’approvisionnent auprès d’agriculteurs au Marché agricole de la municipalité, ils achètent les plus gros volumes dans les champs eux-mêmes, lorsqu’ils sont prêts à être récoltés. Pour ce faire, les madan sara embauchent des ouvriers pour les aider à récolter et à charger les produits dans les transports, car ils seront vendus dans d’autres régions, en particulier dans les grandes villes. Cependant, la crise que traverse actuellement le pays a accru les difficultés qu’ils rencontrent pour mener à bien leurs activités, en particulier dans la zone métropolitaine de Port-au-Prince ou sur les routes proches de la capitale. En plus d’être en mauvais état, les routes sont de moins en moins sûres en raison de leur contrôle par des groupes armés, ce qui augmente le nombre de cas de braquages et de vols de marchandises (Gilles et Paul, 2023). En outre, comme l’a fait remarquer un madan sara interrogé, « avec le problème de l’insécurité, il y a parfois beaucoup de manifestations sur les routes, des mobilisations, et le camion ne peut pas passer, alors nous restons là, nous dormons dans la rue, les produits se gâtent ».
35Pour les agriculteurs interrogés, les principaux avantages de la négociation avec les madan sara sont les suivants : ils vendent sur la propriété, sans avoir à se préoccuper du transport de leurs produits vers le centre municipal ; ils achètent généralement de grandes quantités pendant qu’ils sont encore en activité, ce qui facilite la vente et réduit la charge de travail de la famille pendant le processus de récolte ; le paiement est principalement effectué en espèces, ce qui garantit que le montant est perçu au moment de la conclusion de l’accord. Cependant, nous avons également entendu parler de ventes pour un paiement ultérieur (localement connu sous le nom de fiado) et de paiements anticipés, qui finissent par fonctionner comme un prêt pour les agriculteurs, comme l’a souligné une étude menée par la Banque mondiale (2019).
36En termes de défis, les agriculteurs se plaignent unanimement du faible prix qu’ils reçoivent. Le fait qu’ils vendent de grandes quantités dans l’unité de production et qu’ils reçoivent généralement le montant en espèces signifie que le prix qu’ils paient est plus bas que lorsqu’ils vendent sur d’autres marchés. Selon un madan sara interrogé, « la crise actuelle dans le pays a augmenté la pression sur les prix, parce que nous avons parfois beaucoup de pertes avec des camions arrêtés sur la route en raison de la mobilisation ou en panne parce que les routes sont en très mauvais état ». Un autre madan sara a déclaré : « Maintenant, je ne vais plus dans la capitale à cause de l’insécurité, mais avant, j’y allais toujours lorsque le pays était plus stable. […] Maintenant, je voyage pour vendre des produits locaux à Ouanaminthe ou au Cap-Haïtien […]. Quand j’allais à la capitale, le prix y était meilleur, donc je pouvais aussi payer plus à l’agriculteur ».
37Cependant, à certains moments, lorsque l’offre d’un produit spécifique est faible, il y a une concurrence entre les madan sara pour son achat, ce qui augmente le montant payé pour ce produit.
Il arrive que deux madan sara se présentent dans une ferme ou sur un marché agricole pour essayer d’acheter le même produit à un agriculteur. L’un d’eux donne un prix que l’agriculteur n’accepte pas, car il peut le trouver trop bas, et l’autre madan sara donne un prix plus élevé pour acheter le produit. Nous sommes souvent un peu fâchés parce que si l’autre madan sara n'augmente pas le prix, l’agriculteur pourrait me vendre ce produit ou vice versa. […] Et il peut y avoir jusqu’à quatre ou cinq madan sara qui veulent acheter le même produit.
Parfois, je veux acheter un produit, j’ai donné un prix au producteur et un autre madan sara propose un prix plus élevé, c’est donc l’agriculteur qui gagne, qui peut vendre plus cher.
38En ce qui concerne les stratégies utilisées par les agriculteurs pour surmonter ces difficultés, ils essaient d’entrer en contact avec différents madan sara, afin d'avoir plus de choix quant aux personnes avec lesquelles ils peuvent commercer. Cette plus grande concurrence entre eux favorise un prix de vente plus élevé pour les agriculteurs. En outre, de nombreux agriculteurs ont indiqué qu’ils essayaient d’établir de bonnes relations commerciales et amicales permanentes avec eux afin d’obtenir de meilleures conditions de négociation. Comme l’ont dit certaines des familles interrogées : « J’essaie de me lier d’amitié avec eux » ; « J’utilise mon téléphone portable pour communiquer avec eux, nous négocions depuis de nombreuses années, nous sommes amis » ; « J’essaie de leur vendre à un bon prix pour qu’ils puissent eux aussi faire des bénéfices, alors l’un aide l’autre ».
39On peut donc dire que la relation entre agriculteurs et madan sara à Saint-Raphaël est socialement construite et fortement ancrée dans le territoire, comme l’ont également observé Wilkinson (2008) et Angeon et Fréguin-Gresh (2022) pour certains marchés d’agriculteurs familiaux au Brésil et en Guadeloupe, respectivement. Il s’agit de personnes qui se connaissent, qui vivent généralement dans la même commune (avec souvent des relations de consanguinité et de voisinage) et qui tentent de maintenir le lien dans le temps. Il s’agit d’une relation marquée par la longévité, la confiance et la réciprocité, des éléments centraux dans le processus de commercialisation, qui sont même utilisés par les deux parties comme un mécanisme de protection contre les risques, évitant ainsi les « mauvaises affaires ».
40Le Marché Agricole de Saint-Raphaël, comme nous l’avons déjà mentionné, est très populaire auprès des agriculteurs. Les produits locaux prédominent, bien que l’on y trouve également des produits importés dans une moindre mesure. Bien que ce marché fonctionne tous les jours, en mettant l’accent sur l’approvisionnement urbain local, les mouvements les plus importants se produisent le jeudi, lorsque de nombreux producteurs ruraux s’y rendent pour vendre leurs produits et que de nombreux acheteurs arrivent d’autres communes et d’autres départements. Outre les agriculteurs eux-mêmes, les revandèz sont présents quotidiennement.
41Selon la saison et les conditions climatiques, les produits agroalimentaires vendus au marché sont le maïs, le riz, les haricots, le manioc, les patates douces, les piments et les légumes (oignons, tomates, poireaux, betteraves, carottes, gombos, etc.), ainsi que les animaux (volailles, chèvres, porcs et, dans une moindre mesure, bovins). Les agriculteurs qui produisent moins et qui ont une plus grande variété de produits ont tendance à utiliser cet espace pour vendre directement aux consommateurs finaux. De cette manière, une relation directe se construit entre le producteur et le consommateur, ce qui, selon Schimitt (2011) et Schneider et Gazolla (2017), est important, car cela renforce les liens ancrés dans la culture, les goûts et le mode de vie des populations urbaines et rurales, en valorisant l’origine des aliments et leur lien avec le territoire.
42D’autre part, les agriculteurs qui ont des volumes plus importants (et généralement leurs propres moyens de transport pour se rendre au marché) profitent du marché agricole municipal pour négocier avec des intermédiaires, tels que madan sara, qui achètent pour vendre dans d’autres municipalités, ainsi que revandèz et atizan (voir le sous-point suivant). Comme ils achètent de plus grandes quantités, ils obtiennent un prix plus bas et peuvent ainsi concurrencer d’autres agriculteurs qui vendent également aux consommateurs finaux.
43Les agriculteurs sont confrontés à des défis importants lorsqu’ils vendent sur le marché agricole. Bien que certains agriculteurs aient cité le fait qu’« il y a beaucoup de concurrence », « parfois vous ne pouvez pas tout vendre » et « il y a beaucoup de gens qui vendent la même chose, beaucoup de concurrence », pour deux tiers d’entre eux, le principal problème est lié au transport, car ils n’ont pas leur propre véhicule pour se rendre au centre-ville avec leurs produits et doivent payer quelqu’un pour transporter les produits à vendre ce jour-là. Selon les personnes interrogées, « il est parfois difficile de vendre mes produits parce qu’il y a beaucoup d’autres agriculteurs avec les mêmes produits », « un autre problème que je rencontre est la question du transport pour amener les produits de la propriété au marché public, je dois payer pour cela, parfois très cher parce que je n’ai pas mon propre moyen de transport pour le faire ».
44En ce qui concerne les avantages de la vente au marché agricole, les 84,0 % de familles qui y vendent ont commenté la possibilité d’obtenir des prix plus favorables par rapport à la vente directe à la ferme (« le prix de vente est meilleur », « on peut le vendre plus cher », « je peux gagner plus d’argent »). En ce sens, le fait de récolter les produits et de les transporter jusqu’au marché ajoute de la valeur au produit, ce qui permet d’obtenir un meilleur prix. Dans le cas de la vente à madan sara, revandèz et atizan, le marché est l’occasion de négocier avec un nombre d’acheteurs beaucoup plus important que la vente à partir de l’unité de production. De plus, l’établissement de relations directes avec les consommateurs finaux, en éliminant les intermédiaires, permet également aux agriculteurs d’obtenir de meilleurs prix. Comme l’indiquent Cassol (2013) et Verano (2023), le lien direct entre le producteur rural et le consommateur urbain est généralement économiquement intéressant pour les deux.
45En termes de stratégies, les agriculteurs essaient de faire de l’auto-stop pour amener leurs produits à la foire, réduisant ainsi le coût du transport. Et pour faire face à la concurrence féroce des foires, tout en se préoccupant de la qualité des produits et de leur présentation, de nombreux agriculteurs nouent et entretiennent des liens d’amitié avec les acheteurs afin de garantir des ventes rapides dans un environnement caractérisé par la présence d’un grand nombre d’autres agriculteurs vendant les mêmes produits. Tant les agriculteurs que les consommateurs finaux, madan sara, revandèz et atizan, déclarent qu’ils font généralement affaire avec des personnes qu’ils connaissent et qui ont établi et cultivé des relations au fil du temps. Ce sont ces relations sociales locales qui permettent, par exemple, de vendre « au noir » et « de bouche à oreille », où l’acheteur vient chercher la marchandise après l’avoir revendue (comme c’est le cas pour certains revandèz) ou au début du mois, après avoir reçu son salaire (comme c’est le cas pour certains consommateurs finaux). En somme, ce sont des relations commerciales ancrées dans la dynamique sociale du territoire (Sabourin, 2011).
46Les revandèz sont des intermédiaires majoritairement féminins qui vendent de petites quantités et opèrent au niveau local (Dorville, 1975 ; IICA, 1981 ; Belizaire, 1993). Elles sont en relation avec le consommateur final et vendent généralement dans le centre urbain de la commune, soit au marché agricole municipal lui-même (elles y sont tous les jours, alors que les paysans sont concentrés le jeudi), soit en porte-à-porte. Selon un revandèz interrogé, « les gens qui m’achètent, ils achètent pour cuisiner pour leur famille et parfois il y a des gens qui achètent pour cuisiner et qui vendent aussi la nourriture ». Il est important de noter, comme l’explique un revandèz, qu’il existe des différences importantes entre eux et les madan sara, car « les madan sara vendent ailleurs, nous ne vendons et n’achetons qu’ici. Et ils achètent une plus grande quantité de produits que nous ».
47À Saint-Raphaël, outre la revente de produits agroalimentaires locaux achetés directement aux agriculteurs (soit au marché municipal, soit directement auprès des unités de production situées à proximité immédiate de la ville), nombre d’entre eux vendent également des produits importés, apportés par les madan sara eux-mêmes lors de leur retour en ville. Mais dans les villes plus importantes, où les contacts directs avec les agriculteurs sont limités, les revandèz s’approvisionnent en produits des régions intérieures apportés par les madan sara (Lundahl, 2010).
48Pour les paysans, les principaux inconvénients du commerce avec les revandèz sont que « peu d’entre eux viennent chercher leur production à la ferme, ils doivent donc l’amener au marché agricole », « ils marchandent beaucoup, ils veulent payer peu, car ils sont en concurrence avec les paysans qui vendent aussi au marché », « certains achètent à crédit pour payer la semaine suivante », « ils n’achètent pas de grandes quantités comme le madan sara ». D’autre part, si l’agriculteur ne peut pas vendre toute sa production au marché agricole, il vend généralement le reste à un revandèz, qui est présent au marché tous les jours. Comme le dit un agriculteur, « de cette façon, je n’ai pas à rentrer chez moi avec les produits et à payer le transport ».
49Alors que les revandèz et les madan sara font principalement le commerce de produits végétaux frais, les produits animaux sont généralement commercialisés par les atizan. Les atizan sont des hommes qui se déplacent constamment dans d’autres communes pour acheter et vendre des animaux, en particulier des bœufs, des chèvres et des porcs, qu’ils achètent aux agriculteurs eux-mêmes ou à d’autres atizan. Les transactions avec les agriculteurs ont lieu à la fois sur l’unité de production et au Marché agricole de Saint-Raphaël, dans un espace dédié appelé palan, où les agriculteurs et les atizan amènent leurs animaux au marché.
50Quant à l’étendue spatiale de leurs transactions commerciales, elle dépend fondamentalement des moyens de transport dont ils disposent, certains se déplaçant à pied, d’autres dans de petits camions (les leurs ou ceux qu’ils confient à des tiers).
J’achète et je vends des bovins, parfois aussi des porcs et des chèvres, mais je me spécialise dans la vente de vaches. […] Le lundi, j’achète à Hinche [département du Centre], le mardi, j’achète à Saint-Michel, dans l’Artibonite, et le jeudi, je vends à Saint-Raphaël. À Saint-Michel, le bétail. C’est beaucoup moins cher là-bas et je l’amène à Saint-Raphaël pour le revendre.
Je transporte généralement les animaux d’une municipalité à l’autre. Parfois, j’achète et je vends les produits au même endroit. J’arrive très tôt et j’achète des bovins, des porcs et des chèvres à un agriculteur ou à un autre atizan pour un bon prix, et si les animaux n’ont pas de maladies, je peux les revendre très facilement à un prix plus élevé, sur place, à un éleveur de bovins, à un autre atizan ou à un bouche, qui abat ces animaux pour vendre la viande.
51Les agriculteurs interrogés voient d’un bon œil le fait que certains atizan aillent dans les unités de production, mais cela implique un prix moins élevé pour les animaux. D’autre part, lorsqu’ils vendent au marché agricole, où ils obtiennent souvent un meilleur prix parce qu’il y a plus d’acheteurs, les animaux doivent y être transportés (à pied ou en camion). Un autre défi pour les agriculteurs est que les atizan sont très exigeants en ce qui concerne la santé de leurs animaux, car « parfois nous [les atizan] achetons une vache ou une chèvre qui était déjà malade et qui meurt, ce qui nous fait perdre notre investissement ». Comme l’a souligné le madan sara, la crise que traverse actuellement le pays a des répercussions sur le commerce des animaux. Selon un atizan,
aujourd’hui, les animaux sont très chers, vous achetez à un prix donné et les gens veulent vous acheter à un prix inférieur. Tous ces problèmes d’instabilité politique affectent la rentabilité de toutes les activités dans le pays. Parfois, il y a tellement de manifestations que je ne peux pas sortir d’ici [Saint-Raphaël] pour acheter ou vendre. C’est très difficile aujourd’hui !
52Comme cela a déjà été souligné pour d’autres marchés, une stratégie utilisée consiste à construire de bonnes relations sociales, étroites et continues, entre les agriculteurs et les revandez et atizan, afin d’obtenir une meilleure négociation dans des espaces généralement marqués par une forte concurrence et une forte compétition. Comme le souligne Schneider (2016), le marché, en particulier ceux qui font l’objet de la recherche dans cet article, fonctionne comme une construction sociale, marquée par des processus d’interaction directe et personnalisée entre les agents qui échangent et troquent des biens.
53Quant aux autres marchés (consommateurs finaux, restaurants, épiceries, industries et exportations), outre le fait qu’ils sont des circuits accessibles à un plus petit nombre d’agriculteurs (36,0 % des familles interrogées), leurs performances dépendent fortement du produit commercialisé.
54La vente directe aux consommateurs a été mentionnée par certaines des familles interrogées. Bien que cette relation commerciale ait généralement lieu sur le marché des agriculteurs, il existe des cas où les agriculteurs livrent au domicile des consommateurs. Dans ce cas, il s’agit d’un lien prédominant entre les agriculteurs qui habitent au centre de la commune. Et, comme le dit l’un d’entre eux, « presque tous les jours, je vais travailler sur mes terres et [au retour] je ramène les aliments que je produis pour approvisionner ma famille, mais j’en vends aussi une partie à mes voisins en ville ». Cependant, il s’agit d’un canal de commercialisation ponctuel et peu significatif sur le plan des volumes puisqu’ils privilégient la vente directe sur le marché des producteurs le jeudi, où le public est nombreux.
55Les ventes dans les épiceries de quartier de Saint-Raphaël et des villes voisines sont également sporadiques et constituent un canal peu utilisé par les agriculteurs. Selon un consommateur interrogé, « c’est plus avantageux d’acheter chez les agriculteurs, c’est mieux. Mais il y a des épiceries où l’on trouve des produits que les agriculteurs n’ont pas, comme l’huile, le sazon, les spaghettis, des produits industrialisés, importés ». En outre, selon le propriétaire d’une épicerie, « nous vendons également des céréales de base, comme le riz, les haricots, le maïs, dont une partie vient d’eux [les agriculteurs] et une autre est importée ». Pour les agriculteurs, les principaux défis sont la faiblesse de la demande et la pression exercée sur les prix, car ils sont en concurrence avec les produits importés qui, selon les personnes interrogées, sont généralement moins chers sur les marchés locaux.
56En ce qui concerne le commerce avec les petits restaurants, bien que la valeur des ventes soit supérieure à celle des autres canaux et qu’ils reçoivent toujours de l’argent liquide, il s’agit d’une demande assez limitée et pour des produits spécifiques (comme le lait et les œufs). En ce qui concerne les ventes aux industries, elles absorbent principalement du sirop de canne à sucre. En ce sens, il s’agit d’un marché très spécifique, couvrant deux familles, qui se plaignent du faible prix qu’elles reçoivent, même si elles paient en liquide. Cependant, elles n’ont pas d’autres options de commercialisation, ce qui limite leurs possibilités de vente. Ces deux familles exportent également une partie de leur production de clairin vers la République dominicaine. Bien qu’elles reçoivent un prix satisfaisant, il s’agit d’un circuit à haut risque, car la vente se fait de manière informelle.
57Une stratégie commune aux agriculteurs consiste à vendre par le biais d’autres canaux de commercialisation dont la demande est plus importante et qui comptent un plus grand nombre d’acheteurs. Cependant, dans certains cas, il s’agit de produits que, par exemple, les madan sara ne sont pas intéressés à acheter (essentiellement en raison de problèmes de périssabilité ou de la difficulté de vendre à la destination finale) ou qui sont peu demandés au Marché agricole de Saint-Raphaël. Par conséquent, les agriculteurs finissent nécessairement par être connectés à ces canaux plus spécifiques.
58En somme, comme l’ont déjà souligné différents auteurs pour divers contextes (Wilkinson, 2008 ; Ploeg et al., 2012 ; Arias et al., 2013 ; Poole, 2017 ; Schneider et Gazolla, 2017 ; Angeon et Fréguin-Gresh, 2022 ; Verano, 2023), il existe encore dans les zones rurales une grande diversité de canaux de commercialisation et de dynamiques commerciales. Comprendre les différents types de marchés et leurs particularités est essentiel pour réduire les risques et augmenter les avantages pour les différents acteurs impliqués.
59L’analyse des marchés agroalimentaires des agriculteurs familiaux de la commune de Saint-Raphaël (Haïti) révèle une variété de produits agroalimentaires commercialisés par les 25 familles paysannes enquêtées. Ces produits sont acheminés vers différents canaux de commercialisation, à différents endroits, et la plupart des agriculteurs tentent d’établir des liens avec différents acteurs lorsqu’ils vendent leurs produits. Le maintien simultané de l’accès à différents types de marchés s’est également avéré être une stratégie importante pour réduire le risque des agriculteurs, car ils ne sont pas dépendants d’une seule option de vente, avec peu de marge de manœuvre pour discuter et négocier le prix, les conditions de paiement, etc.
60Malgré cette diversification des canaux de vente, une part considérable de la production agricole locale est absorbée par le madan sara, qui achète les produits pour les acheminer vers les grandes villes. Le Marché Agricole est également un canal très important, puisqu’il s’agit du principal centre d’approvisionnement alimentaire de la municipalité. En outre, d’autres intermédiaires, tels que les revandez et les atizan, qui achètent à la fois au marché municipal et aux unités de production, jouent également un rôle important dans le commerce des produits agricoles et du bétail, respectivement. Il existe également une forte division entre les sexes dans les canaux de vente, les femmes achetant et vendant principalement des produits agricoles, tandis que les hommes vendent du bétail. C’est l’un des thèmes qui méritent d’être étudiés plus en détail.
61Dans cette recherche, nous avons observé de multiples avantages et défis présents dans chaque circuit commercial, impliquant des questions telles que le prix, le mode de paiement, le transport, la qualité, etc. Ces aspects sont inhérents et découlent de l’interaction même entre les spécificités i) du produit (céréales, légumes, animaux, produits transformés, etc.), ii) du circuit de vente (en termes d’étendue géographique, de volume de la demande, de nombre d’acheteurs, etc.) et iii) des acteurs impliqués (en fonction du capital disponible, de la diversité et de la quantité des produits, du fait qu’ils disposent ou non de leurs propres moyens de transport, etc.)
62Mais pour renforcer les avantages et faire face aux défis spécifiques inhérents à chacun des circuits et lieux de vente, vendeurs et acheteurs ont établi des liens commerciaux et interpersonnels afin d’obtenir de meilleures conditions. Il s’agit de relations sociales d’amitié, de confiance et de réciprocité qui se sont construites et entretenues au fil du temps et qui constituent une dimension centrale pour comprendre le fonctionnement des marchés auxquels accèdent les agriculteurs de Saint-Raphaël. Le fait qu’ils fassent généralement affaire avec les mêmes personnes sur une base continue, vendant souvent à bas prix, sans contrat/document (sur la base du « bouche à oreille »), est basé sur ce processus de sociabilité qui est profondément enraciné dans la vie sociale et communautaire locale. Il s’agit là d’une autre question qu’il conviendra d’explorer plus en détail dans les analyses futures.
63Enfin, il convient de souligner que la situation actuelle dans laquelle se trouve la République d’Haïti, marquée par diverses crises simultanées et interdépendantes (économiques, sociales, politiques, humanitaires et climatiques), a évidemment eu un impact intense et direct sur sa population. Toutes les personnes interrogées ont déclaré que la situation actuelle est bien pire qu’il y a quelques années, avec des effets qui vont au-delà de la question des marchés agroalimentaires. Bien que ce problème ait des intensités différentes selon les localités et les régions du pays, il s’agit d’une situation grave et très préoccupante.